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La Chartreuse de Parme STENDHAL - livrefrance.com

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<strong>La</strong> <strong>Chartreuse</strong> <strong>de</strong> <strong>Parme</strong><strong>STENDHAL</strong>www.<strong>livrefrance</strong>.<strong>com</strong>Chapitre IMILAN EN 1796Le 15 mai 1796, le général Bonaparte fit son entrée dans Milan à la tête <strong>de</strong> cette jeunearmée qui venait <strong>de</strong> passer le pont <strong>de</strong> Lodi, et d'apprendre au mon<strong>de</strong> qu'après tant <strong>de</strong>siècles César et Alexandre avaient un successeur. Les miracles <strong>de</strong> bravoure et <strong>de</strong>génie dont l'Italie fut témoin en quelques mois réveillèrent un peuple endormi; huitjours encore avant l'arrivée <strong>de</strong>s Français, les Milanais ne voyaient en eux qu'unramassis <strong>de</strong> brigands, habitués à fuir toujours <strong>de</strong>vant les troupes <strong>de</strong> Sa MajestéImpériale et Royale: c'était du moins ce que leur répétait trois fois la semaine un petitjournal grand <strong>com</strong>me la main, imprimé sur du papier sale.Au moyen âge, les Lombards républicains avaient fait preuve d'une bravoure égale àcelle <strong>de</strong>s Français, et ils méritèrent <strong>de</strong> voir leur ville entièrement rasée par lesempereurs d'Allemagne. Depuis qu'ils étaient <strong>de</strong>venus <strong>de</strong> fidèles sujets, leur gran<strong>de</strong>affaire était d'imprimer <strong>de</strong>s sonnets sur <strong>de</strong> petits mouchoirs <strong>de</strong> taffetas rose quandarrivait le mariage d'une jeune fille appartenant à quelque famille noble ou riche. Deuxou trois ans après cette gran<strong>de</strong> époque <strong>de</strong> sa vie, cette jeune fille prenait un cavalierservant: quelquefois le nom du sigisbée choisi par la famille du mari occupait uneplace honorable dans le contrat <strong>de</strong> mariage. Il y avait loin <strong>de</strong> ces moeurs efféminéesaux émotions profon<strong>de</strong>s que donna l'arrivée imprévue <strong>de</strong> l'armée française. Bientôtsurgirent <strong>de</strong>s moeurs nouvelles et passionnées. Un peuple tout entier s'aperçut, le 15mai 1796, que tout ce qu'il avait respecté jusque-là était souverainement ridicule etquelquefois odieux. Le départ du <strong>de</strong>rnier régiment <strong>de</strong> l'Autriche marqua la chute <strong>de</strong>sidées anciennes: exposer sa vie <strong>de</strong>vint à la mo<strong>de</strong>; on vit que pour être heureux après<strong>de</strong>s siècles <strong>de</strong> sensations affadissantes, il fallait aimer la patrie d'un amour réel etchercher les actions héroïques. On était plongé dans une nuit profon<strong>de</strong> par lacontinuation du <strong>de</strong>spotisme jaloux <strong>de</strong> Charles Quint et <strong>de</strong> Philippe II; on renversa leursstatues, et tout à coup l'on se trouva inondé <strong>de</strong> lumière. Depuis une cinquantained'années, et à mesure que l'Encyclopédie et Voltaire éclataient en France, les moinescriaient au bon peuple <strong>de</strong> Milan, qu'apprendre à lire ou quelque chose au mon<strong>de</strong> étaitune peine fort inutile, et qu'en payant bien exactement la dîme à son curé, et luiracontant fidèlement tous ses petits péchés, on était à peu près sûr d'avoir une belleplace en paradis. Pour achever d'énerver ce peuple autrefois si terrible et siraisonneur, l'Autriche lui avait vendu à bon marché le privilège <strong>de</strong> ne point fournir <strong>de</strong>recrues à son armée.1


En 1796, l'armée milanaise se <strong>com</strong>posait <strong>de</strong> vingt-quatre faquins habillés <strong>de</strong> rouge,lesquels gardaient la ville <strong>de</strong> concert avec quatre magnifiques régiments <strong>de</strong> grenadiershongrois. <strong>La</strong> liberté <strong>de</strong>s moeurs était extrême, mais la passion fort rare; d'ailleurs,outre le désagrément <strong>de</strong> <strong>de</strong>voir tout raconter au curé, sous peine <strong>de</strong> ruine même ence mon<strong>de</strong>, le bon peuple <strong>de</strong> Milan était encore soumis à certaines petites entravesmonarchiques qui ne laissaient pas que d'être vexantes. Par exemple l'archiduc, quirésidait à Milan et gouvernait au nom <strong>de</strong> l'Empereur, son cousin, avait eu l'idéelucrative <strong>de</strong> faire le <strong>com</strong>merce <strong>de</strong>s blés. En conséquence, défense aux paysans <strong>de</strong>vendre leurs grains jusqu'à ce que Son Altesse eût rempli ses magasins.En mai 1796, trois jours après l'entrée <strong>de</strong>s Français, un jeune peintre en miniature, unpeu fou, nommé Gros, célèbre <strong>de</strong>puis, et qui était venu avec l'armée, entendantraconter au grand café <strong>de</strong>s Servi (à la mo<strong>de</strong> alors) les exploits <strong>de</strong> l'archiduc, qui <strong>de</strong>plus était énorme, prit la liste <strong>de</strong>s glaces imprimée en placard sur une feuille <strong>de</strong> vilainpapier jaune. Sur le revers <strong>de</strong> la feuille il <strong>de</strong>ssina le gros archiduc; un soldat françaislui donnait un coup <strong>de</strong> baïonnette dans le ventre, et, au lieu <strong>de</strong> sang, il en sortait unequantité <strong>de</strong> blé incroyable. <strong>La</strong> chose nommée plaisanterie ou caricature n'était pasconnue en ce pays <strong>de</strong> <strong>de</strong>spotisme cauteleux. Le <strong>de</strong>ssin laissé par Gros sur la table ducafé <strong>de</strong>s Servi parut un miracle <strong>de</strong>scendu du ciel; il fut gravé dans la nuit, et lelen<strong>de</strong>main on en vendit vingt mille exemplaires.Le même jour, on affichait l'avis d'une contribution <strong>de</strong> guerre <strong>de</strong> six millions, frappéepour les besoins <strong>de</strong> l'armée française, laquelle, venant <strong>de</strong> gagner six batailles et <strong>de</strong>conquérir vingt provinces, manquait seulement <strong>de</strong> souliers, <strong>de</strong> pantalons, d'habits et<strong>de</strong> chapeaux.<strong>La</strong> masse <strong>de</strong> bonheur et <strong>de</strong> plaisir qui fit irruption en Lombardie avec ces Français sipauvres fut telle que les prêtres seuls et quelques nobles s'aperçurent <strong>de</strong> la lour<strong>de</strong>ur<strong>de</strong> cette contribution <strong>de</strong> six millions, qui, bientôt, fut suivie <strong>de</strong> beaucoup d'autres. Cessoldats français riaient et chantaient toute la journée; ils avaient moins <strong>de</strong> vingt-cinqans, et leur général en chef, qui en avait vingt-sept, passait pour l'homme le plus âgé<strong>de</strong> son armée. Cette gaieté, cette jeunesse, cette insouciance, répondaient d'une façonplaisante aux prédications furibon<strong>de</strong>s <strong>de</strong>s moines qui, <strong>de</strong>puis six mois, annonçaient duhaut <strong>de</strong> la chaire sacrée que les Français étaient <strong>de</strong>s monstres, obligés, sous peine <strong>de</strong>mort, à tout brûler et à couper la tête à tout le mon<strong>de</strong>. À cet effet, chaque régimentmarchait avec la guillotine en tête.Dans les campagnes l'on voyait sur la porte <strong>de</strong>s chaumières le soldat français occupé àbercer le petit enfant <strong>de</strong> la maîtresse du logis, et presque chaque soir quelquetambour, jouant du violon, improvisait un bal. Les contredanses se trouvant beaucouptrop savantes et <strong>com</strong>pliquées pour que les soldats, qui d'ailleurs ne les savaient guère,pussent les apprendre aux femmes du pays, c'étaient celles-ci qui montraient auxjeunes Français la Monférine, la Sauteuse et autres danses italiennes.Les officiers avaient été logés, autant que possible, chez les gens riches; ils avaientbon besoin <strong>de</strong> se refaire. Par exemple, un lieutenant nommé Robert eut un billet <strong>de</strong>logement pour le palais <strong>de</strong> la marquise <strong>de</strong>l Dongo. Cet officier, jeune réquisitionnaireassez leste, possédait pour tout bien, en entrant dans ce palais, un écu <strong>de</strong> six francsqu'il venait <strong>de</strong> recevoir à Plaisance. Après le passage du pont <strong>de</strong> Lodi, il prit à un belofficier autrichien tué par un boulet un magnifique pantalon <strong>de</strong> nankin tout neuf, etjamais vêtement ne vint plus à propos. Ses épaulettes d'officier étaient en laine, et ledrap <strong>de</strong> son habit était cousu à la doublure <strong>de</strong>s manches pour que les morceauxtinssent ensemble; mais il y avait une circonstance plus triste: les semelles <strong>de</strong> sessouliers étaient en morceaux <strong>de</strong> chapeau également pris sur le champ <strong>de</strong> bataille, au-2


<strong>de</strong>là du pont <strong>de</strong> Lodi. Ces semelles improvisées tenaient au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong>s souliers par<strong>de</strong>s ficelles fort visibles, <strong>de</strong> façon que lorsque le majordome <strong>de</strong> la maison se présentadans la chambre du lieutenant Robert pour l'inviter à dîner avec madame la marquise,celui-ci fut plongé dans un mortel embarras. Son voltigeur et lui passèrent les <strong>de</strong>uxheures qui les séparaient <strong>de</strong> ce fatal dîner à tâcher <strong>de</strong> recoudre un peu l'habit et àteindre en noir avec <strong>de</strong> l'encre les malheureuses ficelles <strong>de</strong>s souliers. Enfin le momentterrible arriva. " De la vie je ne fus plus mal à mon aise, me disait le lieutenantRobert; ces dames pensaient que j'allais leur faire peur, et moi j'étais plus tremblantqu'elles. Je regardais mes souliers et ne savais <strong>com</strong>ment marcher avec grâce. <strong>La</strong>marquise <strong>de</strong>l Dongo , ajoutait-il , était alors dans tout l'éclat <strong>de</strong> sa beauté: vous l'avezconnue avec ses yeux si beaux et d'une douceur angélique et ses jolis cheveux d'unblond foncé qui <strong>de</strong>ssinaient si bien l'ovale <strong>de</strong> cette figure charmante. J'avais dans machambre une Hérodia<strong>de</strong> <strong>de</strong> Léonard <strong>de</strong> Vinci qui semblait son portrait. Dieu voulut queje fusse tellement saisi <strong>de</strong> cette beauté surnaturelle que j'en oubliai mon costume.Depuis <strong>de</strong>ux ans je ne voyais que <strong>de</strong>s choses lai<strong>de</strong>s et misérables dans les montagnesdu pays <strong>de</strong> Gênes: j'osai lui adresser quelques mots sur mon ravissement." Mais j'avais trop <strong>de</strong> sens pour m'arrêter longtemps dans le genre <strong>com</strong>plimenteur.Tout en tournant mes phrases, je voyais, dans une salle à manger toute <strong>de</strong> marbre,douze laquais et <strong>de</strong>s valets <strong>de</strong> chambre vêtus avec ce qui me semblait alors le <strong>com</strong>ble<strong>de</strong> la magnificence. Figurez-vous que ces coquins-là avaient non seulement <strong>de</strong> bonssouliers, mais encore <strong>de</strong>s boucles d'argent. Je voyais du coin <strong>de</strong> l'oeil tous ces regardsstupi<strong>de</strong>s fixés sur mon habit, et peut-être aussi sur mes souliers, ce qui me perçait lecoeur. J'aurais pu d'un mot faire peur à tous ces gens; mais <strong>com</strong>ment les mettre àleur place sans courir le risque d'effaroucher les dames? car la marquise pour sedonner un peu <strong>de</strong> courage, <strong>com</strong>me elle me l'a dit cent fois <strong>de</strong>puis, avait envoyéprendre au couvent où elle était pensionnaire en ce temps-là, Gina <strong>de</strong>l Dongo, soeur<strong>de</strong> son mari, qui fut <strong>de</strong>puis cette charmante <strong>com</strong>tesse Pietranera: personne dans laprospérité ne la surpassa par la gaieté et l'esprit aimable, <strong>com</strong>me personne ne lasurpassa par le courage et la sérénité d'âme dans la fortune contraire." Gina, qui pouvait avoir alors treize ans, mais qui en paraissait dix-huit, vive etfranche, <strong>com</strong>me vous savez, avait tant <strong>de</strong> peur d'éclater <strong>de</strong> rire en présence <strong>de</strong> moncostume, qu'elle n'osait pas manger; la marquise, au contraire, m'accablait <strong>de</strong>politesses contraintes; elle voyait fort bien dans mes yeux <strong>de</strong>s mouvementsd'impatience. En un mot, je faisais une sotte figure, je mâchais le mépris, chose qu'ondit impossible à un Français. Enfin une idée <strong>de</strong>scendue du ciel vint m'illuminer: je memis à raconter à ces dames ma misère, et ce que nous avions souffert <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>uxans dans les montagnes du pays <strong>de</strong> Gênes où nous retenaient <strong>de</strong> vieux générauximbéciles. Là, disais-je, on nous donnait <strong>de</strong>s assignats qui n'avaient pas cours dans lepays, et trois onces <strong>de</strong> pain par jour. Je n'avais pas parlé <strong>de</strong>ux minutes, que la bonnemarquise avait les larmes aux yeux, et la Gina était <strong>de</strong>venue sérieuse.- Quoi, monsieur le lieutenant, me disait celle-ci, trois onces <strong>de</strong> pain!- Oui, ma<strong>de</strong>moiselle; mais en revanche la distribution manquait trois fois la semaine et<strong>com</strong>me les paysans chez lesquels nous logions étaient encore plus misérables quenous, nous leur donnions un peu <strong>de</strong> notre pain." En sortant <strong>de</strong> table, j'offris mon bras à la marquise jusqu'à la porte du salon, puis,revenant rapi<strong>de</strong>ment sur mes pas, je donnai au domestique qui m'avait servi à tablecet unique écu <strong>de</strong> six francs sur l'emploi duquel j'avais fait tant <strong>de</strong> châteaux enEspagne.3


éva<strong>de</strong>r les prisonniers faits sur le champ <strong>de</strong> bataille, ce qui aurait pu être pris ausérieux par les généraux français.Le marquis avait laissé sa jeune femme à Milan: elle y dirigeait les affaires <strong>de</strong> lafamille, elle était chargée <strong>de</strong> faire face aux contributions imposées à la casa <strong>de</strong>lDongo, <strong>com</strong>me on dit dans le pays; elle cherchait à les faire diminuer, ce qui l'obligeaità voir ceux <strong>de</strong>s nobles qui avaient accepté <strong>de</strong>s fonctions publiques, et même quelquesnon nobles fort influents. Il survint un grand événement dans cette famille. Le marquisavait arrangé le mariage <strong>de</strong> sa jeune soeur Gina avec un personnage fort riche et <strong>de</strong> laplus haute naissance; mais il portait <strong>de</strong> la poudre: à ce titre, Gina le recevait avec <strong>de</strong>séclats <strong>de</strong> rire, et bientôt elle fit la folie d'épouser le <strong>com</strong>te Pietranera. C'était à lavérité un fort bon gentilhomme, très bien fait <strong>de</strong> sa personne, mais ruiné <strong>de</strong> père enfils, et, pour <strong>com</strong>ble <strong>de</strong> disgrâce, partisan fougueux <strong>de</strong>s idées nouvelles. Pietraneraétait sous-lieutenant dans la légion italienne, surcroît <strong>de</strong> désespoir pour le marquis.Après ces <strong>de</strong>ux années <strong>de</strong> folie et <strong>de</strong> bonheur, le Directoire <strong>de</strong> Paris, se donnant <strong>de</strong>sairs <strong>de</strong> souverain bien établi, montra une haine mortelle pour tout ce qui n'était pasmédiocre. Les généraux ineptes qu'il donna à l'armée d'Italie perdirent une suite <strong>de</strong>batailles dans ces mêmes plaines <strong>de</strong> Vérone, témoins <strong>de</strong>ux ans auparavant <strong>de</strong>sprodiges d'Arcole et <strong>de</strong> Lonato. Les Autrichiens se rapprochèrent <strong>de</strong> Milan; lelieutenant Robert, <strong>de</strong>venu chef <strong>de</strong> bataillon et blessé à la bataille <strong>de</strong> Cassano, vintloger pour la <strong>de</strong>rnière fois chez son amie la marquise <strong>de</strong>l Dongo. Les adieux furenttristes; Robert partit avec le <strong>com</strong>te Pietranera qui suivait les Français dans leurretraite sur Novi. <strong>La</strong> jeune <strong>com</strong>tesse, à laquelle son frère refusa <strong>de</strong> payer sa légitime,suivit l'armée montée sur une charrette.Alors <strong>com</strong>mença cette époque <strong>de</strong> réaction et <strong>de</strong> retour aux idées anciennes, que lesMilanais appellent i tredici mesi (les treize mois), parce qu'en effet leur bonheur voulutque ce retour à la sottise ne durât que treize mois, jusqu'à Marengo. Tout ce qui étaitvieux, dévot, morose, reparut à la tête <strong>de</strong>s affaires, et reprit la direction <strong>de</strong> la société:bientôt les gens restés fidèles aux bonnes doctrines publièrent dans les villages queNapoléon avait été pendu par les Mameluks en Égypte, <strong>com</strong>me il le méritait à tant <strong>de</strong>titres.Parmi ces hommes qui étaient allés bou<strong>de</strong>r dans leurs terres et qui revenaient altérés<strong>de</strong> vengeance, le marquis <strong>de</strong>l Dongo se distinguait par sa fureur; son exagération leporta naturellement à la tête du parti. Ces messieurs, fort honnêtes gens quand ilsn'avaient pas peur, mais qui tremblaient toujours, parvinrent à circonvenir le généralautrichien: assez bon homme il se laissa persua<strong>de</strong>r que la sévérité était <strong>de</strong> la hautepolitique, et fit arrêter cent cinquante patriotes: c'était bien alors ce qu'il y avait <strong>de</strong>mieux en Italie.Bientôt on les déporta aux bouches <strong>de</strong> Cattaro, et jetés dans <strong>de</strong>s grottes souterraines,I'humidité et surtout le manque <strong>de</strong> pain firent bonne et prompte justice <strong>de</strong> tous cescoquins.Le marquis <strong>de</strong>l Dongo eut une gran<strong>de</strong> place, et, <strong>com</strong>me il joignait une avarice sordi<strong>de</strong>à une foule d'autres belles qualités, il se vanta publiquement <strong>de</strong> ne pas envoyer unécu à sa soeur, la <strong>com</strong>tesse Pietranera: toujours folle d'amour, elle ne voulait pasquitter son mari, et mourait <strong>de</strong> faim en France avec lui. <strong>La</strong> bonne marquise étaitdésespérée; enfin elle réussit à dérober quelques petits diamants dans son écrin, queson mari lui reprenait tous les soirs pour l'enfermer sous son lit dans une caisse <strong>de</strong>fer: la marquise avait apporté huit cent mille francs <strong>de</strong> dot à son mari, et recevaitquatre-vingts francs par mois pour ses dépenses personnelles. Pendant les treize mois5


que les Français passèrent hors <strong>de</strong> Milan, cette femme si timi<strong>de</strong> trouva <strong>de</strong>s prétexteset ne quitta pas le noir.Nous avouerons que, suivant l'exemple <strong>de</strong> beaucoup <strong>de</strong> graves auteurs, nous avons<strong>com</strong>mencé l'histoire <strong>de</strong> notre héros une année avant sa naissance. Ce personnageessentiel n'est autre, en effet, que Fabrice Valserra, marchesino <strong>de</strong>l Dongo, <strong>com</strong>me ondit à Milan*. Il venait justement <strong>de</strong> se donner la peine <strong>de</strong> naître lorsque les Françaisfurent chassés, et se trouvait, par le hasard <strong>de</strong> la naissance, le second fils <strong>de</strong> cemarquis <strong>de</strong>l Dongo si grand seigneur, et dont vous connaissez déjà le gros visageblême, le sourire faux et la haine sans bornes pour les idées nouvelles. Toute lafortune <strong>de</strong> la maison était substituée au fils aîné Ascanio <strong>de</strong>l Dongo, le digne portrait<strong>de</strong> son père. Il avait huit ans, et Fabrice <strong>de</strong>ux, lorsque tout à coup ce généralBonaparte, que tous les gens bien nés croyaient pendu <strong>de</strong>puis longtemps, <strong>de</strong>scenditdu mont Saint-Bernard. Il entra dans Milan: ce moment est encore unique dansl'histoire; figurez-vous tout un peuple amoureux fou. Peu <strong>de</strong> jours après, Napoléongagna la bataille <strong>de</strong> Marengo. Le reste est inutile à dire. L'ivresse <strong>de</strong>s Milanais fut au<strong>com</strong>ble; mais, cette fois, elle était mélangée d'idées <strong>de</strong> vengeance: on avait appris lahaine à ce bon peuple. Bientôt l'on vit arriver ce qui restait <strong>de</strong>s patriotes déportés auxbouches <strong>de</strong> Cattaro; leur retour fut célébré par une fête nationale. Leurs figures pâles,leurs grands yeux étonnés, leurs membres amaigris, faisaient un étrange contrasteavec la joie qui éclatait <strong>de</strong> toutes parts. Leur arrivée fut le signal du départ pour lesfamilles les plus <strong>com</strong>promises. Le marquis <strong>de</strong>l Dongo fut <strong>de</strong>s premiers à s'enfuir à sonchâteau <strong>de</strong> Grianta. Les chefs <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s familles étaient remplis <strong>de</strong> haine et <strong>de</strong>peur; mais leurs femmes, leurs filles, se rappelaient les joies du premier séjour <strong>de</strong>sFrançais, et regrettaient Milan et les bals si gais, qui aussitôt après Marengos'organisèrent à la Casa Tanzi. Peu <strong>de</strong> jours après la victoire, le général français,chargé <strong>de</strong> maintenir la tranquillité dans la Lombardie, s'aperçut que tous les fermiers<strong>de</strong>s nobles, que toutes les vieilles femmes <strong>de</strong> la campagne, bien loin <strong>de</strong> songer encoreà cette étonnante victoire <strong>de</strong> Marengo qui avait changé les <strong>de</strong>stinées <strong>de</strong> l'Italie, etreconquis treize places fortes en un jour, n'avaient l'âme occupée que d'une prophétie<strong>de</strong> saint Giovita, le premier patron <strong>de</strong> Brescia. Suivant cette parole sacrée, lesprospérités <strong>de</strong>s Français et <strong>de</strong> Napoléon <strong>de</strong>vaient cesser treize semaines juste aprèsMarengo. Ce qui excuse un peu le marquis <strong>de</strong>l Dongo et tous les nobles bou<strong>de</strong>urs <strong>de</strong>scampagnes, c'est que réellement et sans <strong>com</strong>édie ils croyaient à la prophétie. Tous cesgens-là n'avaient pas lu quatre volumes en leur vie; ils faisaient ouvertement leurspréparatifs pour rentrer à Milan au bout <strong>de</strong>s treize semaines, mais le temps, ens'écoulant, marquait <strong>de</strong> nouveaux succès pour la cause <strong>de</strong> la France. De retour à Paris,Napoléon, par <strong>de</strong> sages décrets, sauvait la révolution à l'intérieur, <strong>com</strong>me il l'avaitsauvée à Marengo contre les étrangers. Alors les nobles lombards, réfugiés dans leurschâteaux, découvrirent que d'abord ils avaient mal <strong>com</strong>pris la prédiction du saintpatron <strong>de</strong> Brescia: il ne s'agissait pas <strong>de</strong> treize semaines, mais bien <strong>de</strong> treize mois.Les treize mois s'écoulèrent, et la prospérité <strong>de</strong> la France semblait s'augmenter tousles jours.Nous glissons sur dix années <strong>de</strong> progrès et <strong>de</strong> bonheur, <strong>de</strong> 1800 à 1810; Fabricepassa les premières au château <strong>de</strong> Grianta, donnant et recevant force coups <strong>de</strong> poingau milieu <strong>de</strong>s petits paysans du village, et n'apprenant rien, pas même à lire. Plustard, on l'envoya au collège <strong>de</strong>s jésuites à Milan. Le marquis son père exigea qu'on luimontrât le latin, non point d'après ces vieux auteurs qui parlent toujours <strong>de</strong>srépubliques, mais sur un magnifique volume orné <strong>de</strong> plus <strong>de</strong> cent gravures, chefd'oeuvre<strong>de</strong>s artistes du XVlIe siècle; c'était la généalogie latine <strong>de</strong>s Valserra, marquis<strong>de</strong>l Dongo, publiée en 1650 par Fabrice <strong>de</strong>l Dongo, archevêque <strong>de</strong> <strong>Parme</strong>. <strong>La</strong> fortune<strong>de</strong>s Valserra étant surtout militaire, les gravures représentaient force batailles, ettoujours on voyait quelque héros <strong>de</strong> ce nom donnant <strong>de</strong> grands coups d'épée. Ce livre6


plaisait fort au jeune Fabrice. Sa mère, qui l'adorait, obtenait <strong>de</strong> temps en temps lapermission <strong>de</strong> venir le voir à Milan; mais son mari ne lui offrant jamais d'argent pources voyages, c'était sa belle-soeur, l'aimable <strong>com</strong>tesse Pietranera, qui lui en prêtait.Après le retour <strong>de</strong>s Français, la <strong>com</strong>tesse était <strong>de</strong>venue l'une <strong>de</strong>s femmes les plusbrillantes <strong>de</strong> la cour du prince Eugène, vice-roi d'Italie.Lorsque Fabrice eut fait sa première <strong>com</strong>munion, elle obtint du marquis, toujours exilévolontaire, la permission <strong>de</strong> le faire sortir quelquefois <strong>de</strong> son collège. Elle le trouvasingulier, spirituel, fort sérieux, mais joli garçon, et ne déparant point trop le salond'une femme à la mo<strong>de</strong>; du reste, ignorant à plaisir, et sachant à peine écrire. <strong>La</strong><strong>com</strong>tesse, qui portait en toutes choses son caractère enthousiaste, promit saprotection au chef <strong>de</strong> l'établissement, si son neveu Fabrice faisait <strong>de</strong>s progrèsétonnants, et à la fin <strong>de</strong> l'année avait beaucoup <strong>de</strong> prix. Pour lui donner les moyens <strong>de</strong>les mériter, elle l'envoyait chercher tous les samedis soir, et souvent ne le rendait àses maîtres que le mercredi ou le jeudi. Les jésuites, quoique tendrement chéris par leprince vice-roi étaient repoussés d'Italie par les lois du royaume, et le supérieur ducollège, homme habile, sentit tout le parti qu'il pourrait tirer <strong>de</strong> ses relations avec unefemme toute-puissante à la cour. Il n'eut gar<strong>de</strong> <strong>de</strong> se plaindre <strong>de</strong>s absences <strong>de</strong>Fabrice, qui, plus ignorant que jamais, à la fin <strong>de</strong> l'année obtint cinq premiers prix. Àcette condition, la brillante <strong>com</strong>tesse Pietranera, suivie <strong>de</strong> son mari, général<strong>com</strong>mandant une <strong>de</strong>s divisions <strong>de</strong> la gar<strong>de</strong>, et <strong>de</strong> cinq ou six <strong>de</strong>s plus grandspersonnages <strong>de</strong> la cour du vice-roi, vint assister à la distribution <strong>de</strong>s prix chez lesjésuites. Le supérieur fut <strong>com</strong>plimenté par ses chefs.<strong>La</strong> <strong>com</strong>tesse conduisait son neveu à toutes ces fêtes brillantes qui marquèrent le règnetrop court <strong>de</strong> l'aimable prince Eugène. Elle l'avait créé <strong>de</strong> son autorité officier <strong>de</strong>hussards, et Fabrice, âgé <strong>de</strong> douze ans, portait cet uniforme. Un jour, la <strong>com</strong>tesse,enchantée <strong>de</strong> sa jolie tournure, <strong>de</strong>manda pour lui au prince une place <strong>de</strong> page, ce quivoulait dire que la famille <strong>de</strong>l Dongo se ralliait. Le len<strong>de</strong>main, elle eut besoin <strong>de</strong> toutson crédit pour obtenir que le vice-roi voulût bien ne pas se souvenir <strong>de</strong> cette<strong>de</strong>man<strong>de</strong>, à laquelle rien ne manquait que le consentement du père du futur page, etce consentement eût été refusé avec éclat. À la suite <strong>de</strong> cette folie, qui fit frémir lemarquis bou<strong>de</strong>ur, il trouva un prétexte pour rappeler à Grianta le jeune Fabrice. <strong>La</strong><strong>com</strong>tesse méprisait souverainement son frère; elle le regardait <strong>com</strong>me un sot triste, etqui serait méchant si jamais il en avait le pouvoir. Mais elle était folle <strong>de</strong> Fabrice, et,après dix ans <strong>de</strong> silence, elle écrivit au marquis pour réclamer son neveu: sa lettre futlaissée sans réponse.À son retour dans ce palais formidable, bâti par le plus belliqueux <strong>de</strong> ses ancêtres,Fabrice ne savait rien au mon<strong>de</strong> que faire l'exercice et monter à cheval. Souvent le<strong>com</strong>te Pietranera, aussi fou <strong>de</strong> cet enfant que sa femme, le faisait monter à cheval, etle menait avec lui à la para<strong>de</strong>.En arrivant au château <strong>de</strong> Grianta, Fabrice, les yeux encore bien rouges <strong>de</strong>s larmesrépandues en quittant les beaux salons <strong>de</strong> sa tante, ne trouva que les caressespassionnées <strong>de</strong> sa mère et <strong>de</strong> ses soeurs. Le marquis était enfermé dans son cabinetavec son fils aîné, le marchesino Ascanio. Ils y fabriquaient <strong>de</strong>s lettres chiffrées quiavaient l'honneur d'être envoyées à Vienne; le père et le fils ne paraissaient qu'auxheures <strong>de</strong>s repas. Le marquis répétait avec affectation qu'il apprenait à son successeurnaturel à tenir, en partie double, le <strong>com</strong>pte <strong>de</strong>s produits <strong>de</strong> chacune <strong>de</strong> ses terres.Dans le fait, le marquis était trop jaloux <strong>de</strong> son pouvoir pour parler <strong>de</strong> ces choses-là àun fils, héritier nécessaire <strong>de</strong> toutes ces terres substituées. Il l'employait à chiffrer <strong>de</strong>sdépêches <strong>de</strong> quinze ou vingt pages que <strong>de</strong>ux ou trois fois la semaine il faisait passeren Suisse, d'où on les acheminait à Vienne. Le marquis prétendait faire connaître à ses7


souverains légitimes l'état intérieur du royaume d'Italie qu'il ne connaissait pas luimême,et toutefois ses lettres avaient beaucoup <strong>de</strong> succès; voici <strong>com</strong>ment. Le marquisfaisait <strong>com</strong>pter sur la gran<strong>de</strong> route, par quelque agent sûr, le nombre <strong>de</strong>s soldats <strong>de</strong>tel régiment français ou italien qui changeait <strong>de</strong> garnison, et, en rendant <strong>com</strong>pte dufait à la cour <strong>de</strong> Vienne, il avait soin <strong>de</strong> diminuer d'un grand quart le nombre <strong>de</strong>ssoldats présents. Ces lettres, d'ailleurs ridicules, avaient le mérite d'en démentird'autres plus véridiques, et elles plaisaient. Aussi, peu <strong>de</strong> temps avant l'arrivée <strong>de</strong>Fabrice au château, le marquis avait-il reçu la plaque d'un ordre renommé: c'était lacinquième qui ornait son habit <strong>de</strong> chambellan. À la vérité, il avait le chagrin <strong>de</strong> ne pasoser arborer cet habit hors <strong>de</strong> son cabinet; mais il ne se permettait jamais <strong>de</strong> dicterune dépêche sans avoir revêtu le costume brodé, garni <strong>de</strong> tous ses ordres. Il eût crumanquer <strong>de</strong> respect d'en agir autrement.<strong>La</strong> marquise fut émerveillée <strong>de</strong>s grâces <strong>de</strong> son fils. Mais elle avait conservé l'habitu<strong>de</strong>d'écrire <strong>de</strong>ux ou trois fois par an au général <strong>com</strong>te d'A***; c'était le nom actuel dulieutenant Robert. <strong>La</strong> marquise avait horreur <strong>de</strong> mentir aux gens qu'elle aimait; elleinterrogea son fils et fut épouvantée <strong>de</strong> son ignorance.S'il me semble peu instruit, se disait-elle, à moi qui ne sais rien, Robert, qui est sisavant, trouverait son éducation absolument manquée; or maintenant il faut dumérite. Une autre particularité qui l'étonna presque autant, c'est que Fabrice avait prisau sérieux toutes les choses religieuses qu'on lui avait enseignées chez les jésuites.Quoique fort pieuse elle-même, le fanatisme <strong>de</strong> cet enfant la fit frémir; si le marquis al'esprit <strong>de</strong> <strong>de</strong>viner ce moyen d'influence, il va m'enlever l'amour <strong>de</strong> mon fils. Ellepleura beaucoup, et sa passion pour Fabrice s'en augmenta.<strong>La</strong> vie <strong>de</strong> ce château, peuplé <strong>de</strong> trente ou quarante domestiques, était fort triste; aussiFabrice passait-il toutes ses journées à la chasse ou à courir le lac sur une barque.Bientôt il fut étroitement lié avec les cochers et les hommes <strong>de</strong>s écuries; tous étaientpartisans fous <strong>de</strong>s Français et se moquaient ouvertement <strong>de</strong>s valets <strong>de</strong> chambredévots, attachés à la personne du marquis ou à celle <strong>de</strong> son fils aîné. Le grand sujet<strong>de</strong> plaisanterie contre ces personnages graves, c'est qu'ils portaient <strong>de</strong> la poudre àl'instar <strong>de</strong> leurs maîtres.II... Alors que Vesper vint embrunir nos yeux,Tout épris d'avenir, je contemple les cieux,En qui Dieu nous escrit, par notes non obscures,Les sorts et les <strong>de</strong>stins <strong>de</strong> toutes créatures.Car lui, du fond <strong>de</strong>s cieux regardant un humain,Parfois mû <strong>de</strong> pitié, lui montre le chemin;Par les astres du ciel qui sont ses caractères,Les choses nous prédit et bonnes et contraires;Mais les hommes, chargés <strong>de</strong> terre et <strong>de</strong> trépas,Méprisent tel écrit, et ne le lisent pas.RONSARDLe marquis professait une haine vigoureuse pour les lumières: ce sont les idées,disait-il, qui ont perdu l'Italie; il ne savait trop <strong>com</strong>ment concilier cette sainte horreur<strong>de</strong> l'instruction, avec le désir <strong>de</strong> voir son fils Fabrice perfectionner l'éducation si8


illamment <strong>com</strong>mencée chez les jésuites. Pour courir le moins <strong>de</strong> risques possible, ilchargea le bon abbé Blanès, curé <strong>de</strong> Grianta, <strong>de</strong> faire continuer à Fabrice ses étu<strong>de</strong>sen latin. Il eût fallu que le curé lui-même sût cette langue; or elle était l'objet <strong>de</strong> sesmépris; ses connaissances en ce genre se bornaient à réciter, par coeur, les prières <strong>de</strong>son missel, dont il pouvait rendre à peu près le sens à ses ouailles. Mais ce curé n'enétait pas moins fort respecté et même redouté dans le canton; il avait toujours dit quece n'était point en treize semaines ni même en treize mois, que l'on verrait s'ac<strong>com</strong>plirla célèbre prophétie <strong>de</strong> saint Giovita, le patron <strong>de</strong> Brescia. Il ajoutait, quand il parlait à<strong>de</strong>s amis sûrs, que ce nombre treize <strong>de</strong>vait être interprété d'une façon qui étonneraitbien du mon<strong>de</strong>, s'il était permis <strong>de</strong> tout dire (1813).Le fait est que l'abbé Blanès, personnage d'une honnêteté et d'une vertu primitives, et<strong>de</strong> plus homme d'esprit, passait toutes les nuits au haut <strong>de</strong> son clocher; il était foud'astrologie. Après avoir usé ses journées à calculer <strong>de</strong>s conjonctions et <strong>de</strong>s positionsd'étoiles, il employait la meilleure part <strong>de</strong> ses nuits à les suivre dans le ciel. Par suite<strong>de</strong> sa pauvreté, il n'avait d'autre instrument qu'une longue lunette à tuyau <strong>de</strong> carton.On peut juger du mépris qu'avait pour l'étu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s langues un homme qui passait savie à découvrir l'époque précise <strong>de</strong> la chute <strong>de</strong>s empires et <strong>de</strong>s révolutions quichangent la face du mon<strong>de</strong>. Que sais-je <strong>de</strong> plus sur un cheval, disait-il à Fabrice,<strong>de</strong>puis qu'on m'a appris qu'en latin il s'appelle equus?Les paysans redoutaient l'abbé Blanès <strong>com</strong>me un grand magicien: pour lui, à l'ai<strong>de</strong> <strong>de</strong>la peur qu'inspiraient ses stations dans le clocher, il les empêchait <strong>de</strong> voler. Sesconfrères les curés <strong>de</strong>s environs, fort jaloux <strong>de</strong> son influence, le détestaient; lemarquis <strong>de</strong>l Dongo le méprisait tout simplement parce qu'il raisonnait trop pour unhomme <strong>de</strong> si bas étage. Fabrice l'adorait: pour lui plaire il passait quelquefois <strong>de</strong>ssoirées entières à faire <strong>de</strong>s additions ou <strong>de</strong>s multiplications énormes. Puis il montait auclocher: c'était une gran<strong>de</strong> faveur et que l'abbé Blanès n'avait jamais accordée àpersonne; mais il aimait cet enfant pour sa naïveté. Si tu ne <strong>de</strong>viens pas hypocrite, luidisait-il, peut-être tu seras un homme.Deux ou trois fois par an, Fabrice, intrépi<strong>de</strong> et passionné dans ses plaisirs, était sur lepoint <strong>de</strong> se noyer dans le lac. Il était le chef <strong>de</strong> toutes les gran<strong>de</strong>s expéditions <strong>de</strong>spetits paysans <strong>de</strong> Grianta et <strong>de</strong> la Ca<strong>de</strong>nabia. Ces enfants s'étaient procuré quelquespetites clefs, et quand la nuit était bien noire, ils essayaient d'ouvrir les ca<strong>de</strong>nas <strong>de</strong>ces chaînes qui attachent les bateaux à quelque grosse pierre ou à quelque arbrevoisin du rivage. Il faut savoir que sur le lac <strong>de</strong> Côme l'industrie <strong>de</strong>s pêcheurs place<strong>de</strong>s lignes dormantes à une gran<strong>de</strong> distance <strong>de</strong>s bords. L'extrémité supérieure <strong>de</strong> lacor<strong>de</strong> est attachée à une planchette doublée <strong>de</strong> liège, et une branche <strong>de</strong> coudrier trèsflexible, fichée sur cette planchette, soutient une petite sonnette qui tinte lorsque lepoisson, pris à la ligne, donne <strong>de</strong>s secousses à la cor<strong>de</strong>.Le grand objet <strong>de</strong> ces expéditions nocturnes, que Fabrice <strong>com</strong>mandait en chef, étaitd'aller visiter les lignes dormantes, avant que les pêcheurs eussent entendul'avertissement donné par les petites clochettes. On choisissait les temps d'orage; et,pour ces parties hasar<strong>de</strong>uses, on s'embarquait le matin, une heure avant l'aube. Enmontant dans la barque, ces enfants croyaient se précipiter dans les plus grandsdangers, c'était là le beau côté <strong>de</strong> leur action; et, suivant l'exemple <strong>de</strong> leurs pères, ilsrécitaient dévotement un Ave Maria. Or, il arrivait souvent qu'au moment du départ,et à l'instant qui suivait l'Ave Maria, Fabrice était frappé d'un présage. C'était là le fruitqu'il avait retiré <strong>de</strong>s étu<strong>de</strong>s astrologiques <strong>de</strong> son ami l'abbé Blanès, aux prédictionsduquel il ne croyait point. Suivant sa jeune imagination, ce présage lui annonçait aveccertitu<strong>de</strong> le bon ou le mauvais succès; et <strong>com</strong>me il avait plus <strong>de</strong> résolution qu'aucun<strong>de</strong> ses camara<strong>de</strong>s, peu à peu toute la troupe prit tellement l'habitu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s présages,9


que si, au moment <strong>de</strong> s'embarquer, on apercevait sur la côte un prêtre, ou si l'onvoyait un corbeau s'envoler à main gauche, on se hâtait <strong>de</strong> remettre le ca<strong>de</strong>nas à lachaîne du bateau, et chacun allait se recoucher. Ainsi l'abbé Blanès n'avait pas<strong>com</strong>muniqué sa science assez difficile à Fabrice; mais à son insu, il lui avait inoculéune confiance illimitée dans les signes qui peuvent prédire l'avenir.Le marquis sentait qu'un acci<strong>de</strong>nt arrivé à sa correspondance chiffrée pouvait lemettre à la merci <strong>de</strong> sa soeur; aussi tous les ans, à l'époque <strong>de</strong> la Sainte-Angela, fête<strong>de</strong> la <strong>com</strong>tesse Pietranera, Fabrice obtenait la permission d'aller passer huit jours àMilan. Il vivait toute l'année dans l'espérance ou le regret <strong>de</strong> ces huit jours. En cettegran<strong>de</strong> occasion, pour ac<strong>com</strong>plir ce voyage politique, le marquis remettait à son filsquatre écus, et, suivant l'usage, ne donnait rien à sa femme, qui le menait. Mais un<strong>de</strong>s cuisiniers, six laquais et un cocher avec <strong>de</strong>ux chevaux, partaient pour Côme, laveille du voyage, et chaque jour, à Milan, la marquise trouvait une voiture à sesordres, et un dîner <strong>de</strong> douze couverts.Le genre <strong>de</strong> vie bou<strong>de</strong>ur que menait le marquis <strong>de</strong>l Dongo était assurément fort peudivertissant; mais il avait cet avantage qu'il enrichissait à jamais les familles quiavaient la bonté <strong>de</strong> s'y livrer. Le marquis, qui avait plus <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux cent mille livres <strong>de</strong>rente, n'en dépensait pas le quart; il vivait d'espérances. Pendant les treize années <strong>de</strong>1800 à 1813, il crut constamment et fermement que Napoléon serait renversé avantsix mois. Qu'on juge <strong>de</strong> son ravissement quand, au <strong>com</strong>mencement <strong>de</strong> 1813, il appritles désastres <strong>de</strong> la Bérésina! <strong>La</strong> prise <strong>de</strong> Paris et la chute <strong>de</strong> Napoléon faillirent lui faireperdre la tête; il se permit alors les propos les plus outrageants envers sa femme et sasoeur. Enfin, après quatorze années d'attente, il eut cette joie inexprimable <strong>de</strong> voir lestroupes autrichiennes rentrer dans Milan. D'après les ordres venus <strong>de</strong> Vienne, legénéral autrichien reçut le marquis <strong>de</strong>l Dongo avec une considération voisine durespect; on se hâta <strong>de</strong> lui offrir une <strong>de</strong>s premières places dans le gouvernement, et ill'accepta <strong>com</strong>me le paiement d'une <strong>de</strong>tte. Son fils aîné eut une lieutenance dans l'un<strong>de</strong>s plus beaux régiments <strong>de</strong> la monarchie; mais le second ne voulut jamais accepterune place <strong>de</strong> ca<strong>de</strong>t qui lui était offerte. Ce triomphe, dont le marquis jouissait avecune insolence rare, ne dura que quelques mois, et fut suivi d'un revers humiliant.Jamais il n'avait eu le talent <strong>de</strong>s affaires, et quatorze années passées à la campagne,entre ses valets, son notaire et son mé<strong>de</strong>cin jointes à la mauvaise humeur <strong>de</strong> lavieillesse qui était survenue, en avaient fait un homme tout à fait incapable. Or il n'estpas possible, en pays autrichien, <strong>de</strong> conserver une place importante sans avoir legenre <strong>de</strong> talent que réclame l'administration lente et <strong>com</strong>pliquée, mais fortraisonnable, <strong>de</strong> cette vieille monarchie. Les bévues du marquis <strong>de</strong>l Dongoscandalisaient les employés et même arrêtaient la marche <strong>de</strong>s affaires. Ses proposultra-monarchiques irritaient les populations qu'on voulait plonger dans le sommeil etl'incurie. Un beau jour, il apprit que Sa Majesté avait daigné accepter gracieusement ladémission qu'il donnait <strong>de</strong> son emploi dans l'administration, et en même temps luiconférait la place <strong>de</strong> second grand majordome major du royaume lombardo-vénitien.Le marquis fut indigné <strong>de</strong> l'injustice atroce dont il était victime; il fit imprimer unelettre à un ami, lui qui exécrait tellement la liberté <strong>de</strong> la presse. Enfin il écrivit àl'Empereur que ses ministres le trahissaient, et n'étaient que <strong>de</strong>s jacobins. Ces chosesfaites, il revint tristement à son château <strong>de</strong> Grianta. Il eut une consolation. Après lachute <strong>de</strong> Napoléon, certains personnages puissants à Milan firent assommer dans lesrues le <strong>com</strong>te Prina, ancien ministre du roi d'Italie, et homme du premier mérite. Le<strong>com</strong>te Pietranera exposa sa vie pour sauver celle du ministre, qui fut tué à coups <strong>de</strong>parapluie, et dont le supplice dura cinq heures. Un prêtre, confesseur du marquis <strong>de</strong>lDongo, eût pu sauver Prina en lui ouvrant la grille <strong>de</strong> l'église <strong>de</strong> San Giovanni, <strong>de</strong>vantlaquelle on traînait le malheureux ministre, qui même un instant fut abandonné dans10


le ruisseau, au milieu <strong>de</strong> la rue mais il refusa d'ouvrir sa grille avec dérision, et, sixmois après, le marquis eut le bonheur <strong>de</strong> lui faire obtenir un bel avancement.Il exécrait le <strong>com</strong>te Pietranera, son beau-frère, lequel, n'ayant pas cinquante louis <strong>de</strong>rente, osait être assez content, s'avisait <strong>de</strong> se montrer fidèle à ce qu'il avait aimétoute sa vie, et avait l'insolence <strong>de</strong> prôner cet esprit <strong>de</strong> justice sans acception <strong>de</strong>personnes, que le marquis appelait un jacobinisme infâme. Le <strong>com</strong>te avait refusé <strong>de</strong>prendre du service en Autriche, on fit valoir ce refus, et, quelques mois après la mort<strong>de</strong> Prina, les mêmes personnages qui avaient payé les assassins obtinrent que legénéral Pietranera serait jeté en prison. Sur quoi la <strong>com</strong>tesse, sa femme, prit unpasseport et <strong>de</strong>manda <strong>de</strong>s chevaux <strong>de</strong> poste pour aller à Vienne dire la vérité àl'Empereur. Les assassins <strong>de</strong> Prina eurent peur, et l'un d'eux, cousin <strong>de</strong> madamePietranera, vint lui apporter à minuit, une heure avant son départ pour Vienne, l'ordre<strong>de</strong> mettre en liberté son mari. Le len<strong>de</strong>main, le général autrichien fit appeler le <strong>com</strong>tePietranera, le reçut avec toute la distinction possible, et l'assura que sa pension <strong>de</strong>retraite ne tar<strong>de</strong>rait pas à être liquidée sur le pied le plus avantageux. Le bravegénéral Bubna, homme d'esprit et <strong>de</strong> coeur, avait l'air tout honteux <strong>de</strong> l'assassinat <strong>de</strong>Prina et <strong>de</strong> la prison du <strong>com</strong>te.Après cette bourrasque, conjurée par le caractère ferme <strong>de</strong> la <strong>com</strong>tesse, les <strong>de</strong>uxépoux vécurent, tant bien que mal, avec la pension <strong>de</strong> retraite, qui, grâce à lare<strong>com</strong>mandation du général Bubna, ne se fit pas attendre .Par bonheur, il se trouva que, <strong>de</strong>puis cinq ou six ans, la <strong>com</strong>tesse avait beaucoupd'amitié pour un jeune homme fort riche, lequel était aussi ami intime du <strong>com</strong>te, et nemanquait pas <strong>de</strong> mettre à leur disposition le plus bel attelage <strong>de</strong> chevaux anglais quifût alors à Milan, sa loge au théâtre <strong>de</strong> la Scala, et son château à la campagne. Mais le<strong>com</strong>te avait la conscience <strong>de</strong> sa bravoure, son âme était généreuse, il s'emportaitfacilement, et alors se permettait d'étranges propos. Un jour qu'il était à la chasseavec <strong>de</strong>s jeunes gens, l'un d'eux, qui avait servi sous d'autres drapeaux que lui, se mità faire <strong>de</strong>s plaisanteries sur la bravoure <strong>de</strong>s soldats <strong>de</strong> la république cisalpine; le<strong>com</strong>te lui donna un soufflet, l'on se battit aussitôt, et le <strong>com</strong>te, qui était seul <strong>de</strong> sonbord, au milieu <strong>de</strong> tous ces jeunes gens, fut tué. On parla beaucoup <strong>de</strong> cette espèce<strong>de</strong> duel, et les personnes qui s'y étaient trouvées prirent le parti d'aller voyager enSuisse.Ce courage ridicule qu'on appelle résignation, le courage d'un sot qui se laisse prendresans mot dire n'était point à l'usage <strong>de</strong> la <strong>com</strong>tesse. Furieuse <strong>de</strong> la mort <strong>de</strong> son mari,elle aurait voulu que Limercati, ce jeune homme riche, son ami intime, prît aussi lafantaisie <strong>de</strong> voyager en Suisse, et <strong>de</strong> donner un coup <strong>de</strong> carabine ou un soufflet aumeurtrier du <strong>com</strong>te Pietranera.Limercati trouva ce projet d'un ridicule achevé et la <strong>com</strong>tesse s'aperçut que chez ellele mépris avait tué l'amour. Elle redoubla d'attention pour Limercati; elle voulaitréveiller son amour, et ensuite le planter là et le mettre au désespoir. Pour rendre ceplan <strong>de</strong> vengeance intelligible en France, je dirai qu'à Milan, pays fort éloigné du nôtre,on est encore au désespoir par amour. <strong>La</strong> <strong>com</strong>tesse, qui, dans ses habits <strong>de</strong> <strong>de</strong>uiléclipsait <strong>de</strong> bien loin toutes ses rivales, fit <strong>de</strong>s coquetteries aux jeunes gens quitenaient le haut du pavé, et l'un d'eux, le <strong>com</strong>te N..., qui, <strong>de</strong> tout temps, avait dit qu'iltrouvait le mérite <strong>de</strong> Limercati un peu lourd, un peu empesé pour une femme d'autantd'esprit <strong>de</strong>vint amoureux fou <strong>de</strong> la <strong>com</strong>tesse. Elle écrivit à Limercati:" Voulez-vous agir une fois en homme d'esprit?" Figurez-vous que vous ne m'avez jamais connue.11


" Je suis, avec un peu <strong>de</strong> mépris peut-être, votre très humble servante," GINA PIETRANERA "À la lecture <strong>de</strong> ce billet, Limercati partit pour un <strong>de</strong> ses châteaux; son amour s'exalta,il <strong>de</strong>vint fou, et parla <strong>de</strong> se brûler la cervelle, chose inusitée dans les pays à enfer. Dèsle len<strong>de</strong>main <strong>de</strong> son arrivée à la campagne, il avait écrit à la <strong>com</strong>tesse pour lui offrirsa main et ses <strong>de</strong>ux cent mille livres <strong>de</strong> rente. Elle lui renvoya sa lettre nondécachetée par le groom du <strong>com</strong>te N... Sur quoi Limercati a passé trois ans dans sesterres, revenant tous les <strong>de</strong>ux mois à Milan, mais sans avoir jamais le courage d'yrester, et ennuyant tous ses amis <strong>de</strong> son amour passionné pour la <strong>com</strong>tesse, et durécit circonstancié <strong>de</strong>s bontés que jadis elle avait pour lui. Dans les <strong>com</strong>mencements,il ajoutait qu'avec le <strong>com</strong>te N... elle se perdait, et qu'une telle liaison la déshonorait.Le fait est que la <strong>com</strong>tesse n'avait aucune sorte d'amour pour le <strong>com</strong>te N..., et c'est cequ'elle lui déclara quand elle fut tout à fait sûre du désespoir <strong>de</strong> Limercati. Le <strong>com</strong>te,qui avait <strong>de</strong> l'usage, la pria <strong>de</strong> ne point divulguer la triste vérité dont elle lui faisaitconfi<strong>de</strong>nce: - Si vous avez l'extrême indulgence, ajouta-t-il, <strong>de</strong> continuer à merecevoir avec toutes les distinctions extérieures accordées à l'amant régnant, jetrouverai peut-être une place convenable.Après cette déclaration héroïque la <strong>com</strong>tesse ne voulut plus <strong>de</strong>s chevaux ni <strong>de</strong> la logedu <strong>com</strong>te N... Mais <strong>de</strong>puis quinze ans elle était accoutumée à la vie la plus élégante:elle eut à résoudre ce problème difficile ou pour mieux dire impossible: vivre à Milanavec une pension <strong>de</strong> quinze cents francs. Elle quitta son palais, loua <strong>de</strong>ux chambres àun cinquième étage, renvoya tous ses gens et jusqu'à sa femme <strong>de</strong> chambreremplacée par une pauvre vieille faisant <strong>de</strong>s ménages. Ce sacrifice était dans le faitmoins héroïque et moins pénible qu'il ne nous semble; à Milan la pauvreté n'est pasun ridicule, et partant ne se montre pas aux âmes effrayées <strong>com</strong>me le pire <strong>de</strong>s maux.Après quelques mois <strong>de</strong> cette pauvreté noble, assiégée par les lettres continuelles <strong>de</strong>Limercati, et même du <strong>com</strong>te N... qui lui aussi voulait épouser, il arriva que le marquis<strong>de</strong>l Dongo, ordinairement d'une avarice exécrable, vint à penser que ses ennemispourraient bien triompher <strong>de</strong> la misère <strong>de</strong> sa soeur. Quoi! une <strong>de</strong>l Dongo être réduite àvivre avec la pension que la cour <strong>de</strong> Vienne, dont il avait tant à se plaindre, accor<strong>de</strong>aux veuves <strong>de</strong> ses généraux!Il lui écrivit qu'un appartement et un traitement dignes <strong>de</strong> sa soeur l'attendaient auchâteau <strong>de</strong> Grianta. L'âme mobile <strong>de</strong> la <strong>com</strong>tesse embrassa avec enthousiasme l'idée<strong>de</strong> ce nouveau genre <strong>de</strong> vie; il y avait vingt ans qu'elle n'avait pas habité ce châteauvénérable s'élevant majestueusement au milieu <strong>de</strong>s vieux châtaigniers plantés dutemps <strong>de</strong>s Sforce. Là, se disait-elle, je trouverai le repos, et, à mon âge, n'est-ce pasle bonheur? (Comme elle avait trente et un ans elle se croyait arrivée au moment <strong>de</strong>la retraite.) Sur ce lac sublime où je suis née, m'attend enfin une vie heureuse etpaisible.Je ne sais si elle se trompait, mais ce qu'il y a <strong>de</strong> sûr c'est que cette âme passionnée,qui venait <strong>de</strong> refuser si lestement l'offre <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux immenses fortunes, apporta lebonheur au château <strong>de</strong> Grianta. Ses <strong>de</strong>ux nièces étaient folles <strong>de</strong> joie.-Tu m'as rendules beaux jours <strong>de</strong> la jeunesse, lui disait la marquise en l'embrassant; la veille <strong>de</strong> tonarrivée, j'avais cent ans. <strong>La</strong> <strong>com</strong>tesse se mit à revoir, avec Fabrice, tous ces lieuxenchanteurs voisins <strong>de</strong> Grianta, et si célébrés par les voyageurs: la villa Melzi <strong>de</strong>l'autre côté du lac, vis-à-vis le château, et qui lui sert <strong>de</strong> point <strong>de</strong> vue, au-<strong>de</strong>ssus lebois sacré <strong>de</strong>s Sfondrata, et le hardi promontoire qui sépare les <strong>de</strong>ux branches du lac,12


celle <strong>de</strong> Côme, si voluptueuse, et celle qui court vers Lecco, pleine <strong>de</strong> sévérité:aspects sublimes et gracieux, que le site le plus renommé du mon<strong>de</strong>, la baie <strong>de</strong>Naples, égale, mais ne surpasse point. C'était avec ravissement que la <strong>com</strong>tesseretrouvait les souvenirs <strong>de</strong> sa première jeunesse et les <strong>com</strong>parait à ses sensationsactuelles. Le lac <strong>de</strong> Côme, se disait-elle, n'est point environné, <strong>com</strong>me le lac <strong>de</strong>Genève, <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s pièces <strong>de</strong> terre bien closes et cultivées selon les meilleuresmétho<strong>de</strong>s, choses qui rappellent l'argent et la spéculation. Ici <strong>de</strong> tous côtés je vois <strong>de</strong>scollines d'inégales hauteurs couvertes <strong>de</strong> bouquets d'arbres plantés par le hasard, etque la main <strong>de</strong> l'homme n'a point encore gâtés et forcés à rendre du revenu. Au milieu<strong>de</strong> ces collines aux formes admirables et se précipitant vers le lac par <strong>de</strong>s pentes sisingulières, je puis gar<strong>de</strong>r toutes les illusions <strong>de</strong>s <strong>de</strong>scriptions du Tasse et <strong>de</strong> l'Arioste.Tout est noble et tendre, tout parle d'amour, rien ne rappelle les lai<strong>de</strong>urs <strong>de</strong> lacivilisation. Les villages situés à mi-côte sont cachés par <strong>de</strong> grands arbres, et au<strong>de</strong>ssus<strong>de</strong>s sommets <strong>de</strong>s arbres s'élève l'architecture charmante <strong>de</strong> leurs jolisclochers. Si quelque petit champ <strong>de</strong> cinquante pas <strong>de</strong> large vient interrompre <strong>de</strong>temps à autre les bouquets <strong>de</strong> châtaigniers et <strong>de</strong> cerisiers sauvages, l'oeil satisfait yvoit croître <strong>de</strong>s plantes plus vigoureuses et plus heureuses là qu'ailleurs. Par-<strong>de</strong>là cescollines, dont le faîte offre <strong>de</strong>s ermitages qu'on voudrait tous habiter, l'oeil étonnéaperçoit les pics <strong>de</strong>s Alpes, toujours couverts <strong>de</strong> neige, et leur austérité sévère luirappelle <strong>de</strong>s malheurs <strong>de</strong> la vie ce qu'il en faut pour accroître la volupté présente.L'imagination est touchée par le son lointain <strong>de</strong> la cloche <strong>de</strong> quelque petit village cachésous les arbres: ces sons portés sur les eaux qui les adoucissent prennent une teinte<strong>de</strong> douce mélancolie et <strong>de</strong> résignation, et semblent dire à l'homme: <strong>La</strong> vie s'enfuit, nete montre donc point si difficile envers le bonheur qui se présente, hâte-toi <strong>de</strong> jouir. Lelangage <strong>de</strong> ces lieux ravissants, et qui n'ont point <strong>de</strong> pareils au mon<strong>de</strong>, rendit à la<strong>com</strong>tesse son coeur <strong>de</strong> seize ans. Elle ne concevait pas <strong>com</strong>ment elle avait pu passertant d'années sans revoir le lac. Est-ce donc au <strong>com</strong>mencement <strong>de</strong> la vieillesse, sedisait-elle, que le bonheur se serait réfugié? Elle acheta une barque que Fabrice, lamarquise et elle ornèrent <strong>de</strong> leurs mains, car on manquait d'argent pour tout, aumilieu <strong>de</strong> l'état <strong>de</strong> maison le plus splendi<strong>de</strong>; <strong>de</strong>puis sa disgrâce le marquis <strong>de</strong>l Dongoavait redoublé <strong>de</strong> faste aristocratique. Par exemple, pour gagner dix pas <strong>de</strong> terrain surle lac, près <strong>de</strong> la fameuse allée <strong>de</strong> platanes, à côté <strong>de</strong> la Ca<strong>de</strong>nabia, il faisait construireune digue dont le <strong>de</strong>vis allait à quatre-vingt mille francs. À l'extrémité <strong>de</strong> la digue onvoyait s'élever, sur les <strong>de</strong>ssins du fameux marquis Cagnola, une chapelle bâtie toutentière en blocs <strong>de</strong> granit énormes, et, dans la chapelle, Marchesi, le sculpteur à lamo<strong>de</strong> <strong>de</strong> Milan, lui bâtissait un tombeau sur lequel <strong>de</strong>s bas-reliefs nombreux <strong>de</strong>vaientreprésenter les belles actions <strong>de</strong> ses ancêtres.Le frère aîné <strong>de</strong> Fabrice, le marchesine Ascagne, voulut se mettre <strong>de</strong>s promena<strong>de</strong>s <strong>de</strong>ces dames; mais sa tante jetait <strong>de</strong> l'eau sur ses cheveux poudrés, et avait tous lesjours quelque nouvelle niche à lancer à sa gravité. Enfin il délivra <strong>de</strong> l'aspect <strong>de</strong> sagrosse figure blafar<strong>de</strong> la joyeuse troupe qui n'osait rire en sa présence. On pensaitqu'il était l'espion du marquis son père, et il fallait ménager ce <strong>de</strong>spote sévère ettoujours furieux <strong>de</strong>puis sa démission forcée.Ascagne jura <strong>de</strong> se venger <strong>de</strong> Fabrice.Il y eut une tempête où l'on courut <strong>de</strong>s dangers; quoiqu'on eût infiniment peud'argent, on paya généreusement les <strong>de</strong>ux bateliers pour qu'ils ne dissent rien aumarquis, qui déjà témoignait beaucoup d'humeur <strong>de</strong> ce qu'on emmenait ses <strong>de</strong>uxfilles. On rencontra une secon<strong>de</strong> tempête; elles sont terribles et imprévues sur cebeau lac: <strong>de</strong>s rafales <strong>de</strong> vent sortent à l'improviste <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux gorges <strong>de</strong> montagnesplacées dans <strong>de</strong>s directions opposées et luttent sur les eaux. <strong>La</strong> <strong>com</strong>tesse voulutdébarquer au milieu <strong>de</strong> l'ouragan et <strong>de</strong>s coups <strong>de</strong> tonnerre; elle prétendait que, placée13


sur un rocher isolé au milieu du lac, et grand <strong>com</strong>me une petite chambre, elle auraitun spectacle singulier; elle se verrait assiégée <strong>de</strong> toutes parts par <strong>de</strong>s vaguesfurieuses, mais, en sautant <strong>de</strong> la barque, elle tomba dans l'eau. Fabrice se jeta aprèselle pour la sauver, et tous <strong>de</strong>ux furent entraînés assez loin. Sans doute il n'est pasbeau <strong>de</strong> se noyer, mais l'ennui, tout étonné, était banni du château féodal. <strong>La</strong><strong>com</strong>tesse s'était passionnée pour le caractère primitif et pour l'astrologie <strong>de</strong> l'abbéBlanès. Le peu d'argent qui lui restait après l'acquisition <strong>de</strong> la barque avait étéemployé à acheter un petit télescope <strong>de</strong> rencontre, et presque tous les soirs, avec sesnièces et Fabrice, elle allait s'établir sur la plate-forme d'une <strong>de</strong>s tours gothiques duchâteau. Fabrice était le savant <strong>de</strong> la troupe, et l'on passait là plusieurs heures fortgaiement, loin <strong>de</strong>s espions.Il faut avouer qu'il y avait <strong>de</strong>s journées où la <strong>com</strong>tesse n'adressait la parole àpersonne; on la voyait se promener sous les hauts châtaigniers, plongée dans <strong>de</strong>sombres rêveries; elle avait trop d'esprit pour ne pas sentir parfois l'ennui qu'il y a àne pas échanger ses idées. Mais le len<strong>de</strong>main elle riait <strong>com</strong>me la veille: c'étaient lesdoléances <strong>de</strong> la marquise, sa belle-soeur, qui produisaient ces impressions sombressur cette âme naturellement si agissante.- Passerons-nous donc ce qui nous reste <strong>de</strong> jeunesse dans ce triste château! s'écriaitla marquise.Avant l'arrivée <strong>de</strong> la <strong>com</strong>tesse, elle n'avait pas même le courage d'avoir <strong>de</strong> cesregrets.L'on vécut ainsi pendant l'hiver <strong>de</strong> 1814 à 1815. Deux fois, malgré sa pauvreté, la<strong>com</strong>tesse vint passer quelques jours à Milan; il s'agissait <strong>de</strong> voir un ballet sublime <strong>de</strong>Vigano, donné au théâtre <strong>de</strong> la Scala, et le marquis ne défendait point à sa femmed'ac<strong>com</strong>pagner sa belle-soeur. On allait toucher les quartiers <strong>de</strong> la petite pension, etc'était la pauvre veuve du général cisalpin qui prêtait quelques sequins à la richissimemarquise <strong>de</strong>l Dongo. Ces parties étaient charmantes; on invitait à dîner <strong>de</strong> vieux amis,et l'on se consolait en riant <strong>de</strong> tout, <strong>com</strong>me <strong>de</strong> vrais enfants. Cette gaieté italienne,pleine <strong>de</strong> brio et d'imprévu, faisait oublier la tristesse sombre que les regards dumarquis et <strong>de</strong> son fils aîné répandaient autour d'eux à Grianta. Fabrice à peine âgé <strong>de</strong>seize ans, représentait fort bien le chef <strong>de</strong> la maison.Le 7 mars 1815, les dames étaient <strong>de</strong> retour, <strong>de</strong>puis l'avant-veille, d'un charmant petitvoyage <strong>de</strong> Milan; elles se promenaient dans la belle allée <strong>de</strong> platanes récemmentprolongée sur l'extrême bord du lac. Une barque parut, venant du côté <strong>de</strong> Côme, et fit<strong>de</strong>s signes singuliers. Un agent du marquis sauta sur la digue: Napoléon venait <strong>de</strong>débarquer au golfe <strong>de</strong> Juan. L'Europe eut la bonhomie d'être surprise <strong>de</strong> cetévénement, qui ne surprit point le marquis <strong>de</strong>l Dongo; il écrivit à son souverain unelettre pleine d'effusion <strong>de</strong> coeur; il lui offrait ses talents et plusieurs millions, et luirépétait que ses ministres étaient <strong>de</strong>s jacobins d'accord avec les meneurs <strong>de</strong> Paris.Le 8 mars, à six heures du matin, le marquis, revêtu <strong>de</strong> ses insignes, se faisait dicter,par son fils aîné, le brouillon d'une troisième dépêche politique; il s'occupait avecgravité à la transcrire <strong>de</strong> sa belle écriture soignée, sur du papier portant en filigranel'effigie du souverain. Au même instant, Fabrice se faisait annoncer chez la <strong>com</strong>tessePietranera.- Je pars, lui dit-il, je vais rejoindre l'Empereur, qui est aussi roi d'Italie; il avait tantd'amitié pour ton mari! Je passe par la Suisse. Cette nuit, à Menagio, mon ami Vasi, le14


marchand <strong>de</strong> baromètres, m'a donné son passeport; maintenant donne-moi quelquesnapoléons, car je n'en ai que <strong>de</strong>ux à moi; mais s'il le faut, j'irai à pied.<strong>La</strong> <strong>com</strong>tesse pleurait <strong>de</strong> joie et d'angoisse.- Grand Dieu! pourquoi faut-il que cette idéete soit venue! s'écriait-elle en saisissant les mains <strong>de</strong> Fabrice.Elle se leva et alla prendre dans l'armoire au linge, où elle était soigneusementcachée, une petite bourse ornée <strong>de</strong> perles; c'était tout ce qu'elle possédait au mon<strong>de</strong>.- Prends, dit-elle à Fabrice; mais au nom <strong>de</strong> Dieu! ne te fais pas tuer. Que restera-t-ilà ta malheureuse mère et à moi, si tu nous manques? Quant au succès <strong>de</strong> Napoléon, ilest impossible, mon pauvre ami; nos messieurs sauront bien le faire périr. N'as-tu pasentendu, il y a huit jours, à Milan, l'histoire <strong>de</strong>s vingt-trois projets d'assassinat tous sibien <strong>com</strong>binés et auxquels il n'échappa que par miracle? et alors il était tout-puissant.Et tu as vu que ce n'est pas la volonté <strong>de</strong> le perdre qui manque à nos ennemis; laFrance n'était plus rien <strong>de</strong>puis son départ.C'était avec l'accent <strong>de</strong> l'émotion la plus vive que la <strong>com</strong>tesse parlait à Fabrice <strong>de</strong>sfutures <strong>de</strong>stinées <strong>de</strong> Napoléon. - En te permettant d'aller le rejoindre, je lui sacrifie ceque j'ai <strong>de</strong> plus cher au mon<strong>de</strong>, disait-elle. Les yeux <strong>de</strong> Fabrice se mouillèrent, ilrépandit <strong>de</strong>s larmes en embrassant la <strong>com</strong>tesse, mais sa résolution <strong>de</strong> partir ne futpas un instant ébranlée. Il expliquait avec effusion à cette amie si chère toutes lesraisons qui le déterminaient, et que nous prenons la liberté <strong>de</strong> trouver bien plaisantes.- Hier soir, il était six heures moins sept minutes, nous nous promenions, <strong>com</strong>me tusais, sur le bord du lac dans l'allée <strong>de</strong> platanes, au-<strong>de</strong>ssous <strong>de</strong> la Casa Sommariva, etnous marchions vers le sud. Là, pour la première fois, j'ai remarqué au loin le bateauqui venait <strong>de</strong> Côme, porteur d'une si gran<strong>de</strong> nouvelle. Comme je regardais ce bateausans songer à l'Empereur, et seulement enviant le sort <strong>de</strong> ceux qui peuvent voyager,tout à coup j'ai été saisi d'une émotion profon<strong>de</strong>. Le bateau a pris terre, l'agent a parlébas à mon père, qui a changé <strong>de</strong> couleur, et nous a pris à part pour nous annoncer laterrible nouvelle. Je me tournai vers le lac sans autre but que <strong>de</strong> cacher les larmes <strong>de</strong>joie dont mes yeux étaient inondés. Tout à coup, à une hauteur immense et à madroite j'ai vu un aigle, l'oiseau <strong>de</strong> Napoléon; il volait majestueusement se dirigeantvers la Suisse, et par conséquent vers Paris. Et moi aussi, me suis-je dit à l'instant, jetraverserai la Suisse avec la rapidité <strong>de</strong> l'aigle, et j'irai offrir à ce grand homme bienpeu <strong>de</strong> chose, mais enfin tout ce que je puis offrir, le secours <strong>de</strong> mon faible bras. Ilvoulut nous donner une patrie et il aima mon oncle. À l'instant, quand je voyais encorel'aigle, par un effet singulier mes larmes se sont taries; et la preuve que cette idéevient d'en haut, c'est qu'au même moment, sans discuter, j'ai pris ma résolution et j'aivu les moyens d'exécuter ce voyage. En un clin d'oeil toutes les tristesses qui, <strong>com</strong>metu sais, empoisonnent ma vie, surtout les dimanches, ont été <strong>com</strong>me enlevées par unsouffle divin. J'ai vu cette gran<strong>de</strong> image <strong>de</strong> l'Italie se relever <strong>de</strong> la fange où lesAllemands la retiennent plongée*; elle étendait ses bras meurtris et encore à <strong>de</strong>michargés <strong>de</strong> chaînes vers son roi et son libérateur. Et moi, me suis-je dit, fils encoreinconnu <strong>de</strong> cette mère malheureuse, je partirai, j'irai mourir ou vaincre avec cethomme marqué par le <strong>de</strong>stin, et qui voulut nous laver du mépris que nous jettentmême les plus esclaves et les plus vils parmi les habitants <strong>de</strong> l'Europe.- Tu sais, ajouta-t-il à voix basse en se rapprochant <strong>de</strong> la <strong>com</strong>tesse, et fixant sur elleses yeux d'où jaillissaient <strong>de</strong>s flammes, tu sais ce jeune marronnier que ma mère,l'hiver <strong>de</strong> ma naissance, planta elle-même au bord <strong>de</strong> la gran<strong>de</strong> fontaine dans notreforêt, à <strong>de</strong>ux lieues d'ici: avant <strong>de</strong> rien faire, j'ai voulu l'aller visiter. Le printemps n'estpas trop avancé, me disais-je: eh bien! si mon arbre a <strong>de</strong>s feuilles, ce sera un signe15


pour moi. Moi aussi je dois sortir <strong>de</strong> l'état <strong>de</strong> torpeur où je languis dans ce triste etfroid château. Ne trouves-tu pas que ces vieux murs noircis, symboles maintenant etautrefois moyens du <strong>de</strong>spotisme, sont une véritable image du triste hiver? ils sontpour moi ce que l'hiver est pour mon arbre.Le croirais-tu, Gina? hier soir à sept heures et <strong>de</strong>mie j'arrivais à mon marronnier; ilavait <strong>de</strong>s feuilles, <strong>de</strong> jolies petites feuilles déjà assez gran<strong>de</strong>s! Je les baisai sans leurfaire <strong>de</strong> mal. J'ai bêché la terre avec respect à l'entour <strong>de</strong> l'arbre chéri. Aussitôt,rempli d'un transport nouveau, j'ai traversé la montagne; je suis arrivé à Menagio: ilme fallait un passeport pour entrer en Suisse. Le temps avait volé, il était déjà uneheure du matin quand je me suis vu à la porte <strong>de</strong> Vasi. Je pensais <strong>de</strong>voir frapperlongtemps pour le réveiller; mais il était <strong>de</strong>bout avec trois <strong>de</strong> ses amis. À mon premiermot: " Tu vas rejoindre Napoléon! " s'est-il écrié, et il m'a sauté au cou. Les autresaussi m'ont embrassé avec transport. " Pourquoi suis-je marié! " disait l'un d'eux.Madame Pietranera était <strong>de</strong>venue pensive; elle crut <strong>de</strong>voir présenter quelquesobjections. Si Fabrice eût eu la moindre expérience, il eût bien vu que la <strong>com</strong>tesseelle-même ne croyait pas aux bonnes raisons qu'elle se hâtait <strong>de</strong> lui donner. Mais, àdéfaut d'expérience, il avait <strong>de</strong> la résolution; il ne daigna pas même écouter cesraisons. <strong>La</strong> <strong>com</strong>tesse se réduisit bientôt à obtenir <strong>de</strong> lui que du moins il fît part <strong>de</strong> sonprojet à sa mère.- Elle le dira à mes soeurs, et ces femmes me trahiront à leur insu! s'écria Fabriceavec une sorte <strong>de</strong> hauteur héroïque.- Parlez donc avec plus <strong>de</strong> respect, dit la <strong>com</strong>tesse souriant au milieu <strong>de</strong> ses larmes,du sexe qui fera votre fortune; car vous déplairez toujours aux hommes, vous aveztrop <strong>de</strong> feu pour les âmes prosaïques.<strong>La</strong> marquise fondit en larmes en apprenant l'étrange projet <strong>de</strong> son fils; elle n'ensentait pas l'héroïsme, et fit tout son possible pour le retenir. Quand elle futconvaincue que rien au mon<strong>de</strong>, excepté les murs d'une prison, ne pourrait l'empêcher<strong>de</strong> partir elle lui remit le peu d'argent qu'elle possédait; puis elle se souvint qu'elleavait <strong>de</strong>puis la veille huit ou dix petits diamants valant peut-être dix mille francs, quele marquis lui avait confiés pour les faire monter à Milan. Les soeurs <strong>de</strong> Fabriceentrèrent chez leur mère tandis que la <strong>com</strong>tesse cousait ces diamants dans l'habit <strong>de</strong>voyage <strong>de</strong> notre héros; il rendait à ces pauvres femmes leurs chétifs napoléons. Sessoeurs furent tellement enthousiasmées <strong>de</strong> son projet, elles l'embrassaient avec unejoie si bruyante qu'il prit à la main quelques diamants qui restaient encore à cacher, etvoulut partir sur-le-champ.- Vous me trahiriez à votre insu, dit-il à ses soeurs. Puisque j'ai tant d'argent, il estinutile d'emporter <strong>de</strong>s har<strong>de</strong>s; on en trouve partout. Il embrassa ces personnes qui luiétaient si chères, et partit à l'instant même sans vouloir rentrer dans sa chambre. Ilmarcha si vite, craignant toujours d'être poursuivi par <strong>de</strong>s gens à cheval, que le soirmême il entrait à Lugano. Grâce à Dieu, il était dans une ville suisse, et ne craignaitplus d'être violenté sur la route solitaire par <strong>de</strong>s gendarmes payés par son père. De celieu, il lui écrivit une belle lettre, faiblesse d'enfant qui donna <strong>de</strong> la consistance à lacolère du marquis. Fabrice prit la poste, passa le Saint-Gothard; son voyage futrapi<strong>de</strong>, et il entra en France par Pontarlier. L'Empereur était à Paris. Là <strong>com</strong>mencèrentles malheurs <strong>de</strong> Fabrice; il était parti dans la ferme intention <strong>de</strong> parler à l'Empereur:jamais il ne lui était venu à l'esprit que ce fût chose difficile. À Milan, dix fois par jour ilvoyait le prince Eugène et eût pu lui adresser la parole. À Paris, tous les matins, ilallait dans la cour du château <strong>de</strong>s Tuileries assister aux revues passées par Napoléon;16


n'avait nulle envie <strong>de</strong> faire fusiller un aussi joli garçon, et que d'ailleurs il payait bien,elle ne manquait pas <strong>de</strong> jeter au feu toutes ces lettres. Le soir, fort tard, elle daignaitvenir écouter les doléances du prisonnier; elle avait dit à son mari que le blanc-becavait <strong>de</strong> l'argent, sur quoi le pru<strong>de</strong>nt geôlier lui avait donné carte blanche. Elle usa <strong>de</strong>la permission et reçut quelques napoléons d'or, car l'adjudant n'avait enlevé que leschevaux, et l'officier <strong>de</strong> gendarmerie n'avait rien confisqué du tout. Une après-midi dumois <strong>de</strong> juin, Fabrice entendit une forte canonna<strong>de</strong> assez éloignée. On se battait doncenfin! son coeur bondissait d'impatience. Il entendit aussi beaucoup <strong>de</strong> bruit dans laville; en effet un grand mouvement s'opérait, trois divisions traversaient B... Quand,sur les onze heures du soir, la femme du geôlier vint partager ses peines, Fabrice futplus aimable encore que <strong>de</strong> coutume; puis lui prenant les mains:- Faites-moi sortir d'ici, je jurerai sur l'honneur <strong>de</strong> revenir dans la prison dès qu'onaura cessé <strong>de</strong> se battre.- Balivernes que tout cela! As-tu du quibus? Il parut inquiet, il ne <strong>com</strong>prenait pas lemot quibus. <strong>La</strong> geôlière, voyant ce mouvement, jugea que les eaux étaient basses, et,au lieu <strong>de</strong> parler <strong>de</strong> napoléons d'or <strong>com</strong>me elle l'avait résolu, elle ne parla plus que <strong>de</strong>francs.- Écoute, lui dit-elle, si tu peux donner une centaine <strong>de</strong> francs, je mettrai un doublenapoléon sur chacun <strong>de</strong>s yeux du caporal qui va venir relever la gar<strong>de</strong> pendant la nuit.Il ne pourra te voir partir <strong>de</strong> prison, et si son régiment doit filer dans la journée, ilacceptera.Le marché fut bientôt conclu. <strong>La</strong> geôlière consentit même à cacher Fabrice dans sachambre d'où il pourrait plus facilement s'éva<strong>de</strong>r le len<strong>de</strong>main matin.Le len<strong>de</strong>main, avant l'aube, cette femme tout attendrie dit à Fabrice:- Mon cher petit, tu es encore bien jeune pour faire ce vilain métier: crois-moi, n'yreviens plus.- Mais quoi! répétait Fabrice, il est donc criminel <strong>de</strong> vouloir défendre la patrie?- Suffit. Rappelle-toi toujours que je t'ai sauvé la vie; ton cas était net, tu aurais étéfusillé, mais ne le dis à personne, car tu nous ferais perdre notre place à mon mari età moi; surtout ne répète jamais ton mauvais conte d'un gentilhomme <strong>de</strong> Milan déguiséen marchand <strong>de</strong> baromètres, c'est trop bête. Écoute-moi bien, je vais te donner leshabits d'un hussard mort avant-hier dans la prison: n'ouvre la bouche que le moinspossible, mais enfin, si un maréchal <strong>de</strong>s logis ou un officier t'interroge <strong>de</strong> façon à teforcer <strong>de</strong> répondre, dis que tu es resté mala<strong>de</strong> chez un paysan qui t'a recueilli parcharité <strong>com</strong>me tu tremblais la fièvre dans un fossé <strong>de</strong> la route. Si l'on n'est passatisfait <strong>de</strong> cette réponse, ajoute que tu vas rejoindre ton régiment. On t'arrêterapeut-être à cause <strong>de</strong> ton accent: alors dis que tu es né en Piémont, que tu es unconscrit resté en France l'année passée, etc., etc.Pour la première fois, après trente-trois jours <strong>de</strong> fureur, Fabrice <strong>com</strong>prit le fin mot <strong>de</strong>tout ce qui lui arrivait. On le prenait pour un espion. Il raisonna avec la geôlière, qui,ce matin-là, était fort tendre, et enfin tandis qu'armée d'une aiguille elle rétrécissaitles habits du hussard, il raconta son histoire bien clairement à cette femme étonnée.Elle y crut un instant; il avait l'air si naïf, et il était si joli habillé en hussard!18


- Puisque tu as tant <strong>de</strong> bonne volonté pour te battre, lui dit-elle enfin à <strong>de</strong>mipersuadée, il fallait donc en arrivant à Paris t'engager dans un régiment. En payant àboire à un maréchal <strong>de</strong>s logis, ton affaire était faite! <strong>La</strong> geôlière ajouta beaucoup <strong>de</strong>bons avis pour l'avenir, et enfin, à la petite pointe du jour, mit Fabrice hors <strong>de</strong> chezelle, après lui avoir fait jurer cent et cent fois que jamais il ne prononcerait son nom,quoi qu'il pût arriver. Dès que Fabrice fut sorti <strong>de</strong> la petite ville, marchantgaillar<strong>de</strong>ment le sabre <strong>de</strong> hussard sous le bras, il lui vint un scrupule. Me voici, se ditil,avec l'habit et la feuille <strong>de</strong> route d'un hussard mort en prison, où l'avait conduit, diton,le vol d'une vache et <strong>de</strong> quelques couverts d'argent! j'ai pour ainsi dire succédé àson être... et cela sans le vouloir ni le prévoir en aucune manière! Gare la prison!... Leprésage est clair, j'aurai beaucoup à souffrir <strong>de</strong> la prison!Il n'y avait pas une heure que Fabrice avait quitté sa bienfaitrice, lorsque la pluie<strong>com</strong>mença à tomber avec une telle force qu'à peine le nouvel hussard pouvait-ilmarcher, embarrassé par <strong>de</strong>s bottes grossières qui n'étaient pas faites pour lui. Il fitrencontre d'un paysan monté sur un méchant cheval, il acheta le cheval ens'expliquant par signes; la geôlière lui avait re<strong>com</strong>mandé <strong>de</strong> parler le moins possible, àcause <strong>de</strong> son accent.Ce jour-là l'armée, qui venait <strong>de</strong> gagner la bataille <strong>de</strong> Ligny, était en pleine marche surBruxelles; on était à la veille <strong>de</strong> la bataille <strong>de</strong> Waterloo. Sur le midi, la pluie à versecontinuant toujours, Fabrice entendit le bruit du canon; ce bonheur lui fit oublier toutà fait les affreux moments <strong>de</strong> désespoir que venait <strong>de</strong> lui donner cette prison siinjuste. Il marcha jusqu'à la nuit très avancée, et <strong>com</strong>me il <strong>com</strong>mençait à avoirquelque bon sens, il alla prendre son logement dans une maison <strong>de</strong> paysan fortéloignée <strong>de</strong> la route. Ce paysan pleurait et prétendait qu'on lui avait tout pris; Fabricelui donna un écu, et il trouva <strong>de</strong> l'avoine. Mon cheval n'est pas beau, se dit Fabrice;mais qu'importe, il pourrait bien se trouver du goût <strong>de</strong> quelque adjudant, et il allacoucher à l'écurie à ses côtés. Une heure avant le jour, le len<strong>de</strong>main, Fabrice était surla route, et, à force <strong>de</strong> caresses, il était parvenu à faire prendre le trot à son cheval.Sur les cinq heures, il entendit la canonna<strong>de</strong>: c'étaient les préliminaires <strong>de</strong> Waterloo.Chapitre IIIFabrice trouva bientôt <strong>de</strong>s vivandières, et l'extrême reconnaissance qu'il avait pour lageôlière <strong>de</strong> B*** le porta à leur adresser la parole: il <strong>de</strong>manda à l'une d'elles où étaitle 4e régiment <strong>de</strong> hussards, auquel il appartenait.- Tu ferais tout aussi bien <strong>de</strong> ne pas tant te presser mon petit soldat, dit la cantinièretouchée par la pâleur et les beaux yeux <strong>de</strong> Fabrice. Tu n'as pas encore la poigne assezferme pour les coups <strong>de</strong> sabre qui vont se donner aujourd'hui. Encore si tu avais unfusil, je ne dis pas, tu pourrais lâcher ta balle tout <strong>com</strong>me un autre.Ce conseil déplut à Fabrice; mais il avait beau pousser son cheval, il ne pouvait allerplus vite que la charrette <strong>de</strong> la cantinière. De temps à autre le bruit du canon semblaitse rapprocher et les empêchait <strong>de</strong> s'entendre, car Fabrice était tellement hors <strong>de</strong> luid'enthousiasme et <strong>de</strong> bonheur, qu'il avait renoué la conversation. Chaque mot <strong>de</strong> lacantinière redoublait son bonheur en le lui faisant <strong>com</strong>prendre. À l'exception <strong>de</strong> sonvrai nom et <strong>de</strong> sa fuite <strong>de</strong> prison, il finit par tout dire à cette femme qui semblait sibonne. Elle était fort étonnée et ne <strong>com</strong>prenait rien du tout à ce que lui racontait cebeau jeune soldat.19


- Je vois le fin mot, s'écria-t-elle enfin d'un air <strong>de</strong> triomphe: vous êtes un jeunebourgeois amoureux <strong>de</strong> la femme <strong>de</strong> quelque capitaine du 4e <strong>de</strong> hussards. Votreamoureuse vous aura fait ca<strong>de</strong>au <strong>de</strong> l'uniforme que vous portez, et vous courez aprèselle. Vrai, <strong>com</strong>me Dieu est là-haut, vous n'avez jamais été soldat; mais, <strong>com</strong>me unbrave garçon que vous êtes, puisque votre régiment est au feu, vous voulez yparaître, et ne pas passer pour un capon.Fabrice convint <strong>de</strong> tout: c'était le seul moyen qu'il eût <strong>de</strong> recevoir <strong>de</strong> bons conseils.J'ignore toutes les façons d'agir <strong>de</strong> ces Français, se disait-il, et, si je ne suis pas guidépar quelqu'un, je parviendrai encore à me faire jeter en prison, et l'on me volera moncheval.- D'abord, mon petit, lui dit la cantinière, qui <strong>de</strong>venait <strong>de</strong> plus en plus son amie,conviens que tu n'as pas vingt et un ans: c'est tout le bout du mon<strong>de</strong> si tu en as dixsept.C'était la vérité, et Fabrice l'avoua <strong>de</strong> bonne grâce.- Ainsi, tu n'es pas même conscrit; c'est uniquement à cause <strong>de</strong>s beaux yeux <strong>de</strong> lamadame que tu vas te faire casser les os. Peste! elle n'est pas dégoûtée. Si tu asencore quelques-uns <strong>de</strong> ces jaunets qu'elle t'a remis, il faut primo que tu achètes unautre cheval; vois <strong>com</strong>me ta rosse dresse les oreilles quand le bruit du canon ronfled'un peu près; c'est là un cheval <strong>de</strong> paysan qui te fera tuer dès que tu seras en ligne.Cette fumée blanche, que tu vois là-bas par-<strong>de</strong>ssus la haie, ce sont <strong>de</strong>s feux <strong>de</strong>peloton, mon petit! Ainsi, prépare-toi à avoir une fameuse venette, quand tu vasentendre siffler les balles. Tu ferais aussi bien <strong>de</strong> manger un morceau tandis que tu enas encore le temps.Fabrice suivit ce conseil, et, présentant un napoléon à la vivandière, la pria <strong>de</strong> sepayer.- C'est pitié <strong>de</strong> le voir! s'écria cette femme; le pauvre petit ne sait pas seulementdépenser son argent! Tu mériterais bien qu'après avoir empoigné ton napoléon je fisseprendre son grand trot à Cocotte; du diable si ta rosse pourrait me suivre. Que feraistu,nigaud, en me voyant détaler? Apprends que, quand le brutal gron<strong>de</strong>, on nemontre jamais d'or. Tiens, lui dit-elle, voilà dix-huit francs cinquante centimes, et tondéjeuner te coûte trente sous. Maintenant, nous allons bientôt avoir <strong>de</strong>s chevaux àrevendre. Si la bête est petite, tu en donneras dix francs, et, dans tous les cas, jamaisplus <strong>de</strong> vingt francs, quand ce serait le cheval <strong>de</strong>s quatre fils Aymon.Le déjeuner fini, la vivandière, qui pérorait toujours, fut interrompue par une femmequi s'avançait à travers champs, et qui passa sur la route.- Holà, hé! lui cria cette femme; holà! Margot! ton 6e léger est sur la droite.- Il faut que je te quitte, mon petit, dit la vivandière à notre héros; mais en vérité tume fais pitié; j'ai <strong>de</strong> l'amitié pour toi, sacrédié! Tu ne sais rien <strong>de</strong> rien, tu vas te fairemoucher, <strong>com</strong>me Dieu est Dieu! Viens-t'en au 6e léger avec moi.- Je <strong>com</strong>prends bien que je ne sais rien, lui dit Fabrice, mais je veux me battre et suisrésolu d'aller là-bas vers cette fumée blanche.- Regar<strong>de</strong> <strong>com</strong>me ton cheval remue les oreilles! Dès qu'il sera là-bas, quelque peu <strong>de</strong>vigueur qu'il ait, il te forcera la main, il se mettra à galoper, et Dieu sait où il te20


mènera. Veux-tu m'en croire? Dès que tu seras avec les petits soldats, ramasse unfusil et une giberne, mets-toi à côté <strong>de</strong>s soldats et fais <strong>com</strong>me eux, exactement. Mais,mon Dieu, je parie que tu ne sais pas seulement déchirer une cartouche.Fabrice, fort piqué, avoua cependant à sa nouvelle amie qu'elle avait <strong>de</strong>viné juste.- Pauvre petit! il va être tué tout <strong>de</strong> suite; vrai <strong>com</strong>me Dieu! ça ne sera pas long. Ilfaut absolument que tu viennes avec moi, reprit la cantinière d'un air d'autorité.- Mais je veux me battre.- Tu te battras aussi; va, le 6e léger est un fameux, et aujourd'hui il y en a pour toutle mon<strong>de</strong>.- Mais serons-nous bientôt à votre régiment?- Dans un quart d'heure tout au plus.Re<strong>com</strong>mandé par cette brave femme, se dit Fabrice, mon ignorance <strong>de</strong> toutes chosesne me fera pas prendre pour un espion, et je pourrai me battre. À ce moment, le bruitdu canon redoubla, un coup n'attendait pas l'autre. C'est <strong>com</strong>me un chapelet, ditFabrice.- On <strong>com</strong>mence à distinguer les feux <strong>de</strong> peloton, dit la vivandière en donnant un coup<strong>de</strong> fouet à son petit cheval qui semblait tout animé par le feu.<strong>La</strong> cantinière tourna à droite et prit un chemin <strong>de</strong> traverse au milieu <strong>de</strong>s prairies; il yavait un pied <strong>de</strong> boue; la petite charrette fut sur le point d'y rester: Fabrice poussa àla roue. Son cheval tomba <strong>de</strong>ux fois; bientôt le chemin, moins rempli d'eau, ne futplus qu'un sentier au milieu du gazon. Fabrice n'avait pas fait cinq cents pas que sarosse s'arrêta tout court: c'était un cadavre, posé en travers du sentier, qui faisaithorreur au cheval et au cavalier.<strong>La</strong> figure <strong>de</strong> Fabrice, très pâle naturellement, prit une teinte verte fort prononcée: lacantinière, après avoir regardé le mort, dit, <strong>com</strong>me se parlant à elle-même: Ça n'estpas <strong>de</strong> notre division. Puis, levant les yeux sur notre héros, elle éclata <strong>de</strong> rire.- Ha! ha! mon petit! s'écria-t-elle, en voilà du nanan! Fabrice restait glacé. Ce qui lefrappait surtout c'était la saleté <strong>de</strong>s pieds <strong>de</strong> ce cadavre qui déjà était dépouillé <strong>de</strong> sessouliers, et auquel on n'avait laissé qu'un mauvais pantalon tout souillé <strong>de</strong> sang.- Approche, lui dit la cantinière; <strong>de</strong>scends <strong>de</strong> cheval; il faut que tu t'y accoutumes;tiens, s'écria-t-elle, il en a eu par la tête.Une balle, entrée à côté du nez, était sortie par la tempe opposée, et défigurait cecadavre d'une façon hi<strong>de</strong>use; il était resté avec un oeil ouvert.- Descends donc <strong>de</strong> cheval, petit, dit la cantinière, et donne-lui une poignée <strong>de</strong> mainpour voir s'il te la rendra.Sans hésiter, quoique prêt à rendre l'âme <strong>de</strong> dégoût, Fabrice se jeta à bas <strong>de</strong> chevalet prit la main du cadavre qu'il secoua ferme; puis il resta <strong>com</strong>me anéanti; il sentaitqu'il n'avait pas la force <strong>de</strong> remonter à cheval. Ce qui lui faisait horreur surtout c'étaitcet oeil ouvert.21


<strong>La</strong> vivandière va me croire un lâche, se disait-il avec amertume; mais il sentaitl'impossibilité <strong>de</strong> faire un mouvement: il serait tombé. Ce moment fut affreux; Fabricefut sur le point <strong>de</strong> se trouver mal tout à fait. <strong>La</strong> vivandière s'en aperçut, sautalestement à bas <strong>de</strong> sa petite voiture, et lui présenta, sans mot dire, un verre d'eau-<strong>de</strong>viequ'il avala d'un trait; il put remonter sur sa rosse, et continua la route sans direune parole. <strong>La</strong> vivandière le regardait <strong>de</strong> temps à autre du coin <strong>de</strong> l'oeil.- Tu te battras <strong>de</strong>main, mon petit, lui dit-elle enfin, aujourd'hui tu resteras avec moi.Tu vois bien qu'il faut que tu apprennes le métier <strong>de</strong> soldat.- Au contraire, je veux me battre tout <strong>de</strong> suite, s'écria notre héros d'un air sombre, quisembla <strong>de</strong> bon augure à la vivandière. Le bruit du canon redoublait et semblaits'approcher. Les coups <strong>com</strong>mençaient à former <strong>com</strong>me une basse continue; un coupn'était séparé du coup voisin par aucun intervalle, et sur cette basse continue, quirappelait le bruit d'un torrent lointain, on distinguait fort bien les feux <strong>de</strong> peloton.Dans ce moment la route s'enfonçait au milieu d'un bouquet <strong>de</strong> bois; la vivandière vittrois ou quatre soldats <strong>de</strong>s nôtres qui venaient à elle courant à toutes jambes; ellesauta lestement à bas <strong>de</strong> sa voiture et courut se cacher à quinze ou vingt pas duchemin. Elle se blottit dans un trou qui était resté au lieu où l'on venait d'arracher ungrand arbre. Donc, se dit Fabrice, je vais voir si je suis un lâche! Il s'arrêta auprès <strong>de</strong>la petite voiture abandonnée par la cantinière et tira son sabre. Les soldats ne firentpas attention à lui et passèrent en courant le long du bois, à gauche <strong>de</strong> la route.- Ce sont <strong>de</strong>s nôtres, dit tranquillement la vivandière en revenant tout essoufflée verssa petite voiture... Si ton cheval était capable <strong>de</strong> galoper, je te dirais: pousse en avantjusqu'au bout du bois, vois s'il y a quelqu'un dans la plaine. Fabrice ne se le fit pasdire <strong>de</strong>ux fois, il arracha une branche à un peuplier, l'effeuilla et se mit à battre soncheval à tour <strong>de</strong> bras; la rosse prit le galop un instant puis revint à son petit trotaccoutumé. <strong>La</strong> vivandière avait mis son cheval au galop:-Arrête-toi, donc, arrête!criait-elle à Fabrice. Bientôt tous les <strong>de</strong>ux furent hors du bois; en arrivant au bord <strong>de</strong>la plaine, ils entendirent un tapage effroyable, le canon et la mousqueterie tonnaient<strong>de</strong> tous les côtés, à droite, à gauche, <strong>de</strong>rrière. Et <strong>com</strong>me le bouquet <strong>de</strong> bois d'où ilssortaient occupait un tertre élevé <strong>de</strong> huit ou dix pieds au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> la plaine, ilsaperçurent assez bien un coin <strong>de</strong> la bataille; mais enfin il n'y avait personne dans lepré au-<strong>de</strong>là du bois. Ce pré était bordé, à mille pas <strong>de</strong> distance, par une longue rangée<strong>de</strong> saules, très touffus; au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong>s saules paraissait une fumée blanche quiquelquefois s'élevait dans le ciel en tournoyant.- Si je savais seulement où est le régiment! disait la cantinière embarrassée. Il ne fautpas traverser ce grand pré tout droit. À propos, toi, dit-elle à Fabrice, si tu vois unsoldat ennemi, pique-le avec la pointe <strong>de</strong> ton sabre, ne va pas t'amuser à le sabrer.À ce moment, la cantinière aperçut les quatre soldats dont nous venons <strong>de</strong> parler, ilsdébouchaient du bois dans la plaine à gauche <strong>de</strong> la route. L'un d'eux était à cheval.- Voilà ton affaire. dit-elle à Fabrice. Holà! ho! cria-t-elle à celui qui était à cheval,viens donc ici boire le verre d'eau-<strong>de</strong>-vie; les soldats s'approchèrent.- Où est le 6e léger? cria-t-elle.- Là-bas, à cinq minutes d'ici, en avant <strong>de</strong> ce canal qui est le long <strong>de</strong>s saules; mêmeque le colonel Macon vient d'être tué.22


- Veux-tu cinq francs <strong>de</strong> ton cheval, toi?- Cinq francs! tu ne plaisantes pas mal, petite mère, un cheval d'officier que je vaisvendre cinq napoléons avant un quart d'heure.- Donne-m'en un <strong>de</strong> tes napoléons, dit la vivandière à Fabrice. Puis s'approchant dusoldat à cheval: Descends vivement, lui dit-elle, voilà ton napoléon.Le soldat <strong>de</strong>scendit, Fabrice sauta en selle gaiement, la vivandière détachait le petitportemanteau qui était sur la rosse.- Ai<strong>de</strong>z-moi donc, vous autres! dit-elle aux soldats, c'est <strong>com</strong>me ça que vous laisseztravailler une dame!Mais à peine le cheval <strong>de</strong> prise sentit le portemanteau, qu'il se mit à se cabrer, etFabrice, qui montait fort bien, eut besoin <strong>de</strong> toute sa force pour le contenir.- Bon signe! dit la vivandière, le monsieur n'est pas accoutumé au chatouillement duportemanteau.- Un cheval <strong>de</strong> général, s'écriait le soldat qui l'avait vendu, un cheval qui vaut dixnapoléons <strong>com</strong>me un liard!-Voilà vingt francs, lui dit Fabrice, qui ne se sentait pas <strong>de</strong> joie <strong>de</strong> se trouver entre lesjambes un cheval qui eût du mouvement.À ce moment, un boulet donna dans la ligne <strong>de</strong> saules, qu'il prit <strong>de</strong> biais, et Fabriceeut le curieux spectacle <strong>de</strong> toutes ces petites branches volant <strong>de</strong> côté et d'autre<strong>com</strong>me rasées par un coup <strong>de</strong> faux.- Tiens, voilà le brutal qui s'avance, lui dit le soldat en prenant ses vingt francs. Ilpouvait être <strong>de</strong>ux heures.Fabrice était encore dans l'enchantement <strong>de</strong> ce spectacle curieux, lorsqu'une troupe <strong>de</strong>généraux, suivis d'une vingtaine <strong>de</strong> hussards, traversèrent au galop un <strong>de</strong>s angles <strong>de</strong>la vaste prairie au bord <strong>de</strong> laquelle il était arrêté: son cheval hennit, se cabra <strong>de</strong>ux outrois fois <strong>de</strong> suite, puis donna <strong>de</strong>s coups <strong>de</strong> tête violents contre la bri<strong>de</strong> qui le retenait.Hé bien, soit! se dit Fabrice.Le cheval laissé à lui-même partit ventre à terre et alla rejoindre l'escorte qui suivaitles généraux. Fabrice <strong>com</strong>pta quatre chapeaux bordés. Un quart d'heure après, parquelques mots que dit un hussard son voisin, Fabrice <strong>com</strong>prit qu'un <strong>de</strong> ces générauxétait le célèbre maréchal Ney. Son bonheur fut au <strong>com</strong>ble; toutefois il ne put <strong>de</strong>vinerlequel <strong>de</strong>s quatre généraux était le maréchal Ney; il eût donné tout au mon<strong>de</strong> pour lesavoir, mais il se rappela qu'il ne fallait pas parler. L'escorte s'arrêta pour passer unlarge fossé rempli d'eau par la pluie <strong>de</strong> la veille, il était bordé <strong>de</strong> grands arbres etterminait sur la gauche la prairie à l'entrée <strong>de</strong> laquelle Fabrice avait acheté le cheval.Presque tous les hussards avaient mis pied à terre; le bord du fossé était à pic et fortglissant, et l'eau se trouvait bien à trois ou quatre pieds en contrebas au-<strong>de</strong>ssous <strong>de</strong> laprairie. Fabrice, distrait par sa joie, songeait plus au maréchal Ney et à la gloire qu'àson cheval, lequel étant fort animé, sauta dans le canal; ce qui fit rejaillir l'eau à unehauteur considérable. Un <strong>de</strong>s généraux fut entièrement mouillé par la nappe d'eau, ets'écria en jurant: Au diable la f... bête! Fabrice se sentit profondément blessé <strong>de</strong> cette23


injure. Puis-je en <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r raison? se dit-il. En attendant, pour prouver qu'il n'étaitpas si gauche, il entreprit <strong>de</strong> faire monter à son cheval la rive opposée du fossé; maiselle était à pic et haute <strong>de</strong> cinq à six pieds. Il fallut y renoncer; alors il remonta lecourant, son cheval ayant <strong>de</strong> l'eau jusqu'à la tête, et enfin trouva une sorted'abreuvoir; par cette pente douce il gagna facilement le champ <strong>de</strong> l'autre côté ducanal. Il fut le premier homme <strong>de</strong> l'escorte qui y parut, il se mit à trotter fièrement lelong du bord: au fond du canal les hussards se démenaient, assez embarrassés <strong>de</strong> leurposition; car en beaucoup d'endroits l'eau avait cinq pieds <strong>de</strong> profon<strong>de</strong>ur. Deux outrois chevaux prirent peur et voulurent nager, ce qui fit un barbotement épouvantable.Un maréchal <strong>de</strong>s logis s'aperçut <strong>de</strong> la manoeuvre que venait <strong>de</strong> faire ce blanc-bec, quiavait l'air si peu militaire.- Remontez! il y a un abreuvoir à gauche! s'écria-t-il, et peu à peu tous passèrent.En arrivant sur l'autre rive, Fabrice y avait trouvé les généraux tout seuls; le bruit ducanon lui sembla redoubler; ce fut à peine s'il entendit le général, par lui si bienmouillé, qui criait à son oreille:- Où as-tu pris ce cheval?Fabrice était tellement troublé qu'il répondit en italien:-L'ho <strong>com</strong>prato poco fa. (Je viens <strong>de</strong> l'acheter à l'instant.)- Que dis-tu? lui cria le général.Mais le tapage <strong>de</strong>vint tellement fort en ce moment, que Fabrice ne put lui répondre.Nous avouerons que notre héros était fort peu héros en ce moment. Toutefois la peurne venait chez lui qu'en secon<strong>de</strong> ligne; il était surtout scandalisé <strong>de</strong> ce bruit qui luifaisait mal aux oreilles. L'escorte prit le galop; on traversait une gran<strong>de</strong> pièce <strong>de</strong> terrelabourée, située au-<strong>de</strong>là du canal, et ce champ était jonché <strong>de</strong> cadavres.- Les habits rouges! les habits rouges! criaient avec joie les hussards <strong>de</strong> l'escorte, etd'abord Fabrice ne <strong>com</strong>prenait pas; enfin il remarqua qu'en effet presque tous lescadavres étaient vêtus <strong>de</strong> rouge. Une circonstance lui donna un frisson d'horreur; ilremarqua que beaucoup <strong>de</strong> ces malheureux habits rouges vivaient encore, ils criaientévi<strong>de</strong>mment pour <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r du secours, et personne ne s'arrêtait pour leur en donner.Notre héros, fort humain, se donnait toutes les peines du mon<strong>de</strong> pour que son chevalne mît les pieds sur aucun habit rouge. L'escorte s'arrêta; Fabrice, qui ne faisait pasassez d'attention à son <strong>de</strong>voir <strong>de</strong> soldat, galopait toujours en regardant unmalheureux blessé.- Veux-tu bien t'arrêter, blanc-bec! lui cria le maréchal <strong>de</strong>s logis. Fabrice s'aperçutqu'il était à vingt pas sur la droite en avant <strong>de</strong>s généraux, et précisément du côté oùils regardaient avec leurs lorgnettes. En revenant se ranger à la queue <strong>de</strong>s autreshussards restés à quelques pas en arrière, il vit le plus gros <strong>de</strong> ces généraux quiparlait à son voisin, général aussi, d'un air d'autorité et presque <strong>de</strong> répriman<strong>de</strong>; iljurait. Fabrice ne put retenir sa curiosité; et, malgré le conseil <strong>de</strong> ne point parler, à luidonné par son amie la geôlière, il arrangea une petite phrase bien française, biencorrecte, et dit à son voisin:- Quel est-il ce général qui gourman<strong>de</strong> son voisin?- Pardi, c'est le maréchal!24


- Quel maréchal?- Le maréchal Ney, bêta! Ah çà! où as-tu servi jusqu'ici?Fabrice, quoique fort susceptible, ne songea point à se fâcher <strong>de</strong> l'injure; ilcontemplait, perdu dans une admiration enfantine, ce fameux prince <strong>de</strong> la Moskova, lebrave <strong>de</strong>s braves.Tout à coup on partit au grand galop. Quelques instants après, Fabrice vit, à vingt pasen avant, une terre labourée qui était remuée d'une façon singulière. Le fond <strong>de</strong>ssillons était plein d'eau, et la terre fort humi<strong>de</strong>, qui formait la crête <strong>de</strong> ces sillons,volait en petits fragments noirs lancés à trois ou quatre pieds <strong>de</strong> haut. Fabriceremarqua en passant cet effet singulier; puis sa pensée se remit à songer à la gloiredu maréchal. Il entendit un cri sec auprès <strong>de</strong> lui: c'étaient <strong>de</strong>ux hussards quitombaient atteints par <strong>de</strong>s boulets; et, lorsqu'il les regarda, ils étaient déjà à vingt pas<strong>de</strong> l'escorte. Ce qui lui sembla horrible, ce fut un cheval tout sanglant qui se débattaitsur la terre labourée, en engageant ses pieds dans ses propres entrailles; il voulaitsuivre les autres: le sang coulait dans la boue.Ah! m'y voilà donc enfin au feu! se dit-il. J'ai vu le feu! se répétait-il avec satisfaction.Me voici un vrai militaire. À ce moment, l'escorte allait ventre à terre, et notre héros<strong>com</strong>prit que c'étaient <strong>de</strong>s boulets qui faisaient voler la terre <strong>de</strong> toutes parts. Il avaitbeau regar<strong>de</strong>r du côté d'où venaient les boulets, il voyait la fumée blanche <strong>de</strong> labatterie à une distance énorme, et, au milieu du ronflement égal et continu produitpar les coups <strong>de</strong> canon, il lui semblait entendre <strong>de</strong>s décharges beaucoup plus voisines;il n'y <strong>com</strong>prenait rien du tout.À ce moment, les généraux et l'escorte <strong>de</strong>scendirent dans un petit chemin plein d'eau,qui était à cinq pieds en contre-bas.Le maréchal s'arrêta, et regarda <strong>de</strong> nouveau avec sa lorgnette. Fabrice, cette fois, putle voir tout à son aise; il le trouva très blond, avec une grosse tête rouge. Nousn'avons point <strong>de</strong>s figures <strong>com</strong>me celle-là en Italie, se dit-il. Jamais, moi qui suis sipâle et qui ai <strong>de</strong>s cheveux châtains, je ne serai <strong>com</strong>me ça, ajoutait-il avec tristesse.Pour lui ces paroles voulaient dire: Jamais je ne serai un héros. Il regarda leshussards; à l'exception d'un seul, tous avaient <strong>de</strong>s moustaches jaunes. Si Fabriceregardait les hussards <strong>de</strong> l'escorte, tous le regardaient aussi. Ce regard le fit rougir,et, pour finir son embarras, il tourna la tête vers l'ennemi. C'étaient <strong>de</strong>s lignes fortétendues d'hommes rouges; mais, ce qui l'étonna fort, ces hommes lui semblaienttout petits. Leurs longues files, qui étaient <strong>de</strong>s régiments ou <strong>de</strong>s divisions, ne luiparaissaient pas plus hautes que <strong>de</strong>s haies. Une ligne <strong>de</strong> cavaliers rouges trottait pourse rapprocher du chemin en contre-bas que le maréchal et l'escorte s'étaient mis àsuivre au petit pas, pataugeant dans la boue. <strong>La</strong> fumée empêchait <strong>de</strong> rien distinguerdu côté vers lequel on s'avançait; l'on voyait quelquefois <strong>de</strong>s hommes au galop sedétacher sur cette fumée blanche.Tout à coup, du côté <strong>de</strong> l'ennemi, Fabrice vit quatre hommes qui arrivaient ventre àterre. Ah! nous sommes attaqués, se dit-il; puis il vit <strong>de</strong>ux <strong>de</strong> ces hommes parler aumaréchal. Un <strong>de</strong>s généraux <strong>de</strong> la suite <strong>de</strong> ce <strong>de</strong>rnier partit au galop du côté <strong>de</strong>l'ennemi, suivi <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux hussards <strong>de</strong> l'escorte et <strong>de</strong>s quatre hommes qui venaientd'arriver. Après un petit canal que tout le mon<strong>de</strong> passa, Fabrice se trouva à côté d'unmaréchal <strong>de</strong>s logis qui avait l'air fort bon enfant. Il faut que je parle à celui-là, se ditil,peut-être ils cesseront <strong>de</strong> me regar<strong>de</strong>r. Il médita longtemps.25


- Monsieur, c'est la première fois que j'assiste à la bataille, dit-il enfin au maréchal <strong>de</strong>slogis; mais ceci est-il une véritable bataille?- Un peu. Mais vous, qui êtes-vous?- Je suis le frère <strong>de</strong> la femme d'un capitaine.- Et <strong>com</strong>ment l'appelez-vous, ce capitaine?Notre héros fut terriblement embarrassé; il n'avait point prévu cette question. Parbonheur, le maréchal et l'escorte repartaient au galop. Quel nom français dirai-je?pensait-il. Enfin il se rappela le nom du maître d'hôtel où il avait logé à Paris; ilrapprocha son cheval <strong>de</strong> celui du maréchal <strong>de</strong>s logis, et lui cria <strong>de</strong> toutes ses forces:- Le capitaine Meunier! L'autre, entendant mal à cause du roulement du canon, luirépondit:-Ah! le capitaine Teulier? Eh bien! il a été tué. Bravo! se dit Fabrice. Lecapitaine Teulier; il faut faire l'affligé.- Ah, mon Dieu! cria-t-il; et il prit une minepiteuse. On était sorti du chemin en contre-bas, on traversait un petit pré, on allaitventre à terre, les boulets arrivaient <strong>de</strong> nouveau, le maréchal se porta vers unedivision <strong>de</strong> cavalerie. L'escorte se trouvait au milieu <strong>de</strong> cadavres et <strong>de</strong> blessés; maisce spectacle ne faisait déjà plus autant d'impression sur notre héros; il avait autrechose à penser.Pendant que l'escorte était arrêtée, il aperçut la petite voiture d'une cantinière, et satendresse pour ce corps respectable l'emportant sur tout, il partit au galop pour larejoindre.- Restez donc, s...! lui cria le maréchal <strong>de</strong>s logis.Que peut-il me faire ici? pensa Fabrice et il continua <strong>de</strong> galoper vers la cantinière. Endonnant <strong>de</strong> l'éperon à son cheval, il avait eu quelque espoir que c'était sa bonnecantinière du matin; les chevaux et les petites charrettes se ressemblaient fort, maisla propriétaire était tout autre, et notre héros lui trouva l'air fort méchant. Comme ill'abordait, Fabrice l'entendit qui disait: Il était pourtant bien bel homme! Un fort vilainspectacle attendait là le nouveau soldat; on coupait la cuisse à un cuirassier, beaujeune homme <strong>de</strong> cinq pieds dix pouces. Fabrice ferma les yeux et but coup sur coupquatre verres d'eau-<strong>de</strong>-vie.- Comme tu y vas, gringalet! s'écria la cantinière. L'eau-<strong>de</strong>-vie lui donna une idée: ilfaut que j'achète la bienveillance <strong>de</strong> mes camara<strong>de</strong>s les hussards <strong>de</strong> l'escorte.- Donnez-moi le reste <strong>de</strong> la bouteille, dit-il à la vivandière.- Mais sais-tu, répondit-elle, que ce reste-là coûte dix francs, un jour <strong>com</strong>meaujourd'hui?Comme il regagnait l'escorte au galop:- Ah! tu nous rapportes la goutte! s'écria le maréchal <strong>de</strong>s logis, c'est pour ça que tudésertais? Donne.<strong>La</strong> bouteille circula; le <strong>de</strong>rnier qui la prit la jeta en l'air après avoir bu. - Merci,camara<strong>de</strong>! cria-t-il à Fabrice. Tous les yeux le regardèrent avec bienveillance. Ces26


egards ôtèrent un poids <strong>de</strong> cent livres <strong>de</strong> <strong>de</strong>ssus le coeur <strong>de</strong> Fabrice: c'était un <strong>de</strong> cescoeurs <strong>de</strong> fabrique trop fine qui ont besoin <strong>de</strong> l'amitié <strong>de</strong> ce qui les entoure. Enfin iln'était plus mal vu <strong>de</strong> ses <strong>com</strong>pagnons, il y avait liaison entre eux! Fabrice respiraprofondément, puis d'une voix libre, il dit au maréchal <strong>de</strong>s logis:- Et si le capitaine Teulier a été tué, où pourrais-je rejoindre ma soeur? Il se croyait unpetit Machiavel, <strong>de</strong> dire si bien Teulier au lieu <strong>de</strong> Meunier.- C'est ce que vous saurez ce soir, lui répondit le maréchal <strong>de</strong>s logis.L'escorte repartit et se porta vers <strong>de</strong>s divisions d'infanterie. Fabrice se sentait tout àfait enivré; il avait bu trop d'eau-<strong>de</strong>-vie, il roulait un peu sur sa selle: il se souvint fortà propos d'un mot que répétait le cocher <strong>de</strong> sa mère: Quand on a levé le cou<strong>de</strong>, il fautregar<strong>de</strong>r entre les oreilles <strong>de</strong> son cheval, et faire <strong>com</strong>me fait le voisin. Le maréchals'arrêta longtemps auprès <strong>de</strong> plusieurs corps <strong>de</strong> cavalerie qu'il fit charger; maispendant une heure ou <strong>de</strong>ux notre héros n'eut guère la conscience <strong>de</strong> ce qui se passaitautour <strong>de</strong> lui. Il se sentait fort las, et quand son cheval galopait il retombait sur laselle <strong>com</strong>me un morceau <strong>de</strong> plomb.Tout à coup le maréchal <strong>de</strong>s logis cria à ses hommes:- Vous ne voyez donc pas l'Empereur, s...! Sur-le-champ l'escorte cria vivel'Empereur! à tue-tête. On peut penser si notre héros regarda <strong>de</strong> tous ses yeux, maisil ne vit que <strong>de</strong>s généraux qui galopaient, suivis, eux aussi, d'une escorte. Les longuescrinières pendantes que portaient à leurs casques les dragons <strong>de</strong> la suitel'empêchèrent <strong>de</strong> distinguer les figures. Ainsi, je n'ai pu voir l'Empereur sur un champ<strong>de</strong> bataille, à cause <strong>de</strong> ces maudits verres d'eau-<strong>de</strong>-vie! Cette réflexion le réveilla toutà fait.On re<strong>de</strong>scendit dans un chemin rempli d'eau, les chevaux voulurent boire.- C'est donc l'Empereur qui a passé là? dit-il à son voisin.Eh! certainement, celui qui n'avait pas d'habit brodé. Comment ne l'avez-vous pas vu?lui répondit le camara<strong>de</strong> avec bienveillance. Fabrice eut gran<strong>de</strong> envie <strong>de</strong> galoper aprèsl'escorte <strong>de</strong> l'Empereur et <strong>de</strong> s'y incorporer. Quel bonheur <strong>de</strong> faire réellement la guerreà la suite <strong>de</strong> ce héros! C'était pour cela qu'il était venu en France. J'en suisparfaitement le maître, se dit-il, car enfin je n'ai d'autre raison pour faire le serviceque je fais, que la volonté <strong>de</strong> mon cheval qui s'est mis à galoper pour suivre cesgénéraux.Ce qui détermina Fabrice à rester, c'est que les hussards ses nouveaux camara<strong>de</strong>s luifaisaient bonne mine; il <strong>com</strong>mençait à se croire l'ami intime <strong>de</strong> tous les soldats aveclesquels il galopait <strong>de</strong>puis quelques heures. Il voyait entre eux et lui cette noble amitié<strong>de</strong>s héros du Tasse et <strong>de</strong> l'Arioste. S'il se joignait à l'escorte <strong>de</strong> l'Empereur, il y auraitune nouvelle connaissance à faire; peut-être même on lui ferait la mine car ces autrescavaliers étaient <strong>de</strong>s dragons et lui portait l'uniforme <strong>de</strong> hussard ainsi que tout ce quisuivait le maréchal. <strong>La</strong> façon dont on le regardait maintenant mit notre héros au<strong>com</strong>ble du bonheur; il eût fait tout au mon<strong>de</strong> pour ses camara<strong>de</strong>s; son âme et sonesprit étaient dans les nues. Tout lui semblait avoir changé <strong>de</strong> face <strong>de</strong>puis qu'il étaitavec <strong>de</strong>s amis, il mourait d'envie <strong>de</strong> faire <strong>de</strong>s questions. Mais je suis encore un peuivre, se dit-il, il faut que je me souvienne <strong>de</strong> la geôlière. Il remarqua en sortant duchemin creux que l'escorte n'était plus avec le maréchal Ney; le général qu'ilssuivaient était grand, mince, et avait la figure sèche et l'oeil terrible.27


Ce général n'était autre que le <strong>com</strong>te d'A..., le lieutenant Robert du 15 mai 1796. Quelbonheur il eût trouvé à voir Fabrice <strong>de</strong>l Dongo.Il y avait déjà longtemps que Fabrice n'apercevait plus la terre volant en miettesnoires sous l'action <strong>de</strong>s boulets; on arriva <strong>de</strong>rrière un régiment <strong>de</strong> cuirassiers, ilentendit distinctement les biscaïens frapper sur les cuirasses et il vit tomber plusieurshommes.Le soleil était déjà fort bas, et il allait se coucher lorsque l'escorte, sortant d'un chemincreux, monta une petite pente <strong>de</strong> trois ou quatre pieds pour entrer dans une terrelabourée. Fabrice entendit un petit bruit singulier tout près <strong>de</strong> lui: il tourna la tête,quatre hommes étaient tombés avec leurs chevaux; le général lui-même avait étérenversé, mais il se relevait tout couvert <strong>de</strong> sang. Fabrice regardait les hussards jetéspar terre: trois faisaient encore quelques mouvements convulsifs, le quatrième criait:Tirez-moi <strong>de</strong> <strong>de</strong>ssous. Le maréchal <strong>de</strong>s logis et <strong>de</strong>ux ou trois hommes avaient mis piedà terre pour secourir le général qui, s'appuyant sur son ai<strong>de</strong> <strong>de</strong> camp, essayait <strong>de</strong> fairequelques pas; il cherchait à s'éloigner <strong>de</strong> son cheval qui se débattait renversé parterre et lançait <strong>de</strong>s coups <strong>de</strong> pied furibonds.Le maréchal <strong>de</strong>s logis s'approcha <strong>de</strong> Fabrice. À ce moment notre héros entendit dire<strong>de</strong>rrière lui et tout près <strong>de</strong> son oreille: C'est le seul qui puisse encore galoper. Il sesentit saisir les pieds; on les élevait en même temps qu'on lui soutenait le corps par<strong>de</strong>ssousles bras; on le fit passer par-<strong>de</strong>ssus la croupe <strong>de</strong> son cheval, puis on le laissaglisser jusqu'à terre, où il tomba assis.L'ai<strong>de</strong> <strong>de</strong> camp prit le cheval <strong>de</strong> Fabrice par la bri<strong>de</strong>; le général, aidé par le maréchal<strong>de</strong>s logis, monta et partit au galop; il fut suivi rapi<strong>de</strong>ment par les six hommes quirestaient. Fabrice se releva furieux, et se mit à courir après eux en criant: <strong>La</strong>dri! ladri!(voleurs! voleurs!). Il était plaisant <strong>de</strong> courir après <strong>de</strong>s voleurs au milieu d'un champ<strong>de</strong> bataille.L'escorte et le général, <strong>com</strong>te d'A..., disparurent bientôt <strong>de</strong>rrière une rangée <strong>de</strong>saules. Fabrice, ivre <strong>de</strong> colère, arriva aussi à cette ligne <strong>de</strong> saules; il se trouva toutcontre un canal fort profond qu'il traversa. Puis, arrivé <strong>de</strong> l'autre côté, il se remit àjurer en apercevant <strong>de</strong> nouveau, mais à une très gran<strong>de</strong> distance, le général etl'escorte qui se perdaient dans les arbres. Voleurs! voleurs! criait-il maintenant enfrançais. Désespéré, bien moins <strong>de</strong> la perte <strong>de</strong> son cheval que <strong>de</strong> la trahison, il selaissa tomber au bord du fossé, fatigué et mourant <strong>de</strong> faim. Si son beau cheval lui eûtété enlevé par l'ennemi, il n'y eût pas songé; mais se voir trahir et voler par cemaréchal <strong>de</strong>s logis qu'il aimait tant et par ces hussards qu'il regardait <strong>com</strong>me <strong>de</strong>sfrères! c'est ce qui lui brisait le coeur. Il ne pouvait se consoler <strong>de</strong> tant d'infamie, et, ledos appuyé contre un saule, il se mit à pleurer à chau<strong>de</strong>s larmes. Il défaisait un à untous ses beaux rêves d'amitié chevaleresque et sublime, <strong>com</strong>me celle <strong>de</strong>s héros <strong>de</strong> laJérusalem délivrée. Voir arriver la mort n'était rien, entouré d'âmes héroïques ettendres, <strong>de</strong> nobles amis qui vous serrent la main au moment du <strong>de</strong>rnier soupir! maisgar<strong>de</strong>r son enthousiasme, entouré <strong>de</strong> vils fripons!!! Fabrice exagérait <strong>com</strong>me touthomme indigné. Au bout d'un quart d'heure d'attendrissement, il remarqua que lesboulets <strong>com</strong>mençaient à arriver jusqu'à la rangée d'arbres à l'ombre <strong>de</strong>squels ilméditait. Il se leva et chercha à s'orienter. Il regardait ces prairies bordées par unlarge canal et la rangée <strong>de</strong> saules touffus: il crut se reconnaître. Il aperçut un corpsd'infanterie qui passait le fossé et entrait dans les prairies, à un quart <strong>de</strong> lieue en28


avant <strong>de</strong> lui. J'allais m'endormir, se dit-il; il s'agit <strong>de</strong> n'être pas prisonnier; et il se mità marcher très vite. En avançant il fut rassuré, il reconnut l'uniforme, les régimentspar lesquels il craignait d'être coupé étaient français. Il obliqua à droite pour lesrejoindre.Après la douleur morale d'avoir été si indignement trahi et volé, il en était une autrequi, à chaque instant, se faisait sentir plus vivement: il mourait <strong>de</strong> faim. Ce fut doncavec une joie extrême qu'après avoir marché, ou plutôt couru pendant dix minutes, ils'aperçut que le corps d'infanterie, qui allait très vite aussi, s'arrêtait <strong>com</strong>me pourprendre position. Quelques minutes plus tard, il se trouvait au milieu <strong>de</strong>s premierssoldats.- Camara<strong>de</strong>s, pourriez-vous me vendre un morceau <strong>de</strong> pain?- Tiens, cet autre qui nous prend pour <strong>de</strong>s boulangers!Ce mot dur et le ricanement général qui le suivit accablèrent Fabrice. <strong>La</strong> guerre n'étaitdonc plus ce noble et <strong>com</strong>mun élan d'âmes amantes <strong>de</strong> la gloire qu'il s'était figuréd'après les proclamations <strong>de</strong> Napoléon! Il s'assit, ou plutôt se laissa tomber sur legazon; il <strong>de</strong>vint très pâle. Le soldat qui lui avait parlé, et qui s'était arrêté à dix paspour nettoyer la batterie <strong>de</strong> son fusil avec son mouchoir, s'approcha et lui jeta unmorceau <strong>de</strong> pain, puis, voyant qu'il ne le ramassait pas, le soldat lui mit un morceau<strong>de</strong> ce pain dans la bouche. Fabrice ouvrit les yeux, et mangea ce pain sans avoir laforce <strong>de</strong> parler. Quand enfin il chercha <strong>de</strong>s yeux le soldat pour le payer, il se trouvaseul, les soldats les plus voisins <strong>de</strong> lui étaient éloignés <strong>de</strong> cent pas et marchaient. Il seleva machinalement et les suivit. Il entra dans un bois; il allait tomber <strong>de</strong> fatigue etcherchait déjà <strong>de</strong> l'oeil une place <strong>com</strong>mo<strong>de</strong>; mais quelle ne fut pas sa joie enreconnaissant d'abord le cheval, puis la voiture, et enfin la cantinière du matin! Elleaccourut à lui et fut effrayée <strong>de</strong> sa mine.* Marche encore, mon petit, lui dit-elle; tu es donc blessé? et ton beau cheval? Enparlant ainsi elle le conduisait vers sa voiture, où elle le fit monter, en le soutenantpar-<strong>de</strong>ssous les bras. À peine dans la voiture, notre héros, excédé <strong>de</strong> fatigue,s'endormit profondément.Chapitre IVRien ne put le réveiller, ni les coups <strong>de</strong> fusil tirés fort près <strong>de</strong> la petite charrette, ni letrot du cheval que la cantinière fouettait à tour <strong>de</strong> bras. Le régiment attaqué àl'improviste par <strong>de</strong>s nuées <strong>de</strong> cavalerie prussienne, après avoir cru à la victoire toutela journée, battait en retraite, ou plutôt s'enfuyait du côté <strong>de</strong> la France.Le colonel, beau jeune homme, bien ficelé, qui venait <strong>de</strong> succé<strong>de</strong>r à Macon, fut sabré;le chef <strong>de</strong> bataillon qui le remplaça dans le <strong>com</strong>man<strong>de</strong>ment, vieillard à cheveuxblancs, fit faire halte au régiment.-F...! dit-il aux soldats, du temps <strong>de</strong> la république onattendait pour filer d'y être forcé par l'ennemi... Défen<strong>de</strong>z chaque pouce <strong>de</strong> terrain etfaites-vous tuer, s'écriait-il en jurant; c'est maintenant le sol <strong>de</strong> la patrie que cesPrussiens veulent envahir!<strong>La</strong> petite charrette s'arrêta, Fabrice se réveilla tout à coup. Le soleil était couché<strong>de</strong>puis longtemps; il fut tout étonné <strong>de</strong> voir qu'il était presque nuit. Les soldatscouraient <strong>de</strong> côté et d'autre dans une confusion qui surprit fort notre héros; il trouvaqu'ils avaient l'air penaud.29


- Qu'est-ce donc? dit-il à la cantinière.- Rien du tout. C'est que nous sommes flambés, mon petit; c'est la cavalerie <strong>de</strong>sPrussiens qui nous sabre, rien que ça. Le bêta <strong>de</strong> général a d'abord cru que c'était lanôtre. Allons, vivement, ai<strong>de</strong>-moi à réparer le trait <strong>de</strong> Cocotte qui s'est cassé.Quelques coups <strong>de</strong> fusil partirent à dix pas <strong>de</strong> distance: notre héros, frais et dispos, sedit: Mais réellement, pendant toute la journée, je ne me suis pas battu, j'ai seulementescorté un général.-Il faut que je me batte, dit-il à la cantinière.- Sois tranquille, tu te battras, et plus que tu ne voudras! Nous sommes perdus!- Aubry, mon garçon, cria-t-elle à un caporal qui passait, regar<strong>de</strong> toujours <strong>de</strong> temps àautre où en est la petite voiture.- Vous allez vous battre? dit Fabrice à Aubry.- Non, je vais mettre mes escarpins pour aller à la danse!- Je vous suis.- Je te re<strong>com</strong>man<strong>de</strong> le petit hussard, cria la cantinière, le jeune bourgeois a du coeur.Le caporal Aubry marchait sans mot dire. Huit ou dix soldats le rejoignirent encourant, il les conduisit <strong>de</strong>rrière un gros chêne entouré <strong>de</strong> ronces. Arrivé là il les plaçaau bord du bois, toujours sans mot dire, sur une ligne fort étendue; chacun était aumoins à dix pas <strong>de</strong> son voisin.- Ah çà! vous autres dit le caporal, et c'était la première fois qu'il parlait, n'allez pasfaire feu avant l'ordre, songez que vous n'avez plus que trois cartouches.Mais que se passe-t-il donc? se <strong>de</strong>mandait Fabrice. Enfin, quand il se trouva seul avecle caporal, il lui dit:- Je n'ai pas <strong>de</strong> fusil.- Tais-toi d'abord! Avance-toi là, à cinquante pas en avant du bois, tu trouverasquelqu'un <strong>de</strong>s pauvres soldats du régiment qui viennent d'être sabrés; tu lui prendrassa giberne et son fusil. Ne va pas dépouiller un blessé, au moins; prends le fusil et lagiberne d'un qui soit bien mort, et dépêche-toi, pour ne pas recevoir les coups <strong>de</strong> fusil<strong>de</strong> nos gens. Fabrice partit en courant et revint bien vite avec un fusil et une giberne.- Charge ton fusil et mets-toi là <strong>de</strong>rrière cet arbre, et surtout ne va pas tirer avantl'ordre que je t'en donnerai... Dieu <strong>de</strong> Dieu! dit le caporal en s'interrompant, il ne saitpas même charger son arme!... Il aida Fabrice en continuant son discours. Si uncavalier ennemi galope sur toi pour te sabrer, tourne autour <strong>de</strong> ton arbre et ne lâcheton coup qu'à bout portant quand ton cavalier sera à trois pas <strong>de</strong> toi; il faut presqueque ta baïonnette touche son uniforme.- Jette donc ton grand sabre, s'écria le caporal, veux-tu qu'il te fasse tomber, nom <strong>de</strong>D...! Quels soldats on nous donne maintenant! En parlant ainsi, il prit lui-même lesabre qu'il jeta au loin avec colère.30


- Toi, essuie la pierre <strong>de</strong> ton fusil avec ton mouchoir. Mais as-tu jamais tiré un coup <strong>de</strong>fusil?- Je suis chasseur.- Dieu soit loué! reprit le caporal avec un gros soupir. Surtout ne tire pas avant l'ordreque je te donnerai; et il s'en alla.Fabrice était tout joyeux. Enfin je vais me battre réellement, se disait-il, tuer unennemi! Ce matin ils nous envoyaient <strong>de</strong>s boulets, et moi je ne faisais rien quem'exposer à être tué; métier <strong>de</strong> dupe. Il regardait <strong>de</strong> tous côtés avec une extrêmecuriosité. Au bout d'un moment, il entendit partir sept à huit coups <strong>de</strong> fusil tout près<strong>de</strong> lui. Mais, ne recevant point l'ordre <strong>de</strong> tirer, il se tenait tranquille <strong>de</strong>rrière son arbre.Il était presque nuit; il lui semblait être à l'espère, à la chasse <strong>de</strong> l'ours, dans lamontagne <strong>de</strong> la Tramezzina, au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> Grianta. Il lui vint une idée <strong>de</strong> chasseur; ilprit une cartouche dans sa giberne et en détacha la balle: si je le vois, dit-il, il ne fautpas que je le manque et il fit couler cette secon<strong>de</strong> balle dans le canon <strong>de</strong> son fusil. Ilentendit tirer <strong>de</strong>ux coups <strong>de</strong> feu tout à côté <strong>de</strong> son arbre; en même temps il vit uncavalier vêtu <strong>de</strong> bleu qui passait au galop <strong>de</strong>vant lui, se dirigeant <strong>de</strong> sa droite à sagauche. Il n'est pas à trois pas, se dit-il, mais à cette distance je suis sûr <strong>de</strong> moncoup, il suivit bien le cavalier du bout <strong>de</strong> son fusil et enfin pressa la détente; lecavalier tomba avec son cheval. Notre héros se croyait à la chasse: il courut toutjoyeux sur la pièce qu'il venait d'abattre. Il touchait déjà l'homme qui lui semblaitmourant, lorsque, avec une rapidité incroyable <strong>de</strong>ux cavaliers prussiens arrivèrent surlui pour le sabrer. Fabrice se sauva à toutes jambes vers le bois; pour mieux courir iljeta son fusil. Les cavaliers prussiens n'étaient plus qu'à trois pas <strong>de</strong> lui lorsqu'ilatteignit une nouvelle plantation <strong>de</strong> petits chênes gros <strong>com</strong>me le bras et bien droitsqui bordaient le bois. Ces petits chênes arrêtèrent un instant les cavaliers, mais ilspassèrent et se remirent à poursuivre Fabrice dans une clairière. De nouveau ilsétaient près <strong>de</strong> l'atteindre, lorsqu'il se glissa entre sept à huit gros arbres. À cemoment, il eut presque la figure brûlée par la flamme <strong>de</strong> cinq ou six coups <strong>de</strong> fusil quipartirent en avant <strong>de</strong> lui. Il baissa la tête; <strong>com</strong>me il la relevait, il se trouva vis-à-vis ducaporal.- Tu as tué le tien? lui dit le caporal Aubry.- Oui, mais j'ai perdu mon fusil.- Ce n'est pas les fusils qui nous manquent; tu es un bon b...; malgré ton aircornichon, tu as bien gagné ta journée, et ces soldats-ci viennent <strong>de</strong> manquer ces<strong>de</strong>ux qui te poursuivaient et venaient droit à eux; moi je ne les voyais pas. Il s'agitmaintenant <strong>de</strong> filer ron<strong>de</strong>ment; le régiment doit être à un <strong>de</strong>mi-quart <strong>de</strong> lieue, et, <strong>de</strong>plus, il y a un petit bout <strong>de</strong> prairie où nous pouvons être ramassés au <strong>de</strong>mi-cercle.Tout en parlant, le caporal marchait rapi<strong>de</strong>ment à la tête <strong>de</strong> ses dix hommes. À <strong>de</strong>uxcents pas <strong>de</strong> là, en entrant dans la petite prairie dont il avait parlé, on rencontra ungénéral blessé qui était porté par son ai<strong>de</strong> <strong>de</strong> camp et par un domestique.- Vous allez me donner quatre hommes, dit-il au caporal d'une voix éteinte, il s'agit <strong>de</strong>me transporter à l'ambulance; j'ai la jambe fracassée.- Va te faire f..., répondit le caporal, toi et tous les généraux. Vous avez tous trahil'Empereur aujourd'hui .31


- Comment, dit le général en fureur, vous méconnaissez mes ordres! Savez-vous queje suis le général <strong>com</strong>te B***, <strong>com</strong>mandant votre division, etc., etc. Il fit <strong>de</strong>s phrases.L'ai<strong>de</strong> <strong>de</strong> camp se jeta sur les soldats. Le caporal lui lança un coup <strong>de</strong> baïonnette dansle bras, puis fila avec ses hommes en doublant le pas. Puissent-ils être tous <strong>com</strong>metoi, répétait le caporal en jurant, les bras et les jambes fracassés! Tas <strong>de</strong> freluquets!Tous vendus aux Bourbons, et trahissant l'Empereur! Fabrice écoutait avecsaisissement cette affreuse accusation.Vers les dix heures du soir, la petite troupe rejoignit le régiment à l'entrée d'un grosvillage qui formait plusieurs rues fort étroites, mais Fabrice remarqua que le caporalAubry évitait <strong>de</strong> parler à aucun <strong>de</strong>s officiers. Impossible d'avancer, s'écria le caporal!Toutes ces rues étaient en<strong>com</strong>brées d'infanterie, <strong>de</strong> cavaliers et surtout <strong>de</strong> caissonsd'artillerie et <strong>de</strong> fourgons. Le caporal se présenta à l'issue <strong>de</strong> trois <strong>de</strong> ces rues; aprèsavoir fait vingt pas, il fallait s'arrêter: tout le mon<strong>de</strong> jurait et se fâchait.Encore quelque traître qui <strong>com</strong>man<strong>de</strong>! s'écria le caporal; si l'ennemi a l'esprit <strong>de</strong>tourner le village nous sommes tous prisonniers <strong>com</strong>me <strong>de</strong>s chiens. Suivez-moi, vousautres. Fabrice regarda; il n'y avait plus que six soldats avec le caporal. Par unegran<strong>de</strong> porte ouverte ils entrèrent dans une vaste basse-cour; <strong>de</strong> la basse-cour ilspassèrent dans une écurie, dont la petite porte leur donna entrée dans un jardin. Ilss'y perdirent un moment errant <strong>de</strong> côté et d'autre. Mais enfin, en passant une haie, ilsse trouvèrent dans une vaste pièce <strong>de</strong> blé noir. En moins d'une <strong>de</strong>mi-heure, guidéspar les cris et le bruit confus, ils eurent regagné la gran<strong>de</strong> route au-<strong>de</strong>là du village.Les fossés <strong>de</strong> cette route étaient remplis <strong>de</strong> fusils abandonnés; Fabrice en choisit unmais la route, quoique fort large, était tellement en<strong>com</strong>brée <strong>de</strong> fuyards et <strong>de</strong>charrettes, qu'en une <strong>de</strong>mi-heure <strong>de</strong> temps, à peine si le caporal et Fabrice avaientavancé <strong>de</strong> cinq cents pas; on disait que cette route conduisait à Charleroi. Commeonze heures sonnaient à l'horloge du village:- Prenons <strong>de</strong> nouveau à travers champ, s'écria le caporal. <strong>La</strong> petite troupe n'était plus<strong>com</strong>posée que <strong>de</strong> trois soldats, le caporal et Fabrice. Quand on fut à un quart <strong>de</strong> lieue<strong>de</strong> la gran<strong>de</strong> route:- Je n'en puis plus, dit un <strong>de</strong>s soldats.- Et moi itou, dit un autre.- Belle nouvelle! Nous en sommes tous logés là, dit le caporal; mais obéissez-moi, etvous vous en trouverez bien. Il vit cinq ou six arbres le long d'un petit fossé au milieud'une immense pièce <strong>de</strong> blé. Aux arbres! dit-il à ses hommes; couchez-vous là,ajouta-t-il quand on y fut arrivé, et surtout pas <strong>de</strong> bruit. Mais, avant <strong>de</strong> s'endormir,qui est-ce qui a du pain?- Moi, dit un <strong>de</strong>s soldats.- Donne, dit le caporal, d'un air magistral; il divisa le pain en cinq morceaux et prit leplus petit.- Un quart d'heure avant le point du jour, dit-il en mangeant, vous allez avoir sur ledos la cavalerie ennemie. Il s'agit <strong>de</strong> ne pas se laisser sabrer. Un seul est flambé, avec<strong>de</strong> la cavalerie sur le dos, dans ces gran<strong>de</strong>s plaines, cinq au contraire peuvent sesauver: restez avec moi bien unis, ne tirez qu'à bout portant, et <strong>de</strong>main soir je me faisfort <strong>de</strong> vous rendre à Charleroi. Le caporal les éveilla une heure avant le jour; il leur fit32


enouveler la charge <strong>de</strong> leurs armes, le tapage sur la gran<strong>de</strong> route continuait, et avaitduré toute la nuit: c'était <strong>com</strong>me le bruit d'un torrent entendu dans le lointain .- Ce sont <strong>com</strong>me <strong>de</strong>s moutons qui se sauvent, dit Fabrice au caporal, d'un air naïf.- Veux-tu bien te taire, blanc-bec! dit le caporal indigné; et les trois soldats qui<strong>com</strong>posaient toute son armée avec Fabrice regardèrent celui-ci d'un air <strong>de</strong> colère,<strong>com</strong>me s'il eût blasphémé. Il avait insulté la nation.Voilà qui est fort! pensa notre héros; j'ai déjà remarqué cela chez le vice-roi à Milan;ils ne fuient pas, non! Avec ces Français il n'est pas permis <strong>de</strong> dire la vérité quand ellechoque leur vanité. Mais quant à leur air méchant je m'en moque, et il faut que je leleur fasse <strong>com</strong>prendre. On marchait toujours à cinq cents pas <strong>de</strong> ce torrent <strong>de</strong> fuyardsqui couvraient la gran<strong>de</strong> route. À une lieue <strong>de</strong> là le caporal et sa troupe traversèrentun chemin qui allait rejoindre la route et où beaucoup <strong>de</strong> soldats étaient couchés.Fabrice acheta un cheval assez bon qui lui coûta quarante francs, et parmi tous lessabres jetés <strong>de</strong> côté et d'autre, il choisit avec soin un grand sabre droit. Puisqu'on ditqu'il faut piquer pensa-t-il, celui-ci est le meilleur. Ainsi équipé il mit son cheval augalop et rejoignit bientôt le caporal qui avait pris les <strong>de</strong>vants. Il s'affermit sur sesétriers, prit <strong>de</strong> la main gauche le fourreau <strong>de</strong> son sabre droit, et dit aux quatreFrançais:- Ces gens qui se sauvent sur la gran<strong>de</strong> route ont l'air d'un troupeau <strong>de</strong> moutons... Ilsmarchent <strong>com</strong>me <strong>de</strong>s moutons effrayés...Fabrice avait beau appuyer sur le mot mouton, ses camara<strong>de</strong>s ne se souvenaient plusd'avoir été fâchés par ce mot une heure auparavant. Ici se trahit un <strong>de</strong>s contrastes<strong>de</strong>s caractères italien et français; le Français est sans doute le plus heureux, il glissesur les événements <strong>de</strong> la vie et ne gar<strong>de</strong> pas rancune.Nous ne cacherons point que Fabrice fut très satisfait <strong>de</strong> sa personne après avoir parlé<strong>de</strong>s moutons. On marchait en faisant la petite conversation. À <strong>de</strong>ux lieues <strong>de</strong> là lecaporal, toujours fort étonné <strong>de</strong> ne point voir la cavalerie ennemie, dit à Fabrice:- Vous êtes notre cavalerie, galopez vers cette ferme sur ce petit tertre, <strong>de</strong>man<strong>de</strong>z aupaysan s'il veut nous vendre à déjeuner, dites bien que nous ne sommes que cinq. S'ilhésite donnez-lui cinq francs d'avance <strong>de</strong> votre argent mais soyez tranquille, nousreprendrons la pièce blanche après le déjeuner.Fabrice regarda le caporal, il vit en lui une gravité imperturbable, et vraiment l'air <strong>de</strong>la supériorité morale; il obéit. Tout se passa <strong>com</strong>me l'avait prévu le <strong>com</strong>mandant enchef, seulement Fabrice insista pour qu'on ne reprît pas <strong>de</strong> vive force les cinq francsqu'il avait donnés au paysan.- L'argent est à moi, dit-il à ses camara<strong>de</strong>s, je ne paie pas pour vous, je paie pourl'avoine qu'il a donnée à mon cheval.Fabrice prononçait si mal le français, que ses camara<strong>de</strong>s crurent voir dans ses parolesun ton <strong>de</strong> supériorité, ils furent vivement choqués, et dès lors dans leur esprit un duelse prépara pour la fin <strong>de</strong> la journée. Ils le trouvaient fort différent d'eux-mêmes, cequi les choquait; Fabrice au contraire <strong>com</strong>mençait à se sentir beaucoup d'amitié poureux.33


On marchait sans rien dire <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>ux heures, lorsque le caporal, regardant la gran<strong>de</strong>route, s'écria avec un transport <strong>de</strong> joie: Voici le régiment! On fut bientôt sur la route;mais, hélas! autour <strong>de</strong> l'aigle il n'y avait pas <strong>de</strong>ux cents hommes. L'oeil <strong>de</strong> Fabrice eutbientôt aperçu la vivandière; elle marchait à pied, avait les yeux rouges et pleurait <strong>de</strong>temps à autre. Ce fut en vain que Fabrice chercha la petite charrette et Cocotte.-Pillés, perdus, volés, s'écria la vivandière répondant aux regards <strong>de</strong> notre héros.Celui-ci, sans mot dire, <strong>de</strong>scendit <strong>de</strong> son cheval, le prit par la bri<strong>de</strong>, et dit à lavivandière: Montez. Elle ne se le fit pas dire <strong>de</strong>ux fois.- Raccourcis-moi les étriers fit-elle.Une fois bien établie à cheval elle se mit à raconter à Fabrice tous les désastres <strong>de</strong> lanuit. Après un récit d'une longueur infinie, mais avi<strong>de</strong>ment écouté par notre héros qui,à dire vrai, ne <strong>com</strong>prenait rien à rien, mais avait une tendre amitié pour la vivandière,celle-ci ajouta:- Et dire que ce sont les Français qui m'ont pillée, battue, abîmée...- Comment! ce ne sont pas les ennemis? dit Fabrice d'un air naïf, qui rendaitcharmante sa belle figure grave et pâle...- Que tu es bête, mon pauvre petit! dit la vivandière, souriant au milieu <strong>de</strong> ses larmes;et quoique ça, tu es bien gentil.- Et tel que vous le voyez, il a fort bien <strong>de</strong>scendu son Prussien, dit le caporal Aubryqui, au milieu <strong>de</strong> la cohue générale, se trouvait par hasard <strong>de</strong> l'autre côté du chevalmonté par la cantinière. Mais il est fier, continua le caporal... Fabrice fit unmouvement. Et <strong>com</strong>ment t'appelles-tu? continua le caporal, car enfin, s'il y a unrapport, je veux te nommer.- Je m'appelle Vasi, répondit Fabrice faisant une mine singulière, c'est-à-dire Boulot,ajouta-t-il se reprenant vivement.Boulot avait été le nom du propriétaire <strong>de</strong> la feuille <strong>de</strong> route que la geôlière <strong>de</strong> B... luiavait remise; l'avant-veille il l'avait étudiée avec soin, tout en marchant, car il<strong>com</strong>mençait à réfléchir quelque peu et n'était plus si étonné <strong>de</strong>s choses. Outre lafeuille <strong>de</strong> route du hussard Boulot, il conservait précieusement le passeport italiend'après lequel il pouvait prétendre au noble nom <strong>de</strong> Vasi, marchand <strong>de</strong> baromètres.Quand le caporal lui avait reproché d'être fier, il avait été sur le point <strong>de</strong> répondre: Moifier! moi Fabrice Valserra, marchesino <strong>de</strong>l Dongo, qui consens à porter le nom d'unVasi, marchand <strong>de</strong> baromètres!Pendant qu'il faisait <strong>de</strong>s réflexions et qu'il se disait: Il faut bien me rappeler que jem'appelle Boulot, ou gare la prison dont le sort me menace, le caporal et la cantinièreavaient échangé plusieurs mots sur son <strong>com</strong>pte.- Ne m'accusez pas d'être une curieuse, lui dit la cantinière en cessant <strong>de</strong> le tutoyer;c'est pour votre bien que je vous fais <strong>de</strong>s questions. Qui êtes-vous, là, réellement?Fabrice ne répondit pas d'abord; il considérait que jamais il ne pourrait trouver d'amisplus dévoués pour leur <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r conseil, et il avait un pressant besoin <strong>de</strong> conseils.Nous allons entrer dans une place <strong>de</strong> guerre, le gouverneur voudra savoir qui je suis,et gare la prison si je fais voir par mes réponses que je ne connais personne au 4e34


égiment <strong>de</strong> hussards dont je porte l'uniforme! En sa qualité <strong>de</strong> sujet <strong>de</strong> l'Autriche,Fabrice savait toute l'importance qu'il faut attacher à un passeport. Les membres <strong>de</strong>sa famille, quoique nobles et dévots, quoique appartenant au parti vainqueur, avaientété vexés plus <strong>de</strong> vingt fois à l'occasion <strong>de</strong> leurs passeports; il ne fut donc nullementchoqué <strong>de</strong> la question que lui adressait la cantinière. Mais <strong>com</strong>me, avant que <strong>de</strong>répondre, il cherchait les mots français les plus clairs, la cantinière, piquée d'une vivecuriosité, ajouta pour l'engager à parler: Le caporal Aubry et moi nous allons vousdonner <strong>de</strong> bons avis pour vous conduire.- Je n'en doute pas, répondit Fabrice: je m'appelle Vasi et je suis <strong>de</strong> Gênes; ma soeur,célèbre par sa beauté, a épousé un capitaine. Comme je n'ai que dix-sept ans, elle mefaisait venir auprès d'elle pour me faire voir la France, et me former un peu; ne latrouvant pas à Paris et sachant qu'elle était à cette armée, j'y suis venu, je l'aicherchée <strong>de</strong> tous les côtés sans pouvoir la trouver. Les soldats, étonnés <strong>de</strong> monaccent, m'ont fait arrêter. J'avais <strong>de</strong> l'argent alors, j'en ai donné au gendarme, qui m'aremis une feuille <strong>de</strong> route, un uniforme et m'a dit: File, et jure-moi <strong>de</strong> ne jamaisprononcer mon nom.- Comment s'appelait-il? dit la cantinière.- J'ai donné ma parole, dit Fabrice.- Il a raison, reprit le caporal, le gendarme est un gredin, mais le camara<strong>de</strong> ne doitpas le nommer. Et <strong>com</strong>ment s'appelle-t-il, ce capitaine, mari <strong>de</strong> votre soeur? Si noussavons son nom nous pourrons le chercher.- Teulier, capitaine au 4e <strong>de</strong> hussards, répondit notre héros.- Ainsi, dit le caporal avec assez <strong>de</strong> finesse, à votre accent étranger, les soldats vousprirent pour un espion?- C'est là le mot infâme! s'écria Fabrice, les yeux brillants. Moi qui aime tantl'Empereur et les Français! Et c'est par cette insulte que je suis le plus vexé.- Il n'y a pas d'insulte, voilà ce qui vous trompe; l'erreur <strong>de</strong>s soldats était fortnaturelle, reprit gravement le caporal Aubry.Alors il lui expliqua avec beaucoup <strong>de</strong> pédanterie qu'à l'armée il faut appartenir à uncorps et porter un uniforme, faute <strong>de</strong> quoi il est tout simple qu'on vous prenne pour unespion. L'ennemi nous en lâche beaucoup: tout le mon<strong>de</strong> trahit dans cette guerre. Lesécailles tombèrent <strong>de</strong>s yeux <strong>de</strong> Fabrice; il <strong>com</strong>prit pour la première fois qu'il avait tortdans tout ce qui lui arrivait <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>ux mois.- Mais il faut que le petit nous raconte tout, dit la cantinière dont la curiosité était <strong>de</strong>plus en plus excitée. Fabrice obéit. Quand il eut fini:- Au fait, dit la cantinière parlant d'un air grave au caporal, cet enfant n'est pointmilitaire; nous allons faire une vilaine guerre maintenant que nous sommes battus ettrahis. Pourquoi se ferait-il casser les os gratis pro Deo?- Et même, dit le caporal, qu'il ne sait pas charger son fusil, ni en douze temps, ni àvolonté, c'est moi qui ai chargé le coup qui a <strong>de</strong>scendu le Prussien.35


- De plus, il montre son argent à tout le mon<strong>de</strong>, ajouta la cantinière; il sera volé <strong>de</strong>tout dès qu'il ne sera plus avec nous.- Le premier sous-officier <strong>de</strong> cavalerie qu'il rencontre, dit le caporal, le confisque à sonprofit pour se faire payer la goutte, et peut-être on le recrute pour l'ennemi, car toutle mon<strong>de</strong> trahit. Le premier venu va lui ordonner <strong>de</strong> le suivre, et il le suivra; il feraitmieux d'entrer dans notre régiment.- Non pas, s'il vous plaît, caporal! s'écria vivement Fabrice; il est plus <strong>com</strong>mo<strong>de</strong> d'allerà cheval, et d'ailleurs je ne sais pas charger un fusil, et vous avez vu que je manie uncheval.Fabrice fut très fier <strong>de</strong> ce petit discours. Nous ne rendrons pas <strong>com</strong>pte <strong>de</strong> la longuediscussion sur sa <strong>de</strong>stinée future qui eut lieu entre le caporal et la cantinière. Fabriceremarqua qu'en discutant ces gens répétaient trois ou quatre fois toutes lescirconstances <strong>de</strong> son histoire: les soupçons <strong>de</strong>s soldats, le gendarme lui vendant unefeuille <strong>de</strong> route et un uniforme, la façon dont la veille il s'était trouvé faire partie <strong>de</strong>l'escorte du maréchal, l'Empereur vu au galop, le cheval escofié, etc., etc.Avec une curiosité <strong>de</strong> femme, la cantinière revenait sans cesse sur la façon dont onl'avait dépossédé du bon cheval qu'elle lui avait fait acheter.- Tu t'es senti saisir par les pieds, on t'a fait passer doucement par-<strong>de</strong>ssus la queue <strong>de</strong>ton cheval, et l'on t'a assis par terre! Pourquoi répéter si souvent, se disait Fabrice, ceque nous connaissons tous trois parfaitement bien? Il ne savait pas encore que c'estainsi qu'en France les gens du peuple vont à la recherche <strong>de</strong>s idées.Combien as-tu d'argent? lui dit tout à coup la cantinière. Fabrice n'hésita pas àrépondre; il était sûr <strong>de</strong> la noblesse d'âme <strong>de</strong> cette femme: c'est là le beau côté <strong>de</strong> laFrance.- En tout, il peut me rester trente napoléons en or et huit ou dix écus <strong>de</strong> cinq francs.- En ce cas, tu as le champ libre! s'écria la cantinière; tire-toi du milieu <strong>de</strong> cette arméeen déroute; jette-toi <strong>de</strong> côté, prends la première route un peu frayée que tu trouveraslà sur ta droite; pousse ton cheval ferme, toujours t'éloignant <strong>de</strong> l'armée. À lapremière occasion achète <strong>de</strong>s habits <strong>de</strong> pékin. Quand tu seras à huit ou dix lieues, etque tu ne verras plus <strong>de</strong> soldats, prends la poste, et va te reposer huit jours etmanger <strong>de</strong>s biftecks dans quelque bonne ville. Ne dis jamais à personne que tu as étéà l'armée les gendarmes te ramasseraient <strong>com</strong>me déserteur; et, quoique tu sois biengentil, mon petit, tu n'es pas encore assez fûté pour répondre à <strong>de</strong>s gendarmes. Dèsque tu auras sur le dos <strong>de</strong>s habits <strong>de</strong> bourgeois, déchire ta feuille <strong>de</strong> route en millemorceaux et reprends ton nom véritable; dis que tu es Vasi. Et d'où <strong>de</strong>vra-t-il direqu'il vient? fit-elle au caporal.- De Cambrai sur l'Escaut: c'est une bonne ville toute petite, entends-tu? et où il y aune cathédrale et Fénelon.- C'est ça, dit la cantinière; ne dis jamais que tu as été à la bataille, ne souffle mot <strong>de</strong>B***, ni du gendarme qui t'a vendu la feuille <strong>de</strong> route. Quand tu voudras rentrer àParis, rends-toi d'abord à Versailles, et passe la barrière <strong>de</strong> Paris <strong>de</strong> ce côté-là enflânant, en marchant à pied <strong>com</strong>me un promeneur. Couds tes napoléons dans tonpantalon; et surtout quand tu as à payer quelque chose, ne montre tout juste quel'argent qu'il faut pour payer. Ce qui me chagrine, c'est qu'on va t'empaumer, on va te36


chiper tout ce que tu as; et que feras-tu une fois sans argent? toi qui ne sais pas teconduire? etc.<strong>La</strong> bonne cantinière parla longtemps encore; le caporal appuyait ses avis par <strong>de</strong>ssignes <strong>de</strong> tête, ne pouvant trouver jour à saisir la parole. Tout à coup cette foule quicouvrait la gran<strong>de</strong> route, d'abord doubla le pas; puis, en un clin d'oeil, passa le petitfossé qui bordait la route à gauche, et se mit à fuir à toutes jambes. -Les Cosaques!les Cosaques! criait-on <strong>de</strong> tous les côtés.- Reprends ton cheval! s'écria la cantinière.- Dieu m'en gar<strong>de</strong>! dit Fabrice. Galopez! fuyez! je vous le donne. Voulez-vous <strong>de</strong> quoiracheter une petite voiture? <strong>La</strong> moitié <strong>de</strong> ce que j'ai est à vous.- Reprends ton cheval, te dis-je! s'écria la cantinière en colère; et elle se mettait en<strong>de</strong>voir <strong>de</strong> <strong>de</strong>scendre. Fabrice tira son sabre:-Tenez-vous bien! lui cria-t-il, et il donna<strong>de</strong>ux ou trois coups <strong>de</strong> plat <strong>de</strong> sabre au cheval, qui prit le galop et suivit les fuyards.Notre héros regarda la gran<strong>de</strong> route; naguère trois ou quatre mille individus s'ypressaient, serrés <strong>com</strong>me <strong>de</strong>s paysans à la suite d'une procession. Après le motcosaques il n'y vit exactement plus personne; les fuyards avaient abandonné <strong>de</strong>sshakos, <strong>de</strong>s fusils, <strong>de</strong>s sabres, etc. Fabrice, étonné, monta dans un champ à droite duchemin, et qui était élevé <strong>de</strong> vingt ou trente pieds; il regarda la gran<strong>de</strong> route <strong>de</strong>s <strong>de</strong>uxcôtés et la plaine, il ne vit pas trace <strong>de</strong> cosaques. Drôles <strong>de</strong> gens, que ces Français! sedit-il. Puisque je dois aller sur la droite, pensa-t-il, autant vaut marcher tout <strong>de</strong> suite;il est possible que ces gens aient pour courir une raison que je ne connais pas. Ilramassa un fusil, vérifia qu'il était chargé, remua la poudre <strong>de</strong> l'amorce, nettoya lapierre, puis choisit une giberne bien garnie, et regarda encore <strong>de</strong> tous les côtés; ilétait absolument seul au milieu <strong>de</strong> cette plaine naguère si couverte <strong>de</strong> mon<strong>de</strong>. Dansl'extrême lointain, il voyait les fuyards qui <strong>com</strong>mençaient à disparaître <strong>de</strong>rrière lesarbres, et couraient toujours. Voilà qui est bien singulier! se dit-il; et, se rappelant lamanoeuvre employée la veille par le caporal, il alla s'asseoir au milieu d'un champ <strong>de</strong>blé. Il ne s'éloignait pas, parce qu'il désirait revoir ses bons amis, la cantinière et lecaporal Aubry.Dans ce blé, il vérifia qu'il n'avait plus que dix-huit napoléons, au lieu <strong>de</strong> trente<strong>com</strong>me il le pensait; mais il lui restait <strong>de</strong> petits diamants qu'il avait placés dans ladoublure <strong>de</strong>s bottes du hussard, le matin, dans la chambre <strong>de</strong> la geôlière, à B***. Ilcacha ses napoléons du mieux qu'il put, tout en réfléchissant profondément à cettedisparition si soudaine. Cela est-il d'un mauvais présage pour moi? se disait-il. Sonprincipal chagrin était <strong>de</strong> ne pas avoir adressé cette question au caporal Aubry: Ai-jeréellement assisté à une bataille? Il lui semblait que oui, et il eût été au <strong>com</strong>ble dubonheur, s'il en eût été certain.Toutefois, se dit-il, j'y ai assisté portant le nom d'un prisonnier, j'avais la feuille <strong>de</strong>route d'un prisonnier dans ma poche, et, bien plus, son habit sur moi! Voilà qui estfatal pour l'avenir: qu'en eût dit l'abbé Blanès? Et ce malheureux Boulot est mort enprison! Tout cela est <strong>de</strong> sinistre augure; le <strong>de</strong>stin me conduira en prison. Fabrice eûtdonné tout au mon<strong>de</strong> pour savoir si le hussard Boulot était réellement coupable; enrappelant ses souvenirs, il lui semblait que la geôlière <strong>de</strong> B*** lui avait dit que lehussard avait été ramassé non seulement pour <strong>de</strong>s couverts d'argent, mais encorepour avoir volé la vache d'un paysan, et battu le paysan à toute outrance: Fabrice nedoutait pas qu'il ne fût mis un jour en prison pour une faute qui aurait quelque rapportavec celle du hussard Boulot. Il pensait à son ami le curé Blanès; que n'eût-il pas37


donné pour pouvoir le consulter! Puis il se rappela qu'il n'avait pas écrit à sa tante<strong>de</strong>puis qu'il avait quitté Paris. Pauvre Gina! se dit-il, et il avait les larmes aux yeux,lorsque tout à coup il entendit un petit bruit tout près <strong>de</strong> lui, c'était un soldat quifaisait manger le blé par trois chevaux auxquels il avait ôté la bri<strong>de</strong>, et qui semblaientmorts <strong>de</strong> faim; il les tenait par le bridon. Fabrice se leva <strong>com</strong>me un perdreau, le soldateut peur. Notre héros le remarqua, et céda au plaisir <strong>de</strong> jouer un instant le rôle <strong>de</strong>hussard.- Un <strong>de</strong> ces chevaux m'appartient, f...! s'écria-t-il, mais je veux bien te donner cinqfrancs pour la peine que tu as prise <strong>de</strong> me l'amener ici.- Est-ce que tu te fiches <strong>de</strong> moi? dit le soldat. Fabrice le mit en joue à six pas <strong>de</strong>distance.- Lâche le cheval ou je te brûle!Le soldat avait son fusil en bandoulière, il donna un tour d'épaule pour le reprendre.- Si tu fais le plus petit mouvement tu es mort! s'écria Fabrice en lui courant <strong>de</strong>ssus.- Eh bien! donnez les cinq francs et prenez un <strong>de</strong>s chevaux, dit le soldat confus, aprèsavoir jeté un regard <strong>de</strong> regret sur la gran<strong>de</strong> route où il n'y avait absolument personne.Fabrice, tenant son fusil haut <strong>de</strong> la main gauche, <strong>de</strong> la droite lui jeta trois pièces <strong>de</strong>cinq francs.- Descends, ou tu es mort... Bri<strong>de</strong> le noir et va-t'en plus loin avec les <strong>de</strong>ux autres... Jete brûle si tu remues.Le soldat obéit en rechignant. Fabrice s'approcha du cheval et passa la bri<strong>de</strong> dans sonbras gauche, sans perdre <strong>de</strong> vue le soldat qui s'éloignait lentement; quand Fabrice levit à une cinquantaine <strong>de</strong> pas, il sauta lestement sur le cheval. Il y était à peine etcherchait l'étrier <strong>de</strong> droite avec le pied, lorsqu'il entendit siffler une balle <strong>de</strong> fort près:c'était le soldat qui lui lâchait son coup <strong>de</strong> fusil. Fabrice, transporté <strong>de</strong> colère, se mit àgaloper sur le soldat qui s'enfuit à toutes jambes, et bientôt Fabrice le vit monté surun <strong>de</strong> ses <strong>de</strong>ux chevaux et galopant. Bon, le voilà hors <strong>de</strong> portée, se dit-il. Le chevalqu'il venait d'acheter était magnifique, mais paraissait mourant <strong>de</strong> faim. Fabrice revintsur la gran<strong>de</strong> route, où il n'y avait toujours âme qui vive; il la traversa et mit soncheval au trot pour atteindre un petit pli <strong>de</strong> terrain sur la gauche où il espéraitretrouver la cantinière; mais quand il fut au sommet <strong>de</strong> la petite montée il n'aperçut, àplus d'une lieue <strong>de</strong> distance, que quelques soldats isolés. Il est écrit que je ne lareverrai plus, se dit-il avec un soupir, brave et bonne femme! Il gagna une ferme qu'ilapercevait dans le lointain et sur la droite <strong>de</strong> la route. Sans <strong>de</strong>scendre <strong>de</strong> cheval, etaprès avoir payé d'avance, il fit donner <strong>de</strong> l'avoine à son pauvre cheval, tellementaffamé qu'il mordait la mangeoire. Une heure plus tard, Fabrice trottait sur la gran<strong>de</strong>route toujours dans le vague espoir <strong>de</strong> retrouver la cantinière, ou du moins le caporalAubry. Allant toujours et regardant <strong>de</strong> tous les côtés il arriva à une rivièremarécageuse traversée par un pont en bois assez étroit. Avant le pont, sur la droite <strong>de</strong>la route, était une maison isolée portant l'enseigne du Cheval Blanc. Là, je vais dîner,se dit Fabrice. Un officier <strong>de</strong> cavalerie avec le bras en écharpe se trouvait à l'entrée dupont; il était à cheval et avait l'air fort triste; à dix pas <strong>de</strong> lui, trois cavaliers à piedarrangeaient leurs pipes.- Voilà <strong>de</strong>s gens, se dit Fabrice, qui m'ont bien la mine <strong>de</strong> vouloir m'acheter moncheval encore moins cher qu'il ne m'a coûté. L'officier blessé et les trois piétons le38


egardaient venir et semblaient l'attendre. Je <strong>de</strong>vrais bien ne pas passer sur ce pont,et suivre le bord <strong>de</strong> la rivière à droite, ce serait la route conseillée par la cantinièrepour sortir d'embarras... Oui, se dit notre héros; mais si je prends la fuite, <strong>de</strong>main j'enserai tout honteux: d'ailleurs mon cheval a <strong>de</strong> bonnes jambes, celui <strong>de</strong> l'officier estprobablement fatigué; s'il entreprend <strong>de</strong> me démonter je galoperai. En faisant cesraisonnements, Fabrice rassemblait son cheval et s'avançait au plus petit pas possible.- Avancez donc, hussard, lui cria l'officier d'un air d'autorité .Fabrice avança quelques pas et s'arrêta.- Voulez-vous me prendre mon cheval? cria-t-il.- Pas le moins du mon<strong>de</strong>; avancez.Fabrice regarda l'officier: il avait <strong>de</strong>s moustaches blanches, et l'air le plus honnête dumon<strong>de</strong>; le mouchoir qui soutenait son bras gauche était plein <strong>de</strong> sang, et sa maindroite aussi était enveloppée d'un linge sanglant. Ce sont les piétons qui vont sauter àla bri<strong>de</strong> <strong>de</strong> mon cheval se dit Fabrice; mais, en y regardant <strong>de</strong> près, il vit que lespiétons aussi étaient blessés.- Au nom <strong>de</strong> l'honneur, lui dit l'officier qui portait les épaulettes <strong>de</strong> colonel, restez icien ve<strong>de</strong>tte, et dites à tous les dragons, chasseurs et hussards que vous verrez que lecolonel Le Baron est dans l'auberge que voilà, et que je leur ordonne <strong>de</strong> venir mejoindre. Le vieux colonel avait l'air navré <strong>de</strong> douleur; dès le premier mot il avait fait laconquête <strong>de</strong> notre héros, qui lui répondit avec bon sens:- Je suis bien jeune, monsieur, pour que l'on veuille m'écouter; il faudrait un ordreécrit <strong>de</strong> votre main.- Il a raison, dit le colonel en le regardant beaucoup, écris l'ordre, <strong>La</strong> Rose, toi qui asune main droite.Sans rien dire, <strong>La</strong> Rose tira <strong>de</strong> sa poche un petit livret <strong>de</strong> parchemin, écrivit quelqueslignes, et, déchirant une feuille, la remit à Fabrice; le colonel répéta l'ordre à celui-ci,ajoutant qu'après <strong>de</strong>ux heures <strong>de</strong> faction il serait relevé, <strong>com</strong>me <strong>de</strong> juste, par un <strong>de</strong>strois cavaliers blessés qui étaient avec lui. Cela dit, il entra dans l'auberge avec seshommes. Fabrice les regardait marcher et restait immobile au bout <strong>de</strong> son pont <strong>de</strong>bois, tant il avait été frappé par la douleur morne et silencieuse <strong>de</strong> ces troispersonnages. On dirait <strong>de</strong>s génies enchantés, se dit-il. Enfin il ouvrit le papier plié etlut l'ordre ainsi conçu:" Le colonel Le Baron, du 6e dragons, <strong>com</strong>mandant la secon<strong>de</strong> briga<strong>de</strong> <strong>de</strong> la premièredivision <strong>de</strong> cavalerie du 14e corps, ordonne à tous cavaliers, dragons, chasseurs ethussards <strong>de</strong> ne point passer le pont, et <strong>de</strong> le rejoindre à l'auberge du Cheval Blanc,près le pont, où est son quartier général." Au quartier général, près le pont <strong>de</strong> la Sainte, le 19 juin 1815." Pour le colonel Le Baron, blessé"au bras droit, et par son ordre, le39


"maréchal <strong>de</strong>s logis," LA ROSE. "Il y avait à peine une <strong>de</strong>mi-heure que Fabrice était en sentinelle au pont, quand il vitarriver six chasseurs montés et trois à pied; il leur <strong>com</strong>munique l'ordre du colonel. -Nous allons revenir, disent quatre <strong>de</strong>s chasseurs montés, et ils passent le pont augrand trot. Fabrice parlait alors aux <strong>de</strong>ux autres. Durant la discussion qui s'animait,les trois hommes à pied passent le pont. Un <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux chasseurs montés qui restaientfinit par <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r à revoir l'ordre, et l'emporte en disant:- Je vais le porter à mes camara<strong>de</strong>s qui ne manqueront pas <strong>de</strong> revenir, attends-lesferme. Et il part au galop; son camara<strong>de</strong> le suit. Tout cela fut fait en un clin d'oeil.Fabrice, furieux, appela un <strong>de</strong>s soldats blessés, qui parut à une <strong>de</strong>s fenêtres du ChevalBlanc. Ce soldat, auquel Fabrice vit <strong>de</strong>s galons <strong>de</strong> maréchal <strong>de</strong>s logis, <strong>de</strong>scendit et luicria en s'approchant:- Sabre à la main donc! vous êtes en faction. Fabrice obéit, puis lui dit:- Ils ont emporté l'ordre.- Ils ont <strong>de</strong> l'humeur <strong>de</strong> l'affaire d'hier, reprit l'autre d'un air morne. Je vais vousdonner un <strong>de</strong> mes pistolets; si l'on force <strong>de</strong> nouveau la consigne, tirez-le en l'air, jeviendrai, ou le colonel lui-même paraîtra.Fabrice avait fort bien vu un geste <strong>de</strong> surprise chez le maréchal <strong>de</strong>s logis, à l'annonce<strong>de</strong> l'ordre enlevé; il <strong>com</strong>prit que c'était une insulte personnelle qu'on lui avait faite, etse promit bien <strong>de</strong> ne plus se laisser jouer.Armé du pistolet d'arçon du maréchal <strong>de</strong>s logis, Fabrice avait repris fièrement safaction lorsqu'il vit arriver à lui sept hussards montés: il s'était placé <strong>de</strong> façon à barrerle pont, il leur <strong>com</strong>munique l'ordre du colonel, ils en ont l'air fort contrarié, le plushardi cherche à passer. Fabrice suivant le sage précepte <strong>de</strong> son amie la vivandière qui,la veille au matin, lui disait qu'il fallait piquer et non sabrer, abaisse la pointe <strong>de</strong> songrand sabre droit et fait mine d'en porter un coup à celui qui veut forcer la consigne.- Ah! il veut nous tuer, le blanc-bec! s'écrient les hussards, <strong>com</strong>me si nous n'avionspas été assez tués hier! Tous tirent leurs sabres à la fois et tombent sur Fabrice, il secrut mort; mais il songea à la surprise du maréchal <strong>de</strong>s logis, et ne voulut pas êtreméprisé <strong>de</strong> nouveau. Tout en reculant sur son pont, il tâchait <strong>de</strong> donner <strong>de</strong>s coups <strong>de</strong>pointe. Il avait une si drôle <strong>de</strong> mine en maniant ce grand sabre droit <strong>de</strong> grossecavalerie, beaucoup plus lourd pour lui, que les hussards virent bientôt à qui ilsavaient affaire; ils cherchèrent alors non pas à le blesser, mais à lui couper son habitsur le corps. Fabrice reçut ainsi trois ou quatre petits coups <strong>de</strong> sabre sur les bras. Pourlui, toujours fidèle au précepte <strong>de</strong> la cantinière, il lançait <strong>de</strong> tout son coeur force coups<strong>de</strong> pointe. Par malheur un <strong>de</strong> ces coups <strong>de</strong> pointe blessa un hussard à la main: fort encolère d'être touché par un tel soldat, il riposta par un coup <strong>de</strong> pointe à fond quiatteignit Fabrice au haut <strong>de</strong> la cuisse. Ce qui fit porter le coup, c'est que le cheval <strong>de</strong>notre héros, loin <strong>de</strong> fuir la bagarre, semblait y prendre plaisir et se jeter sur lesassaillants. Ceux-ci voyant couler le sang <strong>de</strong> Fabrice le long <strong>de</strong> son bras droit,craignirent d'avoir poussé le jeu trop avant, et, le poussant vers le parapet gauche du40


pont, partirent au galop. Dès que Fabrice eut un moment <strong>de</strong> loisir il tira en l'air soncoup <strong>de</strong> pistolet pour avertir le colonel.Quatre hussards montés et <strong>de</strong>ux à pied, du même régiment que les autres, venaientvers le pont et en étaient encore à <strong>de</strong>ux cents pas lorsque le coup <strong>de</strong> pistolet partit: ilsregardaient fort attentivement ce qui se passait sur le pont, et s'imaginant que Fabriceavait tiré sur leurs camara<strong>de</strong>s, les quatre à cheval fondirent sur lui au galop et lesabre haut; c'était une véritable charge. Le colonel Le Baron, averti par le coup <strong>de</strong>pistolet, ouvrit la porte <strong>de</strong> l'auberge et se précipita sur le pont au moment où leshussards au galop y arrivaient, et il leur intima lui-même l'ordre <strong>de</strong> s'arrêter.- Il n'y a plus <strong>de</strong> colonel ici, s'écria l'un d'eux, et il poussa son cheval. Le colonelexaspéré interrompit la remontrance qu'il leur adressait, et, <strong>de</strong> sa main droite blessée,saisit la rêne <strong>de</strong> ce cheval du côté hors du montoir.- Arrête! mauvais soldat, dit-il au hussard; je te connais, tu es <strong>de</strong> la <strong>com</strong>pagnie ducapitaine Henriet.- Eh bien! que le capitaine lui-même me donne l'ordre! Le capitaine Henriet a été tuéhier, ajouta-t-il en ricanant; et va te faire f...En disant ces paroles il veut forcer le passage et pousse le vieux colonel qui tombeassis sur le pavé du pont. Fabrice, qui était à <strong>de</strong>ux pas plus loin sur le pont, maisfaisant face au côté <strong>de</strong> l'auberge, pousse son cheval, et tandis que le poitrail du cheval<strong>de</strong> l'assaillant jette par terre le colonel qui ne lâche point la rêne hors du montoir,Fabrice, indigné, porte au hussard un coup <strong>de</strong> pointe à fond. Par bonheur le cheval duhussard, se sentant tiré vers la terre par la bri<strong>de</strong> que tenait le colonel, fit unmouvement <strong>de</strong> côté, <strong>de</strong> façon que la longue lame du sabre <strong>de</strong> grosse cavalerie <strong>de</strong>Fabrice glissa le long du gilet du hussard et passa tout entière sous ses yeux. Furieux,le hussard se retourne et lance un coup <strong>de</strong> toutes ses forces, qui coupe la manche <strong>de</strong>Fabrice et entre profondément dans son bras: notre héros tombe.Un <strong>de</strong>s hussards démontés voyant les <strong>de</strong>ux défenseurs du pont par terre , saisit l'àpropos,saute sur le cheval <strong>de</strong> Fabrice et veut s'en emparer en le lançant au galop surle pont.Le maréchal <strong>de</strong>s logis, en accourant <strong>de</strong> l'auberge, avait vu tomber son colonel, et lecroyait gravement blessé. Il court après le cheval <strong>de</strong> Fabrice et plonge la pointe <strong>de</strong> sonsabre dans les reins du voleur; celui-ci tombe. Les hussards, ne voyant plus sur lepont que le maréchal <strong>de</strong>s logis à pied, passent au galop et filent rapi<strong>de</strong>ment. Celui quiétait à pied s'enfuit dans la campagne.Le maréchal <strong>de</strong>s logis s'approcha <strong>de</strong>s blessés. Fabrice s'était déjà relevé, il souffraitpeu, mais perdait beaucoup <strong>de</strong> sang. Le colonel se releva plus lentement; il était toutétourdi <strong>de</strong> sa chute, mais n'avait reçu aucune blessure.- Je ne souffre, dit-il au maréchal <strong>de</strong>s logis, que <strong>de</strong> mon ancienne blessure à la main.Le hussard blessé par le maréchal <strong>de</strong>s logis mourait.- Le diable l'emporte! s'écria le colonel, mais, dit-il au maréchal <strong>de</strong>s logis et aux <strong>de</strong>uxautres cavaliers qui accouraient, songez à ce petit jeune homme que j'ai exposé mal àpropos. Je vais rester au pont moi-même pour tâcher d'arrêter ces enragés. Conduisezle petit jeune homme à l'auberge et pansez son bras; prenez une <strong>de</strong> mes chemises.41


Chapitre VToute cette aventure n'avait pas duré une minute; les blessures <strong>de</strong> Fabrice n'étaientrien; on lui serra le bras avec <strong>de</strong>s ban<strong>de</strong>s taillées dans la chemise du colonel. Onvoulait lui arranger un lit au premier étage <strong>de</strong> l'auberge:- Mais pendant que je serai ici bien choyé au premier étage, dit Fabrice au maréchal<strong>de</strong>s logis, mon cheval, qui est à l'écurie, s'ennuiera tout seul et s'en ira avec un autremaître.- Pas mal pour un conscrit! dit le maréchal <strong>de</strong>s logis; et l'on établit Fabrice sur <strong>de</strong> lapaille bien fraîche, dans la mangeoire même à laquelle son cheval était attaché.Puis, <strong>com</strong>me Fabrice se sentait très faible, le maréchal <strong>de</strong>s logis lui apporta uneécuelle <strong>de</strong> vin chaud et fit un peu la conversation avec lui. Quelques <strong>com</strong>plimentsinclus dans cette conversation mirent notre héros au troisième ciel.Fabrice ne s'éveilla que le len<strong>de</strong>main au point du jour; les chevaux poussaient <strong>de</strong>longs hennissements et faisaient un tapage affreux; l'écurie se remplissait <strong>de</strong> fumée.D'abord Fabrice ne <strong>com</strong>prenait rien à tout ce bruit, et ne savait même où il était; enfinà <strong>de</strong>mi étouffé par la fumée, il eut l'idée que la maison brûlait; en un clin d'oeil il futhors <strong>de</strong> l'écurie et à cheval. Il leva la tête; la fumée sortait avec violence par les <strong>de</strong>uxfenêtres au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> l'écurie et le toit était couvert d'une fumée noire quitourbillonnait. Une centaine <strong>de</strong> fuyards étaient arrivés dans la nuit à l'auberge duCheval Blanc; tous criaient et juraient. Les cinq ou six que Fabrice put voir <strong>de</strong> près luisemblèrent <strong>com</strong>plètement ivres; l'un d'eux voulait l'arrêter et lui criait: Où emmènestumon cheval?Quand Fabrice fut à un quart <strong>de</strong> lieue, il tourna la tête; personne ne le suivait, lamaison était en flammes. Fabrice reconnut le pont, il pensa à sa blessure et sentit sonbras serré par <strong>de</strong>s ban<strong>de</strong>s et fort chaud. Et le vieux colonel, que sera-t-il <strong>de</strong>venu? Il adonné sa chemise pour panser mon bras. Notre héros était ce matin-là du plus beausang-froid du mon<strong>de</strong>; la quantité <strong>de</strong> sang qu'il avait perdue l'avait délivré <strong>de</strong> toute lapartie romanesque <strong>de</strong> son caractère.À droite! se dit-il, et filons. Il se mit tranquillement à suivre le cours <strong>de</strong> la rivière qui,après avoir passé sous le pont, coulait vers la droite <strong>de</strong> la route. Il se rappelait lesconseils <strong>de</strong> la bonne cantinière. Quelle amitié! se disait-il, quel caractère ouvert!Après une heure <strong>de</strong> marche, il se trouva très faible. Ah çà! vais-je m'évanouir? se ditil:si je m'évanouis, on me vole mon cheval, et peut-être mes habits, et avec leshabits le trésor. Il n'avait plus la force <strong>de</strong> conduire son cheval, et il cherchait à se teniren équilibre, lorsqu'un paysan, qui bêchait dans un champ à côté <strong>de</strong> la gran<strong>de</strong> route,vit sa pâleur et vint lui offrir un verre <strong>de</strong> bière et du pain.- À vous voir si pâle, j'ai pensé que vous étiez un <strong>de</strong>s blessés <strong>de</strong> la gran<strong>de</strong> bataille! luidit le paysan. Jamais secours ne vint plus à propos. Au moment où Fabrice mâchait lemorceau <strong>de</strong> pain noir, les yeux <strong>com</strong>mençaient à lui faire mal quand il regardait <strong>de</strong>vantlui. Quand il fut un peu remis, il remercia. Et où suis-je? <strong>de</strong>manda-t-il. Le paysan luiapprit qu'à trois quarts <strong>de</strong> lieue plus loin se trouvait le bourg <strong>de</strong> Zon<strong>de</strong>rs, où il seraittrès bien soigné. Fabrice arriva dans ce bourg, ne sachant pas trop ce qu'il faisait, etne songeant à chaque pas qu'à ne pas tomber <strong>de</strong> cheval. Il vit une gran<strong>de</strong> porte42


ouverte, il entra: c'était l'auberge <strong>de</strong> l'Étrille. Aussitôt accourut la bonne maîtresse <strong>de</strong>la maison, femme énorme; elle appela du secours d'une voix altérée par la pitié. Deuxjeunes filles aidèrent Fabrice à mettre pied à terre; à peine <strong>de</strong>scendu <strong>de</strong> cheval, ils'évanouit <strong>com</strong>plètement. Un chirurgien fut appelé, on le saigna. Ce jour-là et ceux quisuivirent, Fabrice ne savait pas trop ce qu'on lui faisait, il dormait presque sans cesse.Le coup <strong>de</strong> pointe à la cuisse menaçait d'un dépôt considérable. Quand il avait sa têteà lui, il re<strong>com</strong>mandait qu'on prît soin <strong>de</strong> son cheval, et répétait souvent qu'il paieraitbien, ce qui offensait la bonne maîtresse <strong>de</strong> l'auberge et ses filles. Il y avait quinzejours qu'il était admirablement soigné, et il <strong>com</strong>mençait à reprendre un peu ses idées,lorsqu'il s'aperçut un soir que ses hôtesses avaient l'air fort troublé. Bientôt un officierallemand entra dans sa chambre: on se servait pour lui répondre d'une langue qu'iln'entendait pas; mais il vit bien qu'on parlait <strong>de</strong> lui; il feignit <strong>de</strong> dormir. Quelquetemps après, quand il pensa que l'officier pouvait être sorti, il appela ses hôtesses:- Cet officier ne vient-il pas m'écrire sur une liste et me faire prisonnier? L'hôtesse enconvint les larmes aux yeux.- Eh bien! il y a <strong>de</strong> l'argent dans mon dolman! s'écria-t-il en se relevant sur son lit,achetez-moi <strong>de</strong>s habits bourgeois, et, cette nuit, je pars sur mon cheval. Vous m'avezdéjà sauvé la vie une fois en me recevant au moment où j'allais tomber mourant dansla rue; sauvez-la-moi encore en me donnant les moyens <strong>de</strong> rejoindre ma mère.En ce moment, les filles <strong>de</strong> l'hôtesse se mirent à fondre en larmes; elles tremblaientpour Fabrice; et <strong>com</strong>me elles <strong>com</strong>prenaient à peine le français, elles s'approchèrent <strong>de</strong>son lit pour lui faire <strong>de</strong>s questions. Elles discutèrent en flamand avec leur mère; mais,à chaque instant, <strong>de</strong>s yeux attendris se tournaient vers notre héros; il crut<strong>com</strong>prendre que sa fuite pouvait les <strong>com</strong>promettre gravement, mais qu'elles voulaientbien en courir la chance. Il les remercia avec effusion et en joignant les mains. Un juifdu pays fournit un habillement <strong>com</strong>plet; mais, quand il l'apporta vers les dix heures dusoir, ces <strong>de</strong>moiselles reconnurent, en <strong>com</strong>parant l'habit avec le dolman <strong>de</strong> Fabrice,qu'il fallait le rétrécir infiniment. Aussitôt elles se mirent à l'ouvrage; il n'y avait pas <strong>de</strong>temps à perdre. Fabrice indiqua quelques napoléons cachés dans ses habits, et priases hôtesses <strong>de</strong> les coudre dans les vêtements qu'on venait d'acheter. On avaitapporté avec les habits une belle paire <strong>de</strong> bottes neuves. Fabrice n'hésita point à prierces bonnes filles <strong>de</strong> couper les bottes à la hussar<strong>de</strong> à l'endroit qu'il leur indiqua, et l'oncacha ses petits diamants dans la doublure <strong>de</strong>s nouvelles bottes.Par un effet singulier <strong>de</strong> la perte du sang et <strong>de</strong> la faiblesse qui en était la suite, Fabriceavait presque tout à fait oublié le français; il s'adressait en italien à ses hôtesses, quiparlaient un patois flamand, <strong>de</strong> façon que l'on s'entendait presque uniquement parsignes. Quand les jeunes filles, d'ailleurs parfaitement désintéressées, virent lesdiamants, leur enthousiasme pour lui n'eut plus <strong>de</strong> bornes; elles le crurent un princedéguisé. Aniken, la ca<strong>de</strong>tte et la plus naïve, l'embrassa sans autre façon. Fabrice, <strong>de</strong>son côté, les trouvait charmantes; et vers minuit, lorsque le chirurgien lui eut permisun peu <strong>de</strong> vin, à cause <strong>de</strong> la route qu'il allait entreprendre, il avait presque envie <strong>de</strong>ne pas partir. Où pourrais-je être mieux qu'ici? disait-il. Toutefois, sur les <strong>de</strong>ux heuresdu matin, il s'habilla. Au moment <strong>de</strong> sortir <strong>de</strong> sa chambre, la bonne hôtesse lui appritque son cheval avait été emmené par l'officier qui, quelques heures auparavant, étaitvenu faire la visite <strong>de</strong> la maison.- Ah! canaille! s'écriait Fabrice en jurant, à un blessé! Il n'était pas assez philosophe,ce jeune Italien, pour se rappeler à quel prix lui-même avait acheté ce cheval.43


Aniken lui apprit en pleurant qu'on avait loué un cheval pour lui; elle eût voulu qu'il nepartît pas; les adieux furent tendres. Deux grands jeunes gens, parents <strong>de</strong> la bonnehôtesse, portèrent Fabrice sur la selle; pendant la route ils le soutenaient à cheval,tandis qu'un troisième, qui précédait le petit convoi <strong>de</strong> quelques centaines <strong>de</strong> pas,examinait s'il n'y avait point <strong>de</strong> patrouille suspecte sur les chemins. Après <strong>de</strong>ux heures<strong>de</strong> marche, on s'arrêta chez une cousine <strong>de</strong> l'hôtesse <strong>de</strong> l'Étrille. Quoi que Fabrice pûtleur dire, les jeunes gens qui l'ac<strong>com</strong>pagnaient ne voulurent jamais le quitter; ilsprétendaient qu'ils connaissaient mieux que personne les passages dans les bois.- Mais <strong>de</strong>main matin, quand on saura ma fuite, et qu'on ne vous verra pas dans lepays, votre absence vous <strong>com</strong>promettra, disait Fabrice.On se remit en marche. Par bonheur, quand le jour vint à paraître, la plaine étaitcouverte d'un brouillard épais. Vers les huit heures du matin, l'on arriva près d'unepetite ville. L'un <strong>de</strong>s jeunes gens se détacha pour voir si les chevaux <strong>de</strong> la posteavaient été volés. Le maître <strong>de</strong> poste avait eu le temps <strong>de</strong> les faire disparaître, et <strong>de</strong>recruter <strong>de</strong>s rosses infâmes dont il avait garni ses écuries. On alla chercher <strong>de</strong>uxchevaux dans les marécages où ils étaient cachés, et, trois heures après, Fabricemonta dans un petit cabriolet tout délabré, mais attelé <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux bons chevaux <strong>de</strong>poste. Il avait repris <strong>de</strong>s forces. Le moment <strong>de</strong> la séparation avec les jeunes gens,parents <strong>de</strong> l'hôtesse, fut du <strong>de</strong>rnier pathétique; jamais, quelque prétexte aimable queFabrice pût trouver, ils ne voulurent accepter d'argent.- Dans votre état, monsieur, vous en avez plus <strong>de</strong> besoin que nous, répondaienttoujours ces braves jeunes gens. Enfin ils partirent avec <strong>de</strong>s lettres où Fabrice, un peufortifié par l'agitation <strong>de</strong> la route avait essayé <strong>de</strong> faire connaître à ses hôtesses tout cequ'il sentait pour elles. Fabrice écrivait les larmes aux yeux, et il y avait certainement<strong>de</strong> l'amour dans la lettre adressée à la petite Aniken.Le reste du voyage n'eut rien que d'ordinaire. En arrivant à Amiens il souffraitbeaucoup du coup <strong>de</strong> pointe qu'il avait reçu à la cuisse; le chirurgien <strong>de</strong> campagnen'avait pas songé à débri<strong>de</strong>r la plaie, et malgré les saignées, il s'y était formé undépôt. Pendant les quinze jours que Fabrice passa dans l'auberge d'Amiens, tenue parune famille <strong>com</strong>plimenteuse et avi<strong>de</strong>, les alliés envahissaient la France, et Fabrice<strong>de</strong>vint <strong>com</strong>me un autre homme, tant il fit <strong>de</strong> réflexions profon<strong>de</strong>s sur les choses quivenaient <strong>de</strong> lui arriver. Il n'était resté enfant que sur un point: ce qu'il avait vu étaitceune bataille, et en second lieu, cette bataille était-elle Waterloo? Pour la premièrefois <strong>de</strong> sa vie il trouva du plaisir à lire; il espérait toujours trouver dans les journaux,ou dans les récits <strong>de</strong> la bataille, quelque <strong>de</strong>scription qui lui permettrait <strong>de</strong> reconnaîtreles lieux qu'il avait parcourus à la suite du maréchal Ney, et plus tard avec l'autregénéral. Pendant son séjour à Amiens, il écrivit presque tous les jours à ses bonnesamies <strong>de</strong> l'Étrille. Dès qu'il fut guéri, il vint à Paris; il trouva à son ancien hôtel vingtlettres <strong>de</strong> sa mère et <strong>de</strong> sa tante qui le suppliaient <strong>de</strong> revenir au plus vite. Une<strong>de</strong>rnière lettre <strong>de</strong> la <strong>com</strong>tesse Pietranera avait un certain tour énigmatique quil'inquiéta fort, cette lettre lui enleva toutes ses rêveries tendres. C'était un caractèreauquel il ne fallait qu'un mot pour prévoir facilement les plus grands malheurs; sonimagination se chargeait ensuite <strong>de</strong> lui peindre ces malheurs avec les détails les plushorribles." Gar<strong>de</strong>-toi bien <strong>de</strong> signer les lettres que tu écris pour donner <strong>de</strong> tes nouvelles, luidisait la <strong>com</strong>tesse. À ton retour tu ne dois point venir d'emblée sur le lac <strong>de</strong> Côme:arrête-toi à Lugano, sur le territoire suisse. " Il <strong>de</strong>vait arriver dans cette petite villesous le nom <strong>de</strong> Cavi; il trouverait à la principale auberge le valet <strong>de</strong> chambre <strong>de</strong> la<strong>com</strong>tesse, qui lui indiquerait ce qu'il fallait faire. Sa tante finissait par ces mots: "44


Cache par tous les moyens possibles la folie que tu as faite, et surtout ne conserve surtoi aucun papier imprimé ou écrit; en Suisse tu seras environné <strong>de</strong>s amis <strong>de</strong> Sainte-Marguerite. Si j'ai assez d'argent, lui disait la <strong>com</strong>tesse, j'enverrai quelqu'un àGenève, à l'hôtel <strong>de</strong>s Balances, et tu auras <strong>de</strong>s détails que je ne puis écrire et qu'ilfaut pourtant que tu saches avant d'arriver. Mais, au nom <strong>de</strong> Dieu, pas un jour <strong>de</strong> plusà Paris; tu y serais reconnu par nos espions. " L'imagination <strong>de</strong> Fabrice se mit à sefigurer les choses les plus étranges, et il fut incapable <strong>de</strong> tout autre plaisir que celui <strong>de</strong>chercher à <strong>de</strong>viner ce que sa tante pouvait avoir à lui apprendre <strong>de</strong> si étrange. Deuxfois, en traversant la France, il fut arrêté; mais il sut se dégager; il dut cesdésagréments à son passeport italien et à cette étrange qualité <strong>de</strong> marchand <strong>de</strong>baromètres, qui n'était guère d'accord avec sa figure jeune et son bras en écharpe.Enfin, dans Genève, il trouva un homme appartenant à la <strong>com</strong>tesse qui lui raconta <strong>de</strong>sa part, que lui, Fabrice, avait été dénoncé à la police <strong>de</strong> Milan <strong>com</strong>me étant alléporter à Napoléon <strong>de</strong>s propositions arrêtées par une vaste conspiration organisée dansle ci-<strong>de</strong>vant royaume d'Italie. Si tel n'eût pas été le but <strong>de</strong> son voyage, disait ladénonciation, à quoi bon prendre un nom supposé? Sa mère chercherait à prouver cequi était vrai; c'est-à-dire:1º Qu'il n'était jamais sorti <strong>de</strong> la Suisse:2º Qu'il avait quitté le château à l'improviste à la suite d'une querelle avec son frèreaîné.À ce récit, Fabrice eut un sentiment d'orgueil. J'aurais été une sorte d'ambassa<strong>de</strong>urauprès <strong>de</strong> Napoléon! se dit-il; j'aurais eu l'honneur <strong>de</strong> parler à ce grand homme, plût àDieu! Il se souvint que son septième aïeul, le petit-fils <strong>de</strong> celui qui arriva à Milan à lasuite <strong>de</strong> Sforce, eut l'honneur d'avoir la tête tranchée par les ennemis du duc, qui lesurprirent <strong>com</strong>me il allait en Suisse porter <strong>de</strong>s propositions aux louables cantons etrecruter <strong>de</strong>s soldats. Il voyait <strong>de</strong>s yeux <strong>de</strong> l'âme l'estampe relative à ce fait, placéedans la généalogie <strong>de</strong> la famille. Fabrice, en interrogeant ce valet <strong>de</strong> chambre, letrouva outré d'un détail qui enfin lui échappa, malgré l'ordre exprès <strong>de</strong> le lui taire,plusieurs fois répété par la <strong>com</strong>tesse. C'était Ascagne, son frère aîné, qui l'avaitdénoncé à la police <strong>de</strong> Milan. Ce mot cruel donna <strong>com</strong>me un accès <strong>de</strong> folie à notrehéros. De Genève pour aller en Italie on passe par <strong>La</strong>usanne; il voulut partir à pied etsur-le-champ, et faire ainsi dix ou douze lieues, quoique la diligence <strong>de</strong> Genève à<strong>La</strong>usanne dût partir <strong>de</strong>ux heures plus tard. Avant <strong>de</strong> sortir <strong>de</strong> Genève, il se prit <strong>de</strong>querelle dans un <strong>de</strong>s tristes cafés du pays, avec un jeune homme qui le regardait,disait-il, d'une façon singulière. Rien <strong>de</strong> plus vrai, le jeune Genevois flegmatique,raisonnable et ne songeant qu'à l'argent, le croyait fou; Fabrice en entrant avait jeté<strong>de</strong>s regards furibonds <strong>de</strong> tous les côtés, puis renversé sur son pantalon la tasse <strong>de</strong>café qu'on lui servait. Dans cette querelle, le premier mouvement <strong>de</strong> Fabrice fut tout àfait du XVIe siècle: au lieu <strong>de</strong> parler du duel au jeune Genevois, il tira son poignard etse jeta sur lui pour l'en percer. En ce moment <strong>de</strong> passion, Fabrice oubliait tout ce qu'ilavait appris sur les règles <strong>de</strong> l'honneur, et revenait à l'instinct, ou, pour mieux dire,aux souvenirs <strong>de</strong> la première enfance.L'homme <strong>de</strong> confiance intime qu'il trouva dans Lugano augmenta sa fureur en luidonnant <strong>de</strong> nouveaux détails. Comme Fabrice était aimé à Grianta, personne n'eûtprononcé son nom, et sans l'aimable procédé <strong>de</strong> son frère, tout le mon<strong>de</strong> eût feint <strong>de</strong>croire qu'il était à Milan, et jamais l'attention <strong>de</strong> la police <strong>de</strong> cette ville n'eût étéappelée sur son absence.45


- Sans doute les douaniers ont votre signalement lui dit l'envoyé <strong>de</strong> sa tante, et sinous suivons la gran<strong>de</strong> route, à la frontière du royaume lombardo-vénitien, vous serezarrêté.Fabrice et ses gens connaissaient les moindres sentiers <strong>de</strong> la montagne qui sépareLugano du lac <strong>de</strong> Côme: ils se déguisèrent en chasseurs, c'est-à-dire encontrebandiers, et <strong>com</strong>me ils étaient trois et porteurs <strong>de</strong> mines assez résolues, lesdouaniers qu'ils rencontrèrent ne songèrent qu'à les saluer. Fabrice s'arrangea <strong>de</strong>façon à n'arriver au château que vers minuit; à cette heure, son père et tous les valets<strong>de</strong> chambre portant <strong>de</strong> la poudre étaient couchés <strong>de</strong>puis longtemps. Il <strong>de</strong>scendit sanspeine dans le fossé profond et pénétra dans le château par la petite fenêtre d'unecave: c'est là qu'il était attendu par sa mère et sa tante, bientôt ses soeursaccoururent. Les transports <strong>de</strong> tendresse et les larmes se succédèrent pendantlongtemps, et l'on <strong>com</strong>mençait à peine à parler raison lorsque les premières lueurs <strong>de</strong>l'aube vinrent avertir ces êtres qui se croyaient malheureux, que le temps volait.- J'espère que ton frère ne se sera pas douté <strong>de</strong> ton arrivée, lui dit madamePietranera; je ne lui parlais guère <strong>de</strong>puis sa belle équipée, ce dont son amour-propreme faisait l'honneur d'être fort piqué: ce soir à souper j'ai daigné lui adresser laparole; j'avais besoin <strong>de</strong> trouver un prétexte pour cacher la joie folle qui pouvait luidonner <strong>de</strong>s soupçons. Puis, lorsque je me suis aperçue qu'il était tout fier <strong>de</strong> cetteprétendue réconciliation, j'ai profité <strong>de</strong> sa joie pour le faire boire d'une façondésordonnée, et certainement il n'aura pas songé à se mettre en embusca<strong>de</strong> pourcontinuer son métier d'espion.- C'est dans ton appartement qu'il faut cacher notre hussard, dit la marquise, il nepeut partir tout <strong>de</strong> suite dans ce premier moment, nous ne sommes pas assezmaîtresses <strong>de</strong> notre raison, et il s'agit <strong>de</strong> choisir la meilleure façon <strong>de</strong> mettre en défautcette terrible police <strong>de</strong> Milan.On suivit cette idée; mais le marquis et son fils aîné remarquèrent, le jour d'après,que la marquise était sans cesse dans la chambre <strong>de</strong> sa belle-soeur. Nous ne nousarrêterons pas à peindre les transports <strong>de</strong> tendresse et <strong>de</strong> joie qui ce jour-là encoreagitèrent ces êtres si heureux. Les coeurs italiens sont, beaucoup plus que les nôtres,tourmentés par les soupçons et par les idées folles que leur présente une imaginationbrûlante, mais en revanche leurs joies sont bien plus intenses et durent pluslongtemps. Ce jour-là la <strong>com</strong>tesse et la marquise étaient absolument privées <strong>de</strong> leurraison; Fabrice fut obligé <strong>de</strong> re<strong>com</strong>mencer tous ses récits: enfin on résolut d'allercacher la joie <strong>com</strong>mune à Milan, tant il sembla difficile <strong>de</strong> se dérober plus longtemps àla police du marquis et <strong>de</strong> son fils Ascagne.On prit la barque ordinaire <strong>de</strong> la maison pour aller à Côme; en agir autrement eût étéréveiller mille soupçons; mais en arrivant au port <strong>de</strong> Côme la marquise se souvintqu'elle avait oublié à Grianta <strong>de</strong>s papiers <strong>de</strong> la <strong>de</strong>rnière importance: elle se hâta d'yenvoyer les bateliers, et ces hommes ne purent faire aucune remarque sur la manièredont ces <strong>de</strong>ux dames employaient leur temps à Côme. À peine arrivées, elles louèrentau hasard une <strong>de</strong> ces voitures qui atten<strong>de</strong>nt pratique près <strong>de</strong> cette haute tour dumoyen âge qui s'élève au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> la porte <strong>de</strong> Milan. On partit à l'instant même sansque le cocher eût le temps <strong>de</strong> parler à personne. À un quart <strong>de</strong> lieue <strong>de</strong> la ville ontrouva un jeune chasseur <strong>de</strong> la connaissance <strong>de</strong> ces dames, et qui par <strong>com</strong>plaisance,<strong>com</strong>me elles n'avaient aucun homme avec elles, voulut bien leur servir <strong>de</strong> chevalierjusqu'aux portes <strong>de</strong> Milan, où il se rendait en chassant. Tout allait bien, et ces damesfaisaient la conversation la plus joyeuse avec le jeune voyageur, lorsqu'à un détourque fait la route pour tourner la charmante colline et le bois <strong>de</strong> San-Giovanni, trois46


gendarmes déguisés sautèrent à la bri<strong>de</strong> <strong>de</strong>s chevaux.-Ah! mon mari nous a trahis!s'écria la marquise, et elle s'évanouit. Un maréchal <strong>de</strong>s logis qui était resté un peu enarrière s'approcha <strong>de</strong> la voiture en trébuchant, et dit d'une voix qui avait l'air <strong>de</strong> sortirdu cabaret:- Je suis fâché <strong>de</strong> la mission que j'ai à remplir, mais je vous arrête, général FabioConti.Fabrice crut que le maréchal <strong>de</strong>s logis lui faisait une mauvaise plaisanterie enl'appelant général. Tu me le paieras, se dit-il; il regardait les gendarmes déguisés etguettait le moment favorable pour sauter à bas <strong>de</strong> la voiture et se sauver à traverschamps.<strong>La</strong> <strong>com</strong>tesse sourit à tout hasard, je crois, puis dit au maréchal <strong>de</strong>s logis:- Mais, mon cher maréchal, qui est donc cet enfant <strong>de</strong> seize ans que vous prenez pourle général Conti?- N'êtes-vous pas la fille du général? dit le maréchal <strong>de</strong>s logis.-Voyez mon père, dit la <strong>com</strong>tesse en montrant Fabrice. Les gendarmes furent saisisd'un rire fou.- Montrez vos passeports sans raisonner, reprit le maréchal <strong>de</strong>s logis piqué <strong>de</strong> lagaieté générale.- Ces dames n'en prennent jamais pour aller à Milan, dit le cocher d'un air froid etphilosophique; elles viennent <strong>de</strong> leur château <strong>de</strong> Grianta. Celle-ci est madame la<strong>com</strong>tesse Pietranera, celle-là, madame la marquise <strong>de</strong>l Dongo.Le maréchal <strong>de</strong>s logis, tout déconcerté, passa à la tête <strong>de</strong>s chevaux, et là tint conseilavec ses hommes. <strong>La</strong> conférence durait bien <strong>de</strong>puis cinq minutes, lorsque la <strong>com</strong>tessePietranera pria ces messieurs <strong>de</strong> permettre que la voiture fût avancée <strong>de</strong> quelques paset placée à l'ombre; la chaleur était accablante, quoiqu'il ne fût que onze heures dumatin, Fabrice, qui regardait fort attentivement <strong>de</strong> tous les côtés, cherchant le moyen<strong>de</strong> se sauver, vit déboucher d'un petit sentier à travers champs, et arriver sur lagran<strong>de</strong> route, couverte <strong>de</strong> poussière, une jeune fille <strong>de</strong> quatorze à quinze ans quipleurait timi<strong>de</strong>ment sous son mouchoir. Elle s'avançait à pied entre <strong>de</strong>ux gendarmesen uniforme, et, à trois pas <strong>de</strong>rrière elle, aussi entre <strong>de</strong>ux gendarmes, marchait ungrand homme sec qui affectait <strong>de</strong>s airs <strong>de</strong> dignité <strong>com</strong>me un préfet suivant uneprocession.- Où les avez-vous donc trouvés? dit le maréchal <strong>de</strong>s logis tout à fait ivre en cemoment.- Se sauvant à travers champs, et pas plus <strong>de</strong> passeports que sur la main.Le maréchal <strong>de</strong>s logis parut perdre tout à fait la tête; il avait <strong>de</strong>vant lui cinqprisonniers au lieu <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux qu'il lui fallait. Il s'éloigna <strong>de</strong> quelques pas, ne laissantqu'un homme pour gar<strong>de</strong>r le prisonnier qui faisait <strong>de</strong> la majesté, et un autre pourempêcher les chevaux d'avancer.- Reste, dit la <strong>com</strong>tesse à Fabrice qui déjà avait sauté à terre, tout va s'arranger.47


On entendit un gendarme s'écrier:- Qu'importe! s'ils n'ont pas <strong>de</strong> passeports, ils sont <strong>de</strong> bonne prise tout <strong>de</strong> même. Lemaréchal <strong>de</strong>s logis semblait n'être pas tout à fait aussi décidé; le nom <strong>de</strong> la <strong>com</strong>tessePietranera lui donnait <strong>de</strong> l'inquiétu<strong>de</strong>, il avait connu le général, dont il ne savait pas lamort. Le général n'est pas un homme à ne pas se venger si j'arrête sa femme mal àpropos, se disait-il.Pendant cette délibération qui fut longue, la <strong>com</strong>tesse avait lié conversation avec lajeune fille qui était à pied sur la route et dans la poussière à côté <strong>de</strong> la calèche; elleavait été frappée <strong>de</strong> sa beauté.- Le soleil va vous faire mal, ma<strong>de</strong>moiselle; ce brave soldat, ajouta-t-elle en parlantau gendarme placé à la tête <strong>de</strong>s chevaux, vous permettra bien <strong>de</strong> monter en calèche.Fabrice, qui rôdait autour <strong>de</strong> la voiture, s'approcha pour ai<strong>de</strong>r la jeune fille à monter.Celle-ci s'élançait déjà sur le marchepied, le bras soutenu par Fabrice, lorsquel'homme imposant, qui était à six pas en arrière <strong>de</strong> la voiture, cria d'une voix grossiepar la volonté d'être digne:- Restez sur la route, ne montez pas dans une voiture qui ne vous appartient pas.Fabrice n'avait pas entendu cet ordre; la jeune fille, au lieu <strong>de</strong> monter dans la calèche,voulut re<strong>de</strong>scendre, et Fabrice continuant à la soutenir elle tomba dans ses bras. Ilsourit, elle rougit profondément; ils restèrent un instant à se regar<strong>de</strong>r après que lajeune fille se fut dégagée <strong>de</strong> ses bras.- Ce serait une charmante <strong>com</strong>pagne <strong>de</strong> prison, se dit Fabrice: quelle pensée profon<strong>de</strong>sous ce front! elle saurait aimer.Le maréchal <strong>de</strong>s logis s'approcha d'un air d'autorité:- <strong>La</strong>quelle <strong>de</strong> ces dames se nomme Clélia Conti?- Moi, dit la jeune fille.- Et moi, s'écria l'homme âgé, je suis le général Fabio Conti, chambellan <strong>de</strong> S.A.S.monseigneur le prince <strong>de</strong> <strong>Parme</strong>; je trouve fort inconvenant qu'un homme <strong>de</strong> ma sortesoit traqué <strong>com</strong>me un voleur.- Avant-hier, en vous embarquant au port <strong>de</strong> Côme, n'avez-vous pas envoyépromener l'inspecteur <strong>de</strong> police qui vous <strong>de</strong>mandait votre passeport? Eh bien!aujourd'hui il vous empêche <strong>de</strong> vous promener.- Je m'éloignais déjà avec ma barque, j'étais pressé, le temps étant à l'orage; unhomme sans uniforme m'a crié du quai <strong>de</strong> rentrer au port, je lui ai dit mon nom et j'aicontinué mon voyage.- Et ce matin vous vous êtes enfui <strong>de</strong> Côme?- Un homme <strong>com</strong>me moi ne prend pas <strong>de</strong> passeport pour aller <strong>de</strong> Milan voir le lac. Cematin, à Côme, on m'a dit que je serais arrêté à la porte, je suis sorti à pied avec mafille; j'espérais trouver sur la route quelque voiture qui me conduirait jusqu'à Milan, où48


certes ma première visite sera pour porter mes plaintes au général <strong>com</strong>mandant laprovince.Le maréchal <strong>de</strong>s logis parut soulagé d'un grand poids.- Eh bien! général, vous êtes arrêté, et je vais vous conduire à Milan. Et vous, quiêtes-vous? dit-il à Fabrice.- Mon fils, reprit la <strong>com</strong>tesse: Ascagne, fils du général <strong>de</strong> division Pietranera.- Sans passeport, madame la <strong>com</strong>tesse? dit le maréchal <strong>de</strong>s logis fort radouci.- À son âge il n'en a jamais pris; il ne voyage jamais seul, il est toujours avec moi.Pendant ce colloque, le général Conti faisait <strong>de</strong> la dignité <strong>de</strong> plus en plus offensée avecles gendarmes.- Pas tant <strong>de</strong> paroles, lui dit l'un d'eux, vous êtes arrêté, suffit!- Vous serez trop heureux, dit le maréchal <strong>de</strong>s logis, que nous consentions à ce quevous louiez un cheval <strong>de</strong> quelque paysan; autrement, malgré la poussière et lachaleur, et le gra<strong>de</strong> <strong>de</strong> chambellan <strong>de</strong> <strong>Parme</strong>, vous marcherez fort bien à pied aumilieu <strong>de</strong> nos chevaux.Le général se mit à jurer.- Veux-tu bien te taire! reprit le gendarme. Où est ton uniforme <strong>de</strong> général? Lepremier venu ne peut-il pas dire qu'il est général?Le général se fâcha <strong>de</strong> plus belle. Pendant ce temps les affaires allaient beaucoupmieux dans la calèche.<strong>La</strong> <strong>com</strong>tesse faisait marcher les gendarmes <strong>com</strong>me s'ils eussent été ses gens. Ellevenait <strong>de</strong> donner un écu à l'un d'eux pour aller chercher du vin et surtout <strong>de</strong> l'eaufraîche dans une cassine que l'on apercevait à <strong>de</strong>ux cents pas. Elle avait trouvé letemps <strong>de</strong> calmer Fabrice, qui, à toute force, voulait se sauver dans le bois qui couvraitla colline; j'ai <strong>de</strong> bons pistolets, disait-il. Elle obtint du général irrité qu'il laisseraitmonter sa fille dans la voiture. À cette occasion, le général, qui aimait à parler <strong>de</strong> luiet <strong>de</strong> sa famille, apprit à ces dames que sa fille n'avait que douze ans, étant née enI803, le 27 octobre; mais tout le mon<strong>de</strong> lui donnait quatorze ou quinze ans, tant elleavait <strong>de</strong> raison.Homme tout à fait <strong>com</strong>mun, disaient les yeux <strong>de</strong> la <strong>com</strong>tesse à la marquise. Grâce à la<strong>com</strong>tesse, tout s'arrangea après un colloque d'une heure. Un gendarme, qui se trouvaavoir affaire dans le village voisin, loua son cheval au général Conti, après que la<strong>com</strong>tesse lui eut dit: Vous aurez 10 francs. Le maréchal <strong>de</strong>s logis partit seul avec legénéral; les autres gendarmes restèrent sous un arbre en <strong>com</strong>pagnie avec quatreénormes bouteilles <strong>de</strong> vin, sorte <strong>de</strong> petites dames-jeannes, que le gendarme envoyé àla cassine avait rapportées, aidé par un paysan. Clélia Conti fut autorisée par le dignechambellan à accepter, pour revenir à Milan, une place dans la voiture <strong>de</strong> ces dames,et personne ne songea à arrêter le fils du brave général <strong>com</strong>te Pietranera. Après lespremiers moments donnés à la politesse et aux <strong>com</strong>mentaires sur le petit inci<strong>de</strong>nt quivenait <strong>de</strong> se terminer, Clélia Conti remarqua la nuance d'enthousiasme avec laquelleune aussi belle dame que la <strong>com</strong>tesse parlait à Fabrice; certainement elle n'était pas49


sa mère. Son attention fut surtout excitée par <strong>de</strong>s allusions répétées à quelque chosed'héroïque, <strong>de</strong> hardi, <strong>de</strong> dangereux au suprême <strong>de</strong>gré, qu'il avait fait <strong>de</strong>puis peu;malgré toute son intelligence, la jeune Clélia ne put <strong>de</strong>viner <strong>de</strong> quoi il s'agissait.Elle regardait avec étonnement ce jeune héros dont les yeux semblaient respirerencore tout le feu <strong>de</strong> l'action. Pour lui, il était un peu interdit <strong>de</strong> la beauté si singulière<strong>de</strong> cette jeune fille <strong>de</strong> douze ans, et ses regards la faisaient rougir.Une lieue avant d'arriver à Milan, Fabrice dit qu'il allait voir son oncle, et prit congé<strong>de</strong>s dames.- Si jamais je me tire d'affaire, dit-il à Clélia, j'irai voir les beaux tableaux <strong>de</strong> <strong>Parme</strong>, etalors daignerez-vous vous rappeler ce nom: Fabrice <strong>de</strong>l Dongo?- Bon! dit la <strong>com</strong>tesse, voilà <strong>com</strong>me tu sais gar<strong>de</strong>r l'incognito! Ma<strong>de</strong>moiselle, daignezvous rappeler que ce mauvais sujet est mon fils et s'appelle Pietranera et non <strong>de</strong>lDongo.Le soir, fort tard, Fabrice rentra dans Milan par la porte Renza, qui conduit à unepromena<strong>de</strong> à la mo<strong>de</strong>. L'envoi <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux domestiques en Suisse avait épuisé les fortpetites économies <strong>de</strong> la marquise et <strong>de</strong> sa soeur; par bonheur, Fabrice avait encorequelques napoléons, et l'un <strong>de</strong>s diamants, qu'on résolut <strong>de</strong> vendre.Ces dames étaient aimées et connaissaient toute la ville; les personnages les plusconsidérables dans le parti autrichien et dévot allèrent parler en faveur <strong>de</strong> Fabrice aubaron Bin<strong>de</strong>r, chef <strong>de</strong> la police. Ces messieurs ne concevaient pas, disaient-ils,<strong>com</strong>ment l'on pouvait prendre au sérieux l'incarta<strong>de</strong> d'un enfant <strong>de</strong> seize ans qui sedispute avec un frère aîné et déserte la maison paternelle.- Mon métier est <strong>de</strong> tout prendre au sérieux, répondait doucement le baron Bin<strong>de</strong>r,homme sage et triste; il établissait alors cette fameuse police <strong>de</strong> Milan, et s'étaitengagé à prévenir une révolution <strong>com</strong>me celle <strong>de</strong> 1746, qui chassa les Autrichiens <strong>de</strong>Gênes. Cette police <strong>de</strong> Milan, <strong>de</strong>venue <strong>de</strong>puis si célèbre par les aventures <strong>de</strong> MM.Pellico et d'Andryane, ne fut pas précisément cruelle, elle exécutait raisonnablement etsans pitié <strong>de</strong>s lois sévères. L'empereur François II voulait qu'on frappât <strong>de</strong> terreur cesimaginations italiennes si hardies.- Donnez-moi jour par jour, répétait le baron Bin<strong>de</strong>r aux protecteurs <strong>de</strong> Fabrice,l'indication prouvée <strong>de</strong> ce qu'a fait le jeune marchesino <strong>de</strong>l Dongo; prenons-le <strong>de</strong>puisle moment <strong>de</strong> son départ <strong>de</strong> Grianta, 8 mars, jusqu'à son arrivée, hier soir, dans cetteville, où il est caché dans une <strong>de</strong>s chambres <strong>de</strong> l'appartement <strong>de</strong> sa mère, et je suisprêt à le traiter <strong>com</strong>me le plus aimable et le plus espiègle <strong>de</strong>s jeunes gens <strong>de</strong> la ville.Si vous ne pouvez pas me fournir l'itinéraire du jeune homme pendant toutes lesjournées qui ont suivi son départ <strong>de</strong> Grianta, quels que soient la gran<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> sanaissance et le respect que je porte aux amis <strong>de</strong> sa famille, mon <strong>de</strong>voir n'est-il pas <strong>de</strong>le faire arrêter? Ne dois-je pas le retenir en prison jusqu'à ce qu'il m'ait donné lapreuve qu'il n'est pas allé porter <strong>de</strong>s paroles à Napoléon <strong>de</strong> la part <strong>de</strong> quelquesmécontents qui peuvent exister en Lombardie parmi les sujets <strong>de</strong> Sa MajestéImpériale et Royale? Remarquez encore, messieurs, que si le jeune <strong>de</strong>l Dongo parvientà se justifier sur ce point, il restera coupable d'avoir passé à l'étranger sans passeportrégulièrement délivré, et <strong>de</strong> plus en prenant un faux nom et faisant usage sciemmentd'un passeport délivré à un simple ouvrier, c'est-à-dire à un individu d'une classetellement au-<strong>de</strong>ssous <strong>de</strong> celle à laquelle il appartient.50


Cette déclaration, cruellement raisonnable, était ac<strong>com</strong>pagnée <strong>de</strong> toutes les marques<strong>de</strong> déférence et <strong>de</strong> respect que le chef <strong>de</strong> la police <strong>de</strong>vait à la haute position <strong>de</strong> lamarquise <strong>de</strong>l Dongo et à celle <strong>de</strong>s personnages importants qui venaient s'entremettrepour elle.<strong>La</strong> marquise fut au désespoir quand elle apprit la réponse du baron Bin<strong>de</strong>r.- Fabrice va être arrêté, s'écria-t-elle en pleurant et une fois en prison, Dieu saitquand il en sortira! Son père le reniera!Mme Pietranera et sa belle-soeur tinrent conseil avec <strong>de</strong>ux ou trois amis intimes, et,quoi qu'ils pussent dire, la marquise voulut absolument faire partir son fils dès la nuitsuivante.- Mais tu vois bien, lui disait la <strong>com</strong>tesse, que le baron Bin<strong>de</strong>r sait que ton fils est ici;cet homme n'est point méchant.- Non, mais il veut plaire à l'empereur François.- Mais s'il croyait utile à son avancement <strong>de</strong> jeter Fabrice en prison, il y serait déjà, etc'est lui marquer une défiance injurieuse que <strong>de</strong> le faire sauver.- Mais nous avouer qu'il sait où est Fabrice c'est nous dire: faites-le partir! Non, je nevivrai pas tant que je pourrai me répéter: Dans un quart d'heure mon fils peut êtreentre quatre murailles! Quelle que soit l'ambition du baron Bin<strong>de</strong>r, ajoutait lamarquise, il croit utile à sa position personnelle en ce pays d'afficher <strong>de</strong>sménagements pour un homme du rang <strong>de</strong> mon mari, et j'en vois une preuve danscette ouverture <strong>de</strong> coeur singulière avec laquelle il avoue qu'il sait où prendre mon fils.Bien plus, le baron détaille <strong>com</strong>plaisamment les <strong>de</strong>ux contraventions dont Fabrice estaccusé d'après la dénonciation <strong>de</strong> son indigne frère; il explique que ces <strong>de</strong>uxcontraventions emportent la prison; n'est-ce pas nous dire que si nous aimons mieuxl'exil, c'est à nous <strong>de</strong> choisir?- Si tu choisis l'exil, répétait toujours la <strong>com</strong>tesse, <strong>de</strong> la vie nous ne le reverrons.Fabrice, présent à tout l'entretien, avec un <strong>de</strong>s anciens amis <strong>de</strong> la marquisemaintenant conseiller au tribunal formé par l'Autriche, était gran<strong>de</strong>ment d'avis <strong>de</strong>prendre la clef <strong>de</strong>s champs. Et, en effet, le soir même il sortit du palais caché dans lavoiture qui conduisait au théâtre <strong>de</strong> la Scala sa mère et sa tante. Le cocher, dont onse défiait, alla faire <strong>com</strong>me d'habitu<strong>de</strong> une station au cabaret, et pendant que lelaquais, homme sûr, gardait les chevaux, Fabrice, déguisé en paysan, se glissa hors<strong>de</strong> la voiture et sortit <strong>de</strong> la ville. Le len<strong>de</strong>main matin il passa la frontière avec le mêmebonheur, et quelques heures plus tard il était installé dans une terre que sa mère avaiten Piémont, près <strong>de</strong> Novare, précisément à Romagnano, où Bayard fut tué.On peut penser avec quelle attention ces dames arrivées dans leur loge, à la Scala,écoutaient le spectacle. Elles n'y étaient allées que pour pouvoir consulter plusieurs <strong>de</strong>leurs amis appartenant au parti libéral, et dont l'apparition au palais <strong>de</strong>l Dongo eût puêtre mal interprétée par la police. Dans la loge, il fut résolu <strong>de</strong> faire une nouvelledémarche auprès du baron Bin<strong>de</strong>r. Il ne pouvait pas être question d'offrir une sommed'argent à ce magistrat parfaitement honnête homme, et d'ailleurs ces dames étaientfort pauvres, elles avaient forcé Fabrice à emporter tout ce qui restait sur le produit dudiamant.51


Il était fort important toutefois d'avoir le <strong>de</strong>rnier mot du baron. Les amis <strong>de</strong> la<strong>com</strong>tesse lui rappelèrent un certain chanoine Borda, jeune homme fort aimable, quijadis avait voulu lui faire la cour, et avec d'assez vilaines façons; ne pouvant réussir, ilavait dénoncé son amitié pour Limercati au général Pietranera, sur quoi il avait étéchassé <strong>com</strong>me un vilain. Or maintenant ce chanoine faisait tous les soirs la partie <strong>de</strong>tarots <strong>de</strong> la baronne Bin<strong>de</strong>r, et naturellement était l'ami intime du mari. <strong>La</strong> <strong>com</strong>tessese décida à la démarche horriblement pénible d'aller voir ce chanoine; et le len<strong>de</strong>mainmatin <strong>de</strong> bonne heure, avant qu'il sortît <strong>de</strong> chez lui, elle se fit annoncer.Lorsque le domestique unique du chanoine prononça le nom <strong>de</strong> la <strong>com</strong>tessePietranera, cet homme fut ému au point d'en perdre la voix; il ne chercha point àréparer le désordre d'un négligé fort simple.- Faites entrer et allez-vous-en, dit-il d'une voix éteinte. <strong>La</strong> <strong>com</strong>tesse entra; Borda sejeta à genoux.- C'est dans cette position qu'un malheureux fou doit recevoir vos ordres, dit-il à la<strong>com</strong>tesse qui ce matin-là, dans son négligé à <strong>de</strong>mi-déguisement, était d'un piquantirrésistible. Le profond chagrin <strong>de</strong> l'exil <strong>de</strong> Fabrice, la violence qu'elle se faisait pourparaître chez un homme qui en avait agi traîtreusement avec elle, tout se réunissaitpour donner à son regard un éclat incroyable.- C'est dans cette position que je veux recevoir vos ordres, s'écria le chanoine, car ilest évi<strong>de</strong>nt que vous avez quelque service à me <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r, autrement vous n'auriezpas honoré <strong>de</strong> votre présence la pauvre maison d'un malheureux fou: jadis transportéd'amour et <strong>de</strong> jalousie, il se conduisit avec vous <strong>com</strong>me un lâche, une fois qu'il vit qu'ilne pouvait vous plaire.Ces paroles étaient sincères et d'autant plus belles que le chanoine jouissaitmaintenant d'un grand pouvoir: la <strong>com</strong>tesse en fut touchée jusqu'aux larmes;l'humiliation, la crainte glaçaient son âme, en un instant l'attendrissement et un peud'espoir leur succédaient. D'un état fort malheureux elle passait en un clin d'oeilpresque au bonheur.- Baise ma main, dit-elle au chanoine en la lui présentant, et lève-toi. (Il faut savoirqu'en Italie le tutoiement indique la bonne et franche amitié tout aussi bien qu'unsentiment plus tendre.) Je viens te <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r grâce pour mon neveu Fabrice. Voici lavérité <strong>com</strong>plète et sans le moindre déguisement <strong>com</strong>me on la dit à un vieil ami. Àseize ans et <strong>de</strong>mi il vient <strong>de</strong> faire une insigne folie; nous étions au château <strong>de</strong> Grianta,sur le lac <strong>de</strong> Côme. Un soir, à sept heures nous avons appris, par un bateau <strong>de</strong> Côme,le débarquement <strong>de</strong> l'Empereur au golfe <strong>de</strong> Juan. Le len<strong>de</strong>main matin Fabrice est partipour la France, après s'être fait donner le passeport d'un <strong>de</strong> ses amis du peuple, unmarchand <strong>de</strong> baromètres nommé Vasi. Comme il n'a pas l'air précisément d'unmarchand <strong>de</strong> baromètres, à peine avait-il fait dix lieues en France, que sur sa bonnemine on l'a arrêté; ses élans d'enthousiasme en mauvais français semblaient suspects.Au bout <strong>de</strong> quelque temps il s'est sauvé et a pu gagner Genève; nous avons envoyé àsa rencontre à Lugano...- C'est-à-dire à Genève, dit le chanoine en souriant. <strong>La</strong> <strong>com</strong>tesse acheva l'histoire.-Je ferai pour vous tout ce qui est humainement possible, reprit le chanoine aveceffusion; je me mets entièrement à vos ordres. Je ferai même <strong>de</strong>s impru<strong>de</strong>nces,ajouta-t-il. Dites, que dois-je faire au moment où ce pauvre salon sera privé <strong>de</strong> cetteapparition céleste, et qui fait époque dans l'histoire <strong>de</strong> ma vie?52


- Il faut aller chez le baron Bin<strong>de</strong>r lui dire que vous aimez Fabrice <strong>de</strong>puis sa naissance,que vous avez vu naître cet enfant quand vous veniez chez nous, et qu'enfin, au nom<strong>de</strong> l'amitié qu'il vous accor<strong>de</strong>, vous le suppliez d'employer tous ses espions à vérifiersi, avant son départ pour la Suisse, Fabrice a eu la moindre entrevue avec aucun <strong>de</strong>ces libéraux qu'il surveille. Pour peu que le baron soit bien servi, il verra qu'il s'agit iciuniquement d'une véritable étour<strong>de</strong>rie <strong>de</strong> jeunesse. Vous savez que j'avais, dans monbel appartement du palais Dugnani, les estampes <strong>de</strong>s batailles gagnées par Napoléon:c'est en lisant les légen<strong>de</strong>s <strong>de</strong> ces gravures que mon neveu apprit à lire. Dès l'âge <strong>de</strong>cinq ans mon pauvre mari lui expliquait ces batailles; nous lui mettions sur la tête lecasque <strong>de</strong> mon mari, l'enfant traînait son grand sabre. Eh bien! un beau jour, ilapprend que le dieu <strong>de</strong> mon mari, que l'Empereur est <strong>de</strong> retour en France; il part pourle rejoindre, <strong>com</strong>me un étourdi, mais il n'y réussit pas. Deman<strong>de</strong>z à votre baron <strong>de</strong>quelle peine il veut punir ce moment <strong>de</strong> folie.- J'oubliais une chose, s'écria le chanoine, vous allez voir que je ne suis pas tout à faitindigne du pardon que vous m'accor<strong>de</strong>z. Voici, dit-il en cherchant sur la table parmises papiers, voici la dénonciation <strong>de</strong> cet infâme coltorto (hypocrite), voyez, signéeAscanio Valserra <strong>de</strong>l DONGO qui a <strong>com</strong>mencé toute cette affaire; je l'ai prise hier soirdans les bureaux <strong>de</strong> la police, et suis allé à la Scala, dans l'espoir <strong>de</strong> trouver quelqu'unallant d'habitu<strong>de</strong> dans votre loge, par lequel je pourrais vous la faire <strong>com</strong>muniquer.Copie <strong>de</strong> cette pièce est à Vienne <strong>de</strong>puis longtemps. Voilà l'ennemi que nous <strong>de</strong>vons<strong>com</strong>battre. Le chanoine lut la dénonciation avec la <strong>com</strong>tesse, et il fut convenu quedans la journée, il lui en ferait tenir une copie par une personne sûre. Ce fut la joiedans le coeur que la <strong>com</strong>tesse rentra au palais <strong>de</strong>l Dongo.- Il est impossible d'être plus galant homme que cet ancien coquin, dit-elle à lamarquise; ce soir à la Scala, à dix heures trois quarts à l'horloge du théâtre, nousrenverrons tout le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> notre loge, nous éteindrons les bougies, nous fermeronsnotre porte, et, à onze heures, le chanoine lui-même viendra nous dire ce qu'il a pufaire. C'est ce que nous avons trouvé <strong>de</strong> moins <strong>com</strong>promettant pour lui.Ce chanoine avait beaucoup d'esprit; il n'eut gar<strong>de</strong> <strong>de</strong> manquer au ren<strong>de</strong>z-vous: il ymontra une bonté <strong>com</strong>plète et une ouverture <strong>de</strong> coeur sans réserve que l'on ne trouveguère que dans les pays où la vanité ne domine pas tous les sentiments. Sadénonciation <strong>de</strong> la <strong>com</strong>tesse au général Pietranera, son mari, était un <strong>de</strong>s grandsremords <strong>de</strong> sa vie, et il trouvait un moyen d'abolir ce remords.Le matin, quand la <strong>com</strong>tesse était sortie <strong>de</strong> chez lui: <strong>La</strong> voilà qui fait l'amour avec sonneveu, s'était-il dit avec amertume, car il n'était point guéri. Altière <strong>com</strong>me elle l'est,être venue chez moi!... À la mort <strong>de</strong> ce pauvre Pietranera, elle repoussa avec horreurmes offres <strong>de</strong> service, quoique fort polies et très bien présentées par le colonel Scotti,son ancien amant. <strong>La</strong> belle Pietranera vivre avec 1 500 francs! ajoutait le chanoine ense promenant avec action dans sa chambre! Puis aller habiter le château <strong>de</strong> Griantaavec un abominable secatore, ce marquis <strong>de</strong>l Dongo!... Tout s'explique maintenant! Aufait, ce jeune Fabrice est plein <strong>de</strong> grâces, grand, bien fait, une figure toujours riante...et, mieux que cela, un certain regard chargé <strong>de</strong> douce volupté... une physionomie à laCorrège, ajoutait le chanoine avec amertume.<strong>La</strong> différence d'âge... point trop gran<strong>de</strong>... Fabrice né après l'entrée <strong>de</strong>s Français, vers98, ce me semble; la <strong>com</strong>tesse peut avoir vingt-sept ou vingt-huit ans, impossibled'être plus jolie, plus adorable; dans ce pays fertile en beautés, elle les bat toutes; laMarini, la Gherardi, la Ruga, I'Aresi, la Pietragrua, elle l'emporte sur toutes cesfemmes... Ils vivaient heureux cachés sur ce beau lac <strong>de</strong> Côme quand le jeune homme53


a voulu rejoindre Napoléon... Il y a encore <strong>de</strong>s âmes en Italie! et, quoi qu'on fasse!Chère patrie!... Non, continuait ce coeur enflammé par la jalousie, impossibled'expliquer autrement cette résignation à végéter à la campagne, avec le dégoût <strong>de</strong>voir tous les jours, à tous les repas cette horrible figure du marquis <strong>de</strong>l Dongo, pluscette infâme physionomie blafar<strong>de</strong> du marchesino Ascanio, qui sera pis que sonpère!... Eh bien! je la servirai franchement. Au moins j'aurai le plaisir <strong>de</strong> la voirautrement qu'au bout <strong>de</strong> ma lorgnette.Le chanoine Borda expliqua fort clairement l'affaire à ces dames. Au fond, Bin<strong>de</strong>r étaiton ne peut pas mieux disposé; il était charmé que Fabrice eût pris la clef <strong>de</strong>s champsavant les ordres qui pouvaient arriver <strong>de</strong> Vienne; car le Bin<strong>de</strong>r n'avait pouvoir <strong>de</strong>déci<strong>de</strong>r <strong>de</strong> rien, il attendait <strong>de</strong>s ordres pour cette affaire <strong>com</strong>me pour toutes lesautres; il envoyait à Vienne chaque jour la copie exacte <strong>de</strong> toutes les informations:puis il attendait.Il fallait que dans son exil à Romagnan Fabrice,1¡ Ne manquât pas d'aller à la messe tous les jours, prît pour confesseur un hommed'esprit, dévoué à la cause <strong>de</strong> la monarchie, et ne lui avouât, au tribunal <strong>de</strong> lapénitence, que <strong>de</strong>s sentiments fort irréprochables;2¡ Il ne <strong>de</strong>vait fréquenter aucun homme passant pour avoir <strong>de</strong> l'esprit, et, dansl'occasion, il fallait parler <strong>de</strong> la révolte avec horreur, et <strong>com</strong>me n'étant jamais permise;3¡ Il ne <strong>de</strong>vait point se faire voir au café, il ne fallait jamais lire d'autres journaux queles gazettes officielles <strong>de</strong> Turin et <strong>de</strong> Milan; en général, montrer du dégoût pour lalecture, ne jamais lire, surtout aucun ouvrage imprimé après 1720, exception tout auplus pour les romans <strong>de</strong> Walter Scott;4¡ Enfin, ajouta le chanoine avec un peu <strong>de</strong> malice, il faut surtout qu'il fasseouvertement la cour à quelqu'une <strong>de</strong>s jolies femmes du pays, <strong>de</strong> la classe noble, bienentendu; cela montrera qu'il n'a pas le génie sombre et mécontent d'un conspirateuren herbe.Avant <strong>de</strong> se coucher, la <strong>com</strong>tesse et la marquise écrivirent à Fabrice <strong>de</strong>ux lettresinfinies dans lesquelles on lui expliquait avec une anxiété charmante tous les conseilsdonnés par Borda.Fabrice n'avait nulle envie <strong>de</strong> conspirer: il aimait Napoléon, et, en sa qualité <strong>de</strong> noble,se croyait fait pour être plus heureux qu'un autre et trouvait les bourgeois ridicules.Jamais il n'avait ouvert un livre <strong>de</strong>puis le collège, où il n'avait lu que <strong>de</strong>s livresarrangés par les jésuites. Il s'établit à quelque distance <strong>de</strong> Romagnan, dans un palaismagnifique, l'un <strong>de</strong>s chefs-d'oeuvre du fameux architecte San-Micheli; mais <strong>de</strong>puistrente ans on ne l'avait pas habité, <strong>de</strong> sorte qu'il pleuvait dans toutes les pièces et pasune fenêtre ne fermait. Il s'empara <strong>de</strong>s chevaux <strong>de</strong> l'homme d'affaires, qu'il montaitsans façon toute la journée; il ne parlait point, et réfléchissait. Le conseil <strong>de</strong> prendreune maîtresse dans une famille ultra lui parut plaisant et il le suivit à la lettre. Il choisitpour confesseur un jeune prêtre intrigant qui voulait <strong>de</strong>venir évêque (<strong>com</strong>me leconfesseur du Spielberg); mais il faisait trois lieues à pied et s'enveloppait d'unmystère qu'il croyait impénétrable, pour lire le Constitutionnel, qu'il trouvait sublime:cela est aussi beau qu'Alfieri et le Dante! s'écriait-il souvent. Fabrice avait cetteressemblance avec la jeunesse française qu'il s'occupait beaucoup plus sérieusement<strong>de</strong> son cheval et <strong>de</strong> son journal que <strong>de</strong> sa maîtresse bien pensante. Mais il n'y avaitpas encore <strong>de</strong> place pour l'imitation <strong>de</strong>s autres dans cette âme naïve et ferme, et il ne54


fit pas d'amis dans la société du gros bourg <strong>de</strong> Romagnan; sa simplicité passait pour<strong>de</strong> la hauteur; on ne savait que dire <strong>de</strong> ce caractère. C'est un ca<strong>de</strong>t mécontent <strong>de</strong>n'être pas aîné, dit le curé.Chapitre VINous avouerons avec sincérité que la jalousie du chanoine Borda n'avait pasabsolument tort; à son retour <strong>de</strong> France, Fabrice parut aux yeux <strong>de</strong> la <strong>com</strong>tessePietranera <strong>com</strong>me un bel étranger qu'elle eût beaucoup connu jadis. S'il eût parléd'amour, elle l'eût aimé; n'avait-elle pas déjà pour sa conduite et sa personne uneadmiration passionnée et pour ainsi dire sans bornes? Mais Fabrice l'embrassait avecune telle effusion d'innocente reconnaissance et <strong>de</strong> bonne amitié, qu'elle se fût faithorreur à elle-même si elle eût cherché un autre sentiment dans cette amitié presquefiliale. Au fond, se disait la <strong>com</strong>tesse, quelques amis qui m'ont connue il y a six ans, àla cour du prince Eugène, peuvent encore me trouver jolie et même jeune, mais pourlui je suis une femme respectable... et, s'il faut tout dire sans nul ménagement pourmon amour-propre, une femme âgée. <strong>La</strong> <strong>com</strong>tesse se faisait illusion sur l'époque <strong>de</strong> lavie où elle était arrivée, mais ce n'était pas à la façon <strong>de</strong>s femmes vulgaires. À sonâge, d'ailleurs, ajoutait-elle, on s'exagère un peu les ravages du temps; un hommeplus avancé dans la vie...<strong>La</strong> <strong>com</strong>tesse, qui se promenait dans son salon, s'arrêta <strong>de</strong>vant une glace, puis sourit.Il faut savoir que <strong>de</strong>puis quelques mois le coeur <strong>de</strong> Mme Pietranera était attaqué d'unefaçon sérieuse et par un singulier personnage. Peu après le départ <strong>de</strong> Fabrice pour laFrance, la <strong>com</strong>tesse qui, sans qu'elle se l'avouât tout à fait, <strong>com</strong>mençait déjà às'occuper beaucoup <strong>de</strong> lui, était tombée dans une profon<strong>de</strong> mélancolie. Toutes sesoccupations lui semblaient sans plaisir, et , si l'on ose ainsi parler, sans saveur; elle sedisait que Napoléon voulant s'attacher ses peuples d'Italie prendrait Fabrice pour ai<strong>de</strong><strong>de</strong> camp.-Il est perdu pour moi! s'écriait-elle en pleurant, je ne le reverrai plus; ilm'écrira, mais que serai-je pour lui dans dix ans?Ce fut dans ces dispositions qu'elle fit un voyage à Milan; elle espérait y trouver <strong>de</strong>snouvelles plus directes <strong>de</strong> Napoléon, et, qui sait, peut-être par contrecoup <strong>de</strong>snouvelles <strong>de</strong> Fabrice. Sans se l'avouer, cette âme active <strong>com</strong>mençait à être bien lasse<strong>de</strong> la vie monotone qu'elle menait à la campagne: c'est s'empêcher <strong>de</strong> mourir, sedisait-elle, ce n'est pas vivre. Tous les jours voir ces figures poudrées, le frère, leneveu Ascagne, leurs valets <strong>de</strong> chambre! Que seraient les promena<strong>de</strong>s sur le lac sansFabrice? Son unique consolation était puisée dans l'amitié qui l'unissait à la marquise.Mais <strong>de</strong>puis quelque temps, cette intimité avec la mère <strong>de</strong> Fabrice, plus âgée qu'elle,et désespérant <strong>de</strong> la vie, <strong>com</strong>mençait à lui être moins agréable.Telle était la position singulière <strong>de</strong> Mme Pietranera: Fabrice parti, elle espérait peu <strong>de</strong>l'avenir; son coeur avait besoin <strong>de</strong> consolation et <strong>de</strong> nouveauté. Arrivée à Milan, ellese prit <strong>de</strong> passion pour l'opéra à la mo<strong>de</strong>; elle allait s'enfermer toute seule, durant <strong>de</strong>longues heures, à la Scala, dans la loge du général Scotti, son ancien ami. Leshommes qu'elle cherchait à rencontrer pour avoir <strong>de</strong>s nouvelles <strong>de</strong> Napoléon et <strong>de</strong> sonarmée lui semblaient vulgaires et grossiers. Rentrée chez elle, elle improvisait sur sonpiano jusqu'à trois heures du matin. Un soir, à la Scala, dans la loge d'une <strong>de</strong> sesamies, où elle allait chercher <strong>de</strong>s nouvelles <strong>de</strong> France, on lui présenta le <strong>com</strong>te Mosca,ministre <strong>de</strong> <strong>Parme</strong>: c'était un homme aimable et qui parla <strong>de</strong> la France et <strong>de</strong> Napoléon<strong>de</strong> façon à donner à son coeur <strong>de</strong> nouvelles raisons pour espérer ou pour craindre. Elleretourna dans cette loge le len<strong>de</strong>main: cet homme d'esprit revint, et, tout le temps duspectacle, elle lui parla avec plaisir. Depuis le départ <strong>de</strong> Fabrice, elle n'avait pas trouvé55


une soirée vivante <strong>com</strong>me celle-là. Cet homme qui l'amusait, le <strong>com</strong>te Mosca <strong>de</strong>llaRovere Sorezana, était alors ministre <strong>de</strong> la guerre, <strong>de</strong> la police et <strong>de</strong>s finances <strong>de</strong> cefameux prince <strong>de</strong> <strong>Parme</strong>, Ernest IV, si célèbre par ses sévérités que les libéraux <strong>de</strong>Milan appelaient <strong>de</strong>s cruautés. Mosca pouvait avoir quarante ou quarante-cinq ans; ilavait <strong>de</strong> grands traits, aucun vestige d'importance, et un air simple et gai quiprévenait en sa faveur; il eût été fort bien encore, si une bizarrerie <strong>de</strong> son prince nel'eût obligé à porter <strong>de</strong> la poudre dans les cheveux <strong>com</strong>me gages <strong>de</strong> bons sentimentspolitiques. Comme on craint peu <strong>de</strong> choquer la vanité, on arrive fort vite en Italie auton <strong>de</strong> l'intimité, et à dire <strong>de</strong>s choses personnelles. Le correctif <strong>de</strong> cet usage est <strong>de</strong> nepas se revoir si l'on s'est blessé.- Pourquoi donc, <strong>com</strong>te, portez-vous <strong>de</strong> la poudre? lui dit Mme Pietranera la troisièmefois qu'elle le voyait. De la poudre! un homme <strong>com</strong>me vous, aimable, encore jeune etqui a fait la guerre en Espagne avec nous!- C'est que je n'ai rien volé dans cette Espagne, et qu'il faut vivre. J'étais fou <strong>de</strong> lagloire; une parole flatteuse du général français, Gouvion-Saint-Cyr, qui nous<strong>com</strong>mandait, était alors tout pour moi. À la chute <strong>de</strong> Napoléon, il s'est trouvé que,tandis que je mangeais mon bien à son service, mon père, homme d'imagination etqui me voyait déjà général, me bâtissait un palais dans <strong>Parme</strong>. En 1813, je me suistrouvé pour tout bien un grand palais à finir et une pension.- Une pension: 3 500 francs, <strong>com</strong>me mon mari?- Le <strong>com</strong>te Pietranera était général <strong>de</strong> division. Ma pension, à moi, pauvre chefd'escadron, n'a jamais été que <strong>de</strong> 800 francs, et encore je n'en ai été payé que <strong>de</strong>puisque je suis ministre <strong>de</strong>s finances.Comme il n'y avait dans la loge que la dame d'opinions fort libérales à laquelle elleappartenait, l'entretien continua avec la même franchise. Le <strong>com</strong>te Mosca, interrogé,parla <strong>de</strong> sa vie à <strong>Parme</strong>. En Espagne, sous le général Saint-Cyr, j'affrontais <strong>de</strong>s coups<strong>de</strong> fusil pour arriver à la croix et ensuite à un peu <strong>de</strong> gloire, maintenant je m'habille<strong>com</strong>me un personnage <strong>de</strong> <strong>com</strong>édie pour gagner un grand état <strong>de</strong> maison et quelquesmilliers <strong>de</strong> francs. Une fois entré dans cette sorte <strong>de</strong> jeu d'échecs, choqué <strong>de</strong>sinsolences <strong>de</strong> mes supérieurs, j'ai voulu occuper une <strong>de</strong>s premières places; j'y suisarrivé: mais mes jours les plus heureux sont toujours ceux que <strong>de</strong> temps à autre jepuis venir passer à Milan; là vit encore, ce me semble, le coeur <strong>de</strong> votre arméed'Italie.<strong>La</strong> franchise, la disisnvoltura avec laquelle parlait ce ministre d'un prince si redoutépiqua la curiosité <strong>de</strong> la <strong>com</strong>tesse; sur son titre elle avait cru trouver un pédant pleind'importance, elle voyait un homme qui avait honte <strong>de</strong> la gravité <strong>de</strong> sa place. Moscalui avait promis <strong>de</strong> lui faire parvenir toutes les nouvelles <strong>de</strong> France qu'il pourraitrecueillir: c'était une gran<strong>de</strong> indiscrétion à Milan, dans le mois qui précéda Waterloo; ils'agissait alors pour l'Italie d'être ou <strong>de</strong> n'être pas; tout le mon<strong>de</strong> avait la fièvre, àMilan, d'espérance ou <strong>de</strong> crainte. Au milieu <strong>de</strong> ce trouble universel, la <strong>com</strong>tesse fit <strong>de</strong>squestions sur le <strong>com</strong>pte d'un homme qui parlait si lestement d'une place si enviée etqui était sa seule ressource.Des choses curieuses et d'une bizarrerie intéressante furent rapportées à MmePietranera: Le <strong>com</strong>te Mosca <strong>de</strong>lla Rovere Sorezana, lui dit-on, est sur le point <strong>de</strong><strong>de</strong>venir premier ministre et favori déclaré <strong>de</strong> Ranuce-Ernest IV, souverain absolu <strong>de</strong><strong>Parme</strong>, et, <strong>de</strong> plus, l'un <strong>de</strong>s princes les plus riches <strong>de</strong> l'Europe. Le <strong>com</strong>te serait déjà56


arrivé à ce poste suprême s'il eût voulu prendre une mine plus grave; on dit que leprince lui fait souvent la leçon à cet égard.- Qu'importent mes façons à Votre Altesse, répond-il librement, si je fais bien sesaffaires?- Le bonheur <strong>de</strong> ce favori, ajoutait-on, n'est pas sans épines. Il faut plaire à unsouverain, homme <strong>de</strong> sens et d'esprit sans doute, mais qui, <strong>de</strong>puis qu'il est monté surun trône absolu, semble avoir perdu la tête et montre, par exemple, <strong>de</strong>s soupçonsdignes d'une femmelette .Ernest IV n'est brave qu'à la guerre. Sur les champs <strong>de</strong> bataille, on l'a vu vingt foisgui<strong>de</strong>r une colonne à l'attaque en brave général; mais après la mort <strong>de</strong> son pèreErnest III, <strong>de</strong> retour dans ses états, où, pour son malheur, il possè<strong>de</strong> un pouvoir sanslimites, il s'est mis à déclamer follement contre les libéraux et la liberté. Bientôt il s'estfiguré qu'on le haïssait; enfin, dans un moment <strong>de</strong> mauvaise humeur il a fait pendre<strong>de</strong>ux libéraux, peut-être peu coupables, conseillé à cela par un misérable nomméRassi, sorte <strong>de</strong> ministre <strong>de</strong> la justice.Depuis ce moment fatal, la vie du prince a été changée; on le voit tourmenté par lessoupçons les plus bizarres. Il n'a pas cinquante ans, et la peur l'a tellement amoindri,si l'on peut parler ainsi, que, dès qu'il parle <strong>de</strong>s jacobins et <strong>de</strong>s projets du <strong>com</strong>itédirecteur <strong>de</strong> Paris, on lui trouve la physionomie d'un vieillard <strong>de</strong> quatre-vingts ans; ilretombe dans les peurs chimériques <strong>de</strong> la première enfance. Son favori Rassi, fiscalgénéral (ou grand juge), n'a d'influence que par la peur <strong>de</strong> son maître; et dès qu'ilcraint pour son crédit, il se hâte <strong>de</strong> découvrir quelque nouvelle conspiration <strong>de</strong>s plusnoires et <strong>de</strong>s plus chimériques. Trente impru<strong>de</strong>nts se réunissent-ils pour lire unnuméro du Constitutionnel, Rassi les déclare conspirateurs et les envoie prisonniersdans cette fameuse cita<strong>de</strong>lle <strong>de</strong> <strong>Parme</strong>, terreur <strong>de</strong> toute la Lombardie. Comme elle estfort élevée, cent quatre-vingts pieds, dit-on, on l'aperçoit <strong>de</strong> fort loin au milieu <strong>de</strong>cette plaine immense; et la forme physique <strong>de</strong> cette prison, <strong>de</strong> laquelle on raconte <strong>de</strong>schoses horribles, la fait reine, <strong>de</strong> par la peur, <strong>de</strong> toute cette plaine, qui s'étend <strong>de</strong>Milan à Bologne.- Le croiriez-vous? disait à la <strong>com</strong>tesse un autre voyageur, la nuit, au troisième étage<strong>de</strong> son palais, gardé par quatre-vingts sentinelles qui, tous les quarts d'heure, hurlentune phrase entière, Ernest IV tremble dans sa chambre. Toutes les portes fermées àdix verrous, et les pièces voisines, au-<strong>de</strong>ssus <strong>com</strong>me au-<strong>de</strong>ssous, remplies <strong>de</strong> soldats,il a peur <strong>de</strong>s jacobins. Si une feuille du parquet vient à crier, il saute sur ses pistoletset croit à un libéral caché sous son lit. Aussitôt toutes les sonnettes du château sonten mouvement, et un ai<strong>de</strong> <strong>de</strong> camp va réveiller le <strong>com</strong>te Mosca. Arrivé au château, ceministre <strong>de</strong> la police se gar<strong>de</strong> bien <strong>de</strong> nier la conspiration, au contraire; seul avec leprince, et armé jusqu'aux <strong>de</strong>nts, il visite tous les coins <strong>de</strong>s appartements, regar<strong>de</strong>sous les lits, et, en un mot, se livre à une foule d'actions ridicules dignes d'une vieillefemme. Toutes ces précautions eussent semblé bien avilissantes au prince lui-mêmedans les temps heureux où il faisait la guerre et n'avait tué personne qu'à coups <strong>de</strong>fusil. Comme c'est un homme d'infiniment d'esprit, il a honte <strong>de</strong> ces précautions; elleslui semblent ridicules, même au moment où il s'y livre, et la source <strong>de</strong> l'immensecrédit du <strong>com</strong>te Mosca, c'est qu'il emploie toute son adresse à faire que le prince n'aitjamais à rougir en sa présence. C'est lui, Mosca, qui, en sa qualité <strong>de</strong> ministre <strong>de</strong> lapolice, insiste pour regar<strong>de</strong>r sous les meubles, et, dit-on à <strong>Parme</strong>, jusque dans lesétuis <strong>de</strong>s contrebasses. C'est le prince qui s'y oppose, et plaisante son ministre sur sa57


ponctualité excessive. Ceci est un pari, lui répond le <strong>com</strong>te Mosca: songez aux sonnetssatiriques dont les jacobins nous accableraient si nous vous laissions tuer. Ce n'est passeulement votre vie que nous défendons, c'est notre honneur: mais il paraît que leprince n'est dupe qu'à <strong>de</strong>mi, car si quelqu'un dans la ville s'avise <strong>de</strong> dire que la veilleon a passé une nuit blanche au château, le grand fiscal Rassi envoie le mauvaisplaisant à la cita<strong>de</strong>lle; et une fois dans cette <strong>de</strong>meure élevée et en bon air, <strong>com</strong>me ondit à <strong>Parme</strong>, il faut un miracle pour que l'on se souvienne du prisonnier. C'est parcequ'il est militaire, et qu'en Espagne il s'est sauvé vingt fois le pistolet à la main, aumilieu <strong>de</strong>s surprises, que le prince préfère le <strong>com</strong>te Mosca à Rassi, qui est bien plusflexible et plus bas. Ces malheureux prisonniers <strong>de</strong> la cita<strong>de</strong>lle sont au secret le plusrigoureux, et l'on fait <strong>de</strong>s histoires sur leur <strong>com</strong>pte. Les libéraux préten<strong>de</strong>nt que, parune invention <strong>de</strong> Rassi, les geôliers et confesseurs ont ordre <strong>de</strong> leur persua<strong>de</strong>r quetous les mois à peu près, l'un d'eux est conduit à la mort. Ce jour-là les prisonniersont la permission <strong>de</strong> monter sur l'esplana<strong>de</strong> <strong>de</strong> l'immense tour, à cent quatre-vingtspieds d'élévation, et <strong>de</strong> là ils voient défiler un cortège avec un espion qui joue le rôled'un pauvre diable qui marche à la mort.Ces contes, et vingt autres du même genre et d'une non moindre authenticité,intéressaient vivement Mme Pietranera; le len<strong>de</strong>main, elle <strong>de</strong>mandait <strong>de</strong>s détails au<strong>com</strong>te Mosca, qu'elle plaisantait vivement. Elle le trouvait amusant et lui soutenaitqu'au fond il était un monstre sans s'en douter. Un jour, en rentrant à son auberge, le<strong>com</strong>te se dit: Non seulement cette <strong>com</strong>tesse Pietranera est une femme charmante;mais quand je passe la soirée dans sa loge, je parviens à oublier certaines choses <strong>de</strong><strong>Parme</strong> dont le souvenir me perce le coeur. " Ce ministre, malgré son air léger et sesfaçons brillantes, n'avait pas une âme à la française; il ne savait pas oublier leschagrins. Quand son chevet avait une épine, il était obligé <strong>de</strong> la briser et <strong>de</strong> l'user àforce d'y piquer ses membres palpitant ". Je <strong>de</strong>man<strong>de</strong> pardon pour cette phrase,traduite <strong>de</strong> l'italien. Le len<strong>de</strong>main <strong>de</strong> cette découverte, le <strong>com</strong>te trouva que malgré lesaffaires qui l'appelaient à Milan, la journée était d'une longueur énorme; il ne pouvaittenir en place; il fatigua les chevaux <strong>de</strong> sa voiture. Vers les six heures, il monta àcheval pour aller au Corso; il avait quelque espoir d'y rencontrer Mme Pietranera; nel'y ayant pas vue, il se rappela qu'à huit heures le théâtre <strong>de</strong> la Scala ouvrait; il yentra et ne vit pas dix personnes dans cette salle immense. Il eut quelque pu<strong>de</strong>ur <strong>de</strong>se trouver là. Est-il possible, se dit-il, qu'à quarante-cinq ans sonnés je fasse <strong>de</strong>s foliesdont rougirait un sous-lieutenant! Par bonheur personne ne les soupçonne. Il s'enfuitet essaya d'user le temps en se promenant dans ces rues si jolies qui entourent lethéâtre <strong>de</strong> la Scala. Elles sont occupées par <strong>de</strong>s cafés qui, à cette heure, regorgent <strong>de</strong>mon<strong>de</strong>; <strong>de</strong>vant chacun <strong>de</strong> ces cafés, <strong>de</strong>s foules <strong>de</strong> curieux établis sur <strong>de</strong>s chaises, aumilieu <strong>de</strong> la rue, prennent <strong>de</strong>s glaces et critiquent les passants. Le <strong>com</strong>te était unpassant remarquable; aussi eut-il le plaisir d'être reconnu et accosté. Trois ou quatreimportuns <strong>de</strong> ceux qu'on ne peut brusquer, saisirent cette occasion d'avoir audienced'un ministre si puissant. Deux d'entre eux lui remirent <strong>de</strong>s pétitions; le troisième secontenta <strong>de</strong> lui adresser <strong>de</strong>s conseils fort longs sur sa conduite politique.On ne dort point, dit-il, quand on a tant d'esprit; on ne se promène point quand on estaussi puissant. Il rentra au théâtre et eut l'idée <strong>de</strong> louer une loge au troisième rang;<strong>de</strong> là son regard pourrait plonger, sans être remarqué <strong>de</strong> personne, sur la loge <strong>de</strong>ssecon<strong>de</strong>s où il espérait voir arriver la <strong>com</strong>tesse. Deux gran<strong>de</strong>s heures d'attente neparurent point trop longues à cet amoureux; sûr <strong>de</strong> n'être point vu, il se livrait avecbonheur à toute sa folie. <strong>La</strong> vieillesse, se disait-il, n'est-ce pas, avant tout, n'être pluscapable <strong>de</strong> ces enfantillages délicieux?Enfin la <strong>com</strong>tesse parut. Armé <strong>de</strong> sa lorgnette, il l'examinait avec transport: Jeune,brillante, légère <strong>com</strong>me un oiseau, se disait-il, elle n'a pas vingt-cinq ans. Sa beauté58


est son moindre charme: où trouver ailleurs cette âme toujours sincère, qui jamaisn'agit avec pru<strong>de</strong>nce , qui se livre tout entière à l'impression du moment, qui ne<strong>de</strong>man<strong>de</strong> qu'à être entraînée par quelque objet nouveau? Je conçois les folies du<strong>com</strong>te Nani.Le <strong>com</strong>te se donnait d'excellentes raisons pour être fou, tant qu'il ne songeait qu'àconquérir le bonheur qu'il voyait sous ses yeux. Il n'en trouvait plus d'aussi bonnesquand il venait à considérer son âge et les soucis quelquefois fort tristes quiremplissaient sa vie. Un homme habile à qui la peur ôte l'esprit me donne une gran<strong>de</strong>existence et beaucoup d'argent pour être son ministre; mais que <strong>de</strong>main il merenvoie, je reste vieux et pauvre, c'est-à-dire tout ce qu'il y a au mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> plusméprisé; voilà un aimable personnage à offrir à la <strong>com</strong>tesse! Ces pensées étaient tropnoires, il revint à Mme Pietranera; il ne pouvait se lasser <strong>de</strong> la regar<strong>de</strong>r. et pour mieuxpenser à elle il ne <strong>de</strong>scendait pas dans sa loge. Elle n'avait pris Nani, vient-on <strong>de</strong> medire, que pour faire pièce à cet imbécile <strong>de</strong> Limercati qui ne voulut pas entendre àdonner un coup d'épée ou à faire donner un coup <strong>de</strong> poignard à l'assassin du mari. Jeme battrais vingt fois pour elle! s'écria le <strong>com</strong>te avec transport. À chaque instant ilconsultait l'horloge du théâtre qui par <strong>de</strong>s chiffres éclatants <strong>de</strong> lumière et se détachantsur un fond noir avertit les spectateurs, toutes les cinq minutes, <strong>de</strong> l'heure où il leurest permis d'arriver dans une loge amie. Le <strong>com</strong>te se disait: Je ne saurais passerqu'une <strong>de</strong>mi-heure tout au plus dans sa loge, moi, connaissance <strong>de</strong> si fraîche date; sij'y reste davantage, je m'affiche, et grâce à mon âge et plus encore à ces mauditscheveux poudrés, j'aurai l'air attrayant d'un Cassandre. Mais une réflexion le décidatout à coup: Si elle allait quitter cette loge pour faire une visite, je serais bienré<strong>com</strong>pensé <strong>de</strong> l'avarice avec laquelle je m'économise ce plaisir. Il se levait pour<strong>de</strong>scendre dans la loge où il voyait la <strong>com</strong>tesse; tout à coup il ne se sentit presqueplus d'envie <strong>de</strong> s'y présenter. Ah! voici qui est charmant, s'écria-t-il en riant <strong>de</strong> soimême,et s'arrêtant sur l'escalier; c'est un mouvement <strong>de</strong> timidité véritable! voilà bienvingt-cinq ans que pareille aventure ne m'est arrivée.Il entra dans la loge en faisant presque effort sur lui-même; et, profitant en hommed'esprit <strong>de</strong> l'acci<strong>de</strong>nt qui lui arrivait, il ne chercha point du tout à montrer <strong>de</strong> l'aisanceou à faire <strong>de</strong> l'esprit en se jetant dans quelque récit plaisant; il eut le courage d'êtretimi<strong>de</strong>, il employa son esprit à laisser entrevoir son trouble sans être ridicule. Si elleprend la chose <strong>de</strong> travers, se disait-il, je me perds à jamais. Quoi! timi<strong>de</strong> avec <strong>de</strong>scheveux couverts <strong>de</strong> poudre, et qui sans le secours <strong>de</strong> la poudre paraîtraient gris! Maisenfin la chose est vraie, donc elle ne peut être ridicule que si je l'exagère ou si j'en faistrophée. <strong>La</strong> <strong>com</strong>tesse s'était si souvent ennuyée au château <strong>de</strong> Grianta, vis-à-vis <strong>de</strong>sfigures poudrées <strong>de</strong> son frère, <strong>de</strong> son neveu et <strong>de</strong> quelques ennuyeux bien pensantsdu voisinage, qu'elle ne songea pas à s'occuper <strong>de</strong> la coiffure <strong>de</strong> son nouvel adorateur.L'esprit <strong>de</strong> la <strong>com</strong>tesse ayant un bouclier contre l'éclat <strong>de</strong> rire <strong>de</strong> l'entrée, elle ne futattentive qu'aux nouvelles <strong>de</strong> France que Mosca avait toujours à lui donner enparticulier, en arrivant dans la loge; sans doute il inventait. En les discutant avec lui,elle remarqua ce soir-là son regard, qui était beau et bienveillant- Je m'imagine, lui dit-elle, qu'à <strong>Parme</strong> au milieu <strong>de</strong> vos esclaves, vous n'allez pasavoir ce regard aimable, cela gâterait tout et leur donnerait quelque espoir <strong>de</strong> n'êtrepas pendus.L'absence totale d'importance chez un homme qui passait pour le premier diplomate<strong>de</strong> l'Italie parut singulière à la <strong>com</strong>tesse; elle trouva même qu'il avait <strong>de</strong> la grâce.Enfin, <strong>com</strong>me il parlait bien et avec feu, elle ne fut point choquée qu'il eût jugé àpropos <strong>de</strong> prendre pour une soirée, et sans conséquence, le rôle d'attentif.59


Ce fut un grand pas <strong>de</strong> fait, et bien dangereux; par bonheur pour le ministre, qui, à<strong>Parme</strong>, ne trouvait pas <strong>de</strong> cruelles, c'était seulement <strong>de</strong>puis peu <strong>de</strong> jours que la<strong>com</strong>tesse arrivait <strong>de</strong> Grianta; son esprit était encore tout raidi par l'ennui <strong>de</strong> la viechampêtre. Elle avait <strong>com</strong>me oublié la plaisanterie; et toutes ces choses quiappartiennent à une façon <strong>de</strong> vivre élégante et légère avaient pris à ses yeux <strong>com</strong>meune teinte <strong>de</strong> nouveauté qui les rendait sacrées; elle n'était disposée à se moquer <strong>de</strong>rien, pas même d'un amoureux <strong>de</strong> quarante-cinq ans et timi<strong>de</strong>. Huit jours plus tard, latémérité du <strong>com</strong>te eût pu recevoir un tout autre accueil.À la Scala, il est d'usage <strong>de</strong> ne faire durer qu'une vingtaine <strong>de</strong> minutes ces petitesvisites que l'on fait dans les loges, le <strong>com</strong>te passa toute la soirée dans celle où il avaitle bonheur <strong>de</strong> rencontrer Mme Pietranera: c'est une femme, se disait-il, qui me rendtoutes les folies <strong>de</strong> la jeunesse! Mais il sentait bien le danger. Ma qualité <strong>de</strong> pachatout-puissant à quarante lieues d'ici me fera-t-elle pardonner cette sottise? jem'ennuie tant à <strong>Parme</strong>! Toutefois, <strong>de</strong> quart d'heure en quart d'heure il se promettait<strong>de</strong> partir.- Il faut avouer, madame, dit-il en riant à la <strong>com</strong>tesse, qu'à <strong>Parme</strong> je meurs d'ennui,et il doit m'être permis <strong>de</strong> m'enivrer <strong>de</strong> plaisir quand j'en trouve sur ma route. Ainsi,sans conséquence et pour une soirée, permettez-moi <strong>de</strong> jouer auprès <strong>de</strong> vous le rôled'amoureux. Hélas! dans peu <strong>de</strong> jours je serai bien loin <strong>de</strong> cette loge qui me faitoublier tous les chagrins et même, direz-vous, toutes les convenances.Huit jours après cette visite monstre dans la loge à la Scala et à la suite <strong>de</strong> plusieurspetits inci<strong>de</strong>nts dont le récit semblerait long peut-être, le <strong>com</strong>te Mosca étaitabsolument fou d'amour, et la <strong>com</strong>tesse pensait déjà que l'âge ne <strong>de</strong>vait pas faireobjection, si d'ailleurs on le trouvait aimable. On en était à ces pensées quand Moscafut rappelé par un courrier <strong>de</strong> <strong>Parme</strong>. On eût dit que son prince avait peur tout seul.<strong>La</strong> <strong>com</strong>tesse retourna à Grianta; son imagination ne parant plus ce beau lieu, il luiparut désert. Est-ce que je me serais attachée à cet homme? se dit-elle. Mosca écrivitet n'eut rien à jouer, l'absence lui avait enlevé la source <strong>de</strong> toutes ses pensées; seslettres étaient amusantes, et, par une petite singularité qui ne fut pas mal prise, pouréviter les <strong>com</strong>mentaires du marquis <strong>de</strong>l Dongo qui n'aimait pas à payer <strong>de</strong>s ports <strong>de</strong>lettres, il envoyait <strong>de</strong>s courriers qui jetaient les siennes à la poste à Côme, à Lecco, àVarèse ou dans quelque autre <strong>de</strong> ces petites villes charmantes <strong>de</strong>s environs du lac.Ceci tendait à obtenir que le courrier rapportât les réponses; il y parvint.Bientôt les jours <strong>de</strong> courrier firent événement pour la <strong>com</strong>tesse; ces courriersapportaient <strong>de</strong>s fleurs, <strong>de</strong>s fruits, <strong>de</strong> petits ca<strong>de</strong>aux sans valeur, mais qui l'amusaientainsi que sa belle-soeur. Le souvenir du <strong>com</strong>te se mêlait à l'idée <strong>de</strong> son grand pouvoir;la <strong>com</strong>tesse était <strong>de</strong>venue curieuse <strong>de</strong> tout ce qu'on disait <strong>de</strong> lui, les libéraux euxmêmesrendaient hommage à ses talents. <strong>La</strong> principale source <strong>de</strong> mauvaise réputationpour le <strong>com</strong>te, c'est qu'il passait pour le chef du parti ultra à la cour <strong>de</strong> <strong>Parme</strong>, et quele parti libéral avait à sa tête une intrigante capable <strong>de</strong> tout, et même <strong>de</strong> réussir, lamarquise Raversi, immensément riche. Le prince était fort attentif à ne pasdécourager celui <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux partis qui n'était pas au pouvoir; il savait bien qu'il seraittoujours le maître, même avec un ministère pris dans le salon <strong>de</strong> Mme Raversi. Ondonnait à Grianta mille détails sur ces intrigues; l'absence <strong>de</strong> Mosca, que tout lemon<strong>de</strong> peignait <strong>com</strong>me un ministre du premier talent et un homme d'action,permettait <strong>de</strong> ne plus songer aux cheveux poudrés, symbole <strong>de</strong> tout ce qui est lent ettriste, c'était un détail sans conséquence, une <strong>de</strong>s obligations <strong>de</strong> la cour, où il jouaitd'ailleurs un si beau rôle. Une cour, c'est ridicule, disait la <strong>com</strong>tesse à la marquise,mais c'est amusant; c'est un jeu qui intéresse, mais dont il faut accepter les règles.60


Qui s'est jamais avisé <strong>de</strong> se récrier contre le ridicule <strong>de</strong>s règles du whist? Et pourtantune fois qu'on s'est accoutumé aux règles, il est agréable <strong>de</strong> faire l'adversaire chlemm.<strong>La</strong> <strong>com</strong>tesse pensait souvent à l'auteur <strong>de</strong> tant <strong>de</strong> lettres aimables. Le jour où elle lesrecevait était agréable pour elle; elle prenait sa barque et allait les lire dans les beauxsites du lac, à la Pliniana, à Bélan, au bois <strong>de</strong>s Sfondrata. Ces lettres semblaient laconsoler un peu <strong>de</strong> l'absence <strong>de</strong> Fabrice. Elle ne pouvait du moins refuser au <strong>com</strong>ted'être fort amoureux; un mois ne s'était pas écoulé, qu'elle songeait à lui avec uneamitié tendre. De son côté, le <strong>com</strong>te Mosca était presque <strong>de</strong> bonne foi quand il luioffrait <strong>de</strong> donner sa démission, <strong>de</strong> quitter le ministère, et <strong>de</strong> venir passer sa vie avecelle à Milan ou ailleurs. J'ai 400 000 francs, ajoutait-il, ce qui nous fera toujours 15000 livres <strong>de</strong> rente. De nouveau une loge, <strong>de</strong>s chevaux! etc., se disait la <strong>com</strong>tesse,c'étaient <strong>de</strong>s rêves aimables. Les sublimes beautés <strong>de</strong>s aspects du lac <strong>de</strong> Cômere<strong>com</strong>mençaient à la charmer. Elle allait rêver sur ses bords à ce retour <strong>de</strong> viebrillante et singulière qui, contre toute apparence, re<strong>de</strong>venait possible pour elle. Ellese voyait sur le Corso, à Milan, heureuse et gaie <strong>com</strong>me au temps du vice-roi; lajeunesse, ou du moins la vie active re<strong>com</strong>mencerait pour moi!Quelquefois son imagination ar<strong>de</strong>nte lui cachait les choses, mais jamais avec elle il n'yavait <strong>de</strong> ces illusions volontaires que donne la lâcheté. C'était surtout une femme <strong>de</strong>bonne foi avec elle-même. Si je suis un peu trop âgée pour faire <strong>de</strong>s folies, se disaitelle,l'envie, qui se fait <strong>de</strong>s illusions <strong>com</strong>me l'amour, peut empoisonner pour moi leséjour <strong>de</strong> Milan. Après la mort <strong>de</strong> mon mari, ma pauvreté noble eut du succès, ainsique le refus <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux gran<strong>de</strong>s fortunes. Mon pauvre petit <strong>com</strong>te Mosca n'a pas lavingtième partie <strong>de</strong> l'opulence que mettaient à mes pieds ces <strong>de</strong>ux nigauds Limercatiet Nani. <strong>La</strong> chétive pension <strong>de</strong> veuve péniblement obtenue, les gens congédiés, ce quieut <strong>de</strong> l'éclat, la petite chambre au cinquième qui amenait vingt carrosses à la porte,tout cela forma jadis un spectacle singulier. Mais j'aurai <strong>de</strong>s moments désagréables,quelque adresse que j'y mette, si, ne possédant toujours pour fortune que la pension<strong>de</strong> veuve, je reviens vivre à Milan avec la bonne petite aisance bourgeoise quepeuvent nous donner les 15 000 livres qui resteront à Mosca après sa démission. Unepuissante objection, dont l'envie se fera une arme terrible, c'est que le <strong>com</strong>te, quoiqueséparé <strong>de</strong> sa femme <strong>de</strong>puis longtemps, est marié. Cette séparation se sait à Parrne,mais à Milan elle sera nouvelle, et on me l'attribuera. Ainsi, mon beau théâtre <strong>de</strong> laScala, mon divin lac <strong>de</strong> Côme... adieu! adieu!Malgré toutes ces prévisions, si la <strong>com</strong>tesse avait eu la moindre fortune elle eûtaccepté l'offre <strong>de</strong> la démission <strong>de</strong> Mosca. Elle se croyait une femme âgée, et la cour luifaisait peur; mais, ce qui paraîtra <strong>de</strong> la <strong>de</strong>rnière invraisemblance <strong>de</strong> ce côté-ci <strong>de</strong>sAlpes, c'est que le <strong>com</strong>te eût donné cette démission avec bonheur. C'est du moins cequ'il parvint à persua<strong>de</strong>r à son amie. Dans toutes ses lettres il sollicitait avec une folietoujours croissante une secon<strong>de</strong> entrevue à Milan, on la lui accorda. Vous jurer que j'aipour vous une passion folle, lui disait la <strong>com</strong>tesse, un jour à Milan, ce serait mentir; jeserais trop heureuse d'aimer aujourd'hui, à trente ans passés, <strong>com</strong>me jadis j'aimais àvingt-<strong>de</strong>ux! Mais j'ai vu tomber tant <strong>de</strong> choses que j'avais crues éternelles! J'ai pourvous la plus tendre amitié, je vous accor<strong>de</strong> une confiance sans bornes, et <strong>de</strong> tous leshommes, vous êtes celui que je préfère. <strong>La</strong> <strong>com</strong>tesse se croyait parfaitement sincère,pourtant vers la fin, cette déclaration contenait un petit mensonge. Peut-être, siFabrice l'eût voulu, il l'eût emporté sur tout dans son coeur. Mais Fabrice n'était qu'unenfant aux yeux du <strong>com</strong>te Mosca; celui-ci arriva à Milan trois jours après le départ dujeune étourdi pour Novare, et il se hâta d'aller parler en sa faveur au baron Bin<strong>de</strong>r. Le<strong>com</strong>te pensa que l'exil était une affaire sans remè<strong>de</strong>.61


Il n'était point arrivé seul à Milan, il avait dans sa voiture le duc Sanseverina-Taxis, jolipetit vieillard <strong>de</strong> soixante-huit ans, gris pommelé, bien poli, bien propre,immensément riche, mais pas assez noble. C'était son grand-père seulement qui avaitamassé <strong>de</strong>s millions par le métier <strong>de</strong> fermier général <strong>de</strong>s revenus <strong>de</strong> l'État <strong>de</strong> <strong>Parme</strong>.Son père s'était fait nommer ambassa<strong>de</strong>ur du prince <strong>de</strong> <strong>Parme</strong> à la cour <strong>de</strong>***, à lasuite du raisonnement que voici: - Votre Altesse accor<strong>de</strong> 30 000 francs à son envoyé àla cour <strong>de</strong>***, lequel y fait une figure fort médiocre. Si elle daigne me donner cetteplace, j'accepterai 6 000 francs d'appointements. Ma dépense à la cour <strong>de</strong>*** ne serajamais au-<strong>de</strong>ssous <strong>de</strong> 100 000 francs par an et mon intendant remettra chaque année20 000 francs à la caisse <strong>de</strong>s affaires étrangères à <strong>Parme</strong>. Avec cette somme, l'onpourra placer auprès <strong>de</strong> moi tel secrétaire d'ambassa<strong>de</strong> que l'on voudra, et je ne memontrerai nullement jaloux <strong>de</strong>s secrets diplomatiques, s'il y en a. Mon but est <strong>de</strong>donner <strong>de</strong> l'éclat à ma maison nouvelle encore, et <strong>de</strong> l'illustrer par une <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>scharges du pays.Le duc actuel, fils <strong>de</strong> cet ambassa<strong>de</strong>ur, avait eu la gaucherie <strong>de</strong> se montrer à <strong>de</strong>milibéral, et, <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>ux ans, il était au désespoir. Du temps <strong>de</strong> Napoléon, il avait perdu<strong>de</strong>ux ou trois millions par son obstination à rester à l'étranger, et toutefois, <strong>de</strong>puis lerétablissement <strong>de</strong> l'ordre en Europe, il n'avait pu obtenir un certain grand cordon quiornait le portrait <strong>de</strong> son père; l'absence <strong>de</strong> ce cordon le faisait dépérir.Au point d'intimité qui suit l'amour en Italie, il n'y avait plus d'objection <strong>de</strong> vanitéentre les <strong>de</strong>ux amants. Ce fut donc avec la plus parfaite simplicité que Mosca dit à lafemme qu'il adorait:- J'ai <strong>de</strong>ux ou trois plans <strong>de</strong> conduite à vous offrir, tous assez bien <strong>com</strong>binés; je nerêve qu'à cela <strong>de</strong>puis trois mois.1¡ Je donne ma démission, et nous vivons en bons bourgeois à Milan, à Florence, àNaples, où vous voudrez. Nous avons quinze mille livres <strong>de</strong> rente, indépendamment<strong>de</strong>s bienfaits du prince qui dureront plus ou moins.2¡ Vous daignez venir dans le pays où je puis quelque chose, vous achetez une terre,Sacca, par exemple, maison charmante, au milieu d'une forêt, dominant le cours duPô, vous pouvez avoir le contrat <strong>de</strong> vente signé d'ici à huit jours. Le prince vousattache à sa cour. Mais ici se présente une immense objection. On vous recevra bien àcette cour; personne ne s'aviserait <strong>de</strong> broncher <strong>de</strong>vant moi; d'ailleurs la princesse secroit malheureuse, et je viens <strong>de</strong> lui rendre <strong>de</strong>s services à votre intention. Mais je vousrappellerai une objection capitale: le prince est parfaitement dévot, et <strong>com</strong>me vous lesavez encore, la fatalité veut que je sois marié. De là un million <strong>de</strong> désagréments <strong>de</strong>détail. Vous êtes veuve, c'est un beau titre qu'il faudrait échanger contre un autre, etceci fait l'objet <strong>de</strong> ma troisième proposition.On pourrait trouver un nouveau mari point gênant. Mais d'abord il le faudrait fortavancé en âge, car pourquoi me refuseriez-vous l'espoir <strong>de</strong> le remplacer un jour? Ehbien? j'ai conclu cette affaire singulière avec le duc Sanseverina-Taxis, qui, bienentendu, ne sait pas le nom <strong>de</strong> la future duchesse. Il sait seulement qu'elle le feraambassa<strong>de</strong>ur et lui donnera un grand cordon qu'avait son père, et dont l'absence lerend le plus infortuné <strong>de</strong>s mortels. À cela près, ce duc n'est point trop imbécile; il faitvenir <strong>de</strong> Paris ses habits et ses perruques. Ce n'est nullement un homme àméchancetés pourpensées d'avance, il croit sérieusement que l'honneur consiste àavoir un cordon, et il a honte <strong>de</strong> son bien. Il vint il y a un an me proposer <strong>de</strong> fon<strong>de</strong>r unhôpital pour gagner ce cordon; je me moquai <strong>de</strong> lui, mais il ne s'est point moqué <strong>de</strong>62


moi quand je lui ai proposé un mariage; ma première condition a été, bien entendu,que jamais il ne remettrait le pied dans <strong>Parme</strong>.- Mais savez-vous que ce que vous me proposez là est fort immoral? dit la <strong>com</strong>tesse.- Pas plus immoral que tout ce qu'on fait à notre cour et dans vingt autres. Le pouvoirabsolu a cela <strong>de</strong> <strong>com</strong>mo<strong>de</strong> qu'il sanctifie tout aux yeux <strong>de</strong>s peuples; or, qu'est-cequ'un ridicule que personne n'aperçoit? Notre politique, pendant vingt ans, vaconsister à avoir peur <strong>de</strong>s jacobins, et quelle peur! Chaque année nous nous croirons àla veille <strong>de</strong> 93. Vous entendrez, j'espère, les phrases que je fais là-<strong>de</strong>ssus à mesréceptions! C'est beau! Tout ce qui pourra diminuer un peu cette peur serasouverainement moral aux yeux <strong>de</strong>s nobles et <strong>de</strong>s dévots. Or, à <strong>Parme</strong>, tout ce quin'est pas noble ou dévot est en prison, ou fait ses paquets pour y entrer; soyez bienconvaincue que ce mariage ne semblera singulier chez nous que du jour où je seraidisgracié. Cet arrangement n'est une friponnerie envers personne, voilà l'essentiel, ceme semble. Le prince, <strong>de</strong> la faveur duquel nous faisons métier et marchandise, n'a misqu'une condition à son consentement, c'est que la future duchesse fût née noble. L'anpassé, ma place, tout calculé, m'a valu cent sept mille francs; mon revenu a dû êtreau total <strong>de</strong> cent vingt-<strong>de</strong>ux mille; j'en ai placé vingt mille à Lyon. Eh bien! choisissez:1¡ une gran<strong>de</strong> existence basée sur cent vingt-<strong>de</strong>ux mille francs à dépenser, qui, à<strong>Parme</strong>, font au moins <strong>com</strong>me quatre cent mille à Milan; mais avec ce mariage quivous donne le nom d'un homme passable et que vous ne verrez jamais qu'à l'autel; 2¡ou bien la petite vie bourgeoise avec quinze mille francs à Florence ou à Naples, car jesuis <strong>de</strong> votre avis, on vous a trop admirée à Milan; l'envie nous y persécuterait, etpeut-être parviendrait-elle à nous donner <strong>de</strong> l'humeur. <strong>La</strong> gran<strong>de</strong> existence à <strong>Parme</strong>aura, je l'espère, quelques nuances <strong>de</strong> nouveauté, même à vos yeux qui ont vu la courdu prince Eugène; il serait sage <strong>de</strong> la connaître avant <strong>de</strong> s'en fermer la porte. Necroyez pas que je cherche à influencer votre opinion. Quant à moi, mon choix est bienarrêté: j'aime mieux vivre dans un quatrième étage avec vous que <strong>de</strong> continuer seulcette gran<strong>de</strong> existence.<strong>La</strong> possibilité <strong>de</strong> cet étrange mariage fut débattue chaque jour entre les <strong>de</strong>ux amants.<strong>La</strong> <strong>com</strong>tesse vit au bal <strong>de</strong> la Scala le duc Sanseverina-Taxis qui lui sembla fortprésentable. Dans une <strong>de</strong> leurs <strong>de</strong>rnières conversations, Mosca résumait ainsi saproposition: il faut prendre un parti décisif, si nous voulons passer le reste <strong>de</strong> notre vied'une façon allègre et n'être pas vieux avant le temps. Le prince a donné sonapprobation; Sanseverina est un personnage plutôt bien que mal; il possè<strong>de</strong> le plusbeau palais <strong>de</strong> <strong>Parme</strong> et une fortune sans bornes; il a soixante-huit ans et une passionfolle pour le grand cordon; mais une gran<strong>de</strong> tache gâte sa vie, il acheta jadis dix millefrancs un buste <strong>de</strong> Napoléon par Canova. Son second péché qui le fera mourir, si vousne venez pas à son secours, c'est d'avoir prêté vingt-cinq napoléons à Ferrante Palla,un fou <strong>de</strong> notre pays, mais quelque peu homme <strong>de</strong> génie, que <strong>de</strong>puis nous avonscondamné à mort, heureusement par contumace. Ce Ferrante a fait <strong>de</strong>ux cents versen sa vie, dont rien n'approche; je vous les réciterai, c'est aussi beau que le Dante. Leprince envoie Sanseverina à la cour <strong>de</strong> ***, il vous épouse le jour <strong>de</strong> son départ, et lasecon<strong>de</strong> année <strong>de</strong> son voyage, qu'il appellera une ambassa<strong>de</strong>, il reçoit ce cordon <strong>de</strong>*** sans lequel il ne peut vivre. Vous aurez en lui un frère qui ne sera nullementdésagréable, il signe d'avance tous les papiers que je veux, et d'ailleurs vous le verrezpeu ou jamais, <strong>com</strong>me il vous conviendra. Il ne <strong>de</strong>man<strong>de</strong> pas mieux que <strong>de</strong> ne pointse montrer à <strong>Parme</strong> où son grand-père fermier et son prétendu libéralisme le gênent.Rassi, notre bourreau, prétend que le duc a été abonné en secret au Constitutionnelpar l'intermédiaire <strong>de</strong> Ferrante Pella le poète, et cette calomnie a fait longtempsobstacle sérieux au consentement du prince.63


Pourquoi l'historien qui suit fidèlement les moindres détails du récit qu'on lui a faitserait-il coupable? Est-ce sa faute si les personnages, séduits par <strong>de</strong>s passions qu'il nepartage point malheureusement pour lui, tombent dans <strong>de</strong>s actions profondémentimmorales? Il est vrai que <strong>de</strong>s choses <strong>de</strong> cette sorte ne se font plus dans un pays oùl'unique passion survivante à toutes les autres est l'argent, moyen <strong>de</strong> vanité.Trois mois après les événements racontés jusqu'ici, la duchesse Sanseverina-Taxisétonnait la cour <strong>de</strong> <strong>Parme</strong> par son amabilité facile et par la noble sérénité <strong>de</strong> sonesprit; sa maison fut sans <strong>com</strong>paraison la plus agréable <strong>de</strong> la ville. C'est ce que le<strong>com</strong>te Mosca avait promis à son maître. Ranuce-Ernest IV, le prince régnant, et laprincesse sa femme, auxquels elle fut présentée par <strong>de</strong>ux <strong>de</strong>s plus gran<strong>de</strong>s dames dupays, lui firent un accueil fort distingué. <strong>La</strong> duchesse était curieuse <strong>de</strong> voir ce princemaître du sort <strong>de</strong> l'homme qu'elle aimait, elle voulut lui plaire et y réussit trop. Elletrouva un homme d'une taille élevée, mais un peu épaisse; ses cheveux, sesmoustaches, ses énormes favoris étaient d'un beau blond selon ses courtisans; ailleursils eussent provoqué, par leur couleur effacée, le mot ignoble <strong>de</strong> filasse. Au milieu d'ungros visage s'élevait fort peu un tout petit nez presque féminin. Mais la duchesseremarqua que pour apercevoir tous ces motifs <strong>de</strong> lai<strong>de</strong>ur, il fallait chercher à détaillerles traits du prince. Au total, il avait l'air d'un homme d'esprit et d'un caractère ferme.Le port du prince, sa manière <strong>de</strong> se tenir n'étaient point sans majesté, mais souvent ilvoulait imposer à son interlocuteur; alors il s'embarrassait lui-même et tombait dansun balancement d'une jambe à l'autre presque continuel. Du reste, Ernest 1V avait unregard pénétrant et dominateur; les gestes <strong>de</strong> ses bras avaient <strong>de</strong> la noblesse, et sesparoles étaient à la fois mesurées et concises.Mosca avait prévenu la duchesse que le prince avait, dans le grand cabinet où ilrecevait en audience, un portrait en pied <strong>de</strong> Louis XIV, et une table fort belle <strong>de</strong>scagliola <strong>de</strong> Florence. Elle trouva que l'imitation était frappante; évi<strong>de</strong>mment ilcherchait le regard et la parole noble <strong>de</strong> Louis XIV, et il s'appuyait sur la table <strong>de</strong>scagliola, <strong>de</strong> façon à se donner la tournure <strong>de</strong> Joseph II. Il s'assit aussitôt après lespremières paroles adressées par lui à la duchesse, afin <strong>de</strong> lui donner l'occasion <strong>de</strong>faire usage du tabouret qui appartenait à son rang. À cette cour, les duchesses, lesprincesses et les femmes <strong>de</strong>s grands d'Espagne s'assoient seules; les autres femmesatten<strong>de</strong>nt que le prince ou la princesse les y engagent; et, pour marquer la différence<strong>de</strong>s rangs, ces personnes augustes ont toujours soin <strong>de</strong> laisser passer un petitintervalle avant <strong>de</strong> convier les dames non duchesses à s'asseoir. <strong>La</strong> duchesse trouvaqu'en <strong>de</strong> certains moments l'imitation <strong>de</strong> Louis XIV était un peu trop marquée chez leprince; par exemple, dans sa façon <strong>de</strong> sourire avec bonté tout en renversant la tête.Ernest IV portait un frac à la mo<strong>de</strong> arrivant <strong>de</strong> Paris; on lui envoyait tous les mois <strong>de</strong>cette ville, qu'il abhorrait, un frac, une redingote et un chapeau. Mais, par un bizarremélange <strong>de</strong> costumes, le jour où la duchesse fut reçue il avait pris une culotte rouge,<strong>de</strong>s bas <strong>de</strong> soie et <strong>de</strong>s souliers fort couverts, dont on peut trouver les modèles dansles portraits <strong>de</strong> Joseph II.Il reçut Mme Sanseverina avec grâce; il lui dit <strong>de</strong>s choses spirituelles et fines; maiselle remarqua fort bien qu'il n'y avait pas excès dans la bonne réception. - Savez-vouspourquoi? lui dit le <strong>com</strong>te Mosca au retour <strong>de</strong> l'audience, c'est que Milan est une villeplus gran<strong>de</strong> et plus belle que <strong>Parme</strong>. Il eût craint, en vous faisant l'accueil auquel jem'attendais et qu'il m'avait fait espérer, d'avoir l'air d'un provincial en extase <strong>de</strong>vantles grâces d'une belle dame arrivant <strong>de</strong> la capitale. Sans doute aussi il est encorecontrarié d'une particularité que je n'ose vous dire: le prince ne voit à sa cour aucunefemme qui puisse vous le disputer en beauté. Tel a été hier soir, à son petit coucher,l'unique sujet <strong>de</strong> son entretien avec Pernice, son premier valet <strong>de</strong> chambre, qui a <strong>de</strong>s64


ontés pour moi. Je prévois une petite révolution dans l'étiquette; mon plus gran<strong>de</strong>nnemi à cette cour est un sot qu'on appelle le général Fabio Conti. Figurez-vous unoriginal qui a été à la guerre un jour peut-être en sa vie, et qui part <strong>de</strong> là pour imiterla tenue <strong>de</strong> Frédéric le Grand. De plus, il tient aussi à reproduire l'affabilité noble dugénéral <strong>La</strong>fayette, et cela parce qu'il est ici le chef du parti libéral. (Dieu sait quelslibéraux!)- Je connais le Fabio Conti, dit la duchesse; j'en ai eu la vision près <strong>de</strong> Côme; il sedisputait avec la gendarmerie. Elle raconta la petite aventure dont le lecteur sesouvient peut-être.- Vous saurez un jour, madame, si votre esprit parvient jamais à se pénétrer <strong>de</strong>sprofon<strong>de</strong>urs <strong>de</strong> notre étiquette, que les <strong>de</strong>moiselles ne paraissent à la cour qu'aprèsleur mariage. Eh bien, le prince a pour la supériorité <strong>de</strong> sa ville <strong>de</strong> <strong>Parme</strong> sur toutesles autres un patriotisme tellement brûlant, que je parierais qu'il va trouver un moyen<strong>de</strong> se faire présenter la petite Clélia Conti, fille <strong>de</strong> notre <strong>La</strong>fayette. Elle est ma foicharmante, et passait encore, il y a huit jours, pour la plus belle personne <strong>de</strong>s états duprince.Je ne sais, continua le <strong>com</strong>te, si les horreurs que les ennemis du souverain ontpubliées sur son <strong>com</strong>pte sont arrivées jusqu'au château <strong>de</strong> Grianta; on en a fait unmonstre, un ogre. Le fait est qu'Ernest IV avait tout plein <strong>de</strong> bonnes petites vertus, etl'on peut ajouter que, s'il eût été invulnérable <strong>com</strong>me Achille, il eût continué à être lemodèle <strong>de</strong>s potentats. Mais dans un moment d'ennui et <strong>de</strong> colère, et aussi un peupour imiter Louis XIV faisant couper la tête à je ne sais quel héros <strong>de</strong> la Fron<strong>de</strong> quel'on découvrit vivant tranquillement et insolemment dans une terre à côté <strong>de</strong>Versailles, cinquante ans après la Fron<strong>de</strong>, Ernest IV a fait pendre un jour <strong>de</strong>uxlibéraux. I1 paraît que ces impru<strong>de</strong>nts se réunissaient à jour fixe pour dire du mal duprince et adresser au ciel <strong>de</strong>s voeux ar<strong>de</strong>nts, afin que la peste pût venir à <strong>Parme</strong>, etles délivrer du tyran. Le mot tyran a été prouvé. Rassi appela cela conspirer; il les fitcondamner à mort , et l'exécution <strong>de</strong> l'un d'eux, le <strong>com</strong>te L..., fut atroce. Ceci sepassait avant moi. Depuis ce moment fatal, ajouta le <strong>com</strong>te en baissant la voix, leprince est sujet à <strong>de</strong>s accès <strong>de</strong> peur indignes d'un homme, mais qui sont la sourceunique <strong>de</strong> la faveur dont je jouis. Sans la peur souveraine, j'aurais un genre <strong>de</strong> méritetrop brusque, trop âpre pour cette cour, où l'imbécile foisonne. Croiriez-vous que leprince regar<strong>de</strong> sous les lits <strong>de</strong> son appartement avant <strong>de</strong> se coucher, et dépense unmillion, ce qui à <strong>Parme</strong> est <strong>com</strong>me quatre millions à Milan, pour avoir une bonnepolice, et vous voyez <strong>de</strong>vant vous, madame la duchesse, le chef <strong>de</strong> cette policeterrible. Par la police, c'est-à-dire par la peur, je suis <strong>de</strong>venu ministre <strong>de</strong> la guerre et<strong>de</strong>s finances; et <strong>com</strong>me le ministre <strong>de</strong> l'intérieur est mon chef nominal, en tant qu'il ala police dans ses attributions, j'ai fait donner ce portefeuille au <strong>com</strong>te Zurla-Contarini,un imbécile bourreau <strong>de</strong> travail, qui se donne le plaisir d'écrire quatre-vingts lettreschaque jour. Je viens d'en recevoir une ce matin sur laquelle le <strong>com</strong>te Zurla-Contarinia eu la satisfaction d'écrire <strong>de</strong> sa propre main le numéro 20 715.<strong>La</strong> duchesse Sanseverina fut présentée à la triste princesse <strong>de</strong> <strong>Parme</strong> Clara-Paolina,qui, parce que son mari avait une maîtresse (une assez jolie femme, la marquiseBalbi), se croyait la plus malheureuse personne <strong>de</strong> l'univers, ce qui l'en avait renduepeut-être la plus ennuyeuse. <strong>La</strong> duchesse trouva une femme fort gran<strong>de</strong> et fortmaigre, qui n'avait pas trente-six ans et en paraissait cinquante. Une figure régulièreet noble eût pu passer pour belle, quoique un peu déparée par <strong>de</strong> gros yeux ronds quin'y voyaient guère, si la princesse ne se fût pas abandonnée elle-même. Elle reçut laduchesse avec une timidité si marquée, que quelques courtisans ennemis du <strong>com</strong>teMosca osèrent dire que la princesse avait l'air <strong>de</strong> la femme qu'on présente, et la65


duchesse <strong>de</strong> la souveraine. <strong>La</strong> duchesse, surprise et presque déconcertée, ne savait oùtrouver <strong>de</strong>s termes pour se mettre à une place inférieure à celle que la princesse sedonnait à elle-même. Pour rendre quelque sang-froid à cette pauvre princesse, qui aufond ne manquait point d'esprit, la duchesse ne trouva rien <strong>de</strong> mieux que d'entamer et<strong>de</strong> faire durer une longue dissertation sur la botanique. <strong>La</strong> princesse était réellementsavante en ce genre; elle avait <strong>de</strong> fort belles serres avec force plantes <strong>de</strong>s tropiques.<strong>La</strong> duchesse, en cherchant tout simplement à se tirer d'embarras, fit à jamais laconquête <strong>de</strong> la princesse Clara-Paolina, qui, <strong>de</strong> timi<strong>de</strong> et d'interdite qu'elle avait été au<strong>com</strong>mencement <strong>de</strong> l'audience, se trouva vers la fin tellement à son aise, que, contretoutes les règles <strong>de</strong> l'étiquette, cette première audience ne dura pas moins <strong>de</strong> cinqquarts d'heure. Le len<strong>de</strong>main, la duchesse fit acheter <strong>de</strong>s plantes exotiques, et seporta pour grand amateur <strong>de</strong> botanique.<strong>La</strong> princesse passait sa vie avec le vénérable père <strong>La</strong>ndriani, archevêque <strong>de</strong> <strong>Parme</strong>,homme <strong>de</strong> science, homme d'esprit même, et parfaitement honnête homme, mais quioffrait un singulier spectacle quand il était assis dans sa chaise <strong>de</strong> velours cramoisi(c'était le droit <strong>de</strong> sa place), vis-à-vis le fauteuil <strong>de</strong> la princesse, entourée <strong>de</strong> sesdames d'honneur et <strong>de</strong> ses <strong>de</strong>ux dames pour ac<strong>com</strong>pagner. Le vieux prélat en longscheveux blancs était encore plus timi<strong>de</strong>, s'il se peut, que la princesse; ils se voyaienttous les jours, et toutes les audiences <strong>com</strong>mençaient par un silence d'un gros quartd'heure. C'est au point que la <strong>com</strong>tesse Alvizi, une <strong>de</strong>s dames pour ac<strong>com</strong>pagner était<strong>de</strong>venue une sorte <strong>de</strong> favorite, parce qu'elle avait l'art <strong>de</strong> les encourager à se parler et<strong>de</strong> les faire rompre le silence.Pour terminer le cours <strong>de</strong> ses présentations, la duchesse fut admise chez S.A.S. leprince héréditaire, personnage d'une plus haute taille que son père, et plus timi<strong>de</strong> quesa mère. Il était fort en minéralogie, et avait seize ans. Il rougit excessivement envoyant entrer la duchesse, et fut tellement désorienté, que jamais il ne put inventerun mot à dire à cette belle dame. Il était fort bel homme, et passait sa vie dans lesbois un marteau à la main. Au moment où la duchesse se levait pour mettre fin à cetteaudience silencieuse:- Mon Dieu! madame, que vous êtes jolie! s'écria le prince héréditaire, ce qui ne futpas trouvé <strong>de</strong> trop mauvais goût par la dame présentée.<strong>La</strong> marquise Balbi, jeune femme <strong>de</strong> vingt-cinq ans, pouvait encore passer pour le plusparfait modèle du joli italien, <strong>de</strong>ux ou trois ans avant l'arrivée <strong>de</strong> la duchesseSanseverina à <strong>Parme</strong>. Maintenant c'étaient toujours les plus beaux yeux du mon<strong>de</strong> etles petites mines les plus gracieuses; mais, vue <strong>de</strong> près, sa peau était parsemée d'unnombre infini <strong>de</strong> petites ri<strong>de</strong>s fines, qui faisaient <strong>de</strong> la marquise <strong>com</strong>me une jeunevieille. Aperçue à une certaine distance par exemple au théâtre, dans sa loge, c'étaitencore une beauté; et les gens du parterre trouvaient le prince <strong>de</strong> fort bon goût. Ilpassait toutes les soirées chez la marquise Balbi, mais souvent sans ouvrir la bouche,et l'ennui où elle voyait le prince avait fait tomber cette pauvre femme dans unemaigreur extraordinaire. Elle prétendait à une finesse sans bornes, et toujours souriaitavec malice; elle avait les plus belles <strong>de</strong>nts du mon<strong>de</strong>, et à tout hasard n'ayant guère<strong>de</strong> sens, elle voulait, par un sourire malin, faire entendre autre chose que ce quedisaient ses paroles. Le <strong>com</strong>te Mosca disait que c'étaient ces sourires continuels,tandis qu'elle bâillait intérieurement, qui lui donnaient tant <strong>de</strong> ri<strong>de</strong>s. <strong>La</strong> Balbi entraitdans toutes les affaires, et l'état ne faisait pas un marché <strong>de</strong> mille francs, sans qu'il yeût un souvenir pour la marquise (c'était le mot honnête à <strong>Parme</strong>). Le bruit publicvoulait qu'elle eût placé dix millions <strong>de</strong> francs en Angleterre, mais sa fortune, à lavérité <strong>de</strong> fraîche date, ne s'élevait pas en réalité à quinze cent mille francs. C'étaitpour être à l'abri <strong>de</strong> ses finesses, et pour l'avoir dans sa dépendance, que le <strong>com</strong>te66


Mosca s'était fait ministre <strong>de</strong>s finances. <strong>La</strong> seule passion <strong>de</strong> la marquise était la peurdéguisée en avarice sordi<strong>de</strong>: Je mourrai sur la paille, disait-elle quelquefois au princeque ce propos outrait. <strong>La</strong> duchesse remarqua que l'antichambre, resplendissante <strong>de</strong>dorures, du palais <strong>de</strong> la Balbi, était éclairée par une seule chan<strong>de</strong>lle coulant sur unetable <strong>de</strong> marbre précieux, et les portes <strong>de</strong> son salon étaient noircies par les doigts <strong>de</strong>slaquais.- Elle m'a reçue, dit la duchesse à son ami, <strong>com</strong>me si elle eût attendu <strong>de</strong> moi unegratification <strong>de</strong> cinquante francs.Le cours <strong>de</strong>s succès <strong>de</strong> la duchesse fut un peu interrompu par la réception que lui fit lafemme la plus adroite <strong>de</strong> la cour, la célèbre marquise Raversi, intrigante consomméequi se trouvait à la tête du parti opposé à celui du <strong>com</strong>te Mosca. Elle voulait lerenverser, et d'autant plus <strong>de</strong>puis quelques mois, qu'elle était nièce du ducSanseverina, et craignait <strong>de</strong> voir attaquer l'héritage par les grâces <strong>de</strong> la nouvelleduchesse. <strong>La</strong> Raversi n'est point une femme à mépriser, disait le <strong>com</strong>te à son amie, jela tiens pour tellement capable <strong>de</strong> tout que je me suis séparé <strong>de</strong> ma femmeuniquement parce qu'elle s'obstinait à prendre pour amant le chevalier Bentivoglio,l'un <strong>de</strong>s amis <strong>de</strong> la Raversi. Cette dame, gran<strong>de</strong> virago aux cheveux fort noirs,remarquable par les diamants qu'elle portait dès le matin, et par le rouge dont ellecouvrait ses joues, s'était déclarée d'avance l'ennemie <strong>de</strong> la duchesse, et en larecevant chez elle prit à tâche <strong>de</strong> <strong>com</strong>mencer la guerre. Le duc Sanseverina, dans leslettres qu'il écrivait <strong>de</strong> ***, paraissait tellement enchanté <strong>de</strong> son ambassa<strong>de</strong> etsurtout <strong>de</strong> l'espoir du grand cordon, que sa famille craignait qu'il ne laissât une partie<strong>de</strong> sa fortune à sa femme qu'il accablait <strong>de</strong> petits ca<strong>de</strong>aux. <strong>La</strong> Raversi, quoiquerégulièrement lai<strong>de</strong>, avait pour amant le <strong>com</strong>te Balbi, le plus joli homme <strong>de</strong> la cour: engénéral elle réussissait à tout ce qu'elle entreprenait.<strong>La</strong> duchesse tenait le plus grand état <strong>de</strong> maison. Le palais Sanseverina avait toujoursété un <strong>de</strong>s plus magnifiques <strong>de</strong> la ville <strong>de</strong> <strong>Parme</strong>, et le duc, à l'occasion <strong>de</strong> sonambassa<strong>de</strong> et <strong>de</strong> son futur grand cordon, dépensait <strong>de</strong> fort grosses sommes pourl'embellir: la duchesse dirigeait les réparations.Le <strong>com</strong>te avait <strong>de</strong>viné juste: peu <strong>de</strong> jours après la présentation <strong>de</strong> la duchesse, lajeune Clélia Conti vint à la cour, on l'avait faite chanoinesse. Afin <strong>de</strong> parer le coup quecette faveur pouvait avoir l'air <strong>de</strong> porter aucrédit du <strong>com</strong>te, la duchesse donna une fête sous prétexte d'inaugurer le jardin <strong>de</strong> sonpalais, et, par ses façons pleines <strong>de</strong> grâces, elle fit <strong>de</strong> Clélia, qu'elle appelait sa jeuneamie du lac <strong>de</strong> Côme, la reine <strong>de</strong> la soirée. Son chiffre se trouva <strong>com</strong>me par hasardsur les principaux transparents. <strong>La</strong> jeune Clélia, quoique un peu pensive, fut aimabledans ses façons <strong>de</strong> parler <strong>de</strong> la petite aventure près du lac, et <strong>de</strong> sa vivereconnaissance. On la disait fort dévote et fort amie <strong>de</strong> la solitu<strong>de</strong>. Je parierais, disaitle <strong>com</strong>te, qu'elle a assez d'esprit pour avoir honte <strong>de</strong> son père. <strong>La</strong> duchesse fit sonamie <strong>de</strong> cette jeune fille, elle se sentait <strong>de</strong> l'inclination pour elle; elle ne voulait pasparaître jalouse, et la mettait <strong>de</strong> toutes ses parties <strong>de</strong> plaisir; enfin son système était<strong>de</strong> chercher à diminuer toutes les haines dont le <strong>com</strong>te était l'objet.Tout souriait à la duchesse; elle s'amusait <strong>de</strong> cette existence <strong>de</strong> cour où la tempêteest toujours à craindre; il lui semblait re<strong>com</strong>mencer la vie. Elle était tendrementattachée au <strong>com</strong>te, qui littéralement était fou <strong>de</strong> bonheur. Cette aimable situation luiavait procuré un sang-froid parfait pour tout ce qui ne regardait que ses intérêtsd'ambition. Aussi <strong>de</strong>ux mois à peine après l'arrivée <strong>de</strong> la duchesse, il obtint la patenteet les honneurs <strong>de</strong> premier ministre, lesquels approchent fort <strong>de</strong> ceux que l'on rend au67


souverain lui-même. Le <strong>com</strong>te pouvait tout sur l'esprit <strong>de</strong> son maître, on en eut à<strong>Parme</strong> une preuve qui frappa tous les esprits.Au sud-est, et à dix minutes <strong>de</strong> la ville, s'élève cette fameuse cita<strong>de</strong>lle si renomméeen Italie, et dont la grosse tour a cent quatre-vingts pieds <strong>de</strong> haut et s'aperçoit <strong>de</strong> siloin. Cette tour, bâtie sur le modèle du mausolée d'Adrien, à Rome, par les Farnèse,petits-fils <strong>de</strong> Paul III, vers le <strong>com</strong>mencement du XVIe siècle, est tellement épaisse,que sur l'esplana<strong>de</strong> qui la termine on a pu bâtir un palais pour le gouverneur <strong>de</strong> lacita<strong>de</strong>lle et une nouvelle prison appelée la tour Farnèse. Cette prison, construite enl'honneur du fils aîné <strong>de</strong> Ranuce-Ernest II, lequel était <strong>de</strong>venu l'amant aimé <strong>de</strong> sabelle-mère, passe pour belle et singulière dans le pays. <strong>La</strong> duchesse eut la curiosité <strong>de</strong>la voir; le jour <strong>de</strong> sa visite, la chaleur était accablante à <strong>Parme</strong>, et là-haut, dans cetteposition élevée, elle trouva <strong>de</strong> l'air, ce dont elle fut tellement ravie, qu'elle y passaplusieurs heures. On s'empressa <strong>de</strong> lui ouvrir les salles <strong>de</strong> la tour Farnèse.<strong>La</strong> duchesse rencontra sur l'esplana<strong>de</strong> <strong>de</strong> la grosse tour un pauvre libéral prisonnier,qui était venu jouir <strong>de</strong> la <strong>de</strong>mi-heure <strong>de</strong> promena<strong>de</strong> qu'on lui accordait tous les troisjours. Re<strong>de</strong>scendue à <strong>Parme</strong>, et n'ayant pas encore la discrétion nécessaire dans unecour absolue, elle parla <strong>de</strong> cet homme qui lui avait raconté toute son histoire. Le parti<strong>de</strong> la marquise Raversi s'empara <strong>de</strong> ces propos <strong>de</strong> la duchesse et les répéta beaucoup,espérant fort qu'ils choqueraient le prince. En effet, Ernest IV répétait souvent quel'essentiel était surtout <strong>de</strong> frapper les imaginations. Toujours est un grand mot, disaitil,et plus terrible en Italie qu'ailleurs: en conséquence, <strong>de</strong> sa vie il n'avait accordé <strong>de</strong>grâce. Huit jours après sa visite à la forteresse, la duchesse reçut une lettre <strong>de</strong><strong>com</strong>mutation <strong>de</strong> peine signée du prince et du ministre, avec le nom en blanc. Leprisonnier dont elle écrirait le nom <strong>de</strong>vait obtenir la restitution <strong>de</strong> ses biens, et lapermission d'aller passer en Amérique le reste <strong>de</strong> ses jours. <strong>La</strong> duchesse écrivit le nom<strong>de</strong> l'homme qui lui avait parlé. Par malheur cet homme se trouva un <strong>de</strong>mi-coquin, uneâme faible; c'était sur ses aveux que le fameux Ferrante Palla avait été condamné àmort.<strong>La</strong> singularité <strong>de</strong> cette grâce mit le <strong>com</strong>ble à l'agrément <strong>de</strong> la position <strong>de</strong> MmeSanseverina. Le <strong>com</strong>te Mosca était fou <strong>de</strong> bonheur, ce fut une belle époque <strong>de</strong> sa vie,et elle eut une influence décisive sur les <strong>de</strong>stinées <strong>de</strong> Fabrice. Celui-ci était toujours àRomagnan près <strong>de</strong> Novare, se confessant, chassant, ne lisant point et faisant la cour àune femme noble <strong>com</strong>me le portaient ses instructions. <strong>La</strong> duchesse était toujours unpeu choquée <strong>de</strong> cette <strong>de</strong>rnière nécessité. Un autre signe qui ne valait rien pour le<strong>com</strong>te, c'est qu'étant avec lui <strong>de</strong> la <strong>de</strong>rnière franchise sur tout au mon<strong>de</strong>, et pensanttout haut en sa présence, elle ne lui parlait jamais <strong>de</strong> Fabrice qu'après avoir songé à latournure <strong>de</strong> sa phrase.- Si vous voulez, lui disait un jour le <strong>com</strong>te, j'écrirai à cet aimable frère que vous avezsur le lac <strong>de</strong> Côme, et je forcerai bien ce marquis <strong>de</strong>l Dongo, avec un peu <strong>de</strong> peinepour moi et mes amis <strong>de</strong> ***, à <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r la grâce <strong>de</strong> votre aimable Fabrice. S'il estvrai, <strong>com</strong>me je me gar<strong>de</strong>rais bien d'en douter, que Fabrice soit un peu au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong>sjeunes gens qui promènent leurs chevaux anglais dans les rues <strong>de</strong> Milan, quelle vieque celle qui à dix-huit ans ne fait rien et a la perspective <strong>de</strong> ne jamais rien faire! Si leciel lui avait accordé une vraie passion pour quoi que ce soit, fût-ce pour la pêche à laligne, je la respecterais; mais que fera-t-il à Milan même après sa grâce obtenue? Ilmontera un cheval qu'il aurait fait venir d'Angleterre à une certaine heure, à une autrele désoeuvrement le conduira chez sa maîtresse qu'il aimera moins que son cheval...Mais si vous m'en donnez l'ordre, je tâcherai <strong>de</strong> procurer ce genre <strong>de</strong> vie à votreneveu.68


- Je le voudrais officier, dit la duchesse.- Conseilleriez-vous à un souverain <strong>de</strong> confier un poste qui, dans un jour donné, peutêtre <strong>de</strong> quelque importance à un jeune homme 1¡ susceptible d'enthousiasme, 2¡ qui amontré <strong>de</strong> l'enthousiasme pour Napoléon, au point d'aller le rejoindre à Waterloo?Songez à ce que nous serions tous si Napoléon eût vaincu à Waterloo! Nous n'aurionspoint <strong>de</strong> libéraux à craindre, il est vrai, mais les souverains <strong>de</strong>s anciennes familles nepourraient régner qu'en épousant les filles <strong>de</strong> ses maréchaux. Ainsi la carrière militairepour Fabrice, c'est la vie <strong>de</strong> l'écureuil dans la cage qui tourne: beaucoup <strong>de</strong>mouvement pour n'avancer en rien. Il aura le chagrin <strong>de</strong> se voir primer par tous lesdévouements plébéiens. <strong>La</strong> première qualité chez un jeune homme aujourd'hui, c'està-dirependant cinquante ans peut-être, tant que nous aurons peur et que la religionne sera point rétablie, c'est <strong>de</strong> n'être pas susceptible d'enthousiasme et <strong>de</strong> n'avoir pasd'esprit.J'ai pensé à une chose, mais qui va vous faire jeter les hauts cris d'abord, et qui medonnera à moi <strong>de</strong>s peines infinies et pendant plus d'un jour, c'est une folie que je veuxfaire pour vous. Mais, dites-moi, si vous le savez, quelle folie je ne ferais pas pourobtenir un sourire.- Eh bien? dit la duchesse.- Eh bien! nous avons eu pour archevêques à <strong>Parme</strong> trois membres <strong>de</strong> votre famille:Ascagne <strong>de</strong>l Dongo qui a écrit, en 16..., Fabrice en 1699, et un second Ascagne en1740. Si Fabrice veut entrer dans la prélature et marquer par <strong>de</strong>s vertus du premierordre, je le fais évêque quelque part, puis archevêque ici, si toutefois mon influencedure. L'objection réelle est celle-ci: resterai-je ministre assez longtemps pour réaliserce beau plan qui exige plusieurs années? Le prince peut mourir, il peut avoir lemauvais goût <strong>de</strong> me renvoyer. Mais enfin c'est le seul moyen que j'aie <strong>de</strong> faire pourFabrice quelque chose qui soit digne <strong>de</strong> vous.On discuta longtemps: cette idée répugnait fort à la duchesse.- Reprouvez-moi, dit-elle au <strong>com</strong>te, que toute autre carrière est impossible pourFabrice. Le <strong>com</strong>te prouva.-Vous regrettez, ajouta-t-il, le brillant uniforme; mais à celaje ne sais que faire.Après un mois que la duchesse avait <strong>de</strong>mandé pour réfléchir, elle se rendit ensoupirant aux vues sages du ministre.-Monter d'un air empesé un cheval anglais dansquelque gran<strong>de</strong> ville, répétait le <strong>com</strong>te, ou prendre un état qui ne jure pas avec sanaissance; je ne vois pas <strong>de</strong> milieu. Par malheur, un gentilhomme ne peut se faire nimé<strong>de</strong>cin, ni avocat, et le siècle est aux avocats.Rappelez-vous toujours, madame, répétait le <strong>com</strong>te, que vous faites à votre neveu,sur le pavé <strong>de</strong> Milan, le sort dont jouissent les jeunes gens <strong>de</strong> son âge qui passentpour les plus fortunés. Sa grâce obtenue, vous lui donnez quinze, vingt, trente millefrancs; peu vous importe, ni vous ni moi ne prétendons faire <strong>de</strong>s économies.<strong>La</strong> duchesse était sensible à la gloire; elle ne voulait pas que Fabrice fût un simplemangeur d'argent; elle revint au plan <strong>de</strong> son amant.- Remarquez, lui disait le <strong>com</strong>te, que je ne prétends pas faire <strong>de</strong> Fabrice un prêtreexemplaire <strong>com</strong>me vous en voyez tant. Non; c'est un grand seigneur avant tout; il69


pourra rester parfaitement ignorant si bon lui semble, et n'en <strong>de</strong>viendra pas moinsévêque et archevêque, si le prince continue à me regar<strong>de</strong>r <strong>com</strong>me un homme utile.Si vos ordres daignent changer ma proposition en décret immuable, ajouta le <strong>com</strong>te, ilne faut point que <strong>Parme</strong> voie notre protégé dans une petite fortune. <strong>La</strong> siennechoquera, si on l'a vu ici simple prêtre: il ne doit paraître à <strong>Parme</strong> qu'avec les basviolets* et dans un équipage convenable. Tout le mon<strong>de</strong> alors <strong>de</strong>vinera que votreneveu doit être évêque, et personne ne sera choqué.Si vous m'en croyez, vous enverrez Fabrice faire sa théologie, et passer trois années àNaples. Pendant les vacances <strong>de</strong> l'Académie ecclésiastique, il ira, s'il veut, voir Paris etLondres; mais il ne se montrera jamais à <strong>Parme</strong>. Ce mot donna <strong>com</strong>me un frisson à laduchesse.Elle envoya un courrier à son neveu, et lui donna ren<strong>de</strong>z-vous à Plaisance. Faut-il direque ce courrier était porteur <strong>de</strong> tous les moyens d'argent et <strong>de</strong> tous les passeportsnécessaires?Arrivé le premier à Plaisance, Fabrice courut au-<strong>de</strong>vant <strong>de</strong> la duchesse, et l'embrassaavec <strong>de</strong>s transports qui la firent fondre en larmes. Elle fut heureuse que le <strong>com</strong>te nefût pas présent; <strong>de</strong>puis leurs amours, c'était la première fois qu'elle éprouvait cettesensation.Fabrice fut profondément touché, et ensuite affligé <strong>de</strong>s plans que la duchesse avaitfaits pour lui; son espoir avait toujours été que, son affaire <strong>de</strong> Waterloo arrangée, ilfinirait par être militaire. Une chose frappa la duchesse et augmenta encore l'opinionromanesque qu'elle s'était formée <strong>de</strong> son neveu; il refusa absolument <strong>de</strong> mener la vie<strong>de</strong> café dans une <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s villes d'Italie.- Te vois-tu au Corso <strong>de</strong> Florence ou <strong>de</strong> Naples, disait la duchesse, avec <strong>de</strong>s chevauxanglais <strong>de</strong> pur sang! Pour le soir, une voiture, un joli appartement, etc. Elle insistaitavec délices sur la <strong>de</strong>scription <strong>de</strong> ce bonheur vulgaire qu'elle voyait Fabrice repousseravec dédain. C'est un héros, pensait-elle.- Et après dix ans <strong>de</strong> cette vie agréable, qu'aurai-je fait? disait Fabrice; que serai-je?Un jeune homme mûr qui doit cé<strong>de</strong>r le haut du pavé au premier bel adolescent quidébute dans le mon<strong>de</strong>, lui aussi sur un cheval anglais.Fabrice rejeta d'abord bien loin le parti <strong>de</strong> l'Église; il parlait d'aller à New York, <strong>de</strong> sefaire citoyen et soldat républicain en Amérique.- Quelle erreur est la tienne! Tu n'auras pas la guerre, et tu retombes dans la vie <strong>de</strong>café, seulement sans élégance, sans musique, sans amours, répliqua la duchesse.Crois-moi, pour toi <strong>com</strong>me pour moi, ce serait une triste vie que celle d'Amérique. Ellelui expliqua le culte du dieu dollar, et ce respect qu'il faut avoir pour les artisans <strong>de</strong> larue, qui par leurs votes déci<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> tout. On revint au parti <strong>de</strong> l'Église.- Avant <strong>de</strong> te gendarmer, lui dit la duchesse, <strong>com</strong>prends donc ce que le <strong>com</strong>te te<strong>de</strong>man<strong>de</strong>: il ne s'agit pas du tout d'être un pauvre prêtre plus ou moins exemplaire etvertueux, <strong>com</strong>me l'abbé Blanès. Rappelle-toi ce que furent tes oncles les archevêques<strong>de</strong> <strong>Parme</strong>; relis les notices sur leurs vies, dans le supplément à la généalogie. Avanttout il convient à un homme <strong>de</strong> ton nom d'être un grand seigneur, noble généreux,protecteur <strong>de</strong> la justice, <strong>de</strong>stiné d'avance à se trouver à la tête <strong>de</strong> son ordre... et danstoute sa vie ne faisant qu'une coquinerie, mais celle-là fort utile.70


- Ainsi voilà toutes mes illusions à vau-l'eau, disait Fabrice en soupirantprofondément; le sacrifice est cruel! je l'avoue, je n'avais pas réfléchi à cette horreurpour l'enthousiasme et l'esprit, même exercés à leur profit, qui désormais va régnerparmi les souverains absolus.- Songe qu'une proclamation, qu'un caprice du coeur précipite l'homme enthousiastedans le parti contraire à celui qu'il a servi toute la vie!- Moi enthousiaste! répéta Fabrice; étrange accusation! je ne puis pas même êtreamoureux!- Comment? s'écria la duchesse.- Quand j'ai l'honneur <strong>de</strong> faire la cour à une beauté, même <strong>de</strong> bonne naissance, etdévote, je ne puis penser à elle que quand je la vois.Cet aveu fit une étrange impression sur la duchesse.- Je te <strong>de</strong>man<strong>de</strong> un mois, reprit Fabrice, pour prendre congé <strong>de</strong> madame C. <strong>de</strong> Novareet, ce qui est encore plus difficile, <strong>de</strong>s châteaux en Espagne <strong>de</strong> toute ma vie. J'écrirai àma mère, qui sera assez bonne pour venir me voir à Belgirate, sur la rive piémontaisedu lac Majeur, et le trente et unième jour après celui-ci, je serai incognito dans <strong>Parme</strong>.- Gar<strong>de</strong>-t'en bien! s'écria la duchesse. Elle ne voulait pas que le <strong>com</strong>te Mosca la vîtparler à Fabrice.Les mêmes personnages se revirent à Plaisance; la duchesse cette fois était fortagitée; un orage s'était élevé à la cour, le parti <strong>de</strong> la marquise Raversi touchait autriomphe; il était possible que le <strong>com</strong>te Mosca fût remplacé par le général Fabio Conti,chef <strong>de</strong> ce qu'on appelait à <strong>Parme</strong> le parti libéral. Excepté le nom du rival qui croissaitdans la faveur du prince, la duchesse dit tout à Fabrice. Elle discuta <strong>de</strong> nouveau leschances <strong>de</strong> son avenir, même avec la perspective <strong>de</strong> manquer <strong>de</strong> la toute-puissanteprotection du <strong>com</strong>te.- Je vais passer trois ans à l'Académie ecclésiastique <strong>de</strong> Naples, s'écria Fabrice; maispuisque je dois être avant tout un jeune gentilhomme, et que tu ne m'astreins pas àmener la vie sévère d'un séminariste vertueux, ce séjour à Naples ne m'effraienullement, cette vie-là vaudra bien celle <strong>de</strong> Romagnano; la bonne <strong>com</strong>pagnie <strong>de</strong>l'endroit <strong>com</strong>mençait à me trouver jacobain. Dans mon exil j'ai découvert que je nesais rien, pas même le latin, pas même l'orthographe. J'avais le projet <strong>de</strong> refaire monéducation à Novare, j'étudierai volontiers la théologie à Naples: c'est une science<strong>com</strong>pliquée. <strong>La</strong> duchesse fut ravie; si nous sommes chassés, lui dit-elle, nous irons tevoir à Naples. Mais puisque tu acceptes jusqu'à nouvel ordre le parti <strong>de</strong>s bas violets, le<strong>com</strong>te, qui connaît bien l'Italie actuelle, m'a chargé d'une idée pour toi. Crois ou necrois pas à ce qu'on t'enseignera, mais ne fais jamais aucune objection. Figure-toiqu'on t'enseigne les règles du jeu <strong>de</strong> whist; est-ce que tu ferais <strong>de</strong>s objections auxrègles du whist? J'ai dit au <strong>com</strong>te que tu croyais, et il s'en est félicité; cela est utiledans ce mon<strong>de</strong> et dans l'autre. Mais si tu crois, ne tombe point dans la vulgarité <strong>de</strong>parler avec horreur <strong>de</strong> Voltaire, Di<strong>de</strong>rot, Raynal, et <strong>de</strong> tous ces écervelés <strong>de</strong> Françaisprécurseurs <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux chambres. Que ces noms-là se trouvent rarement dans tabouche; mais enfin quand il le faut, parle <strong>de</strong> ces messieurs avec une ironie calme; cesont gens <strong>de</strong>puis longtemps réfutés, et dont les attaques ne sont plus d'aucuneconséquence. Crois aveuglément tout ce que l'on te dira à l'Académie. Songe qu'il y a71


<strong>de</strong>s gens qui tiendront note fidèle <strong>de</strong> tes moindres objections; on te pardonnera unepetite intrigue galante si elle est bien menée, et non pas un doute; l'âge supprimel'intrigue et augmente le doute. Agis sur ce principe au tribunal <strong>de</strong> la pénitence. Tuauras une lettre <strong>de</strong> re<strong>com</strong>mandation pour un évêque factotum du cardinal archevêque<strong>de</strong> Naples; à lui seul tu dois avouer ton escapa<strong>de</strong> en France, et ta présence, le 18 juin,dans les environs <strong>de</strong> Waterloo. Du reste abrège beaucoup, diminue cette aventure,avoue-la seulement pour qu'on ne puisse pas te reprocher <strong>de</strong> l'avoir cachée; tu étais sijeune alors!<strong>La</strong> secon<strong>de</strong> idée que le <strong>com</strong>te t'envoie est celle-ci: S'il te vient une raison brillante,une réplique victorieuse qui change le cours <strong>de</strong> la conversation, ne cè<strong>de</strong> point à latentation <strong>de</strong> briller, gar<strong>de</strong> le silence; les gens fins verront ton esprit dans tes yeux. Ilsera temps d'avoir <strong>de</strong> l'esprit quand tu seras évêque.Fabrice débuta à Naples avec une voiture mo<strong>de</strong>ste et quatre domestiques, bonsMilanais, que sa tante lui avait envoyés. Après une année d'étu<strong>de</strong> personne ne disaitque c'était un homme d'esprit, on le regardait <strong>com</strong>me un grand seigneur appliqué, fortgénéreux, mais un peu libertin.Cette année, assez amusante pour Fabrice, fut terrible pour la duchesse. Le <strong>com</strong>te futtrois ou quatre fois à <strong>de</strong>ux doigts <strong>de</strong> sa perte; le prince, plus peureux que jamaisparce qu'il était mala<strong>de</strong> cette année-là, croyait, en le renvoyant, se débarrasser <strong>de</strong>l'odieux <strong>de</strong>s exécutions faites avant l'entrée du <strong>com</strong>te au ministère. Le Rassi était lefavori du coeur qu'on voulait gar<strong>de</strong>r avant tout. Les périls du <strong>com</strong>te lui attachèrentpassionnément la duchesse, elle ne songeait plus à Fabrice. Pour donner une couleur àleur retraite possible, il se trouva que l'air <strong>de</strong> <strong>Parme</strong>, un peu humi<strong>de</strong> en effet, <strong>com</strong>mecelui <strong>de</strong> toute la Lombardie, ne convenait nullement à sa santé. Enfin après <strong>de</strong>sintervalles <strong>de</strong> disgrâce, qui allèrent pour le <strong>com</strong>te, premier ministre, jusqu'à passerquelquefois vingt jours entiers sans voir son maître en particulier, Mosca l'emporta; ilfit nommer le général Fabio Conti, le prétendu libéral, gouverneur <strong>de</strong> la cita<strong>de</strong>lle oùl'on enfermait les libéraux jugés par Rassi. Si Conti use d'indulgence envers sesprisonniers, disait Mosca à son amie, on le disgracie <strong>com</strong>me un jacobin auquel sesidées politiques font oublier ses <strong>de</strong>voirs <strong>de</strong> général; s'il se montre sévère etimpitoyable, et c'est ce me semble <strong>de</strong> ce côté-là qu'il inclinera, il cesse d'être le chef<strong>de</strong> son propre parti, et s'aliène toutes les familles qui ont un <strong>de</strong>s leurs à la cita<strong>de</strong>lle.Ce pauvre homme sait prendre un air tout confit <strong>de</strong> respect à l'approche du prince; aubesoin il change <strong>de</strong> costume quatre fois en un jour; il peut discuter une questiond'étiquette, mais ce n'est point une tête capable <strong>de</strong> suivre le chemin difficile par lequelseulement il peut se sauver; et dans tous les cas je suis là.Le len<strong>de</strong>main <strong>de</strong> la nomination du général Fabio Conti, qui terminait la criseministérielle, on apprit que <strong>Parme</strong> aurait un journal ultra-monarchique.- Que <strong>de</strong> querelles ce journal va faire naître! disait la duchesse.- Ce journal, dont l'idée est peut-être mon chef-d'oeuvre, répondait le <strong>com</strong>te en riant,peu à peu je m'en laisserai bien malgré moi ôter la direction par les ultra-furibonds.J'ai fait attacher <strong>de</strong> beaux appointements aux places <strong>de</strong> rédacteur. De tous côtés onva solliciter ces places: cette affaire va nous faire passer un mois ou <strong>de</strong>ux, et l'onoubliera les périls que je viens <strong>de</strong> courir. Les graves personnages P. et D. sont déjàsur les rangs.- Mais ce journal sera d'une absurdité révoltante.72


- J'y <strong>com</strong>pte bien, répliquait le <strong>com</strong>te. Le prince le lira tous les matins et admirera madoctrine à moi qui l'ai fondé. Pour les détails, il approuvera ou sera choqué; <strong>de</strong>sheures qu'il consacre au travail en voilà <strong>de</strong>ux <strong>de</strong> prises. Le journal se fera <strong>de</strong>s affaires,mais à l'époque où arriveront les plaintes sérieuses, dans huit ou dix mois, il seraentièrement dans les mains <strong>de</strong>s ultra-furibonds. Ce sera ce parti qui me gêne qui<strong>de</strong>vra répondre, moi j'élèverai <strong>de</strong>s objections contre le journal; au fond, j'aime mieuxcent absurdités atroces qu'un seul pendu. Qui se souvient d'une absurdité <strong>de</strong>ux ansaprès le numéro du journal officiel? Au lieu que les fils et la famille du pendu mevouent une haine qui durera autant que moi et qui peut-être abrégera ma vie.<strong>La</strong> duchesse, toujours passionnée pour quelque chose, toujours agissante, jamaisoisive, avait plus d'esprit que toute la cour <strong>de</strong> <strong>Parme</strong>; mais elle manquait <strong>de</strong> patienceet d'impassibilité pour réussir dans les intrigues. Toutefois, elle était parvenue à suivreavec passion les intérêts <strong>de</strong>s diverses coteries, elle <strong>com</strong>mençait même à avoir uncrédit personnel auprès du prince. Clara-Paolina, la princesse régnante, environnéed'honneurs, mais emprisonnée dans l'étiquette la plus surannée, se regardait <strong>com</strong>mela plus malheureuse <strong>de</strong>s femmes. <strong>La</strong> duchesse Sanseverina lui fit la cour, et entreprit<strong>de</strong> lui prouver qu'elle n'était point si malheureuse. Il faut savoir que le prince ne voyaitsa femme qu'à dîner: ce repas durait trente minutes et le prince passait <strong>de</strong>s semainesentières sans adresser la parole à Clara-Paolina. Mme Sanseverina essaya <strong>de</strong> changertout cela; elle amusait le prince, et d'autant plus qu'elle avait su conserver toute sonindépendance. Quand elle l'eût voulu, elle n'eût pas pu ne jamais blesser aucun <strong>de</strong>ssots qui pullulaient à cette cour. C'était cette parfaite inhabileté <strong>de</strong> sa part qui lafaisait exécrer du vulgaire <strong>de</strong>s courtisans, tous <strong>com</strong>tes ou marquis, jouissant engénéral <strong>de</strong> cinq mille livres <strong>de</strong> rentes. Elle <strong>com</strong>prit ce malheur dès les premiers jours,et s'attacha exclusivement à plaire au souverain et à sa femme, laquelle dominaitabsolument le prince héréditaire. <strong>La</strong> duchesse savait amuser le souverain et profitait<strong>de</strong> l'extrême attention qu'il accordait à ses moindres paroles pour donner <strong>de</strong> bonsridicules aux courtisans qui la haïssaient. Depuis les sottises que Rassi lui avait faitfaire, et les sottises <strong>de</strong> sang ne se réparent pas, le prince avait peur quelquefois, ets'ennuyait souvent, ce qui l'avait conduit à la triste envie; il sentait qu'il ne s'amusaitguère, et <strong>de</strong>venait sombre quand il croyait voir que d'autres s'amusaient; l'aspect dubonheur le rendait furieux. Il faut cacher nos amours, dit la duchesse à son ami; etelle laissa <strong>de</strong>viner au prince qu'elle n'était plus que fort médiocrement éprise du<strong>com</strong>te, homme d'ailleurs si estimable .Cette découverte avait donné un jour heureux à Son Altesse. De temps à autre, laduchesse laissait tomber quelques mots du projet qu'elle aurait <strong>de</strong> se donner chaqueannée un congé <strong>de</strong> quelques mois qu'elle emploierait à voir l'Italie qu'elle neconnaissait point: elle irait visiter Naples, Florence Rome. Or, rien au mon<strong>de</strong> nepouvait faire plus <strong>de</strong> peine au prince qu'une telle apparence <strong>de</strong> désertion: c'était làune <strong>de</strong> ses faiblesses les plus marquées, les démarches qui pouvaient être imputées àmépris pour sa ville capitale lui perçaient le coeur. Il sentait qu'il n'avait aucun moyen<strong>de</strong> retenir Mme Sanseverina, et Mme Sanseverina était <strong>de</strong> bien loin la femme la plusbrillante <strong>de</strong> <strong>Parme</strong>. Chose unique avec la paresse italienne, on revenait <strong>de</strong>scampagnes environnantes pour assister à ses jeudis; c'étaient <strong>de</strong> véritables fêtes;presque toujours la duchesse y avait quelque chose <strong>de</strong> neuf et <strong>de</strong> piquant. Le princemourait d'envie <strong>de</strong> voir un <strong>de</strong> ces jeudis mais <strong>com</strong>ment s'y prendre? Allez chez unsimple particulier! c'était une chose que ni son père ni lui n'avaient jamais faite!Un certain jeudi, il pleuvait, il faisait froid; à chaque instant <strong>de</strong> la soirée le ducentendait <strong>de</strong>s voitures qui ébranlaient le pavé <strong>de</strong> la place du palais, en allant chezMme Sanseverina. Il eut un mouvement d'impatience: d'autres s'amusaient, et lui,prince souverain, maître absolu, qui <strong>de</strong>vait s'amuser plus que personne au mon<strong>de</strong>, il73


connaissait l'ennui! Il sonna son ai<strong>de</strong> <strong>de</strong> camp, il fallut le temps <strong>de</strong> placer unedouzaine <strong>de</strong> gens affidés dans la rue qui conduisait du palais <strong>de</strong> Son Altesse au palaisSanseverina. Enfin, après une heure qui parut un siècle au prince, et pendant laquelleil fut vingt fois tenté <strong>de</strong> braver les poignards et <strong>de</strong> sortir à l'étourdie et sans nulleprécaution, il parut dans le premier salon <strong>de</strong> Mme Sanseverina. <strong>La</strong> foudre seraittombée dans ce salon qu'elle n'eût pas produit une pareille surprise. En un clin d'oeil,et à mesure que le prince s'avançait, s'établissait dans ces salons si bruyants et si gaisun silence <strong>de</strong> stupeur; tous les yeux, fixés sur le prince, s'ouvraient outre mesure. Lescourtisans paraissaient déconcertés; la duchesse elle seule n'eut point l'air étonné.Quand enfin l'on eut retrouvé la force <strong>de</strong> parler, la gran<strong>de</strong> préoccupation <strong>de</strong> toutes lespersonnes présentes fut <strong>de</strong> déci<strong>de</strong>r cette importante question: la duchesse avait-elleété avertie <strong>de</strong> cette visite, ou bien a-t-elle été surprise <strong>com</strong>me tout le mon<strong>de</strong>?Le prince s'amusa, et l'on va juger du caractère tout <strong>de</strong> premier mouvement <strong>de</strong> laduchesse, et du pouvoir infini que les idées vagues <strong>de</strong> départ adroitement jetées luiavaient laissé prendre.En reconduisant le prince qui lui adressait <strong>de</strong>s mots fort aimables, il lui vint une idéesingulière et qu'elle osa bien lui dire tout simplement, et <strong>com</strong>me une chose <strong>de</strong>s plusordinaires.- Si Votre Altesse Sérénissime voulait adresser à la princesse trois ou quatre <strong>de</strong> cesphrases charmantes qu'elle me prodigue, elle ferait mon bonheur bien plus sûrementqu'en me disant ici que je suis jolie. C'est que je ne voudrais pas pour tout au mon<strong>de</strong>que la princesse pût voir <strong>de</strong> mauvais oeil l'insigne marque <strong>de</strong> faveur dont VotreAltesse vient <strong>de</strong> m'honorer. Le prince la regarda fixement et répliqua d'un air sec:- Apparemment que je suis le maître d'aller où il me plaît.<strong>La</strong> duchesse rougit.- Je voulais seulement, reprit-elle à l'instant, ne pas exposer Son Altesse à faire unecourse inutile, car ce jeudi sera le <strong>de</strong>rnier; je vais aller passer quelques jours àBologne ou à Florence.Comme elle rentrait dans ses salons, tout le mon<strong>de</strong> la croyait au <strong>com</strong>ble <strong>de</strong> la faveur,et elle venait <strong>de</strong> hasar<strong>de</strong>r ce que <strong>de</strong> mémoire d'homme personne n'avait osé à <strong>Parme</strong>.Elle fit un signe au <strong>com</strong>te qui quitta sa table <strong>de</strong> whist et la suivit dans un petit salonéclairé, mais solitaire.- Ce que vous avez fait est bien hardi, lui dit-il; je ne vous l'aurais pas conseillé; maisdans les coeurs bien épris, ajouta-t-il en riant, le bonheur augmente l'amour, et sivous partez <strong>de</strong>main matin, je vous suis <strong>de</strong>main soir. Je ne serai retardé que par cettecorvée du ministère <strong>de</strong>s finances dont j'ai eu la sottise <strong>de</strong> me charger, mais en quatreheures <strong>de</strong> temps bien employées on peut faire la remise <strong>de</strong> bien <strong>de</strong>s caisses.Rentrons, chère amie, et faisons <strong>de</strong> la fatuité ministérielle en toute liberté, et sansnulle retenue, c'est peut-être la <strong>de</strong>rnière représentation que nous donnons en cetteville. S'il se croit bravé, l'homme est capable <strong>de</strong> tout; il appellera cela faire unexemple. Quand ce mon<strong>de</strong> sera parti, nous aviserons aux moyens <strong>de</strong> vous barrica<strong>de</strong>rpour cette nuit; le mieux serait peut-être <strong>de</strong> partir sans délai pour votre maison <strong>de</strong>Sacca, près du Pô, qui a l'avantage <strong>de</strong> n'être qu'à une <strong>de</strong>mi-heure <strong>de</strong> distance <strong>de</strong>sÉtats autrichiens.74


L'amour et l'amour-propre <strong>de</strong> la duchesse eurent un moment délicieux; elle regarda le<strong>com</strong>te, et ses yeux se mouillèrent <strong>de</strong> larmes. Un ministre si puissant, environné <strong>de</strong>cette foule <strong>de</strong> courtisans qui l'accablaient d'hommages égaux à ceux qu'ils adressaientau prince lui-même, tout quitter pour elle et avec cette aisance!En rentrant dans les salons, elle était folle <strong>de</strong> joie. Tout le mon<strong>de</strong> se prosternait<strong>de</strong>vant elle.Comme le bonheur change la duchesse, disaient <strong>de</strong> toutes parts les courtisans, c'est àne pas la reconnaître. Enfin cette âme romaine et au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> tout daigne pourtantapprécier la faveur exorbitante dont elle vient d'être l'objet <strong>de</strong> la part du souverain.Vers la fin <strong>de</strong> la soirée, le <strong>com</strong>te vint à elle:-Il faut que je vous dise <strong>de</strong>s nouvelles.Aussitôt les personnes qui se trouvaient auprès <strong>de</strong> la duchesse s'éloignèrent.- Le prince en rentrant au palais, continua le <strong>com</strong>te, s'est fait annoncer chez safemme. Jugez <strong>de</strong> la surprise! Je viens vous rendre <strong>com</strong>pte, lui a-t-il dit, d'une soiréefort aimable, en vérité, que j'ai passée chez la Sanseverina. C'est elle qui m'a prié <strong>de</strong>vous faire le détail <strong>de</strong> la façon dont elle a arrangé ce vieux palais enfumé. Alors leprince, après s'être assis, s'est mis à faire la <strong>de</strong>scription <strong>de</strong> chacun <strong>de</strong> vos salons.Il a passé plus <strong>de</strong> vingt-cinq minutes chez sa femme qui pleurait <strong>de</strong> joie; malgré sonesprit, elle n'a pas pu trouver un mot pour soutenir la conversation sur le ton légerque Son Altesse voulait bien lui donner.Ce prince n'était point un méchant homme, quoi qu'en pussent dire les libérauxd'Italie. À la vérité, il avait fait jeter dans les prisons un assez bon nombre d'entreeux, mais c'était par peur, et il répétait quelquefois <strong>com</strong>me pour se consoler <strong>de</strong>certains souvenirs: Il vaut mieux tuer le diable que si le diable nous tue. Le len<strong>de</strong>main<strong>de</strong> la soirée dont nous venons <strong>de</strong> parler, il était tout joyeux, il avait fait <strong>de</strong>ux bellesactions: aller au jeudi et parler à sa femme. À dîner, il lui adressa la parole; en unmot, ce jeudi <strong>de</strong> Mme Sanseverina amena une révolution d'intérieur dont tout <strong>Parme</strong>retentit; la Raversi fut consternée, et la duchesse eut une double joie: elle avait puêtre utile à son amant et l'avait trouvé plus épris que jamais.Tout cela à cause d'une idée bien impru<strong>de</strong>nte qui m'est venue! disait-elle au <strong>com</strong>te. Jeserais plus libre sans doute à Rome ou à Naples, mais y trouverais-je un jeu aussiattachant? Non, en vérité, mon cher <strong>com</strong>te, et vous faites mon bonheur.Chapitre VIIC'est <strong>de</strong> petits détails <strong>de</strong> cour aussi insignifiants que celui que nous venons <strong>de</strong>raconter qu'il faudrait remplir l'histoire <strong>de</strong>s quatre années qui suivirent. Chaqueprintemps, la marquise venait avec ses filles passer <strong>de</strong>ux mois au palais Sanseverinaou à la terre <strong>de</strong> Sacca, aux bords du Pô, il y avait <strong>de</strong>s moments bien doux, et l'onparlait <strong>de</strong> Fabrice; mais le <strong>com</strong>te ne voulut jamais lui permettre une seule visite à<strong>Parme</strong>. <strong>La</strong> duchesse et le ministre eurent bien à réparer quelques étour<strong>de</strong>ries, mais engénéral Fabrice suivait assez sagement la ligne <strong>de</strong> conduite qu'on lui avait indiquée:un grand seigneur qui étudie la théologie et qui ne <strong>com</strong>pte point absolument sur savertu pour faire son avancement. À Naples, il s'était pris d'un goût très vif pour l'étu<strong>de</strong><strong>de</strong> l'antiquité, il faisait <strong>de</strong>s fouilles; cette passion avait presque remplacé celle <strong>de</strong>schevaux. Il avait vendu ses chevaux anglais pour continuer <strong>de</strong>s fouilles à Misène, où ilavait trouvé un buste <strong>de</strong> Tibère, jeune encore, qui avait pris rang parmi les plus beaux75


estes <strong>de</strong> l'antiquité. <strong>La</strong> découverte <strong>de</strong> ce buste fut presque le plaisir le plus vif qu'ileût rencontré à Naples. Il avait l'âme trop haute pour chercher à imiter les autresjeunes gens, et, par exemple, pour vouloir jouer avec un certain sérieux le rôled'amoureux. Sans doute il ne manquait point <strong>de</strong> maîtresses, mais elles n'étaient pourlui d'aucune conséquence, et, malgré son âge, on pouvait dire <strong>de</strong> lui qu'il neconnaissait point l'amour; il n'en était que plus aimé. Rien ne l'empêchait d'agir avecle plus beau sang-froid, car pour lui une femme jeune et jolie était toujours l'égaled'une autre femme jeune et jolie; seulement la <strong>de</strong>rnière connue lui semblait la pluspiquante. Une <strong>de</strong>s dames les plus admirées à Naples avait fait <strong>de</strong>s folies en sonhonneur pendant la <strong>de</strong>rnière année <strong>de</strong> son séjour, ce qui d'abord l'avait amusé, etavait fini par l'excé<strong>de</strong>r d'ennui, tellement qu'un <strong>de</strong>s bonheurs <strong>de</strong> son départ fut d'êtredélivré <strong>de</strong>s attentions <strong>de</strong> la charmante duchesse d'A... Ce fut en 1821, qu'ayant subipassablement tous ses examens, son directeur d'étu<strong>de</strong>s ou gouverneur eut une croixet un ca<strong>de</strong>au, et lui partit pour voir enfin cette ville <strong>de</strong> <strong>Parme</strong>, à laquelle il songeaitsouvent. Il était Monsignore, et il avait quatre chevaux à sa voiture; à la poste avant<strong>Parme</strong>, il n'en prit que <strong>de</strong>ux, et dans la ville fit arrêter <strong>de</strong>vant l'église <strong>de</strong> Saint-Jean. Làse trouvait le riche tombeau <strong>de</strong> l'archevêque Ascagne <strong>de</strong>l Dongo, son arrière-grandoncle,l'auteur <strong>de</strong> la Généalogie latine. Il pria auprès du tombeau, puis arriva au piedau palais <strong>de</strong> la duchesse qui ne l'attendait que quelques jours plus tard. Elle avaitgrand mon<strong>de</strong> dans son salon, bientôt on la laissa seule.- Eh bien! es-tu contente <strong>de</strong> moi? lui dit-il en se jetant dans ses bras: grâce à toi, j'aipassé quatre années assez heureuses à Naples, au lieu <strong>de</strong> m'ennuyer à Novare avecma maîtresse autorisée par la police.<strong>La</strong> duchesse ne revenait pas <strong>de</strong> son étonnement, elle ne l'eût pas reconnu à le voirpasser dans la rue; elle le trouvait ce qu'il était en effet, l'un <strong>de</strong>s plus jolis hommes <strong>de</strong>l'Italie; il avait surtout une physionomie charmante. Elle l'avait envoyé à Naples avecla tournure d'un hardi casse-cou; la cravache qu'il portait toujours alors semblait fairepartie inhérente <strong>de</strong> son être: maintenant il avait l'air le plus noble et le plus mesuré<strong>de</strong>vant les étrangers, et dans le particulier, elle lui trouvait tout le feu <strong>de</strong> sa premièrejeunesse. C'était un diamant qui n'avait rien perdu à être poli. Il n'y avait pas uneheure que Fabrice était arrivé, lorsque le <strong>com</strong>te Mosca survint; il arriva un peu troptôt. Le jeune homme lui parla en si bons termes <strong>de</strong> la croix <strong>de</strong> <strong>Parme</strong> accordée à songouverneur, et il exprima sa vive reconnaissance pour d'autres bienfaits dont il n'osaitparler d'une façon aussi claire, avec une mesure si parfaite, que du premier coup d'oeille ministre le jugea favorablement. Ce neveu, dit-il tout bas à la duchesse, est faitpour orner toutes les dignités auxquelles vous voudrez l'élever par la suite. Tout allaità merveille jusque-là, mais quand le ministre, fort content <strong>de</strong> Fabrice, et jusque-làattentif uniquement à ses faits et gestes, regarda la duchesse, il lui trouva <strong>de</strong>s yeuxsinguliers. Ce jeune homme fait ici une étrange impression, se dit-il. Cette réflexionfut amère; le <strong>com</strong>te avait atteint la cinquantaine, c'est un mot bien cruel et dont peutêtreun homme éperdument amoureux peut seul sentir tout le retentissement. Il étaitfort bon, fort digne d'être aimé, à ses sévérités près <strong>com</strong>me ministre. Mais, à sesyeux, ce mot cruel la cinquantaine jetait du noir sur toute sa vie et eût été capable <strong>de</strong>le faire cruel pour son propre <strong>com</strong>pte. Depuis cinq années qu'il avait décidé laduchesse à venir à <strong>Parme</strong>, elle avait souvent excité sa jalousie surtout dans lespremiers temps, mais jamais elle ne lui avait donné <strong>de</strong> sujet <strong>de</strong> plainte réel. Il croyaitmême, et il avait raison, que c'était dans le <strong>de</strong>ssein <strong>de</strong> mieux s'assurer <strong>de</strong> son coeurque la duchesse avait eu recours à ces apparences <strong>de</strong> distinction en faveur <strong>de</strong>quelques jeunes beaux <strong>de</strong> la cour. Il était sûr, par exemple, qu'elle avait refusé leshommages du prince, qui même, à cette occasion, avait dit un mot instructif.76


- Mais si j'acceptais les hommages <strong>de</strong> Votre Altesse, lui disait la duchesse en riant, <strong>de</strong>quel front oser reparaître <strong>de</strong>vant le <strong>com</strong>te?- Je serais presque aussi décontenancé que vous. Le cher <strong>com</strong>te! mon ami! Mais c'estun embarras bien facile à tourner et auquel j'ai songé: le <strong>com</strong>te serait mis à lacita<strong>de</strong>lle pour le reste <strong>de</strong> ses jours.Au moment <strong>de</strong> l'arrivée <strong>de</strong> Fabrice, la duchesse fut tellement transportée <strong>de</strong> bonheur,qu'elle ne songea pas du tout aux idées que ses yeux pourraient donner au <strong>com</strong>te.L'effet fut profond et les soupçons sans remè<strong>de</strong>.Fabrice fut reçu par le prince <strong>de</strong>ux heures après son arrivée; la duchesse, prévoyant lebon effet que cette audience impromptue <strong>de</strong>vait produire dans le public, la sollicitait<strong>de</strong>puis <strong>de</strong>ux mois: cette faveur mettait Fabrice hors <strong>de</strong> pair dès le premier instant; leprétexte avait été qu'il ne faisait que passer à <strong>Parme</strong> pour aller voir sa mère enPiémont. Au moment où un petit billet charmant <strong>de</strong> la duchesse vint dire au prince queFabrice attendait ses ordres, Son Altesse s'ennuyait. Je vais voir, se dit-elle, un petitsaint bien niais, une mine plate ou sournoise. Le <strong>com</strong>mandant <strong>de</strong> la place avait déjàrendu <strong>com</strong>pte <strong>de</strong> la première visite au tombeau <strong>de</strong> l'oncle archevêque. Le prince vitentrer un grand jeune homme, que, sans ses bas violets, il eût pris pour quelquejeune officier.Cette petite surprise chassa l'ennui: voilà un gaillard, se dit-il, pour lequel on va me<strong>de</strong>man<strong>de</strong>r Dieu sait quelles faveurs, toutes celles dont je puis disposer. Il arrive, il doitêtre ému: je m'en vais faire <strong>de</strong> la politique jacobine; nous verrons un peu <strong>com</strong>ment ilrépondra.Après les premiers mots gracieux <strong>de</strong> la part du prince:- Eh bien! Monsignore, dit-il à Fabrice, les peuples <strong>de</strong> Naples sont-ils heureux? Le roiest-il aimé?- Altesse Sérénissime, répondit Fabrice sans hésiter un instant, j'admirais, en passantdans la rue, l'excellente tenue <strong>de</strong>s soldats <strong>de</strong>s divers régiments <strong>de</strong> S.M. le Roi; labonne <strong>com</strong>pagnie est respectueuse envers ses maîtres <strong>com</strong>me elle doit l'être; maisj'avouerai que <strong>de</strong> la vie je n'ai souffert que les gens <strong>de</strong>s basses classes me parlassentd'autre chose que du travail pour lequel je les paie.- Peste! dit le prince, quel sacre! voici un oiseau bien stylé, c' est l'esprit <strong>de</strong> laSanseverina . Piqué au jeu, le prince employa beaucoup d'adresse à faire parlerFabrice sur ce sujet si scabreux. Le jeune homme, animé par le danger, eut le bonheur<strong>de</strong> trouver <strong>de</strong>s réponses admirables: c'est presque <strong>de</strong> l'insolence que d'afficher <strong>de</strong>l'amour pour son roi, disait-il, c'est <strong>de</strong> l'obéissance aveugle qu'on lui doit. À la vue <strong>de</strong>tant <strong>de</strong> pru<strong>de</strong>nce le prince eut presque <strong>de</strong> l'humeur; il paraît que voici un hommed'esprit qui nous arrive <strong>de</strong> Naples, et je n'aime pas cette engeance; un homme d'esprita beau marcher dans les meilleurs principes et même <strong>de</strong> bonne foi, toujours parquelque côté il est cousin germain <strong>de</strong> Voltaire et <strong>de</strong> Rousseau.Le prince se trouvait <strong>com</strong>me bravé par les manières si convenables et les réponsestellement inattaquables du jeune échappé <strong>de</strong> collège; ce qu'il avait prévu n'arrivaitpoint: en un clin d'oeil il prit le ton <strong>de</strong> la bonhomie, et, remontant, en quelques mots,jusqu'aux grands principes <strong>de</strong>s sociétés et du gouvernement, il débita, en les adaptantà la circonstance, quelques phrases <strong>de</strong> Fénelon qu'on lui avait fait apprendre par coeurdès l'enfance pour les audiences publiques.77


- Ces principes vous étonnent, jeune homme, dit-il à Fabrice (il l'avait appelémonsignore au <strong>com</strong>mencement <strong>de</strong> l'audience, et il <strong>com</strong>ptait lui donner du monsignoreen le congédiant, mais dans le courant <strong>de</strong> la conversation il trouvait plus adroit, plusfavorable aux tournures pathétiques, <strong>de</strong> l'interpeller par un petit nom d'amitié); cesprincipes vous étonnent, jeune homme, j'avoue qu'ils ne ressemblent guère auxtartines d'absolutisme (ce fut le mot) que l'on peut lire tous les jours dans mon journalofficiel... Mais, grand Dieu! qu'est-ce que je vais vous citer là? ces écrivains du journalsont pour vous bien inconnus.- Je <strong>de</strong>man<strong>de</strong> pardon à Votre Altesse Sérénissime; non seulement je lis le journal <strong>de</strong><strong>Parme</strong>, qui me semble assez bien écrit, mais encore je tiens, avec lui, que tout ce quia été fait <strong>de</strong>puis la mort <strong>de</strong> Louis XIV, en 1715, est à la fois un crime et une sottise. Leplus grand intérêt <strong>de</strong> l'homme, c'est son salut, il ne peut pas y avoir <strong>de</strong>ux façons <strong>de</strong>voir à ce sujet, et ce bonheur-là doit durer une éternité. Les mots liberté, justice,bonheur du plus grand nombre, sont infâmes et criminels: ils donnent aux espritsl'habitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> la discussion et <strong>de</strong> la méfiance. Une chambre <strong>de</strong>s députés se défie <strong>de</strong> ceque ces gens-là appellent le ministère. Cette fatale habitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> la méfiance une foiscontractée, la faiblesse humaine l'applique à tout, l'homme arrive à se méfier <strong>de</strong> laBible, <strong>de</strong>s ordres <strong>de</strong> l'Église, <strong>de</strong> la tradition, etc., etc.; dès lors il est perdu. Quand bienmême, ce qui est horriblement faux et criminel à dire, cette méfiance envers l'autorité<strong>de</strong>s princes établis <strong>de</strong> Dieu donnerait le bonheur pendant les vingt ou trente années <strong>de</strong>vie que chacun <strong>de</strong> nous peut prétendre, qu'est-ce qu'un <strong>de</strong>mi-siècle ou un siècle toutentier, <strong>com</strong>paré à une éternité <strong>de</strong> supplices? etc.On voyait, à l'air dont Fabrice parlait, qu'il cherchait à arranger ses idées <strong>de</strong> façon àles faire saisir le plus facilement possible par son auditeur, il était clair qu'il ne récitaitpas une leçon.Bientôt le prince ne se soucia plus <strong>de</strong> lutter avec ce jeune homme dont les manièressimples et graves le gênaient.- Adieu, monsignore, lui dit-il brusquement, je vois qu'on donne une excellenteéducation dans l'Académie ecclésiastique <strong>de</strong> Naples, et il est tout simple que quandces bons préceptes tombent sur un esprit aussi distingué, on obtienne <strong>de</strong>s résultatsbrillants. Adieu; et il lui tourna le dos.Je n'ai point plu à cet animal-là, se dit Fabrice.Maintenant il nous reste à voir, dit le prince dès qu'il fut seul, si ce beau jeune hommeest susceptible <strong>de</strong> passion pour quelque chose; en ce cas il serait <strong>com</strong>plet... Peut-onrépéter avec plus d'esprit les leçons <strong>de</strong> la tante? Il me semblait l'entendre parler; s'il yavait une révolution chez moi, ce serait elle qui rédigerait le Moniteur, <strong>com</strong>me jadis laSan Felice à Naples! Mais la San Felice, malgré ses vingt-cinq ans et sa beauté, fut unpeu pendue! Avis aux femmes <strong>de</strong> trop d'esprit. En croyant Fabrice l'élève <strong>de</strong> sa tante,le prince se trompait: les gens d'esprit qui naissent sur le trône ou à côté per<strong>de</strong>ntbientôt toute finesse <strong>de</strong> tact; ils proscrivent, autour d'eux, la liberté <strong>de</strong> conversationqui leur paraît grossièreté; ils ne veulent voir que <strong>de</strong>s masques et préten<strong>de</strong>nt juger <strong>de</strong>la beauté du teint; le plaisant c'est qu'ils se croient beaucoup <strong>de</strong> tact. Dans ce cas-ci,par exemple, Fabrice croyait à peu près tout ce que nous lui avons entendu dire; il estvrai qu'il ne songeait pas <strong>de</strong>ux fois par mois à tous ces grands principes. Il avait <strong>de</strong>sgoûts vifs, il avait <strong>de</strong> l'esprit, mais il avait la foi.78


Le goût <strong>de</strong> la liberté, la mo<strong>de</strong> et le culte du bonheur du plus grand nombre, dont leXIXe siècle s'est entiché, n'étaient à ses yeux qu'une hérésie qui passera <strong>com</strong>me lesautres, mais après avoir tué beaucoup d'âmes, <strong>com</strong>me la peste tandis qu'elle règnedans une contrée tue beaucoup <strong>de</strong> corps. Et malgré tout cela Fabrice lisait avec délicesles journaux français, et faisait même <strong>de</strong>s impru<strong>de</strong>nces pour s'en procurer.Comme Fabrice revenait tout ébouriffé <strong>de</strong> son audience au palais, et racontait à satante les diverses attaques du prince:- Il faut, lui dit-elle, que tu ailles tout présentement chez le père <strong>La</strong>ndriani, notreexcellent archevêque; vas-y à pied, monte doucement l'escalier, fais peu <strong>de</strong> bruit dansles antichambres; si l'on te fait attendre, tant mieux, mille fois tant mieux! en un mot,sois apostolique!- J'entends, dit Fabrice, notre homme est un Tartufe.- Pas le moins du mon<strong>de</strong>, c'est la vertu même.- Même après ce qu'il a fait, reprit Fabrice étonné, lors du supplice du <strong>com</strong>te Palanza?- Oui, mon ami, après ce qu'il a fait: le père <strong>de</strong> notre archevêque était un <strong>com</strong>mis auministère <strong>de</strong>s finances, un petit bourgeois, voilà qui explique tout. Monseigneur<strong>La</strong>ndriani est un homme d'un esprit vif étendu, profond; il est sincère, il aime la vertu:je suis convaincue que si un empereur Décius revenait au mon<strong>de</strong>, il subirait le martyre<strong>com</strong>me le Polyeucte <strong>de</strong> l'Opéra, qu'on nous donnait la semaine passée. Voilà le beaucôté <strong>de</strong> la médaille, voici le revers: dès qu'il est en présence du souverain, ouseulement du premier ministre, il est ébloui <strong>de</strong> tant <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>ur, il se trouble, ilrougit; il lui est matériellement impossible <strong>de</strong> dire non. De là les choses qu'il a faites,et qui lui ont valu cette cruelle réputation dans toute l'Italie; mais ce qu'on ne saitpas, c'est que, lorsque l'opinion publique vint l'éclairer sur le procès du <strong>com</strong>te Palanza,il s'imposa pour pénitence <strong>de</strong> vivre au pain et à l'eau pendant treize semaines, autant<strong>de</strong> semaines qu'il y a <strong>de</strong> lettres dans les noms Davi<strong>de</strong> Palanza. Nous avons à cettecour un coquin d'infiniment d'esprit, nommé Rassi, grand juge ou fiscal général, qui,lors <strong>de</strong> la mort du <strong>com</strong>te Palanza, ensorcela le père <strong>La</strong>ndriani. À l'époque <strong>de</strong> lapénitence <strong>de</strong>s treize semaines, le <strong>com</strong>te Mosca, par pitié et un peu par malice, l'invitaità dîner une et même <strong>de</strong>ux fois par semaine; le bon archevêque, pour faire sa cour,dînait <strong>com</strong>me tout le mon<strong>de</strong>. Il eût cru qu'il y avait rébellion et jacobinisme à afficherune pénitence pour une action approuvée du souverain. Mais l'on savait que, pourchaque dîner, où son <strong>de</strong>voir <strong>de</strong> fidèle sujet l'avait obligé à manger <strong>com</strong>me tout lemon<strong>de</strong>, il s'imposait une pénitence <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux journées <strong>de</strong> nourriture au pain et à l'eau.Monseigneur <strong>La</strong>ndriani, esprit supérieur, savant du premier ordre, n'a qu'un faible, ilveut être aimé: ainsi, attendris-toi en le regardant, et, à la troisième visite, aime-letout à fait. Cela, joint à ta naissance, te fera adorer tout <strong>de</strong> suite. Ne marque pas <strong>de</strong>surprise s'il te reconduit jusque sur l'escalier, aie l'air d'être accoutumé à ces façons;c'est un homme né à genoux <strong>de</strong>vant la noblesse. Du reste, sois simple, apostolique,pas d'esprit, pas <strong>de</strong> brillant, pas <strong>de</strong> repartie prompte; si tu ne l'effarouches point, il seplaira avec toi; songe qu'il faut que <strong>de</strong> son propre mouvement il te fasse son grandvicaire. Le <strong>com</strong>te et moi nous serons surpris et même fâchés <strong>de</strong> ce trop rapi<strong>de</strong>avancement, cela est essentiel vis-à-vis du souverain.Fabrice courut à l'archevêché: par un bonheur singulier, le valet <strong>de</strong> chambre du bonprélat, un peu sourd, n'entendit pas le nom <strong>de</strong>l Dongo; il annonça un jeune prêtre,nommé Fabrice; l'archevêque se trouvait avec un curé <strong>de</strong> moeurs peu exemplaires, et79


qu'il avait fait venir pour le gron<strong>de</strong>r. Il était en train <strong>de</strong> faire une répriman<strong>de</strong>, chosetrès pénible pour lui, et ne voulait pas avoir ce chagrin sur le coeur plus longtemps; ilfit donc attendre trois quarts d'heure le petit neveu du grand archevêque Ascanio <strong>de</strong>lDongo.Comment peindre ses excuses et son désespoir quand, après avoir reconduit le curéjusqu'à la secon<strong>de</strong> antichambre, et lorsqu'il <strong>de</strong>mandait en repassant à cet homme quiattendait, en quoi il pouvait le servir, il aperçut les bas violets et entendit le nomFabrice <strong>de</strong>l Dengo? <strong>La</strong> chose parut si plaisante à notre héros, que, dès cette premièrevisite, il hasarda <strong>de</strong> baiser la main du saint prélat, dans un transport <strong>de</strong> tendresse. Ilfallait entendre l'archevêque répéter avec désespoir: Un <strong>de</strong>l Dongo attendre dans monantichambre! Il se crut obligé, en forme d'excuse, <strong>de</strong> lui raconter toute l'anecdote ducuré, ses torts, ses réponses, etc.Est-il bien possible, se disait Fabrice en revenant au palais Sanseverina, que ce soit làl'homme qui a fait hâter le supplice <strong>de</strong> ce pauvre <strong>com</strong>te Palanza!- Que pense Votre Excellence, lui dit en riant le <strong>com</strong>te Mosca, en le voyant rentrerchez la duchesse (le <strong>com</strong>te ne voulait pas que Fabrice l'appelât Excellence).- Je tombe <strong>de</strong>s nues; je ne connais rien au caractère <strong>de</strong>s hommes: j'aurais parié, si jen'avais pas su son nom, que celui-ci ne peut voir saigner un poulet.- Et vous auriez gagné, reprit le <strong>com</strong>te; mais quand il est <strong>de</strong>vant le prince, ouseulement <strong>de</strong>vant moi, il ne peut dire non. À la vérité, pour que je produise tout moneffet, il faut que j'aie le grand cordon jaune passé par-<strong>de</strong>ssus l'habit; en frac il mecontredirait, aussi je prends toujours un uniforme pour le recevoir. Ce n'est pas à nousà détruire le prestige du pouvoir, les journaux français le démolissent bien assez vite;à peine si la manie respectante vivra autant que nous, et vous, mon neveu, voussurvivrez au respect. Vous, vous serez bon homme!Fabrice se plaisait fort dans la société du <strong>com</strong>te: c'était le premier homme supérieurqui eût daigné lui parler sans <strong>com</strong>édie; d'ailleurs ils avaient un goût <strong>com</strong>mun, celui<strong>de</strong>s antiquités et <strong>de</strong>s fouilles. Le <strong>com</strong>te, <strong>de</strong> son côté, était flatté <strong>de</strong> l'extrême attentionavec laquelle le jeune homme l'écoutait; mais il y avait une objection capitale: Fabriceoccupait un appartement dans le palais Sanseverina, passait sa vie avec la duchesse,laissait voir en toute innocence que cette intimité faisait son bonheur, et Fabrice avait<strong>de</strong>s yeux, un teint d'une fraîcheur désespérante.De longue main, Ranuce-Ernest IV, qui trouvait rarement <strong>de</strong> cruelles, était piqué <strong>de</strong> ceque la vertu <strong>de</strong> la duchesse, bien connue à la cour, n'avait pas fait une exception ensa faveur. Nous l'avons vu, l'esprit et la présence d'esprit <strong>de</strong> Fabrice l'avaient choquédès le premier jour. Il prit mal l'extrême amitié que sa tante et lui se montraient àl'étourdie; il prêta l'oreille avec une extrême attention aux propos <strong>de</strong> ses courtisans,qui furent infinis. L'arrivée <strong>de</strong> ce jeune homme et l'audience si extraordinaire qu'ilavait obtenue firent pendant un mois à la cour la nouvelle et l'étonnement; sur quoi leprince eut une idée.Il avait dans sa gar<strong>de</strong> un simple soldat qui supportait le vin d'une admirable façon; cethomme passait sa vie au cabaret, et rendait <strong>com</strong>pte <strong>de</strong> l'esprit du militairedirectement au souverain. Carlone manquait d'éducation, sans quoi <strong>de</strong>puis longtempsil eût obtenu <strong>de</strong> l'avancement. Or, sa consigne était <strong>de</strong> se trouver <strong>de</strong>vant le palais tousles jours quand midi sonnait à la gran<strong>de</strong> horloge. Le prince alla lui-même un peu avantmidi disposer d'une certaine façon la persienne d'un entre-sol tenant à la pièce où Son80


Altesse s'habillait. Il retourna dans cet entre-sol un peu après que midi eut sonné, il ytrouva le soldat; le prince avait dans sa poche une feuille <strong>de</strong> papier et une écritoire, ildicta au soldat le billet que voici:" Votre Excellence a beaucoup d'esprit, sans doute, et c'est grâce à sa profon<strong>de</strong>sagacité que nous voyons cet État si bien gouverné. Mais, mon cher <strong>com</strong>te, <strong>de</strong> sigrands succès ne marchent point sans un peu d'envie, et je crains fort qu'on ne rie unpeu à vos dépens, si votre sagacité ne <strong>de</strong>vine pas qu'un certain beau jeune homme aeu le bonheur d'inspirer, malgré lui peut-être, un amour <strong>de</strong>s plus singuliers. Cetheureux mortel n'a, dit-on, que vingt-trois ans, et, cher <strong>com</strong>te, ce qui <strong>com</strong>plique laquestion, c'est que vous et moi nous avons beaucoup plus que le double <strong>de</strong> cet âge.Le soir, à une certaine distance, le <strong>com</strong>te est charmant, sémillant, homme d'esprit,aimable au possible; mais le matin, dans l'intimité, à bien prendre les choses, lenouveau venu a peut-être plus d'agréments. Or, nous autres femmes, nous faisonsgrand cas <strong>de</strong> cette fraîcheur <strong>de</strong> la jeunesse, surtout quand nous avons passé latrentaine. Ne parle-t-on pas déjà <strong>de</strong> fixer cet aimable adolescent à notre cour, parquelque belle place? Et quelle est donc la personne qui en parle le plus souvent à votreExcellence? "Le prince prit la lettre et donna <strong>de</strong>ux écus au soldat.- Ceci outre vos appointements, lui dit-il d'un air morne; le silence absolu envers toutle mon<strong>de</strong>, ou bien la plus humi<strong>de</strong> <strong>de</strong>s basses fosses à la cita<strong>de</strong>lle. Le prince avait dansson bureau une collection d'enveloppes avec les adresses <strong>de</strong> la plupart <strong>de</strong>s gens <strong>de</strong> lacour, <strong>de</strong> la main <strong>de</strong> ce même soldat qui passait pour ne pas savoir écrire, et n'écrivaitjamais même ses rapports <strong>de</strong> police: le prince choisit celle qu'il fallait.Quelques heures plus tard, le <strong>com</strong>te Mosca reçut une lettre par la poste; on avaitcalculé l'heure où elle pourrait arriver, et au moment où le facteur, qu'on avait vuentrer tenant une petite lettre à la main, sortit du palais du ministère, Mosca futappelé chez Son Altesse. Jamais le favori n'avait paru dominé par une plus noiretristesse; pour en jouir plus à l'aise, le prince lui cria en le voyant:- J'ai besoin <strong>de</strong> me délasser en jasant au hasard avec l'ami, et non pas <strong>de</strong> travailleravec le ministre. Je jouis ce soir d'un mal à la tête fou, et <strong>de</strong> plus il me vient <strong>de</strong>s idéesnoires.Faut-il parler <strong>de</strong> l'humeur abominable qui agitait le Premier ministre, <strong>com</strong>te Mosca <strong>de</strong>la Rovère, à l'instant où il lui fut permis <strong>de</strong> quitter son auguste maître? Ranuce-ErnestIV était parfaitement habile dans l'art <strong>de</strong> torturer un coeur, et je pourrais faire ici sanstrop d'injustice la <strong>com</strong>paraison du tigre qui aime à jouer avec sa proie.Le <strong>com</strong>te se fit reconduire chez lui au galop; il cria en passant qu'on ne laissât monterâme qui vive, fit dire à l'auditeur <strong>de</strong> service qu'il lui rendait la liberté (savoir un êtrehumain à portée <strong>de</strong> sa voix lui était odieux), et courut s'enfermer dans la gran<strong>de</strong>galerie <strong>de</strong> tableaux. Là enfin il put se livrer à toute sa fureur; là il passa la soirée sanslumières à se promener au hasard, <strong>com</strong>me un homme hors <strong>de</strong> lui. Il cherchait àimposer silence à son coeur, pour concentrer toute la force <strong>de</strong> son attention dans ladiscussion du parti à prendre. Plongé dans <strong>de</strong>s angoisses qui eussent fait pitié à sonplus cruel ennemi, il se disait: L'homme que j'abhorre loge chez la duchesse, passetous ses moments avec elle. Dois-je tenter <strong>de</strong> faire parler une <strong>de</strong> ses femmes? Rien <strong>de</strong>plus dangereux; elle est si bonne; elle les paie bien! elle en est adorée! (Et <strong>de</strong> qui,grand Dieu, n'est-elle pas adorée!) Voici la question, reprenait-il avec rage:81


Faut-il laisser <strong>de</strong>viner la jalousie qui me dévore, ou ne pas en parler?Si je me tais, on ne se cachera point <strong>de</strong> moi. Je connais Gina, c'est une femme toute<strong>de</strong> premier mouvement; sa conduite est imprévue même pour elle; si elle veut setracer un rôle d'avance, elle s'embrouille; toujours, au moment <strong>de</strong> l'action, il lui vientune nouvelle idée qu'elle suit avec transport <strong>com</strong>me étant ce qu'il y a <strong>de</strong> mieux aumon<strong>de</strong>, et qui gâte tout.Ne disant mot <strong>de</strong> mon martyre, on ne se cache point <strong>de</strong> moi et je vois tout ce qui peutse passer...Oui, mais en parlant, je fais naître d'autres circonstances; je fais faire <strong>de</strong>s réflexions;je préviens beaucoup <strong>de</strong> ces choses horribles qui peuvent arriver... Peut-être onl'éloigne (le <strong>com</strong>te respira), alors j'ai presque partie gagnée; quand même on auraitun peu d'humeur dans le moment, je la calmerai... et cette humeur quoi <strong>de</strong> plusnaturel?... elle l'aime <strong>com</strong>me un fils <strong>de</strong>puis quinze ans. Là gît tout mon espoir: <strong>com</strong>meun fils... mais elle a cessé <strong>de</strong> le voir <strong>de</strong>puis sa fuite pour Waterloo; mais en revenant<strong>de</strong> Naples, surtout pour elle, c'est un autre homme. Un autre homme, répéta-t-il avecrage, et cet homme est charmant; il a surtout cet air naïf et tendre et cet oeil souriantqui promettent tant <strong>de</strong> bonheur! et ces yeux-là la duchesse ne doit pas êtreaccoutumée à les trouver à notre cour! ... Ils y sont remplacés par le regard morne etsardonique. Moi-même, poursuivi par les affaires, ne régnant que par mon influencesur un homme qui voudrait me tourner en ridicule, quels regards dois-je avoirsouvent? Ah! quelques soins que je prenne, c'est surtout mon regard qui doit êtrevieux en moi! Ma gaieté n'est-elle pas toujours voisine <strong>de</strong> l'ironie?... Je dirai plus, ici ilfaut être sincère, ma gaieté ne laisse-t-elle pas entrevoir, <strong>com</strong>me chose toute proche,le pouvoir absolu... et la méchanceté? Est-ce que quelquefois je ne me dis pas à moimême,surtout quand on m'irrite: Je puis ce que je veux? et même j'ajoute unesottise: je dois être plus heureux qu'un autre, puisque je possè<strong>de</strong> ce que les autresn'ont pas: le pouvoir souverain dans les trois quarts <strong>de</strong>s choses. Eh bien! soyonsjuste; l'habitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> cette pensée doit gâter mon sourire... doit me donner un aird'égoïsme... content... Et, <strong>com</strong>me son sourire à lui est charmant! il respire le bonheurfacile <strong>de</strong> la première jeunesse, et il le fait naître.Par malheur pour le <strong>com</strong>te, ce soir-là le temps était chaud, étouffé, annonçant latempête; <strong>de</strong> ces temps, en un mot, qui, dans ces pays-là, portent aux résolutionsextrêmes. Comment rapporter tous les raisonnements, toutes les façons <strong>de</strong> voir ce quilui arrivait, qui, durant trois mortelles heures, mirent à la torture cet hommepassionné? Enfin le parti <strong>de</strong> la pru<strong>de</strong>nce l'emporta, uniquement par suite <strong>de</strong> cetteréflexion: Je suis fou, probablement; en croyant raisonner, je ne raisonne pas; je meretourne seulement pour chercher une position moins cruelle, je passe sans la voir àcôté <strong>de</strong> quelque raison décisive. Puisque je suis aveuglé par l'excessive douleur,suivons cette règle, approuvée <strong>de</strong> tous les gens sages, qu'on appelle pru<strong>de</strong>nce.D'ailleurs, une fois que j'ai prononcé le mot fatal jalousie, mon rôle est tracé à toutjamais. Au contraire, ne disant rien aujourd'hui, je puis parler <strong>de</strong>main, je reste maître<strong>de</strong> tout. <strong>La</strong> crise était trop forte, le <strong>com</strong>te serait <strong>de</strong>venu fou, si elle eût duré. Il futsoulagé pour quelques instants, son attention vint à s'arrêter sur la lettre anonyme.De quelle part pouvait-elle venir? Il y eut là une recherche <strong>de</strong> noms, et un jugement àpropos <strong>de</strong> chacun d'eux, qui fit diversion. À la fin le <strong>com</strong>te se rappela un éclair <strong>de</strong>malice qui avait jailli <strong>de</strong> l'oeil du souverain quand il en était venu à dire vers la fin <strong>de</strong>l'audience: Oui, cher ami convenons-en, les plaisirs et les soins <strong>de</strong> l'ambition la plusheureuse, même du pouvoir sans bornes, ne sont rien auprès du bonheur intime quedonnent les relations <strong>de</strong> tendresse et d'amour. Je suis homme avant d'être prince, et,82


quand j'ai le bonheur d'aimer, ma maîtresse s adresse à l'homme et non au prince. Le<strong>com</strong>te rapprocha ce moment <strong>de</strong> bonheur malin <strong>de</strong> cette phrase <strong>de</strong> la lettre: C'estgrâce à votre profon<strong>de</strong> sagacité que nous voyons cet état si bien gouverné. Cettephrase est du prince, s'écria-t-il, chez un courtisan elle serait d'une impru<strong>de</strong>ncegratuite; la lettre vient <strong>de</strong> Son Altesse.Ce problème résolu, la petite joie causée par le plaisir <strong>de</strong> <strong>de</strong>viner fut bientôt effacéepar la cruelle apparition <strong>de</strong>s grâces charmantes <strong>de</strong> Fabrice, qui revint <strong>de</strong> nouveau. Cefut <strong>com</strong>me un poids énorme qui retomba sur le coeur du malheureux. Qu'importe <strong>de</strong>qui soit la lettre anonyme! s'écria-t-il avec fureur, le fait qu'elle me dénonce en existet-ilmoins? Ce caprice peut changer ma vie, dit-il <strong>com</strong>me pour s'excuser d'êtretellement fou. Au premier moment, si elle l'aime d'une certaine façon, elle part aveclui pour Belgirate, pour la Suisse, pour quelque coin du mon<strong>de</strong>. Elle est riche, etd'ailleurs, dût-elle vivre avec quelques louis chaque année, que lui importe? Nem'avouait-elle pas, il n'y a pas huit jours, que son palais, si bien arrangé, simagnifique, l'ennuie? Il faut du nouveau à cette âme si jeune! Et avec quelle simplicitése présente cette félicité nouvelle! elle sera entraînée avant d'avoir songé au danger,avant d'avoir songé à me plaindre! Et je suis pourtant si malheureux! s'écria le <strong>com</strong>tefondant en larmes.Il s'était juré <strong>de</strong> ne pas aller chez la duchesse ce soir-là, mais il n'y put tenir; jamaisses yeux n'avaient eu une telle soif <strong>de</strong> la regar<strong>de</strong>r. Sur le minuit il se présenta chezelle; il la trouva seule avec son neveu, à dix heures elle avait renvoyé tout le mon<strong>de</strong>et fait fermer sa porte.À l'aspect <strong>de</strong> l'intimité tendre qui régnait entre ces <strong>de</strong>ux êtres, et <strong>de</strong> la joie naïve <strong>de</strong> laduchesse, une affreuse difficulté s'éleva <strong>de</strong>vant les yeux du <strong>com</strong>te, et à l'improviste! iln'y avait pas songé durant la longue délibération dans la galerie <strong>de</strong> tableaux:<strong>com</strong>ment cacher sa jalousie?Ne sachant à quel prétexte avoir recours, il prétendit que ce soir-là, il avait trouvé leprince excessivement prévenu contre lui, contredisant toutes ses assertions, etc., etc.Il eut la douleur <strong>de</strong> voir la duchesse l'écouter à peine, et ne faire aucune attention àces circonstances qui, I'avant-veille encore, l'auraient jetée dans <strong>de</strong>s raisonnementsinfinis. Le <strong>com</strong>te regarda Fabrice: jamais cette belle figure lombar<strong>de</strong> ne lui avait parusi simple et si noble! Fabrice faisait plus d'attention que la duchesse aux embarrasqu'il racontait.Réellement, se dit-il, cette tête joint l'extrême bonté à l'expression d'une certaine joienaïve et tendre qui est irrésistible. Elle semble dire: il n'y a que l'amour et le bonheurqu'il donne qui soient choses sérieuses en ce mon<strong>de</strong>. Et pourtant arrive-t-on à quelquedétail où l'esprit soit nécessaire, son regard se réveille et vous étonne, et l'on resteconfondu.Tout est simple à ses yeux parce que tout est vu <strong>de</strong> haut. Grand Dieu! <strong>com</strong>ment<strong>com</strong>battre un tel ennemi? Et après tout, qu'est-ce que la vie sans l'amour <strong>de</strong> Gina?Avec quel ravissement elle semble écouter les charmantes saillies <strong>de</strong> cet esprit sijeune, et qui, pour une femme, doit sembler unique au mon<strong>de</strong>!Une idée atroce saisit le <strong>com</strong>te <strong>com</strong>me une crampe: le poignar<strong>de</strong>r là <strong>de</strong>vant elle, etme tuer après?Il fit un tour dans la chambre se soutenant à peine sur ses jambes, mais la mainserrée convulsivement autour du manche <strong>de</strong> son poignard. Aucun <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux ne faisait83


attention à ce qu'il pouvait faire. Il dit qu'il allait donner un ordre à son laquais, on nel'entendit même pas; la duchesse riait tendrement d'un mot que Fabrice venait <strong>de</strong> luiadresser. Le <strong>com</strong>te s'approcha d'une lampe dans le premier salon, et regarda si lapointe <strong>de</strong> son poignard était bien affilée. Il faut être gracieux et <strong>de</strong> manières parfaitesenvers ce jeune homme, se disait-il en revenant et se rapprochant d'eux.Il <strong>de</strong>venait fou; il lui sembla qu'en se penchant ils se donnaient <strong>de</strong>s baisers, là, sousses yeux. Cela est impossible en ma présence, se dit-il; ma raison s'égare. Il faut secalmer; si j'ai <strong>de</strong>s manières ru<strong>de</strong>s, la duchesse est capable, par simple pique <strong>de</strong>vanité, <strong>de</strong> le suivre à Belgirate; et là, ou pendant le voyage, le hasard peut amener unmot qui donnera un nom à ce qu'ils sentent l'un pour l'autre; et après, en un instant,toutes les conséquences.<strong>La</strong> solitu<strong>de</strong> rendra ce mot décisif, et d'ailleurs, une fois la duchesse loin <strong>de</strong> moi, que<strong>de</strong>venir? et si, après beaucoup <strong>de</strong> difficultés surmontées du côté du prince, je vaismontrer ma figure vieille et soucieuse à Belgirate, quel rôle jouerais-je au milieu <strong>de</strong>ces gens fous <strong>de</strong> bonheur?Ici même que suis-je autre chose que le terzo in<strong>com</strong>odo (cette belle langue italienneest toute faite pour l'amour)! Terzo in<strong>com</strong>odo (un tiers présent qui in<strong>com</strong>mo<strong>de</strong>)!Quelle douleur pour un homme d'esprit <strong>de</strong> sentir qu'on joue ce rôle exécrable, et <strong>de</strong> nepouvoir prendre sur soi <strong>de</strong> se lever et <strong>de</strong> s'en aller!Le <strong>com</strong>te allait éclater ou du moins trahir sa douleur par la dé<strong>com</strong>position <strong>de</strong> sestraits. Comme en faisant <strong>de</strong>s tours dans le salon, il se trouvait près <strong>de</strong> la porte, il pritla fuite en criant d'un air bon et intime: Adieu vous autres! il faut éviter le sang, sedit-il.Le len<strong>de</strong>main <strong>de</strong> cette horrible soirée, après une nuit passée tantôt à se détailler lesavantages <strong>de</strong> Fabrice, tantôt dans les affreux transports <strong>de</strong> la plus cruelle jalousie, le<strong>com</strong>te eut l'idée <strong>de</strong> faire appeler un jeune valet <strong>de</strong> chambre à lui; cet homme faisait lacour à une jeune fille nommée Chékina, l'une <strong>de</strong>s femmes <strong>de</strong> chambre <strong>de</strong> la duchesseet sa favorite. Par bonheur ce jeune domestique était fort rangé dans sa conduite,avare même, et il désirait une place <strong>de</strong> concierge dans l'un <strong>de</strong>s établissements publics<strong>de</strong> <strong>Parme</strong>. Le <strong>com</strong>te ordonna à cet homme <strong>de</strong> faire venir à l'instant Chékina, samaîtresse. L'homme obéit, et une heure plus tard le <strong>com</strong>te parut à l'improviste dans lachambre où cette fille se trouvait avec son prétendu. Le <strong>com</strong>te les effraya tous <strong>de</strong>uxpar la quantité d'or qu'il leur donna puis il adressa ce peu <strong>de</strong> mots à la tremblanteChékina en la regardant entre les <strong>de</strong>ux yeux.- <strong>La</strong> duchesse fait-elle l'amour avec Monsignore?- Non, dit cette fille prenant sa résolution après un moment <strong>de</strong> silence; ... non, pasencore, mais il baise souvent les mains <strong>de</strong> madame, en riant il est vrai, mais avectransport.Ce témoignage fut <strong>com</strong>plété par cent réponses à autant <strong>de</strong> questions furibon<strong>de</strong>s du<strong>com</strong>te; sa passion inquiète fit bien gagner à ces pauvres gens l'argent qu'il leur avaitjeté: il finit par croire à ce qu'on lui disait, et fut moins malheureux. - Si jamais laduchesse se doute <strong>de</strong> cet entretien, dit-il à Chékina, j'enverrai votre prétendu passervingt ans à la forteresse, et vous ne le reverrez qu'en cheveux blancs.Quelques jours se passèrent pendant lesquels Fabrice à son tour perdit toute sagaieté.84


- Je t'assure, disait-il à la duchesse, que le <strong>com</strong>te Mosca a <strong>de</strong> l'antipathie pour moi.- Tant pis pour Son Excellence, répondait-elle avec une sorte d'humeur.Ce n'était point là le véritable sujet d'inquiétu<strong>de</strong> qui avait fait disparaître la gaieté <strong>de</strong>Fabrice. <strong>La</strong> position où le hasard me place n'est pas tenable, se disait-il. Je suis biensûr qu'elle ne parlera jamais, elle aurait horreur d'un mot trop significatif <strong>com</strong>me d'uninceste. Mais si un soir, après une journée impru<strong>de</strong>nte et folle elle vient à fairel'examen <strong>de</strong> sa conscience, si elle croit que j'ai pu <strong>de</strong>viner le goût qu'elle sembleprendre pour moi, quel rôle jouerais-je à ses yeux? exactement le casto Giuseppe(proverbe italien, allusion au rôle ridicule <strong>de</strong> Joseph avec la femme <strong>de</strong> l'eunuquePutiphar).Faire entendre par une belle confi<strong>de</strong>nce que je ne suis pas susceptible d'amoursérieux? je n'ai pas assez <strong>de</strong> tenue dans l'esprit pour énoncer ce fait <strong>de</strong> façon à ce qu'ilne ressemble pas <strong>com</strong>me <strong>de</strong>ux gouttes d'eau à une impertinence. Il ne me reste quela ressource d'une gran<strong>de</strong> passion laissée à Naples, en ce cas, y retourner pour vingtquatreheures: ce parti est sage, mais c'est bien <strong>de</strong> la peine! Resterait un petit amour<strong>de</strong> bas étage à <strong>Parme</strong>, ce qui peut déplaire; mais tout est préférable au rôle affreux <strong>de</strong>l'homme qui ne veut pas <strong>de</strong>viner. Ce <strong>de</strong>rnier parti pourrait, il est vrai, <strong>com</strong>promettremon avenir; il faudrait, à force <strong>de</strong> pru<strong>de</strong>nce et en achetant la discrétion, diminuer ledanger. Ce qu'il y avait <strong>de</strong> cruel au milieu <strong>de</strong> toutes ces pensées, c'est que réellementFabrice aimait la duchesse <strong>de</strong> bien loin plus qu'aucun être au mon<strong>de</strong>. Il faut être bienmaladroit, se disait-il avec colère, pour tant redouter <strong>de</strong> ne pouvoir persua<strong>de</strong>r ce quiest si vrai! Manquant d'habileté pour se tirer <strong>de</strong> cette position, il <strong>de</strong>vint sombre etchagrin. Que serait-il <strong>de</strong> moi, grand Dieu! si je me brouillais avec le seul être aumon<strong>de</strong> pour qui j'aie un attachement passionné? D'un autre côté, Fabrice ne pouvaitse résoudre à gâter un bonheur si délicieux par un mot indiscret. Sa position était siremplie <strong>de</strong> charmes! l'amitié intime d'une femme si aimable et si jolie était si douce!Sous les rapports plus vulgaires <strong>de</strong> la vie, sa protection lui faisait une position siagréable à cette cour, dont les gran<strong>de</strong>s intrigues, grâce à elle qui les lui expliquait,l'amusaient <strong>com</strong>me une <strong>com</strong>édie! Mais au premier moment je puis être réveillé par uncoup <strong>de</strong> foudre! se disait-il. Ces soirées si gaies, si tendres, passées presque en tête àtête avec une femme si piquante, si elles conduisent à quelque chose <strong>de</strong> mieux, ellecroira trouver en moi un amant; elle me <strong>de</strong>man<strong>de</strong>ra <strong>de</strong>s transports, <strong>de</strong> la folie, et jen'aurai toujours à lui offrir que l'amitié la plus vive, mais sans amour; la nature m'aprivé <strong>de</strong> cette sorte <strong>de</strong> folie sublime. Que <strong>de</strong> reproches n'ai-je pas eu à essuyer à cetégard! Je crois encore entendre la duchesse d'A* * *, et je me moquais <strong>de</strong> laduchesse! Elle croira que je manque d'amour pour elle, tandis que c'est l'amour quimanque en moi; jamais elle ne voudra me <strong>com</strong>prendre. Souvent à la suite d'uneanecdote sur la cour contée par elle avec cette grâce, cette folie qu'elle seule aumon<strong>de</strong> possè<strong>de</strong>, et d'ailleurs nécessaire à mon instruction ion , je lui baise les mainset quelquefois la joue. Que <strong>de</strong>venir si cette main presse la mienne d'une certainefaçon?Fabrice paraissait chaque jour dans les maisons les plus considérées et les moins gaies<strong>de</strong> <strong>Parme</strong>. Dirigé par les conseils habiles <strong>de</strong> la duchesse, il faisait une cour savanteaux <strong>de</strong>ux princes père et fils, à la princesse Clara-Paolina et à monseigneurl'archevêque. Il avait <strong>de</strong>s succès, mais qui ne le consolaient point <strong>de</strong> la peur mortelle<strong>de</strong> se brouiller avec la duchesse.Chapitre VIII85


Ainsi moins d'un mois seulement après son arrivée à la cour, Fabrice avait tous leschagrins d'un courtisan, et l'amitié intime qui faisait le bonheur <strong>de</strong> sa vie étaitempoisonnée. Un soir, tourmenté par ces idées, il sortit <strong>de</strong> ce salon <strong>de</strong> la duchesse oùil avait trop l'air d'un amant régnant; errant au hasard dans la ville, il passa <strong>de</strong>vant lethéâtre qu'il vit éclairé; il entra. C'était une impru<strong>de</strong>nce gratuite chez un homme <strong>de</strong> sarobe et qu'il s'était bien promis d'éviter à <strong>Parme</strong>, qui après tout n'est qu'une petiteville <strong>de</strong> quarante mille habitants. Il est vrai que dès les premiers jours il s'étaitaffranchi <strong>de</strong> son costume officiel; le soir, quand il n'allait pas dans le très grandmon<strong>de</strong>, il était simplement vêtu <strong>de</strong> noir <strong>com</strong>me un homme en <strong>de</strong>uil.Au théâtre il prit une loge du troisième rang pour n'être pas vu; l'on donnait la JeuneHôtesse, <strong>de</strong> Goldoni. Il regardait l'architecture <strong>de</strong> la salle: à peine tournait-il les yeuxvers la scène. Mais le public nombreux éclatait <strong>de</strong> rire à chaque instant; Fabrice jetales yeux sur la jeune actrice qui faisait le rôle <strong>de</strong> l'hôtesse, il la trouva drôle. Il regardaavec plus d'attention, elle lui sembla tout à fait gentille et surtout remplie <strong>de</strong> naturel:c'était une jeune fille naïve qui riait la première <strong>de</strong>s jolies choses que Goldoni mettaitdans sa bouche, et qu'elle avait l'air tout étonnée <strong>de</strong> prononcer. Il <strong>de</strong>manda <strong>com</strong>mentelle s'appelait, on lui dit: Marietta Valserra.Ah! pensa-t-il, elle a pris mon nom, c'est singulier; malgré ses projets il ne quitta lethéâtre qu'à la fin <strong>de</strong> la pièce. Le len<strong>de</strong>main il revint; trois jours après il savaitl'adresse <strong>de</strong> la Marietta Valserra.Le soir même du jour où il s'était procuré cette adresse avec assez <strong>de</strong> peine, ilremarqua que le <strong>com</strong>te lui faisait une mine charmante. Le pauvre amant jaloux, quiavait toutes les peines du mon<strong>de</strong> à se tenir dans les bornes <strong>de</strong> la pru<strong>de</strong>nce, avait mis<strong>de</strong>s espions à la suite du jeune homme, et son équipée du théâtre lui plaisait.Comment peindre la joie du <strong>com</strong>te lorsque le len<strong>de</strong>main du jour où il avait pu prendresur lui d'être aimable avec Fabrice, il apprit que celui-ci, à la vérité à <strong>de</strong>mi déguisé parune longue redingote bleue, avait monté jusqu'au misérable appartement que laMarietta Valserra occupait au quatrième étage d'une vieille maison <strong>de</strong>rrière le théâtre?Sa joie redoubla lorsqu'il sut que Fabrice s'était présenté sous un faux nom, et avaiteu l'honneur d'exciter la jalousie d'un mauvais garnement nommé Giletti, lequel à laville jouait les troisièmes rôles <strong>de</strong> valet, et dans les villages dansait sur la cor<strong>de</strong>. Cenoble amant <strong>de</strong> la Marietta se répandait en injures contre Fabrice et disait qu'il voulaitle tuer.Les troupes d'opéra sont formées par un impresario qui engage <strong>de</strong> côté et d'autre lessujets qu'il peut payer ou qu'il trouve libres, et la troupe amassée au hasard resteensemble une saison ou <strong>de</strong>ux tout au plus. Il n'en est pas <strong>de</strong> même <strong>de</strong>s <strong>com</strong>pagnies<strong>com</strong>iques; tout en courant <strong>de</strong> ville en ville et changeant <strong>de</strong> rési<strong>de</strong>nce tous les <strong>de</strong>ux outrois mois, elle n'en forme pas moins <strong>com</strong>me une famille dont tous les membress'aiment ou se haïssent. Il y a dans ces <strong>com</strong>pagnies <strong>de</strong>s ménages établis que lesbeaux <strong>de</strong>s villes où la troupe va jouer trouvent quelquefois beaucoup <strong>de</strong> difficultés àdésunir. C'est précisément ce qui arrivait à notre héros: la petite Marietta l'aimaitassez, mais elle avait une peur horrible du Giletti qui prétendait être son maître uniqueet la surveillait <strong>de</strong> près. Il protestait partout qu'il tuerait le monsignore, car il avaitsuivi Fabrice et était parvenu à découvrir son nom. Ce Giletti était bien l'être le pluslaid et le moins fait pour l'amour: démesurément grand, il était horriblement maigre,fort marqué <strong>de</strong> la petite vérole et un peu louche. Du reste, plein <strong>de</strong>s grâces <strong>de</strong> sonmétier, il entrait ordinairement dans les coulisses où ses camara<strong>de</strong>s étaient réunis, enfaisant la roue sur les pieds et sur les mains ou quelque autre tour gentil. Il triomphaitdans les rôles où l'acteur doit paraître la figure blanchie avec <strong>de</strong> la farine et recevoir86


ou donner un nombre infini <strong>de</strong> coups <strong>de</strong> bâton. Ce digne rival <strong>de</strong> Fabrice avait 32francs d'appointements par mois et se trouvait fort riche.Il sembla au <strong>com</strong>te Mosca revenir <strong>de</strong>s portes du tombeau, quand ses observateurs luidonnèrent la certitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> tous ces détails. L'esprit aimable reparut; il sembla plus gaiet <strong>de</strong> meilleure <strong>com</strong>pagnie que jamais dans le salon <strong>de</strong> la duchesse, et se garda bien<strong>de</strong> rien lui dire <strong>de</strong> la petite aventure qui le rendait à la vie. Il prit même <strong>de</strong>sprécautions pour qu'elle fût informée <strong>de</strong> tout ce qui se passait le plus tard possible.Enfin il eut le courage d'écouter la raison qui lui criait en vain <strong>de</strong>puis un mois quetoutes les fois que le mérite d'un amant pâlit, cet amant doit voyager.Une affaire importante l'appela à Bologne, et <strong>de</strong>ux fois par jour <strong>de</strong>s courriers ducabinet lui apportaient bien moins les papiers officiels <strong>de</strong> ses bureaux que <strong>de</strong>snouvelles <strong>de</strong>s amours <strong>de</strong> la petite Marietta, <strong>de</strong> la colère du terrible Giletti et <strong>de</strong>sentreprises <strong>de</strong> Fabrice.Un <strong>de</strong>s agents du <strong>com</strong>te <strong>de</strong>manda plusieurs fois Arlequin squelette et pâté, l'un <strong>de</strong>striomphes <strong>de</strong> Giletti (il sort du pâté au moment où son rival Brighella l'entame et lebâtonne); ce fut un prétexte pour lui faire passer cent francs. Giletti, criblé <strong>de</strong> <strong>de</strong>ttes,se garda bien <strong>de</strong> parler <strong>de</strong> cette bonne aubaine, mais <strong>de</strong>vint d'une fierté étonnante.<strong>La</strong> fantaisie <strong>de</strong> Fabrice se changea en pique d'amour-propre (à son âge, les soucisl'avaient déjà réduit à avoir <strong>de</strong>s fantaisies)! <strong>La</strong> vanité le conduisait au spectacle; lapetite fille jouait fort gaiement et l'amusait; au sortir du théâtre il était amoureux pourune heure. Le <strong>com</strong>te revint à <strong>Parme</strong> sur la nouvelle que Fabrice courait <strong>de</strong>s dangersréels; le Giletti, qui avait été dragon dans le beau régiment <strong>de</strong>s dragons Napoléon,parlait sérieusement <strong>de</strong> tuer Fabrice et prenait <strong>de</strong>s mesures pour s'enfuir ensuite enRomagne. Si le lecteur est très jeune, il se scandalisera <strong>de</strong> notre admiration pour cebeau trait <strong>de</strong> vertu. Ce ne fut pas cependant un petit effort d'héroïsme <strong>de</strong> la part du<strong>com</strong>te que celui <strong>de</strong> revenir <strong>de</strong> Bologne; car enfin, souvent, le matin, il avait le teintfatigué, et Fabrice avait tant <strong>de</strong> fraîcheur, tant <strong>de</strong> sérénité! Qui eût songé à lui faire unsujet <strong>de</strong> reproche <strong>de</strong> la mort <strong>de</strong> Fabrice, arrivée en son absence, et pour une si sottecause? Mais il avait une <strong>de</strong> ces âmes rares qui se font un remords éternel d'une actiongénéreuse qu'elles pouvaient faire et qu'elles n'ont pas faite; d'ailleurs il ne putsupporter l'idée <strong>de</strong> voir la duchesse triste, et par sa faute.Il la trouva, à son arrivée, silencieuse et morne; voici ce qui s'était passé: la petitefemme <strong>de</strong> chambre, Chékina, tourmentée par les remords, et jugeant <strong>de</strong> l'importance<strong>de</strong> sa faute par l'énormité <strong>de</strong> la somme qu'elle avait reçue pour la <strong>com</strong>mettre, étaittombée mala<strong>de</strong>. Un soir, la duchesse qui l'aimait monta jusqu'à sa chambre. <strong>La</strong> petitefille ne put résister à cette marque <strong>de</strong> bonté, elle fondit en larmes, voulut remettre àsa maîtresse ce qu'elle possédait encore sur l'argent qu'elle avait reçu, et enfin eut lecourage <strong>de</strong> lui avouer les questions faites par le <strong>com</strong>te et ses réponses. <strong>La</strong> duchessecourut vers la lampe qu'elle éteignit, puis dit à la petite Chékina qu'elle lui pardonnait,mais à condition qu'elle ne dirait jamais un mot <strong>de</strong> cette étrange scène à qui que cefût; le pauvre <strong>com</strong>te, ajouta-t-elle d'un air léger, craint le ridicule; tous les hommessont ainsi.<strong>La</strong> duchesse se hâta <strong>de</strong> <strong>de</strong>scendre chez elle. À peine enfermée dans sa chambre, ellefondit en larmes; elle trouvait quelque chose d'horrible dans l'idée <strong>de</strong> faire l'amouravec ce Fabrice qu'elle avait vu naître, et pourtant que voulait dire sa conduite?Telle avait été la première cause <strong>de</strong> la noire mélancolie dans laquelle le <strong>com</strong>te latrouva plongée; lui arrivé, elle eut <strong>de</strong>s accès d'impatience contre lui, et presque contre87


Fabrice; elle eût voulu ne plus les revoir ni l'un ni l'autre; elle était dépitée du rôleridicule à ses yeux que Fabrice jouait auprès <strong>de</strong> la petite Marietta; car le <strong>com</strong>te luiavait tout dit en véritable amoureux incapable <strong>de</strong> gar<strong>de</strong>r un secret. Elle ne pouvaits'accoutumer à ce malheur: son idole avait un défaut; enfin dans un moment <strong>de</strong>bonne amitié elle <strong>de</strong>manda conseil au <strong>com</strong>te, ce fut pour celui-ci un instant délicieuxet une belle ré<strong>com</strong>pense du mouvement honnête qui l'avait fait revenir à <strong>Parme</strong>.- Quoi <strong>de</strong> plus simple! dit le <strong>com</strong>te en riant; les jeunes gens veulent avoir toutes lesfemmes, puis le len<strong>de</strong>main, ils n'y pensent plus. Ne doit-il pas aller à Belgirate, voir lamarquise <strong>de</strong>l Dongo? Eh bien! qu'il parte. Pendant son absence je prierai la troupe<strong>com</strong>ique <strong>de</strong> porter ailleurs ses talents, je paierai les frais <strong>de</strong> route; mais bientôt nousle verrons amoureux <strong>de</strong> la première jolie femme que le hasard conduira sur ses pas:c'est dans l'ordre, et je ne voudrais pas le voir autrement... S'il est nécessaire, faitesécrire par la marquise.Cette idée, donnée avec l'air d'une <strong>com</strong>plète indifférence, fut un trait <strong>de</strong> lumière pourla duchesse, elle avait peur <strong>de</strong> Giletti. Le soir le <strong>com</strong>te annonça, <strong>com</strong>me par hasard,qu'il y avait un courrier qui, allant à Vienne passait par Milan; trois jours après Fabricerecevait une lettre <strong>de</strong> sa mère. Il partit fort piqué <strong>de</strong> n'avoir pu encore, grâce à lajalousie <strong>de</strong> Giletti, profiter <strong>de</strong>s excellentes intentions dont la petite Marietta lui faisaitporter l'assurance par une mammacia, vieille femme qui lui servait <strong>de</strong> mère.Fabrice trouva sa mère et une <strong>de</strong>s ses soeurs à Belgirate, gros village piémontais, surla rive droite du lac Majeur; la rive gauche appartient au Milanais, et par conséquent àl'Autriche. Ce lac, parallèle au lac <strong>de</strong> Côme, et qui court aussi du nord au midi, estsitué à une vingtaine <strong>de</strong> lieues plus au couchant. L'air <strong>de</strong>s montagnes, l'aspectmajestueux et tranquille <strong>de</strong> ce lac superbe qui lui rappelait celui près duquel il avaitpassé son enfance, tout contribua à changer en douce mélancolie le chagrin <strong>de</strong>Fabrice, voisin <strong>de</strong> la colère. C'était avec une tendresse infinie que le souvenir <strong>de</strong> laduchesse se présentait maintenant à lui; il lui semblait que <strong>de</strong> loin il prenait pour ellecet amour qu'il n'avait jamais éprouvé pour aucune femme; rien ne lui eût été pluspénible que d'en être à jamais séparé, et dans ces dispositions, si la duchesse eûtdaigné avoir recours à la moindre coquetterie, elle eût conquis ce coeur, par exemple,en lui opposant un rival. Mais bien loin <strong>de</strong> prendre un parti aussi décisif, ce n'était passans se faire <strong>de</strong> vifs reproches qu'elle trouvait sa pensée toujours attachée aux pas dujeune voyageur. Elle se reprochait ce qu'elle appelait encore une fantaisie, <strong>com</strong>me sic'eût été une horreur; elle redoubla d'attentions et <strong>de</strong> prévenances pour le <strong>com</strong>te qui,séduit par tant <strong>de</strong> grâces, n'écoutait pas la saine raison qui prescrivait un secondvoyage à Bologne.<strong>La</strong> marquise <strong>de</strong>l Dongo, pressée par les noces <strong>de</strong> sa fille aînée qu'elle mariait à un ducmilanais, ne put donner que trois jours à son fils bien-aimé; jamais elle n'avait trouvéen lui une si tendre amitié. Au milieu <strong>de</strong> la mélancolie qui s'emparait <strong>de</strong> plus en plus<strong>de</strong> l'âme <strong>de</strong> Fabrice, une idée bizarre et même ridicule s'était présentée et tout à coups'était fait suivre. Oserons-nous dire qu'il voulait consulter l'abbé Blanès? Cet excellentvieillard était parfaitement incapable <strong>de</strong> <strong>com</strong>prendre les chagrins d'un coeur tiraillé par<strong>de</strong>s passions puériles et presque égales en force; d'ailleurs il eût fallu huit jours pourlui faire entrevoir seulement tous les intérêts que Fabrice <strong>de</strong>vait ménager à <strong>Parme</strong>;mais en songeant à le consulter Fabrice retrouvait la fraîcheur <strong>de</strong> ses sensations <strong>de</strong>seize ans. Le croira-t-on? ce n'était pas simplement <strong>com</strong>me homme sage, <strong>com</strong>me amiparfaitement doué, que Fabrice voulait lui parler; l'objet <strong>de</strong> cette course et lessentiments qui agitèrent notre héros pendant les cinquante heures qu'elle dura, sonttellement absur<strong>de</strong>s que sans doute, dans l'intérêt du récit, il eût mieux valu lessupprimer. Je crains que la crédulité <strong>de</strong> Fabrice ne le prive <strong>de</strong> la sympathie du lecteur;88


mais enfin, il était ainsi, pourquoi le flatter lui plutôt qu'un autre? Je n'ai point flatté le<strong>com</strong>te Mosca ni le prince.Fabrice donc, puisqu'il faut tout dire, Fabrice reconduisit sa mère jusqu'au port <strong>de</strong><strong>La</strong>veno, rive gauche du lac Majeur, rive autrichienne, où elle <strong>de</strong>scendit vers les huitheures du soir. (Le lac est considéré <strong>com</strong>me un pays neutre, et l'on ne <strong>de</strong>man<strong>de</strong> point<strong>de</strong> passeport à qui ne <strong>de</strong>scend point à terre.) Mais à peine la nuit fut-elle venue qu'ilse fit débarquer sur cette même rive autrichienne, au milieu d'un petit bois qui avancedans les flots. Il avait loué une sediola, sorte <strong>de</strong> tilbury champêtre et rapi<strong>de</strong>, à l'ai<strong>de</strong>duquel il put suivre, à cinq cents pas <strong>de</strong> distance, la voiture <strong>de</strong> sa mère; il étaitdéguisé en domestique <strong>de</strong> la casa <strong>de</strong>l Dongo, et aucun <strong>de</strong>s nombreux employés <strong>de</strong> lapolice ou <strong>de</strong> la douane n'eut l'idée <strong>de</strong> lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r son passeport. À un quart <strong>de</strong> lieue<strong>de</strong> Côme, où la marquise et sa fille <strong>de</strong>vaient s'arrêter pour passer la nuit, il prit unsentier à gauche, qui, contournant le bourg <strong>de</strong> Vico, se réunit ensuite à un petitchemin récemment établi sur l'extrême bord du lac. Il était minuit, et Fabrice pouvaitespérer <strong>de</strong> ne rencontrer aucun gendarme. Les arbres <strong>de</strong>s bouquets <strong>de</strong> bois que lepetit chemin traversait à chaque instant <strong>de</strong>ssinaient le noir contour <strong>de</strong> leur feuillagesur un ciel étoilé, mais voilé par une brume légère. Les eaux et le ciel étaient d'unetranquillité profon<strong>de</strong>; l'âme <strong>de</strong> Fabrice ne put résister à cette beauté sublime; ils'arrêta, puis s'assit sur un rocher qui s'avançait dans le lac, formant <strong>com</strong>me un petitpromontoire. Le silence universel n'était troublé, à intervalles égaux, que par la petitelame du lac qui venait expirer sur la grève. Fabrice avait un coeur italien; j'en<strong>de</strong>man<strong>de</strong> pardon pour lui: ce défaut, qui le rendra moins aimable, consistait surtout enceci: il n'avait <strong>de</strong> vanité que par accès, et l'aspect seul <strong>de</strong> la beauté sublime le portaità l'attendrissement, et ôtait à ses chagrins leur pointe âpre et dure. Assis sur sonrocher isolé, n'ayant plus à se tenir en gar<strong>de</strong> contre les agents <strong>de</strong> la police, protégépar la nuit profon<strong>de</strong> et le vaste silence, <strong>de</strong> douces larmes mouillèrent ses yeux, et iltrouva là, à peu <strong>de</strong> frais, les moments les plus heureux qu'il eût goûtés <strong>de</strong>puislongtemps.Il résolut <strong>de</strong> ne jamais dire <strong>de</strong> mensonges à la duchesse, et c'est parce qu'il l'aimait àl'adoration en ce moment, qu'il se jura <strong>de</strong> ne jamais lui dire qu'il l'aimait; jamais il neprononcerait auprès d'elle le mot d'amour, puisque la passion que l'on appelle ainsiétait étrangère à son coeur. Dans l'enthousiasme <strong>de</strong> générosité et <strong>de</strong> vertu qui faisaitsa félicité en ce moment, il prit la résolution <strong>de</strong> lui tout dire à la première occasion:son coeur n'avait jamais connu l'amour. Une fois ce parti courageux bien adopté, il sesentit <strong>com</strong>me délivré d'un poids énorme. Elle me dira peut-être quelques mots surMarietta: eh bien! je ne reverrai jamais la petite Marietta, se répondit-il à lui-mêmeavec gaieté.<strong>La</strong> chaleur accablante qui avait régné pendant la journée <strong>com</strong>mençait à être tempéréepar la brise du matin. Déjà l'aube <strong>de</strong>ssinait par une faible lueur blanche les pics <strong>de</strong>sAlpes qui s'élèvent au nord et à l'orient du lac <strong>de</strong> Côme. Leurs masses, blanchies parles neiges, même au mois <strong>de</strong> juin, se <strong>de</strong>ssinent sur l'azur clair d'un ciel toujours pur àces hauteurs immenses. Une branche <strong>de</strong>s Alpes s'avançant au midi vers l'heureuseItalie sépare les versants du lac <strong>de</strong> Côme <strong>de</strong> ceux du lac <strong>de</strong> Gar<strong>de</strong>. Fabrice suivait <strong>de</strong>l'oeil toutes les branches <strong>de</strong> ces montagnes sublimes, l'aube en s'éclaircissant venaitmarquer les vallées qui les séparent en éclairant la brume légère qui s'élevait du fond<strong>de</strong>s gorges.Depuis quelques instants Fabrice s'était remis en marche; il passa la colline qui formela presqu'île <strong>de</strong> Durini, et enfin parut à ses yeux ce clocher du village <strong>de</strong> Grianta, où sisouvent il avait fait <strong>de</strong>s observations d'étoiles avec l'abbé Blanès. Quelle n'était pasmon ignorance en ce temps-là! Je ne pouvais <strong>com</strong>prendre, se disait-il, même le latin89


idicule <strong>de</strong> ces traités d'astrologie que feuilletait mon maître, et je crois que je lesrespectais surtout parce que, n'y entendant que quelques mots par-ci par-là, monimagination se chargeait <strong>de</strong> leur prêter un sens, et le plus romanesque possible.Peu à peu sa rêverie prit un autre cours. Y aurait-il quelque chose <strong>de</strong> réel dans cettescience? Pourquoi serait-elle différente <strong>de</strong>s autres? Un certain nombre d'imbéciles et<strong>de</strong> gens adroits conviennent entre eux qu'ils savent le mexicain, par exemple; ilss'imposent en cette qualité à la société qui les respecte et aux gouvernements qui lespaient. On les accable <strong>de</strong> faveurs précisément parce qu'ils n'ont point d'esprit, et quele pouvoir n'a pas à craindre qu'ils soulèvent les peuples et fassent du pathos à l'ai<strong>de</strong><strong>de</strong>s sentiments généreux! Par exemple le père Bari, auquel Ernest IV vient d'accor<strong>de</strong>rquatre mille francs <strong>de</strong> pension et la croix <strong>de</strong> son ordre pour avoir restitué dix-neuf versd'un dithyrambe grec!Mais, grand Dieu! ai-je bien le droit <strong>de</strong> trouver ces choses-là ridicules? Est-ce bien àmoi <strong>de</strong> me plaindre? se dit-il tout à coup en s'arrêtant, est-ce que cette même croix nevient pas d'être donnée à mon gouverneur <strong>de</strong> Naples? Fabrice éprouva un sentiment<strong>de</strong> malaise profond; le bel enthousiasme <strong>de</strong> vertu qui naguère venait <strong>de</strong> faire battreson coeur se changeait dans le vil plaisir d'avoir une bonne part dans un vol. Eh bien!se dit-il enfin avec les yeux éteints d'un homme mécontent <strong>de</strong> soi, puisque manaissance me donne le droit <strong>de</strong> profiter <strong>de</strong> ces abus, il serait d'une insigne duperie àmoi <strong>de</strong> n'en pas prendre ma part; mais il ne faut point m'aviser <strong>de</strong> les maudire enpublic. Ces raisonnements ne manquaient pas <strong>de</strong> justesse; mais Fabrice était bientombé <strong>de</strong> cette élévation <strong>de</strong> bonheur sublime où il s'était trouvé transporté une heureauparavant. <strong>La</strong> pensée du privilège avait <strong>de</strong>sséché cette plante toujours si délicatequ'on nomme le bonheur.S'il ne faut pas croire à l'astrologie, reprit-il en cherchant à s'étourdir, si cette scienceest, <strong>com</strong>me les trois quarts <strong>de</strong>s sciences non mathématiques, une réunion <strong>de</strong> nigaudsenthousiastes et d'hypocrites adroits et payés par qui ils servent, d'où vient que jepense si souvent et avec émotion à cette circonstance fatale? Jadis je suis sorti <strong>de</strong> laprison <strong>de</strong> B***, mais avec l'habit et la feuille <strong>de</strong> route d'un soldat jeté en prison pour<strong>de</strong> justes causes.Le raisonnement <strong>de</strong> Fabrice ne put jamais pénétrer plus loin; il tournait <strong>de</strong> centfaçons, autour <strong>de</strong> la difficulté sans parvenir à la surmonter. Il était trop jeune encore;dans ses moments <strong>de</strong> loisir, son âme s'occupait avec ravissement à goûter lessensations produites par <strong>de</strong>s circonstances romanesques que son imagination étaittoujours prête à lui fournir. Il était bien loin d'employer son temps à regar<strong>de</strong>r avecpatience les particularités réelles <strong>de</strong>s choses pour ensuite <strong>de</strong>viner leurs causes. Le réellui semblait encore plat et fangeux; je conçois qu'on n'aime pas à le regar<strong>de</strong>r, maisalors il ne faut pas en raisonner. Il ne faut pas surtout faire <strong>de</strong>s objections avec lesdiverses pièces <strong>de</strong> son ignorance.C'est ainsi que, sans manquer d'esprit, Fabrice ne put parvenir à voir que sa <strong>de</strong>microyancedans les présages était pour lui une religion, une impression profon<strong>de</strong> reçueà son entrée dans la vie. Penser à cette croyance c'était sentir, c'était un bonheur. Et ils'obstinait à chercher <strong>com</strong>ment ce pouvait être une science prouvée, réelle, dans legenre <strong>de</strong> la géométrie par exemple. Il recherchait avec ar<strong>de</strong>ur, dans sa mémoire,toutes les circonstances où <strong>de</strong>s présages observés par lui n'avaient pas été suivis <strong>de</strong>l'événement heureux ou malheureux qu'ils semblaient annoncer. Mais tout en croyantsuivre un raisonnement et marcher à la vérité, son attention s'arrêtait avec bonheursur le souvenir <strong>de</strong>s cas où le présage avait été largement suivi par l'acci<strong>de</strong>nt heureuxou malheureux qu'il lui semblait prédire, et son âme était frappée <strong>de</strong> respect et90


attendrie; et il eût éprouvé une répugnance invincible pour l'être qui eût nié lesprésages, et surtout s'il eût employé l'ironie.Fabrice marchait sans s'apercevoir <strong>de</strong>s distances, et il en était là <strong>de</strong> ses raisonnementsimpuissants, lorsqu'en levant la tête il vit le mur du jardin <strong>de</strong> son père. Ce mur, quisoutenait une belle terrasse, s'élevait à plus <strong>de</strong> quarante pieds au-<strong>de</strong>ssus du chemin, àdroite. Un cordon <strong>de</strong> pierres <strong>de</strong> taille tout en haut, près <strong>de</strong> la balustra<strong>de</strong>, lui donnaitun air monumental. Il n'est pas mal, se dit froi<strong>de</strong>ment Fabrice, cela est d'une bonnearchitecture, presque dans le goût romain; il appliquait ses nouvelles connaissances enantiquités. Puis il détourna la tête avec dégoût; les sévérités <strong>de</strong> son père, et surtout ladénonciation <strong>de</strong> son frère Ascagne au retour <strong>de</strong> son voyage en France, lui revinrent àl'esprit.Cette dénonciation dénaturée a été l'origine <strong>de</strong> ma vie actuelle; je puis la haïr, je puisla mépriser, mais enfin elle a changé ma <strong>de</strong>stinée. Que <strong>de</strong>venais-je une fois relégué àNovare et n'étant presque que souffert chez l'homme d'affaires <strong>de</strong> mon père, si matante n'avait fait l'amour avec un ministre puissant? si cette tante se fût trouvéen'avoir qu'une âme sèche et <strong>com</strong>mune au lieu <strong>de</strong> cette âme tendre et passionnée etqui m'aime avec une sorte d'enthousiasme qui m'étonne? où en serais-je maintenantsi la duchesse avait eu l'âme <strong>de</strong> son frère le marquis <strong>de</strong>l Dongo?Accablé par ces souvenirs cruels, Fabrice ne marchait plus que d'un pas incertain; ilparvint au bord du fossé précisément vis-à-vis la magnifique faça<strong>de</strong> du château. Ce futà peine s'il jeta un regard sur ce grand édifice noirci par le temps. Le noble langage <strong>de</strong>l'architecture le trouva insensible; le souvenir <strong>de</strong> son frère et <strong>de</strong> son père fermait sonâme à toute sensation <strong>de</strong> beauté, il n'était attentif qu'à se tenir sur ses gar<strong>de</strong>s enprésence d'ennemis hypocrites et dangereux. Il regarda un instant, mais avec undégoût marqué, la petite fenêtre <strong>de</strong> la chambre qu'il occupait avant 1815 au troisièmeétage. Le caractère <strong>de</strong> son père avait dépouillé <strong>de</strong> tout charme les souvenirs <strong>de</strong> lapremière enfance. Je n'y suis pas rentré, pensa-t-il, <strong>de</strong>puis le 7 mars à 8 heures dusoir. J'en sortis pour aller prendre le passeport <strong>de</strong> Vasi, et le len<strong>de</strong>main, la crainte <strong>de</strong>sespions me fit précipiter mon départ. Quand je repassai après le voyage en France, jen'eus pas le temps d'y monter, même pour revoir mes gravures, et cela grâce à ladénonciation <strong>de</strong> mon frère.Fabrice détourna la tête avec horreur. L'abbé Blanès a plus <strong>de</strong> quatre-vingt-trois ans,se dit-il tristement, il ne vient presque plus au château, à ce que m'a raconté masoeur; les infirmités <strong>de</strong> la vieillesse ont produit leur effet. Ce coeur si ferme et si nobleest glacé par l'âge. Dieu sait <strong>de</strong>puis <strong>com</strong>bien <strong>de</strong> temps il ne va plus à son clocher! jeme cacherai dans le cellier, sous les cuves ou sous le pressoir jusqu'au moment <strong>de</strong> sonréveil; je n'irai pas troubler le sommeil du bon vieillard; probablement il aura oubliéjusqu'à mes traits; six ans font beaucoup à cet âge! je ne trouverai plus que letombeau d'un ami! Et c'est un véritable enfantillage, ajouta-t-il, d'être venu iciaffronter le dégoût que me cause le château <strong>de</strong> mon père.Fabrice entrait alors sur la petite place <strong>de</strong> l'église; ce fut avec un étonnement allantjusqu'au délire qu'il vit, au second étage <strong>de</strong> l'antique clocher, la fenêtre étroite etlongue éclairée par la petite lanterne <strong>de</strong> l'abbé Blanès. L'abbé avait coutume <strong>de</strong> l'ydéposer, en montant à la cage <strong>de</strong> planches qui formait son observatoire, afin que laclarté ne l'empêchât pas <strong>de</strong> lire sur son planisphère. Cette carte du ciel était tenduesur un grand vase <strong>de</strong> terre cuite qui avait appartenu jadis à un oranger du château.Dans l'ouverture, au fond du vase, brûlait la plus exiguë <strong>de</strong>s lampes, dont un petittuyau <strong>de</strong> fer-blanc conduisait la fumée hors du vase, et l'ombre du tuyau marquait le91


nord sur la carte. Tous ces souvenirs <strong>de</strong> choses si simples inondèrent d'émotions l'âme<strong>de</strong> Fabrice et la remplirent <strong>de</strong> bonheur.Presque sans y songer, il fit avec l'ai<strong>de</strong> <strong>de</strong> ses <strong>de</strong>ux mains le petit sifflement bas etbref qui autrefois était le signal <strong>de</strong> son admission. Aussitôt il entendit tirer à plusieursreprises la cor<strong>de</strong> qui, du haut <strong>de</strong> l'observatoire ouvrait le loquet <strong>de</strong> la porte du clocher.Il se précipita dans l'escalier, ému jusqu'au transport; il trouva l'abbé sur son fauteuil<strong>de</strong> bois à sa place accoutumée; son oeil était fixé sur la petite lunette d'un quart <strong>de</strong>cercle mural. De la main gauche, l'abbé lui fit signe <strong>de</strong> ne pas l'interrompre dans sonobservation; un instant après il écrivit un chiffre sur une carte à jouer, puis, seretournant sur son fauteuil, il ouvrit les bras à notre héros qui s'y précipita en fondanten larmes. L'abbé Blanès était son véritable père.- Je t'attendais, dit Blanès, après les premiers mots d'épanchement et <strong>de</strong> tendresse.L'abbé faisait-il son métier <strong>de</strong> savant; ou bien, <strong>com</strong>me il pensait souvent à Fabrice,quelque signe astrologique lui avait-il par un pur hasard annoncé son retour?- Voici ma mort qui arrive, dit l'abbé Blanès.- Comment! s'écria Fabrice tout ému.- Oui, reprit l'abbé d'un ton sérieux, mais point triste: cinq mois et <strong>de</strong>mi ou six mois et<strong>de</strong>mi après que je t'aurai revu, ma vie ayant trouvé son <strong>com</strong>plément <strong>de</strong> bonheur,s'éteindraCome face al mancar <strong>de</strong>ll alimento(<strong>com</strong>me la petite lampe quand l'huile vient à manquer). Avant le moment suprême, jepasserai probablement un ou <strong>de</strong>ux mois sans parler, après quoi je serai reçu dans lesein <strong>de</strong> notre père; si toutefois il trouve que j'ai rempli mon <strong>de</strong>voir dans le poste où ilm'avait placé en sentinelle.Toi tu es excédé <strong>de</strong> fatigue, ton émotion te dispose au sommeil. Depuis que jet'attends, j'ai caché un pain et une bouteille d'eau-<strong>de</strong>-vie dans la gran<strong>de</strong> caisse <strong>de</strong>mes instruments. Donne ces soutiens à ta vie et tâche <strong>de</strong> prendre assez <strong>de</strong> forcespour m'écouter encore quelques instants. Il est en mon pouvoir <strong>de</strong> te dire plusieurschoses avant que la nuit soit tout à fait remplacée par le jour; maintenant je les voisbeaucoup plus distinctement que peut-être je ne les verrai <strong>de</strong>main. Car, mon enfant,nous sommes toujours faibles, et il faut toujours faire entrer cette faiblesse en ligne <strong>de</strong><strong>com</strong>pte. Demain peut-être le vieil homme, l'homme terrestre sera occupé en moi <strong>de</strong>spréparatifs <strong>de</strong> ma mort, et <strong>de</strong>main soir à 9 heures, il faut que tu me quittes.Fabrice lui ayant obéi en silence <strong>com</strong>me c'était sa coutume,- Donc, il est vrai, reprit le vieillard, que lorsque tu as essayé <strong>de</strong> voir Waterloo, tu n'astrouvé d'abord qu'une prison.- Oui, mon père, répliqua Fabrice étonné.- Eh bien, ce fut un rare bonheur, car, averti par ma voix, ton âme peut se préparer àune autre prison bien autrement dure, bien plus terrible! Probablement tu n'en sortirasque par un crime, mais, grâce au ciel, ce crime ne sera pas <strong>com</strong>mis par toi. Ne tombejamais dans le crime avec quelque violence que tu sois tenté; je crois voir qu'il sera92


question <strong>de</strong> tuer un innocent, qui, sans le savoir, usurpe tes droits; si tu résistes à laviolente tentation qui semblera justifiée par les lois <strong>de</strong> l'honneur, ta vie sera trèsheureuse aux yeux <strong>de</strong>s hommes..., et raisonnablement heureuse aux yeux du sage,ajouta-t-il, après un instant <strong>de</strong> réflexion; tu mourras <strong>com</strong>me moi, mon fils, assis surun siège <strong>de</strong> bois, loin <strong>de</strong> tout luxe, et détrompé du luxe, et <strong>com</strong>me moi n'ayant à tefaire aucun reproche grave.Maintenant, les choses <strong>de</strong> l'état futur sont terminées entre nous, je ne pourrais ajouterrien <strong>de</strong> bien important. C'est en vain que j'ai cherché à voir <strong>de</strong> quelle durée sera cetteprison; s'agit-il <strong>de</strong> six mois, d'un an, <strong>de</strong> dix ans? Je n'ai rien pu découvrir;apparemment j'ai <strong>com</strong>mis quelque faute, et le ciel a voulu me punir par le chagrin <strong>de</strong>cette incertitu<strong>de</strong>. J'ai vu seulement qu'après la prison, mais je ne sais si c'est aumoment même <strong>de</strong> la sortie, il y aura ce que j'appelle un crime, mais par bonheur jecrois être sûr qu'il ne sera pas <strong>com</strong>mis par toi. Si tu as la faiblesse <strong>de</strong> tremper dans cecrime, tout le reste <strong>de</strong> mes calculs n'est qu'une longue erreur. Alors tu ne mourraspoint avec la paix <strong>de</strong> l'âme, sur un siège <strong>de</strong> bois et vêtu <strong>de</strong> blanc. En disant ces mots,l'abbé Blanès voulut se lever; ce fut alors que Fabrice s'aperçut <strong>de</strong>s ravages du temps;il mit près d'une minute à se lever et à se retourner vers Fabrice. Celui-ci le laissaitfaire, immobile et silencieux. L'abbé se jeta dans ses bras à diverses reprises; il leserra avec une extrême tendresse. Après quoi il reprit avec toute sa gaieté d'autrefois:Tâche <strong>de</strong> t'arranger au milieu <strong>de</strong> mes instruments pour dormir un peu <strong>com</strong>modément,prends mes pelisses; tu en trouveras plusieurs <strong>de</strong> grand prix que la duchesseSanseverina me fit parvenir il y a quatre ans. Elle me <strong>de</strong>manda une prédiction sur ton<strong>com</strong>pte, que je me gardai bien <strong>de</strong> lui envoyer, tout en gardant ses pelisses et sonbeau quart <strong>de</strong> cercle. Toute l'annonce <strong>de</strong> l'avenir est une infraction à la règle, et a cedanger qu'elle peut changer l'événement, auquel cas toute la science tombe par terre<strong>com</strong>me un véritable jeu d'enfant; et d'ailleurs il y avait <strong>de</strong>s choses dures à dire à cetteduchesse toujours si jolie. À propos, ne sois point effrayé dans ton sommeil par lescloches qui vont faire un tapage effroyable à côté <strong>de</strong> ton oreille, lorsque l'on va sonnerla messe <strong>de</strong> sept heures; plus tard, à l'étage inférieur, ils vont mettre en branle legros bourdon qui secoue tous mes instruments. C'est aujourd'hui saint Giovita, martyret soldat. Tu sais, le petit village <strong>de</strong> Grianta a le même patron que la gran<strong>de</strong> ville <strong>de</strong>Brescia, ce qui, par parenthèse, trompa d'une façon bien plaisante mon illustre maîtreJacques Marini <strong>de</strong> Ravenne. Plusieurs fois il m'annonça que je ferais une assez bellefortune ecclésiastique, il croyait que je serais curé <strong>de</strong> la magnifique église <strong>de</strong> Saint-Giovita, à Brescia; j'ai été curé d'un petit village <strong>de</strong> sept cent cinquante feux! Maistout a été pour le mieux. J'ai vu, il n'y a pas dix ans <strong>de</strong> cela, que si j'eusse été curé àBrescia, ma <strong>de</strong>stinée était d'être mis en prison sur une colline <strong>de</strong> la Moravie, auSpielberg. Demain je t'apporterai toutes sortes <strong>de</strong> mets délicats volés au grand dînerque je donne à tous les curés <strong>de</strong>s environs qui viennent chanter à ma grand-messe. Jeles apporterai en bas, mais ne cherche point à me voir, ne <strong>de</strong>scends pour te mettre enpossession <strong>de</strong> ces bonnes choses que lorsque tu m'auras entendu ressortir. Il ne fautpas que tu me revoies <strong>de</strong> jour, et le soleil se couchant <strong>de</strong>main à sept heures et vingtseptminutes, je ne viendrai t'embrasser que vers les huit heures, et il faut que tupartes pendant que les heures se <strong>com</strong>ptent encore par neuf, c'est-à-dire avant quel'horloge ait sonné dix heures. Prends gar<strong>de</strong> que l'on ne te voie aux fenêtres duclocher: les gendarmes ont ton signalement et ils sont en quelque sorte sous lesordres <strong>de</strong> ton frère qui est un fameux tyran. Le marquis <strong>de</strong>l Dongo s'affaiblit, ajoutaBlanès d'un air triste, et s'il te revoyait, peut-être te donnerait-il quelque chose <strong>de</strong> lamain à la main. Mais <strong>de</strong> tels avantages entachés <strong>de</strong> frau<strong>de</strong> ne conviennent point à unhomme tel que toi, dont la force sera un jour dans sa conscience. Le marquis abhorreson fils Ascagne, et c'est à ce fils qu'échoiront les cinq ou six millions qu'il possè<strong>de</strong>.C'est justice. Toi, à sa mort, tu auras une pension <strong>de</strong> quatre mille francs, et cinquanteaunes <strong>de</strong> drap noir pour le <strong>de</strong>uil <strong>de</strong> tes gens.93


Chapitre IXL'âme <strong>de</strong> Fabrice était exaltée par les discours du vieillard, par la profon<strong>de</strong> attention etpar l'extrême fatigue. Il eut grand-peine à s'endormir, et son sommeil fut agité <strong>de</strong>songes, peut-être présages <strong>de</strong> l'avenir; le matin, à dix heures, il fut réveillé par letremblement général du clocher, un bruit effroyable semblait venir du <strong>de</strong>hors. Il seleva éperdu, et se crut à la fin du mon<strong>de</strong>, puis il pensa qu'il était en prison; il lui fallutdu temps pour reconnaître le son <strong>de</strong> la grosse cloche que quarante paysans mettaienten mouvement en l'honneur du grand saint Giovita, dix auraient suffi.Fabrice chercha un endroit convenable pour voir sans être vu; il s'aperçut que <strong>de</strong> cettegran<strong>de</strong> hauteur, son regard plongeait sur les jardins, et même sur la cour intérieuredu château <strong>de</strong> son père. Il l'avait oublié. L'idée <strong>de</strong> ce père arrivant aux bornes <strong>de</strong> lavie changeait tous ses sentiments. Il distinguait jusqu'aux moineaux qui cherchaientquelques miettes <strong>de</strong> pain sur le grand balcon <strong>de</strong> la salle à manger. Ce sont les<strong>de</strong>scendants <strong>de</strong> ceux qu'autrefois j'avais apprivoisés, se dit-il. Ce balcon, <strong>com</strong>me tousles autres balcons du palais, était chargé d'un grand nombre d'orangers dans <strong>de</strong>svases <strong>de</strong> terre plus ou moins grands: cette vue l'attendrit; l'aspect <strong>de</strong> cette courintérieure, ainsi ornée avec ses ombres bien tranchées et marquées par un soleiléclatant, était vraiment grandiose.L'affaiblissement <strong>de</strong> son père lui revenait à l'esprit. Mais c'est vraiment singulier, sedisait-il, mon père n'a que trente-cinq ans <strong>de</strong> plus que moi; trente-cinq et vingt-troisne font que cinquante-huit! Ses yeux, fixés sur les fenêtres <strong>de</strong> la chambre <strong>de</strong> cethomme sévère et qui ne l'avait jamais aimé, se remplirent <strong>de</strong> larmes. Il frémit, et unfroid soudain courut dans ses veines lorsqu'il crut reconnaître son père traversant uneterrasse garnie d'orangers, qui se trouvait <strong>de</strong> plain-pied avec sa chambre; mais cen'était qu'un valet <strong>de</strong> chambre. Tout à fait sous le clocher, une quantité <strong>de</strong> jeunesfilles vêtues <strong>de</strong> blanc et divisées en différentes troupes étaient occupées à tracer <strong>de</strong>s<strong>de</strong>ssins avec <strong>de</strong>s fleurs rouges, bleues et jaunes sur le sol <strong>de</strong>s rues où <strong>de</strong>vait passer laprocession. Mais il y avait un spectacle qui parlait plus vivement à l'âme <strong>de</strong> Fabrice:du clocher, ses regards plongeaient sur les <strong>de</strong>ux branches du lac à une distance <strong>de</strong>plusieurs lieues, et cette vue sublime lui fit bientôt oublier toutes les autres; elleréveillait chez lui les sentiments les plus élevés. Tous les souvenirs <strong>de</strong> son enfancevinrent en foule assiéger sa pensée; et cette journée passée en prison dans un clocherfut peut-être l'une <strong>de</strong>s plus heureuses <strong>de</strong> sa vie.Le bonheur le porta à une hauteur <strong>de</strong> pensées assez étrangère à son caractère; ilconsidérait les événements <strong>de</strong> la vie, lui, si jeune, <strong>com</strong>me si déjà il fût arrivé à sa<strong>de</strong>rnière limite. Il faut en convenir, <strong>de</strong>puis mon arrivée à <strong>Parme</strong>, se dit-il enfin, aprèsplusieurs heures <strong>de</strong> rêveries délicieuses, je n'ai point eu <strong>de</strong> joie tranquille et parfaite,<strong>com</strong>me celle que je trouvais à Naples en galopant dans les chemins <strong>de</strong> Vomero ou encourant les rives <strong>de</strong> Misène. Tous les intérêts si <strong>com</strong>pliqués <strong>de</strong> cette petite courméchante m'ont rendu méchant... Je n'ai point du tout <strong>de</strong> plaisir à haïr, je crois mêmeque ce serait un triste bonheur pour moi que celui d'humilier mes ennemis si j'enavais; mais je n'ai point d'ennemi... Halte-là! se dit-il tout à coup, j'ai pour ennemiGiletti... Voilà qui est singulier, se dit-il; le plaisir que j'éprouverais à voir cet hommesi laid aller à tous les diables, survit au goût fort léger que j'avais pour la petiteMarietta... Elle ne vaut pas, à beaucoup près, la duchesse d'A*** que j'étais obligéd'aimer à Naples puisque je lui avais dit que j'étais amoureux d'elle. Grand Dieu! que<strong>de</strong> fois je me suis ennuyé durant les longs ren<strong>de</strong>z-vous que m'accordait cette belle94


duchesse; jamais rien <strong>de</strong> pareil dans la chambre délabrée et servant <strong>de</strong> cuisine où lapetite Marietta m'a reçu <strong>de</strong>ux fois, et pendant <strong>de</strong>ux minutes chaque fois.Eh, grand Dieu! qu'est-ce que ces gens-là mangent? C'est à faire pitié! J'aurais dûfaire à elle et à la mammacia une pension <strong>de</strong> trois beefsteacks payables tous lesjours... <strong>La</strong> petite Marietta, ajouta-t-il, me distrayait <strong>de</strong>s pensées méchantes que medonnait le voisinage <strong>de</strong> cette cour.J'aurais peut-être bien fait <strong>de</strong> prendre la vie <strong>de</strong> café, <strong>com</strong>me dit la duchesse; ellesemblait pencher <strong>de</strong> ce côté-là, et elle a bien plus <strong>de</strong> génie que moi. Grâce à sesbienfaits, ou bien seulement avec cette pension <strong>de</strong> quatre mille francs et ce fonds <strong>de</strong>quarante mille placés à Lyon et que ma mère me <strong>de</strong>stine, j'aurais toujours un chevalet quelques écus pour faire <strong>de</strong>s fouilles et former un cabinet. Puisqu'il semble que jene dois pas connaître l'amour, ce seront toujours là pour moi les gran<strong>de</strong>s sources <strong>de</strong>félicité; je voudrais, avant <strong>de</strong> mourir, aller revoir le champ <strong>de</strong> bataille <strong>de</strong> Waterloo, ettâcher <strong>de</strong> reconnaître la prairie où je fus si gaiement enlevé <strong>de</strong> mon cheval et assispar terre. Ce pèlerinage ac<strong>com</strong>pli, je reviendrais souvent sur ce lac sublime; riend'aussi beau ne peut se voir au mon<strong>de</strong>, du moins pour mon coeur. À quoi bon aller siloin chercher le bonheur, il est là sous mes yeux!Ah! se dit Fabrice, <strong>com</strong>me objection, la police me chasse du lac <strong>de</strong> Côme, mais je suisplus jeune que les gens qui dirigent les coups <strong>de</strong> cette police. Ici, ajouta-t-il en riant,je ne trouverais point <strong>de</strong> duchesse d'A***, mais je trouverais une <strong>de</strong> ces petites filleslà-bas qui arrangent <strong>de</strong>s fleurs sur le pavé et, en vérité, je l'aimerais tout autant:l'hypocrisie me glace même en amour, et nos gran<strong>de</strong>s dames visent à <strong>de</strong>s effets tropsublimes. Napoléon leur a donné <strong>de</strong>s idées <strong>de</strong> moeurs et <strong>de</strong> constance.Diable! se dit-il tout à coup, en retirant la tête <strong>de</strong> la fenêtre <strong>com</strong>me s'il eût craintd'être reconnu malgré l'ombre <strong>de</strong> l'énorme jalousie <strong>de</strong> bois qui garantissait les cloches<strong>de</strong> la pluie, voici une entrée <strong>de</strong> gendarmes en gran<strong>de</strong> tenue. En effet, dix gendarmes,dont quatre sous-officiers, paraissaient dans le haut <strong>de</strong> la gran<strong>de</strong> rue du village. Lemaréchal <strong>de</strong>s logis les distribuait <strong>de</strong> cent pas en cent pas, le long du trajet que <strong>de</strong>vaitparcourir la procession. Tout le mon<strong>de</strong> me connaît ici; si l'on me voit, je ne fais qu'unsaut <strong>de</strong>s bords du lac <strong>de</strong> Côme au Spielberg, où l'on m'attachera à chaque jambe unechaîne pesant cent dix livres: et quelle douleur pour la duchesse!Fabrice eut besoin <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux ou trois minutes pour se rappeler que d'abord il était placéà plus <strong>de</strong> quatre-vingts pieds d'élévation, que le lieu où il se trouvait était<strong>com</strong>parativement obscur, que les yeux <strong>de</strong>s gens qui pourraient le regar<strong>de</strong>r étaientfrappés par un soleil éclatant, et qu'enfin ils se promenaient les yeux grands ouvertsdans <strong>de</strong>s rues dont toutes les maisons venaient d'être blanchies au lait <strong>de</strong> chaux, enl'honneur <strong>de</strong> la fête <strong>de</strong> saint Giovita. Malgré dés raisonnements si clairs, l'âmeitalienne <strong>de</strong> Fabrice eût été désormais hors d'état <strong>de</strong> goûter aucun plaisir, s'il n'eûtinterposé entre lui et les gendarmes un lambeau <strong>de</strong> vieille toile qu'il cloua contre lafenêtre et auquel il fit <strong>de</strong>ux trous pour les yeux.Les cloches ébranlaient l'air <strong>de</strong>puis dix minutes, la procession sortait <strong>de</strong> l'église, lesmortaretti se firent entendre. Fabrice tourna la tête et reconnut cette petite esplana<strong>de</strong>garnie d'un parapet et dominant le lac, où si souvent, dans sa jeunesse, il s'étaitexposé à voir les mortaretti lui partir entre les jambes, ce qui faisait que le matin <strong>de</strong>sjours <strong>de</strong> fête sa mère voulait le voir auprès d'elle.Il faut savoir que les mortaretti (ou petits mortiers) ne sont autre chose que <strong>de</strong>scanons <strong>de</strong> fusil que l'on scie <strong>de</strong> façon à ne leur laisser que quatre pouces <strong>de</strong> longueur;95


c'est pour cela que les paysans recueillent avi<strong>de</strong>ment les canons <strong>de</strong> fusil que, <strong>de</strong>puis1796, la politique <strong>de</strong> l'Europe a semés à foison dans les plaines <strong>de</strong> la Lombardie. Unefois réduits à quatre pouces <strong>de</strong> longueur, on charge ces petits canons jusqu'à lagueule, on les place à terre dans une position verticale, et une traînée <strong>de</strong> poudre va <strong>de</strong>l'un à l'autre; ils sont rangés sur trois lignes <strong>com</strong>me un bataillon, et au nombre <strong>de</strong><strong>de</strong>ux ou trois cents, dans quelque emplacement voisin du lieu que doit parcourir laprocession. Lorsque le Saint-Sacrement approche, on met le feu à la traînée <strong>de</strong>poudre, et alors <strong>com</strong>mence un feu <strong>de</strong> file <strong>de</strong> coups secs, le plus inégal du mon<strong>de</strong> et leplus ridicule; les femmes sont ivres <strong>de</strong> joie. Rien n'est gai <strong>com</strong>me le bruit <strong>de</strong> cesmortaretti entendu <strong>de</strong> loin sur le lac, et adouci par le balancement <strong>de</strong>s eaux; ce bruitsingulier et qui avait fait si souvent la joie <strong>de</strong> son enfance chassa les idées un peu tropsérieuses dont notre héros était assiégé; il alla chercher la gran<strong>de</strong> lunetteastronomique <strong>de</strong> l'abbé, et reconnut la plupart <strong>de</strong>s hommes et <strong>de</strong>s femmes quisuivaient la procession. Beaucoup <strong>de</strong> charmantes petites filles que Fabrice avaitlaissées à l'âge <strong>de</strong> onze et douze ans étaient maintenant <strong>de</strong>s femmes superbes danstoute la fleur <strong>de</strong> la plus vigoureuse jeunesse; elles firent renaître le courage <strong>de</strong> notrehéros, et pour leur parler il eût fort bien bravé les gendarmes.<strong>La</strong> procession passée et rentrée dans l'église par une porte latérale que Fabrice nepouvait apercevoir, la chaleur <strong>de</strong>vint bientôt extrême même au haut du clocher; leshabitants rentrèrent chez eux et il se fit un grand silence dans le village. Plusieursbarques se chargèrent <strong>de</strong> paysans retournant à Belagio, à Menagio et autres villagessitués sur le lac; Fabrice distinguait le bruit <strong>de</strong> chaque coup <strong>de</strong> rame: ce détail sisimple le ravissait en extase; sa joie actuelle se <strong>com</strong>posait <strong>de</strong> tout le malheur, <strong>de</strong>toute la gêne qu'il trouvait dans la vie <strong>com</strong>pliquée <strong>de</strong>s cours. Qu'il eût été heureux ence moment <strong>de</strong> faire une lieue sur ce beau lac si tranquille et qui réfléchissait si bien laprofon<strong>de</strong>ur <strong>de</strong>s cieux! Il entendit ouvrir la porte d'en bas du clocher: c'était la vieilleservante <strong>de</strong> l'abbé Blanès, qui apportait un grand panier; il eut toutes les peines dumon<strong>de</strong> à s'empêcher <strong>de</strong> lui parler. Elle a pour moi presque autant d'amitié que sonmaître, se disait-il, et d'ailleurs je pars ce soir à neuf heures; est-ce qu'elle negar<strong>de</strong>rait pas le secret qu'elle m'aurait juré, seulement pendant quelques heures?Mais, se dit Fabrice, je déplairais à mon ami! je pourrais le <strong>com</strong>promettre avec lesgendarmes! et il laissa partir la Ghita sans lui parler. Il fit un excellent dîner, puiss'arrangea pour dormir quelques minutes: il ne se réveilla qu'à huit heures et <strong>de</strong>miedu soir, l'abbé Blanès lui secouait le bras, et il était nuit.Blanès était extrêmement fatigué, il avait cinquante ans <strong>de</strong> plus que la veille. Il neparla plus <strong>de</strong> choses sérieuses; assis sur son fauteuil <strong>de</strong> bois, embrasse-moi, dit-il àFabrice. Il le reprit plusieurs fois dans ses bras. <strong>La</strong> mort, dit-il enfin, qui va terminercette vie si longue, n'aura rien d'aussi pénible que cette séparation. J'ai une bourseque je laisserai en dépôt à la Ghita, avec ordre d'y puiser pour ses besoins, mais <strong>de</strong> teremettre ce qui restera si jamais tu viens le <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r. Je la connais; après cettere<strong>com</strong>mandation, elle est capable, par économie pour toi, <strong>de</strong> ne pas acheter <strong>de</strong> lavian<strong>de</strong> quatre fois par an, si tu ne lui donnes <strong>de</strong>s ordres bien précis. Tu peux toimêmeêtre réduit à la misère, et l'obole du vieil ami te servira. N'attends rien <strong>de</strong> tonfrère que <strong>de</strong>s procédés atroces, et tâche <strong>de</strong> gagner <strong>de</strong> l'argent par un travail qui teren<strong>de</strong> utile à la société. Je prévois <strong>de</strong>s orages étranges; peut-être dans cinquante ansne voudra-t-on plus d'oisifs. Ta mère et ta tante peuvent te manquer, tes soeurs<strong>de</strong>vront obéir à leurs maris... Va-t'en va-t'en! fuis! s'écria Blanès avec empressement:il venait d'entendre un petit bruit dans l'horloge qui annonçait que dix heures allaientsonner, il ne voulut pas même permettre à Fabrice <strong>de</strong> l'embrasser une <strong>de</strong>rnière fois.- Dépêche! dépêche! lui cria-t-il; tu mettras au moins une minute à <strong>de</strong>scendrel'escalier; prends gar<strong>de</strong> <strong>de</strong> tomber, ce serait d'un affreux présage. Fabrice se précipita96


dans l'escalier, et, arrivé sur la place, se mit à courir. Il était à peine arrivé <strong>de</strong>vant lechâteau <strong>de</strong> son père, que la cloche sonna dix heures; chaque coup retentissait dans sapoitrine et y portait un trouble singulier. Il s'arrêta pour réfléchir, ou plutôt pour selivrer aux sentiments passionnés que lui inspirait la contemplation <strong>de</strong> cet édificemajestueux qu'il jugeait si froi<strong>de</strong>ment la veille. Au milieu <strong>de</strong> sa rêverie, <strong>de</strong>s pasd'homme vinrent le réveiller; il regarda et se vit au milieu <strong>de</strong> quatre gendarmes. Ilavait <strong>de</strong>ux excellents pistolets dont il venait <strong>de</strong> renouveler les amorces en dînant, lepetit bruit qu'il fit en les armant attira l'attention d'un <strong>de</strong>s gendarmes, et fut sur lepoint <strong>de</strong> le faire arrêter. Il s'aperçut du danger qu'il courait et pensa à faire feu lepremier; c'était son droit, car c'était la seule manière qu'il eût <strong>de</strong> résister à quatrehommes bien armés. Par bonheur les gendarmes, qui circulaient pour faire évacuer lescabarets, ne s'étaient point montrés tout à fait insensibles aux politesses qu'ils avaientreçues dans plusieurs <strong>de</strong> ces lieux aimables; ils ne se décidèrent pas assez rapi<strong>de</strong>mentà faire leur <strong>de</strong>voir. Fabrice prit la fuite en courant à toutes jambes. Les gendarmesfirent quelques pas en courant aussi et criant: Arrête! arrête! puis tout rentra dans lesilence. À trois cents pas <strong>de</strong> là, Fabrice s'arrêta pour reprendre haleine. Le bruit <strong>de</strong>mes pistolets a failli me faire prendre; c'est bien pour le coup que la duchesse m'eûtdit, si jamais il m'eût été donné <strong>de</strong> revoir ses beaux yeux, que mon âme trouve duplaisir à contempler ce qui arrivera dans dix ans, et oublie <strong>de</strong> regar<strong>de</strong>r ce qui se passeactuellement à mes côtés.Fabrice frémit en pensant au danger qu'il venait d'éviter; il doubla le pas, mais bientôtil ne put s'empêcher <strong>de</strong> courir, ce qui n'était pas trop pru<strong>de</strong>nt, car il se fit remarquer<strong>de</strong> plusieurs paysans qui regagnaient leur logis. Il ne put prendre sur lui <strong>de</strong> s'arrêterque dans la montagne, à plus d'une lieue <strong>de</strong> Grianta et, même arrêté, il eut une sueurfroi<strong>de</strong> en pensant au Spielberg.Voilà une belle peur! se dit-il: en entendant le son <strong>de</strong> ce mot, il fut presque tentéd'avoir honte. Mais ma tante ne me dit-elle pas que la chose dont j'ai le plus besoinc'est d'apprendre à me pardonner? Je me <strong>com</strong>pare toujours à un modèle parfait, et quine peut exister. Eh bien! je me pardonne ma peur, car, d'un autre côté, j'étais biendisposé à défendre ma liberté, et certainement tous les quatre ne seraient pas restés<strong>de</strong>bout pour me conduire en prison. Ce que je fais en ce moment, ajouta-t-il, n'est pasmilitaire; au lieu <strong>de</strong> me retirer rapi<strong>de</strong>ment, après avoir rempli mon objet, et peut-êtredonné l'éveil à mes ennemis, je m'amuse à une fantaisie plus ridicule peut-être quetoutes les prédictions du bon abbé.En effet, au lieu <strong>de</strong> se retirer par la ligne la plus courte, et <strong>de</strong> gagner les bords du lacMajeur, où sa barque l'attendait, il faisait un énorme détour pour aller voir son arbre.Le lecteur se souvient peut-être <strong>de</strong> l'amour que Fabrice portait à un marronnier plantépar sa mère vingt-trois ans auparavant. Il serait digne <strong>de</strong> mon frère, se dit-il, d'avoirfait couper cet arbre; mais ces êtres-là ne sentent pas les choses délicates; il n'y aurapas songé. Et d'ailleurs, ce ne serait pas d'un mauvais augure, ajouta-t-il avecfermeté. Deux heures plus tard son regard fut consterné; <strong>de</strong>s méchants ou un orageavaient rompu l'une <strong>de</strong>s principales branches du jeune arbre, qui pendait <strong>de</strong>sséchée;Fabrice la coupa avec respect, à l'ai<strong>de</strong> <strong>de</strong> son poignard, et tailla bien net la coupure,afin que l'eau ne pût pas s'introduire dans le tronc. Ensuite, quoique le temps fût bienprécieux pour lui, car le jour allait paraître, il passa une bonne heure à bêcher la terreautour <strong>de</strong> l'arbre chéri. Toutes ces folies ac<strong>com</strong>plies, il reprit rapi<strong>de</strong>ment la route dulac Majeur. Au total, il n'était point triste, l'arbre était d'une belle venue, plusvigoureux que jamais, et, en cinq ans, il avait presque doublé. <strong>La</strong> branche n'étaitqu'un acci<strong>de</strong>nt sans conséquence; une fois coupée, elle ne nuisait plus à l'arbre, etmême il serait plus élancé, sa membrure <strong>com</strong>mençant plus haut.97


Fabrice n'avait pas fait une lieue, qu'une ban<strong>de</strong> éclatante <strong>de</strong> blancheur <strong>de</strong>ssinait àl'orient les pics du Resegon di Lek, montagne célèbre dans le pays. <strong>La</strong> route qu'ilsuivait se couvrait <strong>de</strong> paysans; mais, au lieu d'avoir <strong>de</strong>s idées militaires, Fabrice selaissait attendrir par les aspects sublimes ou touchants <strong>de</strong> ces forêts <strong>de</strong>s environs dulac <strong>de</strong> Côme. Ce sont peut-être les plus belles du mon<strong>de</strong>; je ne veux pas dire cellesqui ren<strong>de</strong>nt le plus d'écus neufs, <strong>com</strong>me on dirait en Suisse, mais celles qui parlent leplus à l'âme. Écouter ce langage dans la position où se trouvait Fabrice, en butte auxattentions <strong>de</strong> MM. les gendarmes lombardo-vénitiens c'était un véritable enfantillage.Je suis à une <strong>de</strong>mi-lieue <strong>de</strong> la frontière, se dit-il enfin, je vais rencontrer <strong>de</strong>s douanierset <strong>de</strong>s gendarmes faisant leur ron<strong>de</strong> du matin: cet habit <strong>de</strong> drap fin va leur êtresuspect, ils vont me <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r mon passeport; or, ce passeport porte en toutes lettresun nom promis à la prison; me voici dans l'agréable nécessité <strong>de</strong> <strong>com</strong>mettre unmeurtre. Si, <strong>com</strong>me <strong>de</strong> coutume, les gendarmes marchent <strong>de</strong>ux ensemble, je ne puispas attendre bonnement pour faire feu que l'un <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux cherche à me prendre aucollet; pour peu qu'en tombant il me retienne un instant, me voilà au Spielberg.Fabrice, saisi d'horreur surtout <strong>de</strong> cette nécessité <strong>de</strong> faire feu le premier, peut-être surun ancien soldat <strong>de</strong> son oncle, le <strong>com</strong>te Pietranera, courut se cacher dans le tronccreux d'un énorme châtaignier; il renouvelait l'amorce <strong>de</strong> ses pistolets, lorsqu'ilentendit un homme qui s'avançait dans le bois en chantant très bien un air délicieux<strong>de</strong> Mercadante, alors à la mo<strong>de</strong> en Lombardie.Voilà qui est d'un bon augure! se dit Fabrice. Cet air qu'il écoutait religieusement luiôta la petite pointe <strong>de</strong> colère qui <strong>com</strong>mençait à se mêler à ses raisonnements. Ilregarda attentivement la gran<strong>de</strong> route <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux côtés, il n'y vit personne; le chanteurarrivera par quelque chemin <strong>de</strong> traverse, se dit-il. Presque au même instant, il vit unvalet <strong>de</strong> chambre très proprement vêtu à l'anglaise, et monté sur un cheval <strong>de</strong> suite,qui s'avançait au petit pas en tenant en main un beau cheval <strong>de</strong> race, peut-être unpeu trop maigre.Ah! si je raisonnais <strong>com</strong>me Mosca, se dit Fabrice, lorsqu'il me répète que les dangersque court un homme sont toujours la mesure <strong>de</strong> ses droits sur le voisin, je casserais latête d'un coup <strong>de</strong> pistolet à ce valet <strong>de</strong> chambre, et, une fois monté sur le chevalmaigre, je me moquerais fort <strong>de</strong> tous les gendarmes du mon<strong>de</strong>. À peine <strong>de</strong> retour à<strong>Parme</strong>, j'enverrais <strong>de</strong> l'argent à cet homme ou à sa veuve... mais ce serait unehorreur!Chapitre XTout en se faisant la morale, Fabrice sautait sur la gran<strong>de</strong> route qui <strong>de</strong> Lombardie vaen Suisse: en ce lieu, elle est bien à quatre ou cinq pieds en contrebas <strong>de</strong> la forêt. Simon homme prend peur, se dit Fabrice, il part d'un temps <strong>de</strong> galop, et je reste plantélà faisant la vraie figure d'un nigaud. En ce moment, il se trouvait à dix pas du valet<strong>de</strong> chambre qui ne chantait plus: il vit dans ses yeux qu'il avait peur; il allait peut-êtreretourner ses chevaux. Sans être encore décidé à rien, Fabrice fit un saut et saisit labri<strong>de</strong> du cheval maigre.- Mon ami, dit-il au valet <strong>de</strong> chambre, je ne suis pas un voleur ordinaire, car je vais<strong>com</strong>mencer par vous donner vingt francs, mais je suis obligé <strong>de</strong> vous emprunter votrecheval; je vais être tué si je ne f... pas le camp rapi<strong>de</strong>ment. J'ai sur les talons lesquatre frères Riva, ces grands chasseurs que vous connaissez sans doute; ils viennent<strong>de</strong> me surprendre dans la chambre <strong>de</strong> leur soeur, j'ai sauté par la fenêtre et me voici.Ils sont sortis dans la forêt avec leurs chiens et leurs fusils. Je m'étais caché dans cegros châtaignier creux, parce que j'ai vu l'un d'eux traverser la route, leurs chiens98


vont me dépister! Je vais monter sur votre cheval et galoper jusqu'à une lieue au-<strong>de</strong>là<strong>de</strong> Côme; je vais à Milan me jeter aux genoux du vice-roi. Je laisserai votre cheval à laposte avec <strong>de</strong>ux napoléons pour vous, si vous consentez <strong>de</strong> bonne grâce. Si vousfaites la moindre résistance, je vous tue avec les pistolets que voici. Si, une fois parti,vous mettez les gendarmes à mes trousses, mon cousin, le brave <strong>com</strong>te Alari, écuyer<strong>de</strong> l'empereur, aura soin <strong>de</strong> vous faire casser les os.Fabrice inventait ce discours à mesure qu'il le prononçait d'un air tout pacifique.- Au reste, dit-il en riant, mon nom n'est point un secret; je suis le Marchesino Ascanio<strong>de</strong>l Dongo, mon château est tout près d'ici, à Grianta. F..., dit-il, en élevant la voix,lâchez donc le cheval! Le valet <strong>de</strong> chambre, stupéfait, ne soufflait mot. Fabrice passason pistolet dans la main gauche, saisit la bri<strong>de</strong> que l'autre lâcha, sauta à cheval etpartit au galop. Quand il fut à trois cents pas, il s'aperçut qu'il avait oublié <strong>de</strong> donnerles vingt francs promis; il s'arrêta: il n'y avait toujours personne sur la route que levalet <strong>de</strong> chambre qui le suivait au galop; il lui fit signe avec son mouchoir d'avancer,et quand il le vit à cinquante pas, il jeta sur la route une poignée <strong>de</strong> monnaie, etrepartit. Il vit <strong>de</strong> loin le valet <strong>de</strong> chambre ramasser les pièces d'argent. Voilà unhomme vraiment raisonnable, se dit Fabrice en riant, pas un mot inutile. Il filarapi<strong>de</strong>ment vers le midi, s'arrêta dans une maison écartée, et se remit en routequelques heures plus tard. À <strong>de</strong>ux heures du matin il était sur le bord du lac Majeur;bientôt il aperçut sa barque qui battait l'eau, elle vint au signal convenu. Il ne vit point<strong>de</strong> paysan à qui remettre le cheval; il rendit la liberté au noble animal, trois heuresaprès il était à Belgirate. Là, se trouvant en pays ami, il prit quelque repos; il était fortjoyeux, il avait réussi parfaitement bien. Oserons-nous indiquer les véritables causes<strong>de</strong> sa joie? Son arbre était d'une venue superbe, et son âme avait été rafraîchie parl'attendrissement profond qu'il avait trouvé dans les bras <strong>de</strong> l'abbé Blanès. Croit-ilréellement, se disait-il, à toutes les prédictions qu'il m'a faites; ou bien <strong>com</strong>me monfrère m'a fait la réputation d'un jacobin, d'un homme sans foi ni loi, capable <strong>de</strong> tout,a-t-il voulu seulement m'engager à ne pas cé<strong>de</strong>r à la tentation <strong>de</strong> casser la tête àquelque animal qui m'aura joué un mauvais tour? Le surlen<strong>de</strong>main Fabrice était à<strong>Parme</strong> où il amusa fort la duchesse et le <strong>com</strong>te, en leur narrant avec la <strong>de</strong>rnièreexactitu<strong>de</strong>, <strong>com</strong>me il faisait toujours, toute l'histoire <strong>de</strong> son voyage.À son arrivée, Fabrice trouva le portier et tous les domestiques du palais Sanseverinachargés <strong>de</strong>s insignes du plus grand <strong>de</strong>uil.- Quelle perte avons-nous faite? <strong>de</strong>manda-t-il à la duchesse.- Cet excellent homme qu'on appelait mon mari vient <strong>de</strong> mourir à Ba<strong>de</strong>n. Il me laissece palais; c'était une chose convenue, mais en signe <strong>de</strong> bonne amitié, il y ajoute unlegs <strong>de</strong> trois cent mille francs qui m'embarrasse fort; je ne veux pas y renoncer enfaveur <strong>de</strong> sa nièce, la marquise Raversi, qui me joue tous les jours <strong>de</strong>s tourspendables. Toi qui es amateur, il faudra que tu me trouves quelque bon sculpteur;j'élèverai au duc un tombeau <strong>de</strong> trois cent mille francs. Le <strong>com</strong>te se mit à dire <strong>de</strong>sanecdotes sur la Raversi.- C'est en vain que j'ai cherché à l'amadouer par <strong>de</strong>s bienfaits, dit la duchesse. Quantaux neveux du duc, je les ai tous faits colonels ou généraux. En revanche, il ne sepasse pas <strong>de</strong> mois qu'ils ne m'adressent quelque lettre anonyme abominable, j'ai étéobligée <strong>de</strong> prendre un secrétaire pour lire les lettres <strong>de</strong> ce genre.- Et ces lettres anonymes sont leurs moindres péchés, reprit le <strong>com</strong>te Mosca; ilstiennent manufacture <strong>de</strong> dénonciations infâmes. Vingt fois j'aurais pu faire traduire99


toute cette clique <strong>de</strong>vant les tribunaux, et Votre Excellence peut penser, ajouta-t-il ens'adressant à Fabrice, si mes bons juges les eussent condamnés.- Eh bien! voilà qui me gâte tout le reste, répliqua Fabrice avec une naïveté bienplaisante à la cour, j'aurais mieux aimé les voir condamnés par <strong>de</strong>s magistrats jugeanten conscience.- Vous me ferez plaisir, vous qui voyagez pour vous instruire, <strong>de</strong> me donner l'adresse<strong>de</strong> tels magistrats, je leur écrirai avant <strong>de</strong> me mettre au lit.- Si j'étais ministre, cette absence <strong>de</strong> juges honnêtes gens blesserait mon amourpropre.- Mais il me semble, répliqua le <strong>com</strong>te, que Votre Excellence, qui aime tant lesFrançais, et qui même jadis leur prêta secours <strong>de</strong> son bras invincible, oublie en cemoment une <strong>de</strong> leurs gran<strong>de</strong>s maximes: Il vaut mieux tuer le diable que si le diablevous tue. Je voudrais voir <strong>com</strong>ment vous gouverneriez ces âmes ar<strong>de</strong>ntes, et quilisent toute la journée l'histoire <strong>de</strong> la Révolution <strong>de</strong> France avec <strong>de</strong>s juges quirenverraient acquittés les gens que j'accuse. Ils arriveraient à ne pas condamner lescoquins le plus évi<strong>de</strong>mment coupables et se croiraient <strong>de</strong>s Brutus. Mais je veux vousfaire une querelle; votre âme si délicate n'a-t-elle pas quelque remords au sujet <strong>de</strong> cebeau cheval un peu maigre que vous venez d'abandonner sur les rives du lac Majeur?- Je <strong>com</strong>pte bien, dit Fabrice d'un grand sérieux, faire remettre ce qu'il faudra aumaître du cheval pour le rembourser <strong>de</strong>s frais d'affiches et autres, à la suite <strong>de</strong>squelsil se le sera fait rendre par les paysans qui l'auront trouvé; je vais lire assidûment lejournal <strong>de</strong> Milan, afin d'y chercher l'annonce d'un cheval perdu; je connais fort bien lesignalement <strong>de</strong> celui-ci.- Il est vraiment primitif, dit le <strong>com</strong>te à la duchesse. Et que serait <strong>de</strong>venue VotreExcellence, poursuivit-il en riant, si lorsqu'elle galopait ventre à terre sur ce chevalemprunté, il se fût avisé <strong>de</strong> faire un faux pas? Vous étiez au Spielberg, mon cher petitneveu, et tout mon crédit eût à peine pu parvenir à faire diminuer d'une trentaine <strong>de</strong>livres le poids <strong>de</strong> la chaîne attachée à chacune <strong>de</strong> vos jambes. Vous auriez passé en celieu <strong>de</strong> plaisance une dizaine d'années; peut-être vos jambes se fussent-elles enfléeset gangrenées, alors on les eût fait couper proprement...- Ah! <strong>de</strong> grâce, ne poussez pas plus loin un si triste roman, s'écria la duchesse leslarmes aux yeux. Le voici <strong>de</strong> retour...- Et j'en ai plus <strong>de</strong> joie que vous, vous pouvez le croire, répliqua le ministre, d'ungrand sérieux; mais enfin pourquoi ce cruel enfant ne m'a-t-il pas <strong>de</strong>mandé unpasseport sous un nom convenable, puisqu'il voulait pénétrer en Lombardie? À lapremière nouvelle <strong>de</strong> son arrestation je serais parti pour Milan, et les amis que j'aidans ce pays-là auraient bien voulu fermer les yeux et supposer que leur gendarmerieavait arrêté un sujet du prince <strong>de</strong> <strong>Parme</strong>. Le récit <strong>de</strong> votre course est gracieux,amusant, j'en conviens volontiers, répliqua le <strong>com</strong>te en reprenant un ton moinssinistre; votre sortie du bois sur la gran<strong>de</strong> route me plaît assez; mais entre nous,puisque ce valet <strong>de</strong> chambre tenait votre vie entre ses mains, vous aviez droit <strong>de</strong>prendre la sienne. Nous allons faire à Votre Excellence une fortune brillante, du moinsvoici madame qui me l'ordonne, et je ne crois pas que mes plus grands ennemispuissent m'accuser d'avoir jamais désobéi à ses <strong>com</strong>man<strong>de</strong>ments. Quel chagrin mortelpour elle et pour moi si dans cette espèce <strong>de</strong> course au clocher que vous venez <strong>de</strong>100


faire avec ce cheval maigre, il eût fait un faux pas. Il eût presque mieux valu, ajouta le<strong>com</strong>te, que ce cheval vous cassât le cou.-Vous êtes bien tragique ce soir, mon ami, dit la duchesse tout émue.- C'est que nous sommes environnés d'événements tragiques, répliqua le <strong>com</strong>te aussiavec émotion; nous ne sommes pas ici en France, où tout finit par <strong>de</strong>s chansons oupar un emprisonnement d'un an ou <strong>de</strong>ux, et j'ai réellement tort <strong>de</strong> vous parler <strong>de</strong>toutes ces choses en riant. Ah çà! mon petit neveu, je suppose que je trouve jour àvous faire évêque, car bonnement je ne puis pas <strong>com</strong>mencer par l'archevêché <strong>de</strong><strong>Parme</strong>, ainsi que le veut, très raisonnablement, Mme la Duchesse ici présente; danscet évêché où vous serez loin <strong>de</strong> nos sages conseils, dites-nous un peu quelle seravotre politique?- Tuer le diable plutôt qu'il ne me tue, <strong>com</strong>me disent fort bien mes amis les Français,répliqua Fabrice avec <strong>de</strong>s yeux ar<strong>de</strong>nts; conserver par tous les moyens possibles, y<strong>com</strong>pris le coup <strong>de</strong> pistolet, la position que vous m'aurez faite. J'ai lu dans lagénéalogie <strong>de</strong>s <strong>de</strong>l Dongo l'histoire <strong>de</strong> celui <strong>de</strong> nos ancêtres qui bâtit le château <strong>de</strong>Grianta. Sur la fin <strong>de</strong> sa vie, son bon ami Galéas, duc <strong>de</strong> Milan, l'envoie visiter unchâteau fort sur notre lac; on craignait une nouvelle invasion <strong>de</strong> la part <strong>de</strong>s Suisses.-Ilfaut pourtant que j'écrive un mot <strong>de</strong> politesse au <strong>com</strong>mandant, lui dit le duc <strong>de</strong> Milanen le congédiant; il écrit et lui remet une lettre <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux lignes; puis il la lui re<strong>de</strong>man<strong>de</strong>pour la cacheter, ce sera plus poli, dit le prince. Vespasien <strong>de</strong>l Dongo part, mais ennaviguant sur le lac, il se souvient d'un vieux conte grec, car il était savant; il ouvre lalettre <strong>de</strong> son bon maître et y trouve l'ordre adressé au <strong>com</strong>mandant du château, <strong>de</strong> lemettre à mort aussitôt son arrivée. Le Sforce, trop attentif à la <strong>com</strong>édie qu'il jouaitavec notre aïeul, avait laissé un intervalle entre la <strong>de</strong>rnière ligne du billet et sasignature; Vespasien <strong>de</strong>l Dongo y écrit l'ordre <strong>de</strong> le reconnaître pour gouverneurgénéral <strong>de</strong> tous les châteaux sur le lac, et supprime la tête <strong>de</strong> la lettre. Arrivé etreconnu dans le fort, il jette le <strong>com</strong>mandant dans un puits, déclare la guerre auSforce, et au bout <strong>de</strong> quelques années il échange sa forteresse contre ces terresimmenses qui ont fait la fortune <strong>de</strong> toutes les branches <strong>de</strong> notre famille, et qui un jourme vaudront à moi quatre mille livres <strong>de</strong> rente.- Vous parlez <strong>com</strong>me un académicien, s'écria le <strong>com</strong>te en riant; c'est un beau coup <strong>de</strong>tête que vous nous racontez là, mais ce n'est que tous les dix ans que l'on a l'occasionamusante <strong>de</strong> faire <strong>de</strong> ces choses piquantes. Un être à <strong>de</strong>mi stupi<strong>de</strong>, mais attentif,mais pru<strong>de</strong>nt tous les jours, goûte très souvent le plaisir <strong>de</strong> triompher <strong>de</strong>s hommes àimagination. C'est par une folie d'imagination que Napoléon s'est rendu au pru<strong>de</strong>ntJohn Bull, au lieu <strong>de</strong> chercher à gagner l'Amérique. John Bull, dans son <strong>com</strong>ptoir, abien ri <strong>de</strong> sa lettre où il cite Thémistocle. De tous temps les vils Sancho Pançal'emporteront à la longue sur les sublimes don Quichotte. Si vous voulez consentir àne rien faire d'extraordinaire, je ne doute pas que vous ne soyez un évêque trèsrespecté, si ce n'est très respectable. Toutefois, ma remarque subsiste; VotreExcellence s'est conduite avec légèreté dans l'affaire du cheval, elle a été à <strong>de</strong>uxdoigts d'une prison éternelle.Ce mot fit tressaillir Fabrice, il resta plongé dans un profond étonnement. Était-ce là,se disait-il, cette prison dont je suis menacé? Est-ce le crime que je ne <strong>de</strong>vais pas<strong>com</strong>mettre? Les prédictions <strong>de</strong> Blanès, dont il se moquait fort en tant que prophéties,prenaient à ses yeux toute l'importance <strong>de</strong> présages véritables.- Eh bien! qu'as-tu donc? lui dit la duchesse étonnée; le <strong>com</strong>te t'a plongé dans lesnoires images.101


- Je suis illuminé par une vérité nouvelle, et au lieu <strong>de</strong> me révolter contre elle, monesprit l'adopte. Il est vrai, j'ai passé bien près d'une prison sans fin! Mais ce valet <strong>de</strong>chambre était si joli dans son habit à l'anglaise! quel dommage <strong>de</strong> le tuer!Le ministre fut enchanté <strong>de</strong> son petit air sage.- Il est fort bien <strong>de</strong> toutes façons, dit-il en regardant la duchesse. Je vous dirai, monami, que vous avez fait une conquête, et la plus désirable <strong>de</strong> toutes, peut-être.Ah! pensa Fabrice, voici une plaisanterie sur la petite Marietta. Il se trompait; le <strong>com</strong>teajouta:- Votre simplicité évangélique a gagné le coeur <strong>de</strong> notre vénérable archevêque, le père<strong>La</strong>ndriani. Un <strong>de</strong> ces jours nous allons faire <strong>de</strong> vous un grand vicaire, et, ce qui fait lecharme <strong>de</strong> cette plaisanterie, c'est que les trois grands vicaires actuels, gens <strong>de</strong>mérite, travailleurs, et dont <strong>de</strong>ux, je pense, étaient grands vicaires avant votrenaissance, <strong>de</strong>man<strong>de</strong>ront, par une belle lettre adressée à leur archevêque, que voussoyez le premier en rang parmi eux. Ces messieurs se fon<strong>de</strong>nt sur vos vertus d'abord,et ensuite sur ce que vous êtes petit-neveu du célèbre archevêque Ascagne <strong>de</strong>l Dongo.Quand j'ai appris le respect qu'on avait pour vos vertus, j'ai sur-le-champ nommécapitaine le neveu du plus ancien <strong>de</strong>s vicaires généraux; il était lieutenant <strong>de</strong>puis lesiège <strong>de</strong> Tarragone par le maréchal Suchet.-Va-t'en tout <strong>de</strong> suite en négligé, <strong>com</strong>me tu es, faire une visite <strong>de</strong> tendresse à tonarchevêque, s'écria la duchesse. Raconte-lui le mariage <strong>de</strong> ta soeur; quand il sauraqu'elle va être duchesse, il te trouvera bien plus apostolique. Du reste, tu ignores toutce que le <strong>com</strong>te vient <strong>de</strong> te confier sur ta future nomination.Fabrice courut au palais archiépiscopal; il y fut simple et mo<strong>de</strong>ste, c'était un ton qu'ilprenait avec trop <strong>de</strong> facilité; au contraire, il avait besoin d'efforts pour jouer le grandseigneur. Tout en écoutant les récits un peu longs <strong>de</strong> monseigneur <strong>La</strong>ndriani, il sedisait: Aurais-je dû tirer un coup <strong>de</strong> pistolet au valet <strong>de</strong> chambre qui tenait par labri<strong>de</strong> le cheval maigre? Sa raison lui disait oui, mais son coeur ne pouvaits'accoutumer à l'image sanglante du beau jeune homme tombant <strong>de</strong> cheval défiguré.Cette prison où j'allais m'engloutir, si le cheval eût bronché, était-elle la prison dont jesuis menacé par tant <strong>de</strong> présages?Cette question était <strong>de</strong> la <strong>de</strong>rnière importance pour lui, et l'archevêque fut content <strong>de</strong>son air <strong>de</strong> profon<strong>de</strong> attention.Chapitre XIAu sortir <strong>de</strong> l'archevêché, Fabrice courut chez la petite Marietta; il entendit <strong>de</strong> loin lagrosse voix <strong>de</strong> Giletti qui avait fait venir du vin et se régalait avec le souffleur et lesmoucheurs <strong>de</strong> chan<strong>de</strong>lle, ses amis. <strong>La</strong> mammacia, qui faisait fonctions <strong>de</strong> mère,répondit seule à son signal.- Il y a du nouveau <strong>de</strong>puis toi, s'écria-t-elle; <strong>de</strong>ux ou trois <strong>de</strong> nos acteurs sont accusésd'avoir célébré par une orgie la fête du grand Napoléon, et notre pauvre troupe, qu'onappelle jacobine, a reçu l'ordre <strong>de</strong> vi<strong>de</strong>r les États <strong>de</strong> <strong>Parme</strong>, et vive Napoléon! Mais leministre a, dit-on, craché au bassinet. Ce qu'il y a <strong>de</strong> sûr, c'est que Giletti a <strong>de</strong>102


l'argent, je ne sais pas <strong>com</strong>bien, mais je lui ai vu une poignée d'écus. Marietta a reçucinq écus <strong>de</strong> notre directeur pour frais <strong>de</strong> voyage jusqu'à Mantoue et Venise, et moiun. Elle est toujours bien amoureuse <strong>de</strong> toi, mais Giletti lui fait peur; il y a trois jours,à la <strong>de</strong>rnière représentation que nous avons donnée, il voulait absolument la tuer; illui a lancé <strong>de</strong>ux fameux soufflets, et, ce qui est abominable, il lui a déchiré son châlebleu. Si tu voulais lui donner un châle bleu, tu serais bien bon enfant, et nous dirionsque nous l'avons gagné à une loterie. Le tambour-maître <strong>de</strong>s carabiniers donne unassaut <strong>de</strong>main, tu en trouveras l'heure affichée à tous les coins <strong>de</strong> rues. Viens nousvoir; s'il est parti pour l'assaut, <strong>de</strong> façon à nous faire espérer qu'il restera <strong>de</strong>hors unpeu longtemps, je serai à la fenêtre et je te ferai signe <strong>de</strong> monter. Tâche <strong>de</strong> nousapporter quelque chose <strong>de</strong> bien joli, et la Marietta t'aime à la passion.En <strong>de</strong>scendant l'escalier tournant <strong>de</strong> ce taudis infâme, Fabrice était plein <strong>de</strong><strong>com</strong>ponction: je ne suis point changé, se disait-il; toutes mes belles résolutions prisesau bord <strong>de</strong> notre lac quand je voyais la vie d'un oeil si philosophique se sont envolées.Mon âme était hors <strong>de</strong> son assiette ordinaire, tout cela était un rêve et disparaît<strong>de</strong>vant l'austère réalité. Ce serait le moment d'agir, se dit Fabrice en rentrant aupalais Sanseverina sur les onze heures du soir. Mais ce fut en vain qu'il chercha dansson coeur le courage <strong>de</strong> parler avec cette sincérité sublime qui lui semblait si facile lanuit qu'il passa aux rives du lac <strong>de</strong> Côme. Je vais fâcher la personne que j'aime lemieux au mon<strong>de</strong>; si je parle, j'aurai l'air d'un mauvais <strong>com</strong>édien; je ne vauxréellement quelque chose que dans <strong>de</strong> certains moments d'exaltation.- Le <strong>com</strong>te est admirable pour moi, dit-il à la duchesse, après lui avoir rendu <strong>com</strong>pte<strong>de</strong> la visite à l'archevêché; j'apprécie d'autant plus sa conduite que je croism'apercevoir que je ne lui plais que fort médiocrement; ma façon d'agir doit donc êtrecorrecte à son égard. Il a ses fouilles <strong>de</strong> Sanguigna dont il est toujours fou, à en jugerdu moins par son voyage d'avant-hier; il a fait douze lieues au galop pour passer <strong>de</strong>uxheures avec ses ouvriers. Si l'on trouve <strong>de</strong>s fragments <strong>de</strong> statues dans le templeantique dont il vient <strong>de</strong> découvrir les fondations, il craint qu'on ne les lui vole; j'aienvie <strong>de</strong> lui proposer d'aller passer trente-six heures à Sanguigna. Demain, vers lescinq heures, je dois revoir l'archevêque, je pourrai partir dans la soirée et profiter <strong>de</strong>la fraîcheur <strong>de</strong> la nuit pour faire la route.<strong>La</strong> duchesse ne répondit pas d'abord.- On dirait que tu cherches <strong>de</strong>s prétextes pour t'éloigner <strong>de</strong> moi, lui dit-elle ensuiteavec une extrême tendresse; à peine <strong>de</strong> retour <strong>de</strong> Belgirate, tu trouves une raisonpour partir.Voici une belle occasion <strong>de</strong> parler, se dit Fabrice. Mais sur le lac j'étais un peu fou, jene me suis pas aperçu dans mon enthousiasme <strong>de</strong> sincérité que mon <strong>com</strong>pliment finitpar une impertinence; il s'agirait <strong>de</strong> dire: Je t'aime <strong>de</strong> l'amitié la plus dévouée, etc.etc., mais mon âme n'est pas susceptible d'amour. N'est-ce pas dire: Je vois que vousavez <strong>de</strong> l'amour pour moi; mais prenez gar<strong>de</strong>, je ne puis vous payer en mêmemonnaie? Si elle a <strong>de</strong> l'amour, la duchesse peut se fâcher d'être <strong>de</strong>vinée, et elle serarévoltée <strong>de</strong> mon impu<strong>de</strong>nce si elle n'a pour moi qu'une amitié toute simple... et cesont <strong>de</strong> ces offenses qu'on ne pardonne point.Pendant qu'il pesait ces idées importantes, Fabrice sans s'en apercevoir, se promenaitdans le salon, d'un air grave et plein <strong>de</strong> hauteur, en homme qui voit le malheur à dixpas <strong>de</strong> lui.103


<strong>La</strong> duchesse le regardait avec admiration; ce n'était plus l'enfant qu'elle avait vunaître, ce n'était plus le neveu toujours prêt à lui obéir: c'était un homme grave etduquel il serait délicieux <strong>de</strong> se faire aimer. Elle se leva <strong>de</strong> l'ottomane où elle étaitassise, et, se jetant dans ses bras avec transport:- Tu veux donc me fuir? lui dit-elle.- Non, répondit-il <strong>de</strong> l'air d'un empereur romain, mais je voudrais être sage.Ce mot était susceptible <strong>de</strong> diverses interprétations; Fabrice ne se sentit pas lecourage d'aller plus loin et <strong>de</strong> courir le hasard <strong>de</strong> blesser cette femme adorable. Ilétait trop jeune, trop susceptible <strong>de</strong> prendre <strong>de</strong> l'émotion; son esprit ne lui fournissaitaucune tournure aimable pour faire entendre ce qu'il voulait dire. Par un transportnaturel et malgré tout raisonnement, il prit dans ses bras cette femme charmante et lacouvrit <strong>de</strong> baisers. Au même instant, on entendit le bruit <strong>de</strong> la voiture du <strong>com</strong>te quientrait dans la cour, et presque en même temps lui-même parut dans le salon; il avaitl'air tout ému.- Vous inspirez <strong>de</strong>s passions bien singulières, dit-il à Fabrice, qui resta presqueconfondu du mot.L'archevêque avait ce soir l'audience que Son Altesse Sérénissime lui accor<strong>de</strong> tous lesjeudis; le prince vient <strong>de</strong> me raconter que l'archevêque, d'un air tout troublé, a débutépar un discours appris par coeur et fort savant, auquel d'abord le prince ne <strong>com</strong>prenaitrien. <strong>La</strong>ndriani a fini par déclarer qu'il était important pour l'église <strong>de</strong> <strong>Parme</strong> queMonsignore Fabrice <strong>de</strong>l Dongo fût nommé son premier vicaire général, et, par la suite,dès qu'il aurait vingt-quatre ans ac<strong>com</strong>plis, son coadjuteur avec future succession.Ce mot m'a effrayé, je l'avoue, dit le <strong>com</strong>te; c'est aller un peu bien vite, et je craignaisune bouta<strong>de</strong> d'humeur chez le prince. Mais il m'a regardé en riant et m'a dit enfrançais: Ce sont là <strong>de</strong> vos coups, monsieur!- Je puis faire serment <strong>de</strong>vant Dieu et <strong>de</strong>vant Votre Altesse, me suis-je écrié avectoute l'onction possible, que j'ignorais parfaitement le mot <strong>de</strong> future succession. Alorsj'ai dit la vérité, ce que nous répétions ici même il y a quelques heures; j'ai ajouté,avec entraînement, que, par la suite, je me serais regardé <strong>com</strong>me <strong>com</strong>blé <strong>de</strong>s faveurs<strong>de</strong> Son Altesse, si elle daignait m'accor<strong>de</strong>r un petit évêché pour <strong>com</strong>mencer. Il fautque le prince m'ait cru, car il a jugé à propos <strong>de</strong> faire le gracieux; il m'a dit, avec toutela simplicité possible: Ceci est une affaire officielle entre l'archevêque et moi, vous n'yentrez pour rien; le bonhomme m'adresse une sorte <strong>de</strong> rapport fort long etpassablement ennuyeux, à la suite duquel il arrive à une proposition officielle; je lui airépondu très froi<strong>de</strong>ment que le sujet était bien jeune, et surtout bien nouveau dansma cour; que j'aurais presque l'air <strong>de</strong> payer une lettre <strong>de</strong> change tirée sur moi parl'Empereur, en donnant la perspective d'une si haute dignité au fils d'un <strong>de</strong>s grandsofficiers <strong>de</strong> son royaume lombardo-vénitien. L'archevêque a protesté qu'aucunere<strong>com</strong>mandation <strong>de</strong> ce genre n'avait eu lieu. C'était une bonne sottise à me dire àmoi; j'en ai été surpris <strong>de</strong> la part d'un homme aussi entendu; mais il est toujoursdésorienté quand il m'adresse la parole, et ce soir il était plus troublé que jamais, cequi m'a donné l'idée qu'il désirait la chose avec passion. Je lui ai dit que je savaismieux que lui qu'il n'y avait point eu <strong>de</strong> haute re<strong>com</strong>mandation en faveur <strong>de</strong> <strong>de</strong>lDongo, que personne à ma cour ne lui refusait <strong>de</strong> la capacité, qu'on ne parlait pointtrop mal <strong>de</strong> ses moeurs, mais que je craignais qu'il ne fût susceptible d'enthousiasme,et que je m'étais promis <strong>de</strong> ne jamais élever aux places considérables les fous <strong>de</strong> cetteespèce avec lesquels un prince n'est sûr <strong>de</strong> rien. Alors, a continué Son Altesse, j'ai dû104


subir un pathos presque aussi long que le premier: l'archevêque me faisait l'éloge <strong>de</strong>l'enthousiasme <strong>de</strong> la maison <strong>de</strong> Dieu. Maladroit, me disais-je, tu t'égares, tu<strong>com</strong>promets la nomination qui était presque accordée; il fallait couper court et meremercier avec effusion. Point: il continuait son homélie avec une intrépidité ridicule,je cherchais une réponse qui ne fût point trop défavorable au petit <strong>de</strong>l Dongo; je l'aitrouvée, et assez heureuse, <strong>com</strong>me vous allez en juger: Monseigneur, lui ai-je dit, PieVII fut un grand pape et un grand saint; parmi tous les souverains, lui seul osa direnon au tyran qui voyait l'Europe à ses pieds! eh bien! il était susceptibled'enthousiasme, ce qui l'a porté, lorsqu'il était évêque d'Imola, à écrire sa fameusepastorale du citoyen cardinal Chiaramonti en faveur <strong>de</strong> la république cisalpine.Mon pauvre archevêque est resté stupéfait, et, pour achever <strong>de</strong> le stupéfier, je lui aidit d'un air fort sérieux: Adieu, monseigneur, je prendrai vingt-quatre heures pourréfléchir à votre proposition. Le pauvre homme a ajouté quelques supplications assezmal tournées et assez inopportunes après le mot adieu prononcé par moi. Maintenant,<strong>com</strong>te Mosca <strong>de</strong>lla Rovère, je vous charge <strong>de</strong> dire à la duchesse que je ne veux pasretar<strong>de</strong>r <strong>de</strong> vingt-quatre heures une chose qui peut lui être agréable; asseyez-vous làet écrivez à l'archevêque le billet d'approbation qui termine toute cette affaire. J'aiécrit le billet, il l'a signé, il m'a dit: Portez-le à l'instant même à la duchesse. Voici lebillet, madame, et c'est ce qui m'a donné un prétexte pour avoir le bonheur <strong>de</strong> vousrevoir ce soir.<strong>La</strong> duchesse lut le billet avec ravissement. Pendant le long récit du <strong>com</strong>te, Fabriceavait eu le temps <strong>de</strong> se remettre: il n'eut point l'air étonné <strong>de</strong> cet inci<strong>de</strong>nt, il prit lachose en véritable grand seigneur qui naturellement a toujours cru qu'il avait droit àces avancements extraordinaires, à ces coups <strong>de</strong> fortune qui mettraient un bourgeoishors <strong>de</strong>s gonds; il parla <strong>de</strong> sa reconnaissance, mais en bons termes, et finit par direau <strong>com</strong>te:- Un bon courtisan doit flatter la passion dominante; hier vous témoigniez la crainteque vos ouvriers <strong>de</strong> Sanguigna ne volent les fragments <strong>de</strong> statues antiques qu'ilspourraient découvrir; j'aime beaucoup les fouilles, moi; si vous voulez bien lepermettre, j'irai voir les ouvriers. Demain soir, après les remerciements convenablesau palais et chez l'archevêque, je partirai pour Sanguigna.- Mais <strong>de</strong>vinez-vous, dit la duchesse au <strong>com</strong>te, d'où vient cette passion subite du bonarchevêque pour Fabrice?- Je n'ai pas besoin <strong>de</strong> <strong>de</strong>viner; le grand vicaire dont le frère est capitaine me disaithier: Le père <strong>La</strong>ndriani part <strong>de</strong> ce principe certain, que le titulaire est supérieur aucoadjuteur, et il ne se sent pas <strong>de</strong> joie d'avoir sous ses ordres un <strong>de</strong>l Dongo et <strong>de</strong>l'avoir obligé. Tout ce qui met en lumière la haute naissance <strong>de</strong> Fabrice ajoute à sonbonheur intime: il a un tel homme pour ai<strong>de</strong> <strong>de</strong> camp! En second lieu monseigneurFabrice lui a plu, il ne se sent point timi<strong>de</strong> <strong>de</strong>vant lui; enfin il nourrit <strong>de</strong>puis dix ansune haine bien conditionnée pour l'évêque <strong>de</strong> Plaisance, qui affiche hautement laprétention <strong>de</strong> lui succé<strong>de</strong>r sur le siège <strong>de</strong> <strong>Parme</strong>, et qui <strong>de</strong> plus est fils d'un meunier.C'est dans ce but <strong>de</strong> succession future que l'évêque <strong>de</strong> Plaisance a pris <strong>de</strong>s relationsfort étroites avec la marquise Raversi, et maintenant ces liaisons font tremblerl'archevêque pour le succès <strong>de</strong> son <strong>de</strong>ssein favori, avoir un <strong>de</strong>l Dongo à son étatmajor,et lui donner <strong>de</strong>s ordres.Le surlen<strong>de</strong>main, <strong>de</strong> bonne heure, Fabrice dirigeait les travaux <strong>de</strong> la fouille <strong>de</strong>Sanguigna, vis-à-vis Colorno (c'est le Versailles <strong>de</strong>s princes <strong>de</strong> <strong>Parme</strong>); ces fouilless'étendaient dans la plaine tout près <strong>de</strong> la gran<strong>de</strong> route qui conduit <strong>de</strong> <strong>Parme</strong> au pont105


<strong>de</strong> Casal-Maggiore, première ville <strong>de</strong> l'Autriche. Les ouvriers coupaient la plaine parune longue tranchée profon<strong>de</strong> <strong>de</strong> huit pieds et aussi étroite que possible; on étaitoccupé à rechercher, le long <strong>de</strong> l'ancienne voie romaine, les ruines d'un second templequi, disait-on dans le pays, existait encore au Moyen Age. Malgré les ordres du prince,plusieurs paysans ne voyaient pas sans jalousie ces longs fossés traversant leurspropriétés. Quoi qu'on pût leur dire, ils s'imaginaient qu'on était à la recherche d'untrésor, et la présence <strong>de</strong> Fabrice était surtout convenable pour empêcher quelquepetite émeute. Il ne s'ennuyait point, il suivait ces travaux avec passion; <strong>de</strong> temps àautre on trouvait quelque médaille, et il ne voulait pas laisser le temps aux ouvriers <strong>de</strong>s'accor<strong>de</strong>r entre eux pour l'escamoter.<strong>La</strong> journée était belle, il pouvait être six heures du matin: il avait emprunté un vieuxfusil à un coup, il tira quelques alouettes; l'une d'elles blessée alla tomber sur lagran<strong>de</strong> route; Fabrice, en la poursuivant, aperçut <strong>de</strong> loin une voiture qui venait <strong>de</strong><strong>Parme</strong> et se dirigeait vers la frontière <strong>de</strong> Casal-Maggiore. Il venait <strong>de</strong> recharger sonfusil lorsque la voiture fort délabrée s'approchant au tout petit pas, il reconnut lapetite Marietta; elle avait à ses côtés le grand escogriffe Giletti, et cette femme âgéequ'elle faisait passer pour sa mère.Giletti s'imagina que Fabrice s'était placé ainsi au milieu <strong>de</strong> la route, et un fusil à lamain, pour l'insulter et peut-être même pour lui enlever la petite Marietta. En homme<strong>de</strong> coeur il sauta à bas <strong>de</strong> la voiture; il avait dans la main gauche un grand pistoletfort rouillé, et tenait <strong>de</strong> la droite une épée encore dans son fourreau, dont il se servaitlorsque les besoins <strong>de</strong> la troupe forçaient <strong>de</strong> lui confier quelque rôle <strong>de</strong> marquis.- Ah! brigand! s'écria-t-il, je suis bien aise <strong>de</strong> te trouver ici à une lieue <strong>de</strong> la frontière;je vais te faire ton affaire; tu n'es plus protégé ici par tes bas violets.Fabrice faisait <strong>de</strong>s mines à la petite Marietta et ne s'occupait guère <strong>de</strong>s cris jaloux duGiletti, lorsque tout à coup il vit à trois pieds <strong>de</strong> sa poitrine le bout du pistolet rouillé; iln'eut que le temps <strong>de</strong> donner un coup sur ce pistolet, en se servant <strong>de</strong> son fusil<strong>com</strong>me d'un bâton: le pistolet partit, mais ne blessa personne.- Arrêtez donc, f..., cria Giletti au vetturino: en même temps il eut l'adresse <strong>de</strong> sautersur le bout du fusil <strong>de</strong> son adversaire et <strong>de</strong> le tenir éloigné <strong>de</strong> la direction <strong>de</strong> soncorps; Fabrice et lui tiraient le fusil chacun <strong>de</strong> toutes ses forces. Giletti, beaucoup plusvigoureux, plaçant une main <strong>de</strong>vant l'autre, avançait toujours vers la batterie, et étaitsur le point <strong>de</strong> s'emparer du fusil, lorsque Fabrice, pour l'empêcher d'en faire usage,fit partir le coup. Il avait bien observé auparavant que l'extrémité du fusil était à plus<strong>de</strong> trois pouces au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> l'épaule <strong>de</strong> Giletti: la détonation eut lieu tout près <strong>de</strong>l'oreille <strong>de</strong> ce <strong>de</strong>rnier. Il resta un peu étonné, mais se remit en un clin d'oeil.- Ah! tu veux me faire sauter le crâne, canaille! je vais te faire ton <strong>com</strong>pte. Giletti jetale fourreau <strong>de</strong> son épée <strong>de</strong> marquis, et fondit sur Fabrice avec une rapidité admirable.Celui-ci n'avait point d'arme et se vit perdu.Il se sauva vers la voiture, qui était arrêtée à une dizaine <strong>de</strong> pas <strong>de</strong>rrière Giletti; ilpassa à gauche, et saisissant <strong>de</strong> la main le ressort <strong>de</strong> la voiture, il tourna rapi<strong>de</strong>menttout autour et repassa tout près <strong>de</strong> la portière droite qui était ouverte. Giletti, lancéavec ses gran<strong>de</strong>s jambes et qui n'avait pas eu l'idée <strong>de</strong> se retenir au ressort <strong>de</strong> lavoiture fit plusieurs pas dans sa première direction avant <strong>de</strong> pouvoir s'arrêter. Aumoment où Fabrice passait auprès <strong>de</strong> la portière ouverte, il entendit Marietta qui luidisait à <strong>de</strong>mi-voix:106


- Prends gar<strong>de</strong> à toi; il te tuera. Tiens!Au même instant, Fabrice vit tomber <strong>de</strong> la portière une sorte <strong>de</strong> grand couteau <strong>de</strong>chasse; il se baissa pour le ramasser, mais, au même instant il fut touché à l'épaulepar un coup d'épée que lui lançait Giletti. Fabrice, en se relevant, se trouva à sixpouces <strong>de</strong> Giletti qui lui donna dans la figure un coup furieux avec le pommeau <strong>de</strong> sonépée; ce coup était lancé avec une telle force qu'il ébranla tout à fait la raison <strong>de</strong>Fabrice; en ce moment il fut sur le point d'être tué. Heureusement pour lui, Gilettiétait encore trop près pour pouvoir lui donner un coup <strong>de</strong> pointe. Fabrice, quand ilrevint à soi, prit la fuite en courant <strong>de</strong> toutes ses forces; en courant, il jeta le fourreaudu couteau <strong>de</strong> chasse et ensuite, se retournant vivement, il se trouva à trois pas <strong>de</strong>Giletti qui le poursuivait. Giletti était lancé, Fabrice lui porta un coup <strong>de</strong> pointe; Gilettiavec son épée eut le temps <strong>de</strong> relever un peu le couteau <strong>de</strong> chasse, mais il reçut lecoup <strong>de</strong> pointe en plein dans la joue gauche. Il passa tout près <strong>de</strong> Fabrice qui se sentitpercer la cuisse, c'était le couteau <strong>de</strong> Giletti que celui-ci avait eu le temps d'ouvrir.Fabrice fit un saut à droite; il se retourna, et enfin les <strong>de</strong>ux adversaires se trouvèrentà une juste distance <strong>de</strong> <strong>com</strong>bat.Giletti jurait <strong>com</strong>me un damné. Ah! je vais te couper la gorge, gredin <strong>de</strong> prêtre,répétait-il à chaque instant. Fabrice était tout essoufflé et ne pouvait parler; le coup<strong>de</strong> pommeau d'épée dans la figure le faisait beaucoup souffrir, et son nez saignaitabondamment; il para plusieurs coups avec son couteau <strong>de</strong> chasse et porta plusieursbottes sans trop savoir ce qu'il faisait; il lui semblait vaguement être à un assautpublic. Cette idée lui avait été suggérée par la présence <strong>de</strong> ses ouvriers qui, aunombre <strong>de</strong> vingt-cinq ou trente, formaient cercle autour <strong>de</strong>s <strong>com</strong>battants, mais àdistance fort respectueuse; car on voyait ceux-ci courir à tout moment et s'élancerl'un sur l'autre.Le <strong>com</strong>bat semblait se ralentir un peu; les coups ne se suivaient plus avec la mêmerapidité, lorsque Fabrice se dit: à la douleur que je ressens au visage, il faut qu'il m'aitdéfiguré. Saisi <strong>de</strong> rage à cette idée, il sauta sur son ennemi la pointe du couteau <strong>de</strong>chasse en avant. Cette pointe entra dans le côté droit <strong>de</strong> la poitrine <strong>de</strong> Giletti et sortitvers l'épaule gauche; au même instant l'épée <strong>de</strong> Giletti pénétrait <strong>de</strong> toute sa longueurdans le haut du bras <strong>de</strong> Fabrice, mais l'épée glissa sous la peau, et ce fut une blessureinsignifiante.Giletti était tombé; au moment où Fabrice s'avançait vers lui, regardant sa maingauche qui tenait un couteau, cette main s'ouvrait machinalement et laissait échapperson arme.Le gredin est mort, se dit Fabrice; il le regarda au visage, Giletti rendait beaucoup <strong>de</strong>sang par la bouche. Fabrice courut à la voiture.- Avez-vous un miroir? cria-t-il à Marietta. Marietta le regardait très pâle et nerépondait pas. <strong>La</strong> vieille femme ouvrit d'un grand sang-froid un sac à ouvrage vert, etprésenta à Fabrice un petit miroir à manche grand <strong>com</strong>me la main. Fabrice, en seregardant, se maniait la figure: Les yeux sont sains, se disait-il, c'est déjà beaucoup; ilregarda les <strong>de</strong>nts, elles n'étaient point cassées. D'où vient donc que je souffre tant? sedisait-il à <strong>de</strong>mi-voix.<strong>La</strong> vieille femme lui répondit:107


- C'est que le haut <strong>de</strong> votre joue a été pilé entre le pommeau <strong>de</strong> l'épée <strong>de</strong> Giletti etl'os que nous avons là. Votre joue est horriblement enflée et bleue: mettez-y <strong>de</strong>ssangsues à l'instant, et ce ne sera rien.- Ah! <strong>de</strong>s sangsues à l'instant, dit Fabrice en riant et il reprit tout son sang-froid. Il vitque les ouvriers entouraient Giletti et le regardaient sans oser le toucher.- Secourez donc cet homme, leur cria-t-il; ôtez-lui son habit... Il allait continuer, mais,en levant les yeux, il vit cinq ou six hommes à trois cents pas sur la gran<strong>de</strong> route quis'avançaient à pied et d'un pas mesuré vers le lieu <strong>de</strong> la scène.Ce sont <strong>de</strong>s gendarmes, pensa-t-il, et <strong>com</strong>me il y a un homme <strong>de</strong> tué, ils vontm'arrêter, et j'aurai l'honneur <strong>de</strong> faire une entrée solennelle dans la ville <strong>de</strong> <strong>Parme</strong>.Quelle anecdote pour les courtisans amis <strong>de</strong> la Raversi et qui détestent ma tante!Aussitôt, et avec la rapidité <strong>de</strong> l'éclair, il jette aux ouvriers ébahis tout l'argent qu'ilavait dans ses poches, il s'élance dans la voiture.- Empêchez les gendarmes <strong>de</strong> me poursuivre, crie-t-il à ses ouvriers, et je fais votrefortune; dites-leur que je suis innocent, que cet homme m'a attaqué et voulait metuer.- Et toi, dit-il au vetturino, mets tes chevaux au galop, tu auras quatre napoléons d'orsi tu passes le Pô avant que ces gens là-bas puissent m'atteindre.- Ça va! dit le vetturino; mais n'ayez donc pas peur, ces hommes là-bas sont à pied,et le trot seul <strong>de</strong> mes petits chevaux suffit pour les laisser fameusement <strong>de</strong>rrière.Disant ces paroles il les mit au galop.Notre héros fut choqué <strong>de</strong> ce mot peur employé par le cocher: c'est que réellement ilavait eu une peur extrême après le coup <strong>de</strong> pommeau d'épée qu'il avait reçu dans lafigure.- Nous pouvons contre-passer <strong>de</strong>s gens à cheval venant vers nous, dit le vetturinopru<strong>de</strong>nt et qui songeait aux quatre napoléons, et les hommes qui nous suiventpeuvent crier qu'on nous arrête. Ceci voulait dire: Rechargez vos armes...- Ah! que tu es brave, mon petit abbé! s'écriait la Marietta en embrassant Fabrice. <strong>La</strong>vieille femme regardait hors <strong>de</strong> la voiture par la portière: au bout d'un peu <strong>de</strong> tempselle rentra la tête.- Personne ne vous poursuit, monsieur, dit-elle à Fabrice d'un grand sang-froid; et iln'y a personne sur la route <strong>de</strong>vant vous. Vous savez <strong>com</strong>bien les employés <strong>de</strong> la policeautrichienne sont formalistes: s'ils vous voient arriver ainsi au galop, sur la digue aubord du Pô, ils vous arrêteront, n'en ayez aucun doute.Fabrice regarda par la portière.- Au trot, dit-il au cocher. Quel passeport avez-vous? dit-il à la vieille femme.- Trois au lieu d'un, répondit-elle, et qui nous ont coûté chacun quatre francs: n'est-cepas une horreur pour <strong>de</strong> pauvres artistes dramatiques qui voyagent toute l'année!Voici le passeport <strong>de</strong> M. Giletti, artiste dramatique, ce sera vous; voici nos <strong>de</strong>ux108


passeports à la Mariettina et à moi. Mais Giletti avait tout notre argent dans sa poche,qu'allons-nous <strong>de</strong>venir?- Combien avait-il? dit Fabrice.- Quarante beaux écus <strong>de</strong> cinq francs, dit la vielle femme.- C'est-à-dire six <strong>de</strong> la petite monnaie, dit la Marietta en riant; je ne veux pas que l'ontrompe mon petit abbé.- N'est-il pas tout naturel, monsieur, reprit la vieille femme d'un grand sang-froid, queje cherche à vous accrocher trente-quatre écus? Qu'est-ce que trente-quatre écuspour vous? Et nous, nous avons perdu notre protecteur; qui est-ce qui se chargera <strong>de</strong>nous loger, <strong>de</strong> débattre les prix avec les vetturini quand nous voyageons, et <strong>de</strong> fairepeur à tout le mon<strong>de</strong>? Giletti n'était pas beau, mais il était bien <strong>com</strong>mo<strong>de</strong>, et si lapetite que voilà n'était pas une sotte, qui d'abord s'est amourachée <strong>de</strong> vous, jamaisGiletti ne se fût aperçu <strong>de</strong> rien, et vous nous auriez donné <strong>de</strong> beaux écus. Je vousassure que nous sommes bien pauvres.Fabrice fut touché; il tira sa bourse et donna quelques napoléons à la vieille femme.-Vous voyez, lui dit-il, qu'il ne m'en reste que quinze, ainsi il est inutile dorénavant <strong>de</strong>me tirer aux jambes.<strong>La</strong> petite Marietta lui sauta au cou, et la vieille lui baisait les mains. <strong>La</strong> voiture avançaittoujours au petit trot. Quand on vit <strong>de</strong> loin les barrières jaunes rayées <strong>de</strong> noir quiannoncent les possessions autrichiennes, la vieille femme dit à Fabrice:- Vous feriez mieux d'entrer à pied avec le passeport <strong>de</strong> Giletti dans votre poche;nous, nous allons nous arrêter un instant, sous prétexte <strong>de</strong> faire un peu <strong>de</strong> toilette. Etd'ailleurs, la douane visitera nos effets. Vous, si vous m'en croyez, traversez Casal-Maggiore d'un pas nonchalant; entrez même au café et buvez le verre d'eau-<strong>de</strong>-vie;une fois hors du village, filez ferme. <strong>La</strong> police est vigilante en diable en paysautrichien: elle saura bientôt qu'il y a eu un homme <strong>de</strong> tué: vous voyagez avec unpasseport qui n'est pas le vôtre, il n'en faut pas tant pour passer <strong>de</strong>ux ans en prison.Gagnez le Pô à droite en sortant <strong>de</strong> la ville, louez une barque et réfugiez-vous àRavenne ou à Ferrare; sortez au plus vite <strong>de</strong>s états autrichiens. Avec <strong>de</strong>ux louis vouspourrez acheter un autre passeport <strong>de</strong> quelque douanier, celui-ci vous serait fatal;rappelez-vous que vous avez tué l'homme.En approchant à pied du pont <strong>de</strong> bateaux <strong>de</strong> Casal-Maggiore, Fabrice relisaitattentivement le passeport <strong>de</strong> Giletti. Notre héros avait grand'peur, il se rappelaitvivement tout ce que le <strong>com</strong>te Mosca lui avait dit du danger qu'il y avait pour lui àrentrer dans les états autrichiens; or, il voyait à <strong>de</strong>ux cents pas <strong>de</strong>vant lui le pontterrible qui allait lui donner accès en ce pays, dont la capitale à ses yeux était leSpielberg. Mais <strong>com</strong>ment faire autrement? Le duché <strong>de</strong> Modène qui borne au midil'état <strong>de</strong> <strong>Parme</strong> lui rendait les fugitifs en vertu d'une convention expresse; la frontière<strong>de</strong> l'état qui s'étend dans les montagnes du côté <strong>de</strong> Gênes était trop éloignée; samésaventure serait connue à <strong>Parme</strong> bien avant qu'il pût atteindre ces montagnes; ilne restait donc que les états <strong>de</strong> l'Autriche sur la rive gauche du Pô. Avant qu'on eût letemps d'écrire aux autorités autrichiennes pour les engager à l'arrêter, il se passeraitpeut-être trente-six heures ou <strong>de</strong>ux jours. Toutes réflexions faites, Fabrice brûla avecle feu <strong>de</strong> son cigare son propre passeport; il valait mieux pour lui en pays autrichienêtre un vagabond que d'être Fabrice <strong>de</strong>l Dongo, et il était possible qu'on le fouillât.109


Indépendamment <strong>de</strong> la répugnance bien naturelle qu'il avait à confier sa vie aupasseport du malheureux Giletti, ce document présentait <strong>de</strong>s difficultés matérielles: lataille <strong>de</strong> Fabrice atteignait tout au plus à cinq pieds cinq pouces, et non pas à cinqpieds dix pouces <strong>com</strong>me l'énonçait le passeport; il avait près <strong>de</strong> vingt-quatre ans etparaissait plus jeune, Giletti en avait trente-neuf. Nous avouerons que notre héros sepromena une gran<strong>de</strong> <strong>de</strong>mi-heure sur une contre-digue du Pô voisine du pont <strong>de</strong>barques, avant <strong>de</strong> se déci<strong>de</strong>r à y <strong>de</strong>scendre. Que conseillerais-je à un autre qui setrouverait à ma place? se dit-il enfin. Évi<strong>de</strong>mment <strong>de</strong> passer: il y a péril à rester dansl'état <strong>de</strong> <strong>Parme</strong>; un gendarme peut être envoyé à la poursuite <strong>de</strong> l'homme qui en a tuéun autre, fût-ce même à son corps défendant. Fabrice fit la revue <strong>de</strong> ses poches,déchira tous les papiers et ne garda exactement que son mouchoir et sa boîte àcigares; il lui importait d'abréger l'examen qu'il allait subir. Il pensa à une terribleobjection qu'on pourrait lui faire et à laquelle il ne trouvait que <strong>de</strong> mauvaisesréponses: il allait dire qu'il s'appelait Giletti et tout son linge était marqué F.D.Comme on voit, Fabrice était un <strong>de</strong> ces malheureux tourmentés par leur imagination;c'est assez le défaut <strong>de</strong>s gens d'esprit en Italie. Un soldat français d'un courage égalou même inférieur se serait présenté pour passer sur le pont tout <strong>de</strong> suite, et sanssonger d'avance à aucune difficulté; mais aussi il y aurait porté tout son sang-froid, etFabrice était bien loin d'être <strong>de</strong> sang-froid, lorsque au bout du pont un petit homme,vêtu <strong>de</strong> gris, lui dit: Entrez au bureau <strong>de</strong> police pour votre passeport.Ce bureau avait <strong>de</strong>s murs sales garnis <strong>de</strong> clous auxquels les pipes et les chapeauxsales <strong>de</strong>s employés étaient suspendus. Le grand bureau <strong>de</strong> sapin <strong>de</strong>rrière lequel ilsétaient retranchés était tout taché d'encre et <strong>de</strong> vin; <strong>de</strong>ux ou trois gros registres reliésen peau verte portaient <strong>de</strong>s taches <strong>de</strong> toutes couleurs, et la tranche <strong>de</strong> leurs pagesétait noircie par les mains. Sur les registres placés en pile l'un sur l'autre il y avaittrois magnifiques couronnes <strong>de</strong> laurier qui avaient servi l'avant-veille pour une <strong>de</strong>sfêtes <strong>de</strong> l 'Empereur.Fabrice fut frappé <strong>de</strong> tous ces détails, ils lui serrèrent le coeur; il paya ainsi le luxemagnifique et plein <strong>de</strong> fraîcheur qui éclatait dans son joli appartement du palaisSanseverina. Il était obligé d'entrer dans ce sale bureau et d'y paraître <strong>com</strong>meinférieur; il allait subir un interrogatoire.L'employé qui tendit une main jaune pour prendre son passeport était petit et noir, ilportait un bijou <strong>de</strong> laiton à sa cravate. Ceci est un bourgeois <strong>de</strong> mauvaise humeur, sedit Fabrice; le personnage parut excessivement surpris en lisant le passeport, et cettelecture dura bien cinq minutes.- Vous avez eu un acci<strong>de</strong>nt, dit-il à l'étranger en indiquant sa joue du regard.- Le vetturino nous a jetés en bas <strong>de</strong> la digue du Pô. Puis le silence re<strong>com</strong>mença etl'employé lançait <strong>de</strong>s regards farouches sur le voyageur.J'y suis, se dit Fabrice, il va me dire qu'il est fâché d'avoir une mauvaise nouvelle àm'apprendre et que je suis arrêté. Toutes sortes d'idées folles arrivèrent à la tête <strong>de</strong>notre héros, qui dans ce moment n'était pas fort logique. Par exemple, il songea às'enfuir par la porte du bureau qui était restée ouverte; je me défais <strong>de</strong> mon habit; jeme jette dans le Pô, et sans doute je pourrai le traverser à la nage. Tout vaut mieuxque le Spielberg. L'employé <strong>de</strong> police le regardait fixement au moment où il calculaitles chances <strong>de</strong> succès <strong>de</strong> cette équipée, cela faisait <strong>de</strong>ux bonnes physionomies. <strong>La</strong>présence du danger donne du génie à l'homme raisonnable, elle le met, pour ainsi110


dire, au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> lui-même; à l'homme d'imagination elle inspire <strong>de</strong>s romans, hardisil est vrai mais souvent absur<strong>de</strong>s.Il fallait voir l'oeil indigné <strong>de</strong> notre héros sous l'oeil scrutateur <strong>de</strong> ce <strong>com</strong>mis <strong>de</strong> policeorné <strong>de</strong> ses bijoux <strong>de</strong> cuivre. Si je le tuais, se disait Fabrice, je serai condamné pourmeurtre à vingt ans <strong>de</strong> galère ou à la mort, ce qui est bien moins affreux que leSpielberg avec une chaîne <strong>de</strong> cent vingt livres à chaque pied et huit onces <strong>de</strong> painpour toute nourriture, et cela dure vingt ans; ainsi je n'en sortirais qu'à quarantequatreans. <strong>La</strong> logique <strong>de</strong> Fabrice oubliait que, puisqu'il avait brûlé son passeport, rienn'indiquait à l'employé <strong>de</strong> police qu'il fût le rebelle Fabrice <strong>de</strong>l Dongo.Notre héros était suffisamment effrayé, <strong>com</strong>me on le voit, il l'eût été bien davantages'il eût connu les pensées qui agitaient le <strong>com</strong>mis <strong>de</strong> police. Cet homme était ami <strong>de</strong>Giletti; on peut juger <strong>de</strong> sa surprise lorsqu'il vit son passeport entre les mains d'unautre; son premier mouvement fut <strong>de</strong> faire arrêter cet autre, puis il songea que Gilettipouvait bien avoir vendu son passeport à ce beau jeune homme qui apparemmentvenait <strong>de</strong> faire quelque mauvais coup à <strong>Parme</strong>. Si je l'arrête, se dit-il, Giletti sera<strong>com</strong>promis; on découvrira facilement qu'il a vendu son passeport; d'un autre côté, quediront mes chefs si l'on vient à vérifier que moi, ami <strong>de</strong> Giletti, j'ai visé son passeportporté par un autre? L'employé se leva en bâillant et dit à Fabrice: -Atten<strong>de</strong>z,monsieur; puis, par une habitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> police, il ajouta: il s'élève une difficulté. Fabricedit à part soi: Il va s'élever ma fuite.En effet, l'employé quittait le bureau dont il laissait la porte ouverte, et le passeportétait resté sur la table <strong>de</strong> sapin. Le danger est évi<strong>de</strong>nt, pensa Fabrice; je vais prendremon passeport et repasser le pont au petit pas, je dirai au gendarme, s'il m'interroge,que j'ai oublié <strong>de</strong> faire viser mon passeport par le <strong>com</strong>missaire <strong>de</strong> police du <strong>de</strong>rniervillage <strong>de</strong>s états <strong>de</strong> <strong>Parme</strong>. Fabrice avait déjà son passeport à la main, lorsque, à soninexprimable étonnement, il entendit le <strong>com</strong>mis aux bijoux <strong>de</strong> cuivre qui disait:- Ma foi je n'en puis plus; la chaleur m'étouffe; je vais au café prendre la <strong>de</strong>mi-tasse.Entrez au bureau quand vous aurez fini votre pipe, il y a un passeport à viser;l'étranger est là.Fabrice, qui sortait à pas <strong>de</strong> loup, se trouva face à face avec un beau jeune hommequi se disait en chantonnant: Eh bien, visons donc ce passeport, je vais leur faire monparaphe.- Où monsieur veut-il aller?- À Mantoue, Venise et Ferrare.- Ferrare soit, répondit l'employé en sifflant; il prit une griffe, imprima le visa en encrebleue sur le passeport, écrivit rapi<strong>de</strong>ment les mots: Mantoue, Venise et Ferrare dansl'espace laissé en blanc par la griffe, puis il fit plusieurs tours en l'air avec la main,signa et reprit <strong>de</strong> l'encre pour son paraphe qu'il exécuta avec lenteur et en se donnant<strong>de</strong>s soins infinis. Fabrice suivait tous les mouvements <strong>de</strong> cette plume; le <strong>com</strong>misregarda son paraphe avec <strong>com</strong>plaisance, il y ajouta cinq ou six points, enfin il remit lepasseport à Fabrice en disant d'un air léger: bon voyage, monsieur.Fabrice s'éloignait d'un pas dont il cherchait à dissimuler la rapidité, lorsqu'il se sentitarrêter par le bras gauche: instinctivement il mit la main sur le manche <strong>de</strong> sonpoignard, et s'il ne se fût vu entouré <strong>de</strong> maisons, il fût peut-être tombé dans une111


étour<strong>de</strong>rie. L'homme qui lui touchait le bras gauche, lui voyant l'air tout effaré, lui diten forme d'excuse:- Mais j'ai appelé monsieur trois fois, sans qu'il répondît; monsieur a-t-il quelquechose à déclarer à la douane?- Je n'ai sur moi que mon mouchoir; je vais ici tout près chasser chez un <strong>de</strong> mesparents.Il eût été bien embarrassé si on l'eût prié <strong>de</strong> nommer ce parent. Par la gran<strong>de</strong> chaleurqu'il faisait et avec ces émotions Fabrice était mouillé <strong>com</strong>me s'il fût tombé dans le Pô.Je ne manque pas <strong>de</strong> courage entre les <strong>com</strong>édiens, mais les <strong>com</strong>mis ornés <strong>de</strong> bijoux<strong>de</strong> cuivre me mettent hors <strong>de</strong> moi; avec cette idée je ferai un sonnet <strong>com</strong>ique pour laduchesse.À peine entré dans Casal-Maggiore, Fabrice prit à droite une mauvaise rue qui <strong>de</strong>scendvers le Pô. J'ai grand besoin, se dit-il, <strong>de</strong>s secours <strong>de</strong> Bacchus et <strong>de</strong> Cérés, et il entradans une boutique au <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> laquelle pendait un torchon gris attaché à un bâton;sur le torchon était écrit le mot Trattoria. Un mauvais drap <strong>de</strong> lit soutenu par <strong>de</strong>uxcerceaux <strong>de</strong> bois fort minces, et pendant jusqu'à trois pieds <strong>de</strong> terre, mettait la porte<strong>de</strong> la Trattoria à l'abri <strong>de</strong>s rayons directs du soleil. Là, une femme à <strong>de</strong>mi nue et fortjolie reçut notre héros avec respect, ce qui lui fit le plus vif plaisir; il se hâta <strong>de</strong> lui direqu'il mourait <strong>de</strong> faim. Pendant que la femme préparait le déjeuner, entra un hommed'une trentaine d'années, il n'avait pas salué en entrant; tout à coup il se releva dubanc où il s'était jeté d'un air familier, et dit à Fabrice: Eccellenza, la riverisco (je salueVotre Excellence). Fabrice était très gai en ce moment, et au lieu <strong>de</strong> former <strong>de</strong>sprojets sinistres, il répondit en riant:- Et d'où diable connais-tu mon Excellence?- Comment! Votre Excellence ne reconnaît pas Ludovic, l'un <strong>de</strong>s cochers <strong>de</strong> Mme laduchesse Sanseverina? À Sacca, la maison <strong>de</strong> campagne où nous allions tous les ans,je prenais toujours la fièvre; j'ai <strong>de</strong>mandé la pension à madame et me suis retiré. Mevoici riche; au lieu <strong>de</strong> la pension <strong>de</strong> douze écus par an à laquelle tout au plus jepouvais avoir droit, madame m'a dit que pour me donner le loisir <strong>de</strong> faire <strong>de</strong>s sonnets,car je suis poète en langue vulgaire, elle m'accordait vingt-quatre écus, et M. le <strong>com</strong>tem'a dit que si jamais j'étais malheureux, je n'avais qu'à venir lui parler. J'ai eul'honneur <strong>de</strong> mener Monsignore pendant un relais lorsqu'il est allé faire sa retraite<strong>com</strong>me un bon chrétien à la chartreuse <strong>de</strong> Velleja.Fabrice regarda cet homme et le reconnut un peu. C'était un <strong>de</strong>s cochers les pluscoquets <strong>de</strong> la casa Sanseverina: maintenant qu'il était riche, disait-il, il avait pour toutvêtement une grosse chemise déchirée et une culotte <strong>de</strong> toile, jadis teinte en noir, quilui arrivait à peine aux genoux; une paire <strong>de</strong> souliers et un mauvais chapeau<strong>com</strong>plétaient l'équipage. De plus, il ne s'était pas fait la barbe <strong>de</strong>puis quinze jours. Enmangeant son omelette, Fabrice fit la conversation avec lui absolument <strong>com</strong>me d'égalà égal; il crut voir que Ludovic était l'amant <strong>de</strong> l'hôtesse. Il termina rapi<strong>de</strong>ment sondéjeuner, puis dit à <strong>de</strong>mi-voix à Ludovic: J'ai un mot pour vous.- Votre Excellence peut parler librement <strong>de</strong>vant elle, c'est une femme réellementbonne, dit Ludovic d'un air tendre.112


- Eh bien, mes amis, reprit Fabrice sans hésiter, je suis malheureux et j'ai besoin <strong>de</strong>votre secours. D'abord il n'y a rien <strong>de</strong> politique dans mon affaire; j'ai tout simplementtué un homme qui voulait m'assassiner parce que je parlais à sa maîtresse.- Pauvre jeune homme! dit l'hôtesse.- Que Votre Excellence <strong>com</strong>pte sur moi! s'écria le cocher avec <strong>de</strong>s yeux enflammés parle dévouement le plus vif; où Son Excellence veut-elle aller?- À Ferrare. J'ai un passeport, mais j'aimerais mieux ne pas parler aux gendarmes, quipeuvent avoir connaissance du fait.- Quand avez-vous expédié cet autre?- Ce matin à six heures.- Votre Excellence n'a-t-elle point <strong>de</strong> sang sur ses vêtements? dit l'hôtesse.- J'y pensais, reprit le cocher, et d'ailleurs le drap <strong>de</strong> ces vêtements est trop fin; onn'en voit pas beaucoup <strong>de</strong> semblable dans nos campagnes, cela nous attirerait lesregards; je vais acheter <strong>de</strong>s habits chez le juif. Votre Excellence est à peu près <strong>de</strong> mataille, mais plus mince.- De grâce, ne m'appelez plus Excellence, cela peut attirer l'attention.- Oui, Excellence, répondit le cocher en sortant <strong>de</strong> la boutique.- Eh bien! eh bien! cria Fabrice, et l'argent! revenez donc!- Que parlez-vous d'argent! dit l'hôtesse, il a soixante-sept écus qui sont fort à votreservice. Moi-même, ajouta-t-elle en baissant la voix, j'ai une quarantaine d'écus queje vous offre <strong>de</strong> bien bon coeur; on n'a pas toujours <strong>de</strong> l'argent sur soi lorsqu'il arrive<strong>de</strong> ces acci<strong>de</strong>nts.Fabrice avait ôté son habit à cause <strong>de</strong> la chaleur en entrant dans la Trattoria.- Vous avez là un gilet qui pourrait nous causer <strong>de</strong> l'embarras s'il entrait quelqu'un:cette belle toile anglaise attirerait l'attention. Elle donna à notre fugitif un gilet <strong>de</strong> toileteinte en noir, appartenant à son mari. Un grand jeune homme entra dans la boutiquepar une porte intérieure, il était mis avec une certaine élégance.- C'est mon mari, dit l'hôtesse. Pierre-Antoine, dit-elle au mari, monsieur est un ami<strong>de</strong> Ludovic; il lui est arrivé un acci<strong>de</strong>nt ce matin <strong>de</strong> l'autre côté du fleuve, il désire sesauver à Ferrare.- Eh! nous le passerons, dit le mari d'un air fort poli, nous avons la barque <strong>de</strong> Charles-Joseph.Par une autre faiblesse <strong>de</strong> notre héros, que nous avouerons aussi naturellement quenous avons raconté sa peur dans le bureau <strong>de</strong> police au bout du pont, il avait leslarmes aux yeux; il était profondément attendri par le dévouement parfait qu'ilrencontrait chez ces paysans: il pensait aussi à la bonté caractéristique <strong>de</strong> sa tante; ileût voulu pouvoir faire la fortune <strong>de</strong> ces gens. Ludovic rentra chargé d'un paquet.113


- Adieu cet autre, lui dit le mari d'un air <strong>de</strong> bonne amitié.-. Il ne s'agit pas <strong>de</strong> ça, reprit Ludovic d'un ton fort alarmé, on <strong>com</strong>mence à parler <strong>de</strong>vous, on a remarqué que vous avez hésité en entrant dans notre vicolo, et quittant labelle rue <strong>com</strong>me un homme qui chercherait à se cacher.- Montez vite à la chambre, dit le mari.Cette chambre, fort gran<strong>de</strong> et fort belle, avait <strong>de</strong> la toile grise au lieu <strong>de</strong> vitres aux<strong>de</strong>ux fenêtres, on y voyait quatre lits larges chacun <strong>de</strong> six pieds et hauts <strong>de</strong> cinq.- Et vite, et vite! dit Ludovic; il y a un fat <strong>de</strong> gendarme nouvellement arrivé qui voulaitfaire la cour à la jolie femme d'en bas, et auquel j'ai prédit que quand il va encorrespondance sur la route, il pourrait bien se rencontrer avec une balle; si ce chienlàentend parler <strong>de</strong> Votre Excellence, il voudra nous jouer un tour, il cherchera à vousarrêter ici afin <strong>de</strong> faire mal noter la Trattoria <strong>de</strong> la Théodolin<strong>de</strong>.Eh quoi! continua Ludovic en voyant sa chemise toute tachée <strong>de</strong> sang et <strong>de</strong>s blessuresserrées avec <strong>de</strong>s mouchoirs, le porco s'est donc défendu? En voilà cent fois plus qu'iln'en faut pour vous faire arrêter: je n'ai point acheté <strong>de</strong> chemise. Il ouvrit sans façonl'armoire du mari et donna une <strong>de</strong> ses chemises à Fabrice qui bientôt fut habillé enriche bourgeois <strong>de</strong> campagne. Ludovic décrocha un filet suspendu à la muraille, plaçales habits <strong>de</strong> Fabrice dans le panier où l'on met le poisson, <strong>de</strong>scendit en courant etsortit rapi<strong>de</strong>ment par une porte <strong>de</strong> <strong>de</strong>rrière; Fabrice le suivait.- Théodolin<strong>de</strong>, cria-t-il en passant près <strong>de</strong> la boutique, cache ce qui est en haut, nousallons attendre dans les saules; et toi, Pierre-Antoine, envoie-nous bien vite unebarque, on paie bien.Ludovic fit passer plus <strong>de</strong> vingt fossés à Fabrice. Il y avait <strong>de</strong>s planches fort longues etfort élastiques qui servaient <strong>de</strong> ponts sur les plus larges <strong>de</strong> ces fossés; Ludovic retiraitces planches après avoir passé. Arrivé au <strong>de</strong>rnier canal, il tira la planche avecempressement.-Respirons maintenant, dit-il; ce chien <strong>de</strong> gendarme aurait plus <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux lieues à fairepour atteindre Votre Excellence. Vous voilà tout pâle, dit-il à Fabrice, je n'ai pointoublié la petite bouteille d'eau-<strong>de</strong>-vie.- Elle vient fort à propos: la blessure à la cuisse <strong>com</strong>mence à se faire sentir; etd'ailleurs j'ai eu une fière peur dans le bureau <strong>de</strong> la police au bout du pont.- Je le crois bien, dit Ludovic; avec une chemise remplie <strong>de</strong> sang <strong>com</strong>me était la vôtre,je ne conçois pas seulement <strong>com</strong>ment vous avez osé entrer en un tel lieu. Quant auxblessures, je m'y connais: je vais vous mettre dans un endroit bien frais où vouspourrez dormir une heure; la barque viendra nous y chercher s'il y a moyen d'obtenirune barque; sinon, quand vous serez un peu reposé nous ferons encore <strong>de</strong>ux petiteslieues, et je vous mènerai à un moulin où je prendrai moi-même une barque. VotreExcellence a bien plus <strong>de</strong> connaissances que moi: madame va être au désespoir quan<strong>de</strong>lle apprendra l'acci<strong>de</strong>nt; on lui dira que vous êtes blessé à mort, peut-être même quevous avez tué l'autre en traître. <strong>La</strong> marquise Raversi ne manquera pas <strong>de</strong> faire courirtous les mauvais bruits qui peuvent chagriner madame. Votre Excellence pourraitécrire.- Et <strong>com</strong>ment faire parvenir la lettre?114


- Les garçons du moulin où nous allons gagnent douze sous par jour; en un jour et<strong>de</strong>mi ils sont à <strong>Parme</strong>, donc quatre francs pour le voyage; <strong>de</strong>ux francs pour l'usure <strong>de</strong>ssouliers: si la course était faite pour un pauvre homme tel que moi, ce serait sixfrancs; <strong>com</strong>me elle est pour le service d'un seigneur, j'en donnerai douze.Quand on fut arrivé au lieu du repos dans un bois <strong>de</strong> vernes et <strong>de</strong> saules, bien touffuet bien frais, Ludovic alla à plus d'une heure <strong>de</strong> là chercher <strong>de</strong> l'encre et du papier.Grand Dieu, que je suis bien ici! s'écria Fabrice. Fortune! adieu, je ne serai jamaisarchevêque!À son retour, Ludovic le trouva profondément endormi et ne voulut pas l'éveiller. <strong>La</strong>barque n'arriva que vers le coucher du soleil; aussitôt que Ludovic la vit paraître auloin, il appela Fabrice qui écrivit <strong>de</strong>ux lettres.- Votre Excellence a bien plus <strong>de</strong> connaissances que moi, dit Ludovic d'un air peiné, etje crains bien <strong>de</strong> lui déplaire au fond du coeur, quoi qu'elle en dise, si j'ajoute unecertaine chose.- Je ne suis pas aussi nigaud que vous le pensez, répondit Fabrice, et, quoi que vouspuissiez dire, vous serez toujours à mes yeux un serviteur fidèle <strong>de</strong> ma tante, et unhomme qui a fait tout au mon<strong>de</strong> pour me tirer d'un fort vilain pas.Il fallut bien d'autres protestations encore pour déci<strong>de</strong>r Ludovic à parler, et quan<strong>de</strong>nfin il en eut pris la résolution, il <strong>com</strong>mença par une préface qui dura bien cinqminutes. Fabrice s'impatienta, puis il se dit: À qui la faute? à notre vanité que cethomme a fort bien vue du haut <strong>de</strong> son siège. Le dévouement <strong>de</strong> Ludovic le porta enfinà courir le risque <strong>de</strong> parler net.- Combien la marquise Raversi ne donnerait-elle pas au piéton que vous allez expédierà <strong>Parme</strong> pour avoir ces <strong>de</strong>ux lettres! Elles sont <strong>de</strong> votre écriture, et par conséquentfont preuves judiciaires contre vous. Votre Excellence va me prendre pour un curieuxindiscret; en second lieu, elle aura peut-être honte <strong>de</strong> mettre sous les yeux <strong>de</strong>madame la duchesse ma pauvre écriture <strong>de</strong> cocher; mais enfin votre sûreté m'ouvre labouche, quoique vous puissiez me croire un impertinent. Votre Excellence ne pourraitellepas me dicter ces <strong>de</strong>ux lettres? Alors je suis le seul <strong>com</strong>promis, et encore bienpeu, je dirais au besoin que vous m'êtes apparu au milieu d'un champ avec uneécritoire <strong>de</strong> corne dans une main et un pistolet dans l'autre, et que vous m'avezordonné d'écrire.- Donnez-moi la main, mon cher Ludovic, s'écria Fabrice, et pour vous prouver que jene veux point avoir <strong>de</strong> secret pour un ami tel que vous, copiez ces <strong>de</strong>ux lettres tellesqu'elles sont. Ludovic <strong>com</strong>prit toute l'étendue <strong>de</strong> cette marque <strong>de</strong> confiance et y futextrêmement sensible, mais au bout <strong>de</strong> quelques lignes, <strong>com</strong>me il voyait la barques'avancer rapi<strong>de</strong>ment sur le fleuve:- Les lettres seront plus tôt terminées, dit-il à Fabrice, si Votre Excellence veutprendre la peine <strong>de</strong> me les dicter. Les lettres finies, Fabrice écrivit un A et un B à la<strong>de</strong>rnière ligne, et, sur une petite rognure <strong>de</strong> papier qu'ensuite il chiffonna, il mit enfrançais: Croyez A et B. Le piéton <strong>de</strong>vait cacher ce papier froissé dans ses vêtements.<strong>La</strong> barque arrivant à portée <strong>de</strong> la voix, Ludovic appela les bateliers par <strong>de</strong>s noms quin'étaient pas les leurs; ils ne répondirent point et abordèrent cinq cents toises plus115


as, regardant <strong>de</strong> tous les côtés pour voir s'ils n'étaient point aperçus par quelquedouanier.- Je suis à vos ordres, dit Ludovic à Fabrice, voulez-vous que je porte moi-même leslettres à <strong>Parme</strong>? Voulez-vous que je vous ac<strong>com</strong>pagne à Ferrare?- M'ac<strong>com</strong>pagner à Ferrare est un service que je n'osais presque vous <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r. Ilfaudra débarquer et tâcher d'entrer dans la ville sans montrer le passeport. Je vousdirai que j'ai la plus gran<strong>de</strong> répugnance à voyager sous le nom <strong>de</strong> Giletti, et je ne voisque vous qui puissiez m'acheter un autre passeport.- Que ne parliez-vous à Casal-Maggiore! Je sais un espion qui m'aurait vendu unexcellent passeport, et pas cher, pour quarante ou cinquante francs.L'un <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux mariniers qui était né sur la rive droite du Pô, et par conséquent n'avaitpas besoin <strong>de</strong> passeport à l'étranger pour aller à <strong>Parme</strong>, se chargea <strong>de</strong> porter leslettres. Ludovic, qui savait manier la rame, se fit fort <strong>de</strong> conduire la barque avecl'autre.- Nous allons trouver sur le bas Pô, dit-il, plusieurs barques armées appartenant à lapolice, et je saurai les éviter. Plus <strong>de</strong> dix fois on fut obligé <strong>de</strong> se cacher au milieu <strong>de</strong>petites îles à fleur d'eau, chargées <strong>de</strong> saules. Trois fois on mit pied à terre pour laisserpasser les barques vi<strong>de</strong>s <strong>de</strong>vant les embarcations <strong>de</strong> la police. Ludovic profita <strong>de</strong> ceslongs moments <strong>de</strong> loisir pour réciter à Fabrice plusieurs <strong>de</strong> ses sonnets. Lessentiments étaient assez justes, mais <strong>com</strong>me émoussés par l'expression, et nevalaient pas la peine d'être écrits; le singulier, c'est que cet ex-cocher avait <strong>de</strong>spassions et <strong>de</strong>s façons <strong>de</strong> voir vives et pittoresques; il <strong>de</strong>venait froid et <strong>com</strong>mun dèsqu'il écrivait. C'est le contraire <strong>de</strong> ce que nous voyons dans le mon<strong>de</strong>, se dit Fabrice;l'on sait maintenant tout exprimer avec grâce, mais les coeurs n'ont rien à dire. Il<strong>com</strong>prit que le plus grand plaisir qu'il pût faire à ce serviteur fidèle ce serait <strong>de</strong>corriger les fautes d'orthographe <strong>de</strong> ses sonnets.- On se moque <strong>de</strong> moi quand je prête mon cachier, disait Ludovic; mais si VotreExcellence daignait me dicter l'orthographe <strong>de</strong>s mots lettre à lettre, les envieux nesauraient plus que dire: l'orthographe ne fait pas le génie. Ce ne fut que lesurlen<strong>de</strong>main dans la nuit que Fabrice put débarquer en toute sûreté dans un bois <strong>de</strong>vernes, une lieue avant que d'arriver à Ponte <strong>La</strong>go Oscuro. Toute la journée il restacaché dans une chènevière, et Ludovic le précéda à Ferrare; il y loua un petitlogement chez un juif pauvre, qui <strong>com</strong>prit tout <strong>de</strong> suite qu'il y avait <strong>de</strong> l'argent àgagner si l'on savait se taire. Le soir, à la chute du jour, Fabrice entra dans Ferraremonté sur un petit cheval; il avait bon besoin <strong>de</strong> ce secours, la chaleur l'avait frappésur le fleuve; le coup <strong>de</strong> couteau qu'il avait à la cuisse et le coup d'épée que Giletti luiavait donné dans l'épaule, au <strong>com</strong>mencement du <strong>com</strong>bat, s'étaient enflammés et luidonnaient <strong>de</strong> la fièvre.Chapitre XIILe juif, maître du logement, avait procuré un chirurgien discret, lequel, <strong>com</strong>prenant àson tour qu'il y avait <strong>de</strong> l'argent dans la bourse, dit à Ludovic que sa consciencel'obligeait à faire son rapport à la police sur les blessures du jeune homme que lui,Ludovic, appelait son frère.116


- <strong>La</strong> loi est claire, ajouta-t-il; il est trop évi<strong>de</strong>nt que votre frère ne s'est point blessélui-même, <strong>com</strong>me il le raconte, en tombant d'une échelle, au moment où il tenait à lamain un couteau tout ouvert.Ludovic répondit froi<strong>de</strong>ment à cet honnête chirurgien que, s'il s'avisait <strong>de</strong> cé<strong>de</strong>r auxinspirations <strong>de</strong> sa conscience, il aurait l'honneur, avant <strong>de</strong> quitter Ferrare, <strong>de</strong> tombersur lui précisément avec un couteau ouvert à la main. Quand il rendit <strong>com</strong>pte <strong>de</strong> cetinci<strong>de</strong>nt à Fabrice, celui-ci le blâma fort, mais il n'y avait plus un instant à perdre pourdécamper. Ludovic dit au juif qu'il voulait essayer <strong>de</strong> faire prendre l'air à son frère; ilalla chercher une voiture, et nos amis sortirent <strong>de</strong> la maison pour n'y plus rentrer. Lelecteur trouve bien longs, sans doute, les récits <strong>de</strong> toutes ces démarches que rendnécessaires l'absence d'un passeport: ce genre <strong>de</strong> préoccupation n'existe plus enFrance; mais en Italie, et surtout aux environs du Pô, tout le mon<strong>de</strong> parle passeport.Une fois sorti <strong>de</strong> Ferrare sans en<strong>com</strong>bre, <strong>com</strong>me pour faire une promena<strong>de</strong>, Ludovicrenvoya le fiacre, puis il rentra en ville par une autre porte, et revint prendre Fabriceavec une sediola qu'il avait louée pour faire douze lieues. Arrivés près <strong>de</strong> Bologne, nosamis se firent conduire à travers champs sur la route qui <strong>de</strong> Florence conduit àBologne; ils passèrent la nuit dans la plus misérable auberge qu'ils purent découvrir,et, le len<strong>de</strong>main, Fabrice se sentant la force <strong>de</strong> marcher un peu, ils entrèrent àBologne <strong>com</strong>me <strong>de</strong>s promeneurs. On avait brûlé le passeport <strong>de</strong> Giletti: la mort du<strong>com</strong>édien <strong>de</strong>vait être connue, et il y avait moins <strong>de</strong> péril à être arrêtés <strong>com</strong>me genssans passeports que <strong>com</strong>me porteurs <strong>de</strong> passeport d'un homme tué.Ludovic connaissait à Bologne <strong>de</strong>ux ou trois domestiques <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s maisons; il futconvenu qu'il irait prendre langue auprès d'eux. Il leur dit que, venant <strong>de</strong> Florence etvoyageant avec son jeune frère, celui-ci, se sentant le besoin <strong>de</strong> dormir, l'avait laissépartir seul une heure avant le lever du soleil. Il <strong>de</strong>vait le rejoindre dans le village oùlui, Ludovic, s'arrêterait pour passer les heures <strong>de</strong> la gran<strong>de</strong> chaleur. Mais Ludovic, nevoyant point arriver son frère, s'était déterminé à retourner sur ses pas; il l'avaitretrouvé blessé d'un coup <strong>de</strong> pierre et <strong>de</strong> plusieurs coups <strong>de</strong> couteau, et, <strong>de</strong> plus, volépar <strong>de</strong>s gens qui lui avaient cherché dispute. Ce frère était joli garçon, savait panseret conduire les chevaux, lire et écrire, et il voudrait bien trouver une place dansquelque bonne maison. Ludovic se réserva d'ajouter, quand l'occasion s'enprésenterait, que, Fabrice tombé, les voleurs s'étaient enfuis emportant le petit sacdans lequel étaient leur linge et leurs passeports.En arrivant à Bologne, Fabrice, se sentant très fatigué, et n'osant, sans passeport, seprésenter dans une auberge, était entré dans l'immense église <strong>de</strong> Saint-Pétrone. Il ytrouva une fraîcheur délicieuse; bientôt il se sentit tout ranimé. Ingrat que je suis, sedit-il tout à coup, j'entre dans une église, et c'est pour m'y asseoir, <strong>com</strong>me dans uncafé! Il se jeta à genoux, et remercia Dieu avec effusion <strong>de</strong> la protection évi<strong>de</strong>nte dontil était entouré <strong>de</strong>puis qu'il avait eu le malheur <strong>de</strong> tuer Giletti. Le danger qui le faisaitencore frémir, c'était d'être reconnu dans le bureau <strong>de</strong> police <strong>de</strong> Casal-Maggiore.Comment, se disait-il, ce <strong>com</strong>mis, dont les yeux marquaient tant <strong>de</strong> soupçons et qui arelu mon passeport jusqu'à trois fois, ne s'est-il pas aperçu que je n'ai pas cinq piedsdix pouces, que je n'ai pas trente-huit ans, que je ne suis pas fort marqué <strong>de</strong> la petitevérole? Que <strong>de</strong> grâces je vous dois, ô mon Dieu! Et j'ai pu tar<strong>de</strong>r jusqu'à ce moment<strong>de</strong> mettre mon néant à vos pieds! Mon orgueil a voulu croire que c'était à une vainepru<strong>de</strong>nce humaine que je <strong>de</strong>vais lebonheur d'échapper au Spielberg qui déjà s'ouvrait pour m'engloutir!Fabrice passa plus d'une heure dans cet extrême attendrissement, en présence <strong>de</strong>l'immense bonté <strong>de</strong> Dieu, Ludovic s'approcha sans qu'il l'entendît venir, et se plaça en117


face <strong>de</strong> lui. Fabrice, qui avait le front caché dans ses mains, releva la tête, et sonfidèle serviteur vit les larmes qui sillonnaient ses joues.- Revenez dans une heure, lui dit Fabrice assez durement.Ludovic pardonna ce ton à cause <strong>de</strong> la piété. Fabrice récita plusieurs fois les septpsaumes <strong>de</strong> la pénitence, qu'il savait par coeur; il s'arrêtait longuement aux versetsqui avaient du rapport avec sa situation présente.Fabrice <strong>de</strong>mandait pardon à Dieu <strong>de</strong> beaucoup <strong>de</strong> choses, mais, ce qui estremarquable, c'est qu'il ne lui vint pas à l'esprit <strong>de</strong> <strong>com</strong>pter parmi ses fautes le projet<strong>de</strong> <strong>de</strong>venir archevêque, uniquement parce que le <strong>com</strong>te Mosca était premier ministre,et trouvait cette place et la gran<strong>de</strong> existence qu'elle donne convenables pour le neveu<strong>de</strong> la duchesse. Il l'avait désirée sans passion, il est vrai, mais enfin il y avait songé,exactement <strong>com</strong>me à une place <strong>de</strong> ministre ou <strong>de</strong> général. Il ne lui était point venu àla pensée que sa conscience pût être intéressée dans ce projet <strong>de</strong> la duchesse. Ceciest un trait remarquable <strong>de</strong> la religion qu'il <strong>de</strong>vait aux enseignements <strong>de</strong>s jésuitesmilanais. Cette religion ôte le courage <strong>de</strong> penser aux choses inaccoutumées, et défendsurtout l'examen personnel, <strong>com</strong>me le plus énorme <strong>de</strong>s péchés; c'est un pas vers leprotestantisme. Pour savoir <strong>de</strong> quoi l'on est coupable, il faut interroger son curé, oulire la liste <strong>de</strong>s péchés, telle qu'elle se trouve imprimée dans les livres intitulés:Préparation au sacrement <strong>de</strong> la Pénitence. Fabrice savait par coeur la liste <strong>de</strong>s péchésrédigée en langue latine, qu'il avait apprise à l'Académie ecclésiastique <strong>de</strong> Naples.Ainsi, en récitant cette liste, parvenu à l'article du meurtre, il s'était fort bien accusé<strong>de</strong>vant Dieu d'avoir tué un homme, mais en défendant sa vie. Il avait passérapi<strong>de</strong>ment, et sans y faire la moindre attention, sur les divers articles relatifs aupéché <strong>de</strong> simonie (se procurer par <strong>de</strong> l'argent les dignités ecclésiastiques). Si on luieût proposé <strong>de</strong> donner cent louis pour <strong>de</strong>venir premier grand vicaire <strong>de</strong> l'archevêque<strong>de</strong> <strong>Parme</strong>, il eût repoussé cette idée avec horreur; mais quoiqu'il ne manquât nid'esprit ni surtout <strong>de</strong> logique, il ne lui vint pas une seule fois à l'esprit que le crédit du<strong>com</strong>te Mosca, employé en sa faveur, fût une simonie. Tel est le triomphe <strong>de</strong>l'éducation jésuitique: donner l'habitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> ne pas faire attention à <strong>de</strong>s choses plusclaires que le jour. Un Français, élevé au milieu <strong>de</strong>s traits d'intérêt personnel et <strong>de</strong>l'ironie <strong>de</strong> Paris, eût pu, sans être <strong>de</strong> mauvaise foi, accuser Fabrice d'hypocrisie aumoment même où notre héros ouvrait son âme à Dieu avec la plus extrême sincéritéet l'attendrissement le plus profond.Fabrice ne sortit <strong>de</strong> l'église qu'après avoir préparé la confession qu'il se proposait <strong>de</strong>faire dès le len<strong>de</strong>main; il trouva Ludovic assis sur les marches du vaste péristyle enpierre qui s'élève sur la gran<strong>de</strong> place en avant <strong>de</strong> la faça<strong>de</strong> <strong>de</strong> Saint-Pétrone. Commeaprès un grand orage l'air est plus pur, ainsi l'âme <strong>de</strong> Fabrice était tranquille,heureuse et <strong>com</strong>me rafraîchie.- Je me trouve fort bien, je ne sens presque plus mes blessures, dit-il à Ludovic enl'abordant; mais avant tout je dois vous <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r pardon; je vous ai répondu avechumeur lorsque vous êtes venu me parler dans l'église; je faisais mon examen <strong>de</strong>conscience. Eh bien! où en sont nos affaires?- Elles vont au mieux: j'ai arrêté un logement, à la vérité bien peu digne <strong>de</strong> VotreExcellence, chez la femme d'un <strong>de</strong> mes amis, qui est fort jolie et <strong>de</strong> plus intimementliée avec l'un <strong>de</strong>s principaux agents <strong>de</strong> la police. Demain j'irai déclarer <strong>com</strong>me quoinos passeports nous ont été volés; cette déclaration sera prise en bonne part; mais jepaierai le port <strong>de</strong> la lettre que la police écrira à Casal-Maggiore, pour savoir s'il existedans cette <strong>com</strong>mune un nommé Ludovic San-Micheli, lequel a un frère, nommé118


Fabrice, au service <strong>de</strong> Mme la duchesse Sanseverina, à <strong>Parme</strong>. Tout est fini, siamo acavallo (Proverbe italien: nous sommes sauvés).Fabrice avait pris tout à coup un air fort sérieux: il pria Ludovic <strong>de</strong> l'attendre uninstant, rentra dans l'église presque en courant, et à peine y fut-il que <strong>de</strong> nouveau ilse précipita à genoux; il baisait humblement les dalles <strong>de</strong> pierre. C'est un miracle,Seigneur, s'écriait-il les larmes aux yeux: quand vous avez vu mon âme disposée àrentrer dans le <strong>de</strong>voir, vous m'avez sauvé. Grand Dieu! il est possible qu'un jour jesois tué dans quelque affaire: souvenez-vous au moment <strong>de</strong> ma mort <strong>de</strong> l'état où monâme se trouve en ce moment. Ce fut avec les transports <strong>de</strong> la joie la plus vive queFabrice récita <strong>de</strong> nouveau les sept psaumes <strong>de</strong> la pénitence. Avant que <strong>de</strong> sortir ils'approcha d'une vieille femme qui était assise <strong>de</strong>vant une gran<strong>de</strong> madone et à côtéd'un triangle <strong>de</strong> fer placé verticalement sur un pied <strong>de</strong> même métal. Les bords <strong>de</strong> cetriangle étaient hérissés d'un grand nombre <strong>de</strong> pointes <strong>de</strong>stinées à porter les petitscierges que la piété <strong>de</strong>s fidèles allume <strong>de</strong>vant la célèbre madone <strong>de</strong> Cimabué. Septcierges seulement étaient allumés quand Fabrice s'approcha; il plaça cettecirconstance dans sa mémoire avec l'intention d'y réfléchir ensuite plus à 1oisir.- Combien coûtent les cierges? dit-il à la femme- Deux bajocs pièces.En effet ils n'étaient guère plus gros qu'un tuyau <strong>de</strong> plume, et n'avaient pas un pied<strong>de</strong> long.- Combien peut-on placer encore <strong>de</strong> cierges sur votre triangle- Soixante-trois, puisqu'il y en a sept d'allumés.Ah! se dit Fabrice, soixante-trois et sept font soixante-dix: ceci encore est à noter. Ilpaya les cierges, plaça lui-même et alluma les sept premiers, puis se mit à genouxpour faire son offran<strong>de</strong>, et dit à la vieille femme en se relevant:- C'est pour grâce reçue.- Je meurs <strong>de</strong> faim, dit Fabrice à Ludovic, en le rejoignant.- N'entrons point dans un cabaret, allons au logement; la maîtresse <strong>de</strong> la maison iravous acheter ce qu'il faut pour déjeuner; elle volera une vingtaine <strong>de</strong> sous et en serad'autant plus attachée au nouvel arrivant.- Ceci ne tend à rien moins qu'à me faire mourir <strong>de</strong> faim une gran<strong>de</strong> heure <strong>de</strong> plus, ditFabrice en riant avec la sérénité d'un enfant, et il entra dans un cabaret voisin <strong>de</strong>Saint-Pétrone. À son extrême surprise, il vit à une table voisine <strong>de</strong> celle où il étaitplacé, Pépé, le premier valet <strong>de</strong> chambre <strong>de</strong> sa tante, celui-là même qui autrefois étaitvenu à sa rencontre jusqu'à Genève. Fabrice lui fit signe <strong>de</strong> se taire; puis, après avoirdéjeuné rapi<strong>de</strong>ment, le sourire du bonheur errant sur ses lèvres, il se leva; Pépé lesuivit, et, pour la troisième fois notre héros entra dans Saint-Pétrone. Par discrétion,Ludovic resta à se promener sur la place.- Hé, mon Dieu monseigneur! Comment vont vos blessures? Mme la duchesse esthorriblement inquiète: un jour entier elle vous a cru mort abandonné dans quelque îledu Pô, je vais lui expédier un courrier à l'instant même. Je vous cherche <strong>de</strong>puis sixjours, j'en ai passé trois à Ferrare, courant toutes les auberges.119


- Avez-vous un passeport pour moi?- J'en ai trois différents: l'un avec les noms et les titres <strong>de</strong> Votre Excellence; le secondavec votre nom seulement, et le troisième sous un nom supposé, Joseph Bossi;chaque passeport est en double expédition, selon que Votre Excellence voudra arriver<strong>de</strong> Florence ou <strong>de</strong> Modène. Il ne s'agit que <strong>de</strong> faire une promena<strong>de</strong> hors <strong>de</strong> la ville. M.le <strong>com</strong>te vous verrait loger avec plaisir à l'auberge <strong>de</strong>l Pelegrino, dont le maître estson ami.Fabrice, ayant l'air <strong>de</strong> marcher au hasard, s'avança dans la nef droite <strong>de</strong> l'églisejusqu'au lieu où ses cierges étaient allumés; ses yeux se fixèrent sur la madone <strong>de</strong>Cimabué, puis il dit à Pépé en s'agenouillant: Il faut que je ren<strong>de</strong> grâce un instant;Pépé l'imita. Au sortir <strong>de</strong> l'église, Pépé remarqua que Fabrice donnait une pièce <strong>de</strong>vingt francs au premier pauvre qui lui <strong>de</strong>manda l'aumône; ce mendiant jeta <strong>de</strong>s cris<strong>de</strong> reconnaissance qui attirèrent sur les pas <strong>de</strong> l'être charitable les nuées <strong>de</strong> pauvres<strong>de</strong> tout genre qui ornent d'ordinaire la place <strong>de</strong> Saint-Pétrone. Tous voulaient avoirleur part du napoléon. Les femmes, désespérant <strong>de</strong> pénétrer dans la mêlée quil'entourait, fondirent sur Fabrice, lui criant s'il n'était pas vrai qu'il avait voulu donnerson napoléon pour être divisé parmi tous les pauvres du bon Dieu. Pépé, brandissantsa canne à pomme d'or, leur ordonna <strong>de</strong> laisser Son Excellence tranquille.- Ah! Excellence, reprirent toutes ces femmes d'une voix plus perçante, donnez aussiun napoléon d'or pour les pauvres femmes! Fabrice doubla le pas, les femmes lesuivirent en criant, et beaucoup <strong>de</strong> pauvres mâles, accourant par toutes les rues,firent <strong>com</strong>me une sorte <strong>de</strong> petite sédition. Toute cette foule horriblement sale eténergique criait: Excellence. Fabrice eut beaucoup <strong>de</strong> peine à se délivrer <strong>de</strong> la cohue;cette scène rappela son imagination sur la terre. Je n'ai que ce que je mérite, se dit-il,je me suis frotté à la canaille.Deux femmes le suivirent jusqu'à la porte <strong>de</strong> Saragosse par laquelle il sortait <strong>de</strong> laville; Pépé les arrêta en les menaçant sérieusement <strong>de</strong> sa canne, et leur jetantquelque monnaie. Fabrice monta la charmante colline <strong>de</strong> San-Michele in Bosco, fit letour d'une partie <strong>de</strong> la ville en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong>s murs, prit un sentier, arriva à cinq cents passur la route <strong>de</strong> Florence, puis rentra dans Bologne et remit gravement au <strong>com</strong>mis <strong>de</strong>la police un passeport où son signalement était noté d'une façon fort exacte. Cepasseport le nommait Joseph Bossi, étudiant en théologie. Fabrice y remarqua unepetite tache d'encre rouge jetée, <strong>com</strong>me par hasard, au bas <strong>de</strong> la feuille vers l'angledroit. Deux heures plus tard il eut un espion à ses trousses, à cause du titred'Excellence que son <strong>com</strong>pagnon lui avait donné <strong>de</strong>vant les pauvres <strong>de</strong> Saint-Pétrone,quoique son passeport ne portât aucun <strong>de</strong>s titres qui donnent à un homme le droit <strong>de</strong>se faire appeler Excellence par ses domestiques.Fabrice vit l'espion, et s'en moqua fort; il ne songeait plus ni aux passeports ni à lapolice, et s'amusait <strong>de</strong> tout <strong>com</strong>me un enfant. Pépé, qui avait ordre <strong>de</strong> rester auprès<strong>de</strong> lui, le voyant fort content <strong>de</strong> Ludovic, aima mieux aller porter lui-même <strong>de</strong> sibonnes nouvelles à la duchesse. Fabrice écrivit <strong>de</strong>ux très longues lettres auxpersonnes qui lui étaient chères; puis il eut l'idée d'en écrire une troisième auvénérable archevêque <strong>La</strong>ndriani. Cette lettre produisit un effet merveilleux, ellecontenait un récit fort exact du <strong>com</strong>bat avec Giletti. Le bon archevêque, tout attendri,ne manqua pas d'aller lire cette lettre au prince, qui voulut bien l'écouter, assezcurieux <strong>de</strong> voir <strong>com</strong>ment ce jeune monsignore s'y prenait pour excuser un meurtreaussi épouvantable. Grâce aux nombreux amis <strong>de</strong> la marquise Raversi, le prince ainsique toute la ville <strong>de</strong> <strong>Parme</strong> croyait que Fabrice s'était fait ai<strong>de</strong>r par vingt ou trente120


paysans pour assommer un mauvais <strong>com</strong>édien qui avait l'insolence <strong>de</strong> lui disputer lapetite Marietta. Dans les cours <strong>de</strong>spotiques, le premier intrigant adroit dispose <strong>de</strong> lavérité, <strong>com</strong>me la mo<strong>de</strong> en dispose à Paris.- Mais, que diable! disait le prince à l'archevêque, on fait faire ces choses-là par unautre; mais les faire soi-même, ce n'est pas l'usage; et puis on ne tue pas un<strong>com</strong>édien tel que Giletti, on l'achète.Fabrice ne se doutait en aucune façon <strong>de</strong> ce qui se passait à <strong>Parme</strong>. Dans le fait, ils'agissait <strong>de</strong> savoir si la mort <strong>de</strong> ce <strong>com</strong>édien, qui <strong>de</strong> son vivant gagnait trente-<strong>de</strong>uxfrancs par mois, amènerait la chute du ministère ultra et <strong>de</strong> son chef le <strong>com</strong>te Mosca.En apprenant la mort <strong>de</strong> Giletti, le prince, piqué <strong>de</strong>s airs d'indépendance que sedonnait la duchesse, avait ordonné au fiscal général Rassi <strong>de</strong> traiter tout ce procès<strong>com</strong>me s'il se fût agi d'un libéral. Fabrice, <strong>de</strong> son côté, croyait qu'un homme <strong>de</strong> sonrang était au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong>s lois; il ne calculait pas que dans les pays où les grands nomsne sont jamais punis, l'intrigue peut tout, même contre eux. Il parlait souvent àLudovic <strong>de</strong> sa parfaite innocence qui serait bien vite proclamée; sa gran<strong>de</strong> raison c'estqu'il n'était pas coupable. Sur quoi Ludovic lui dit un jour:- Je ne conçois pas <strong>com</strong>ment Votre Excellence, qui a tant d'esprit et d'instruction,prend la peine <strong>de</strong> dire <strong>de</strong> ces choses-là à moi qui suis son serviteur dévoué; VotreExcellence use <strong>de</strong> trop <strong>de</strong> précautions, ces choses-là sont bonnes à dire en public ou<strong>de</strong>vant un tribunal. Cet homme me croit un assassin et ne m'en aime pas moins, se ditFabrice, tombant <strong>de</strong> son haut.Trois jours après le départ <strong>de</strong> Pépé, il fut bien étonné <strong>de</strong> recevoir une lettre énormefermée avec une tresse <strong>de</strong> soie <strong>com</strong>me du temps <strong>de</strong> Louis XIV, et adressée à SonExcellence révérendissime monseigneur Fabrice <strong>de</strong>l Dongo, premier grand vicaire dudiocèse <strong>de</strong> <strong>Parme</strong>, chanoine, etc.Mais, est-ce que je suis encore tout cela? se dit-il en riant. L'épître <strong>de</strong> l'archevêque<strong>La</strong>ndriani était un chef-d'oeuvre <strong>de</strong> logique et <strong>de</strong> clarté; elle n'avait pas moins <strong>de</strong> dixneufgran<strong>de</strong>s pages, et racontait fort bien tout ce qui s'était passé à <strong>Parme</strong> àl'occasion <strong>de</strong> la mort <strong>de</strong> Giletti." Une armée française <strong>com</strong>mandée par le maréchal Ney et marchant sur la villen'aurait pas produit plus d'effet, lui disait le bon archevêque; à l'exception <strong>de</strong> laduchesse et <strong>de</strong> moi, mon très cher fils, tout le mon<strong>de</strong> croit que vous vous êtes donnéle plaisir <strong>de</strong> tuer l'histrion Giletti. Ce malheur vous fût-il arrivé, ce sont <strong>de</strong> ces chosesqu'on assoupit avec <strong>de</strong>ux cents louis et une absence <strong>de</strong> six mois; mais la Raversi veutrenverser le <strong>com</strong>te Mosca à l'ai<strong>de</strong> <strong>de</strong> cet inci<strong>de</strong>nt. Ce n'est point l'affreux péché dumeurtre que le public blâme en vous, c'est uniquement la maladresse ou plutôtl'insolence <strong>de</strong> ne pas avoir daigné recourir à un bulo (sorte <strong>de</strong> fier-à-bras, subalterne).Je vous traduis ici en termes clairs les discours qui m'environnent, car <strong>de</strong>puis cemalheur à jamais déplorable, je me rends tous les jours dans trois maisons <strong>de</strong>s plusconsidérables <strong>de</strong> la ville pour avoir l'occasion <strong>de</strong> vous justifier. Et jamais je n'ai crufaire un plus saint usage du peu d'éloquence que le Ciel a daigné m'accor<strong>de</strong>r. "Les écailles tombaient <strong>de</strong>s yeux <strong>de</strong> Fabrice, les nombreuses lettres <strong>de</strong> la duchesse,remplies <strong>de</strong> transports d'amitié, ne daignaient jamais raconter. <strong>La</strong> duchesse lui jurait<strong>de</strong> quitter <strong>Parme</strong> à jamais, si bientôt il n'y rentrait triomphant. Le <strong>com</strong>te fera pour toi,lui disait-elle dans la lettre qui ac<strong>com</strong>pagnait celle <strong>de</strong> l'archevêque, tout ce qui esthumainement possible. Quant à moi, tu as changé mon caractère avec cette belle121


équipée; je suis maintenant aussi avare que le banquier Tombone; j'ai renvoyé tousmes ouvriers, j'ai fait plus, j'ai dicté au <strong>com</strong>te l'inventaire <strong>de</strong> ma fortune, qui s'esttrouvée bien moins considérable que je ne le pensais. Après la mort <strong>de</strong> l'excellent<strong>com</strong>te Pietranera, que, par parenthèse, tu aurais bien plutôt dû venger, au lieu <strong>de</strong>t'exposer contre un être <strong>de</strong> l'espèce <strong>de</strong> Giletti, je restai avec douze cents livres <strong>de</strong>rente et cinq mille francs <strong>de</strong> <strong>de</strong>tte; je me souviens, entre autres choses, que j'avais<strong>de</strong>ux douzaines et <strong>de</strong>mie <strong>de</strong> souliers <strong>de</strong> satin blanc venant <strong>de</strong> Paris, et une seule paire<strong>de</strong> souliers pour marcher dans la rue. Je suis presque décidée à prendre les trois centmille francs que me laisse le duc, et que je voulais employer en entier à lui élever untombeau magnifique. Au reste, c'est la marquise Raversi qui est ta principale ennemie,c'est-à-dire la mienne; si tu t'ennuies seul à Bologne, tu n'as qu'à dire un mot, j'irai tejoindre. Voici quatre nouvelles lettres <strong>de</strong> change, etc., etc.<strong>La</strong> duchesse ne disait mot à Fabrice <strong>de</strong> l'opinion qu'on avait à <strong>Parme</strong> sur son affaire,elle voulait avant tout le consoler et, dans tous les cas, la mort d'un être ridicule telque Giletti ne lui semblait pas <strong>de</strong> nature à être reprochée sérieusement à <strong>de</strong>l Dongo.Combien <strong>de</strong> Giletti nos ancêtres n'ont-ils pas envoyés dans l'autre mon<strong>de</strong>, disait-elleau <strong>com</strong>te, sans que personne se soit mis en tête <strong>de</strong> leur en faire un reproche!Fabrice tout étonné, et qui entrevoyait pour la première fois le véritable état <strong>de</strong>schoses, se mit à étudier la lettre <strong>de</strong> l'archevêque. Par malheur l'archevêque lui-mêmele croyait plus au fait qu'il ne l'était réellement. Fabrice <strong>com</strong>prit que ce qui faisaitsurtout le triomphe <strong>de</strong> la marquise Raversi, c'est qu'il était impossible <strong>de</strong> trouver <strong>de</strong>stémoins <strong>de</strong> visu <strong>de</strong> ce fatal <strong>com</strong>bat. Le valet <strong>de</strong> chambre qui le premier en avaitapporté la nouvelle à <strong>Parme</strong> était à l'auberge du village Sanguigna lorsqu'il avait eulieu; la petite Marietta et la vieille femme qui lui servait <strong>de</strong> mère avaient disparu, et lamarquise avait acheté le vetturino qui conduisait la voiture et qui faisait maintenantune déposition abominable. " Quoique la procédure soit environnée du plus profondmystère, écrivait le bon archevêque avec son style cicéronien, et dirigée par le fiscalgénéral Rassi, dont la seule charité chrétienne peut m'empêcher <strong>de</strong> dire du mal, maisqui a fait sa fortune en s'acharnant après les malheureux accusés <strong>com</strong>me le chien <strong>de</strong>chasse après le lièvre; quoique le Rassi, dis-je, dont votre imagination ne sauraits'exagérer la turpitu<strong>de</strong> et la vénalité, ait été chargé <strong>de</strong> la direction du procès par unprince irrité, j'ai pu lire les trois dépositions du vetturino. Par un insigne bonheur, cemalheureux se contredit. Et j'ajouterai, parce que je parle à mon vicaire général, àcelui qui, après moi, doit avoir la direction <strong>de</strong> ce diocèse, que j'ai mandé le curé <strong>de</strong> laparoisse qu'habite ce pécheur égaré. Je vous dirai, mon très cher fils, mais sous lesecret <strong>de</strong> la confession, que ce curé connaît déjà, par la femme du vetturino, lenombre d'écus qu'il a reçu <strong>de</strong> la marquise Raversi; je n'oserai dire que la marquise aexigé <strong>de</strong> lui <strong>de</strong> vous calomnier, mais le fait est probable. Les écus ont été remis par unmalheureux prêtre qui remplit <strong>de</strong>s fonctions peu relevées auprès <strong>de</strong> cette marquise, etauquel j'ai été obligé d'interdire la messe pour la secon<strong>de</strong> fois. Je ne vous fatigueraipoint du récit <strong>de</strong> plusieurs autres démarches que vous <strong>de</strong>viez attendre <strong>de</strong> moi, et quid'ailleurs rentrent dans mon <strong>de</strong>voir. Un chanoine, votre collègue à la cathédrale, et quid'ailleurs se souvient un peu trop quelquefois <strong>de</strong> l'influence que lui donnent les biens<strong>de</strong> sa famille dont, par la permission divine, il est resté le seul héritier, s'étant permis<strong>de</strong> dire chez M. le <strong>com</strong>te Zurla, ministre <strong>de</strong> l'intérieur, qu'il regardait cette bagatelle<strong>com</strong>me prouvée contre vous (il parlait <strong>de</strong> l'assassinat du malheureux Giletti), je l'ai faitappeler <strong>de</strong>vant moi, et là, en présence <strong>de</strong> mes trois autres vicaires généraux, <strong>de</strong> monaumônier et <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux curés qui se trouvaient dans la salle d'attente, je l'ai prié <strong>de</strong> nous<strong>com</strong>muniquer, à nous ses frères, les éléments <strong>de</strong> la conviction <strong>com</strong>plète qu'il disaitavoir acquise contre un <strong>de</strong> ses collègues à la cathédrale; le malheureux n'a puarticuler que <strong>de</strong>s raisons peu concluantes; tout le mon<strong>de</strong> s'est élevé contre lui, etquoique je n'aie cru <strong>de</strong>voir ajouter que bien peu <strong>de</strong> paroles, il a fondu en larmes et122


nous a rendus témoins du plein aveu <strong>de</strong> son erreur <strong>com</strong>plète, sur quoi je lui ai promisle secret en mon nom et en celui <strong>de</strong> toutes les personnes qui avaient assisté à cetteconférence, sous la condition toutefois qu'il mettrait tout son zèle à rectifier lesfausses impressions qu'avaient pu causer les discours par lui proférés <strong>de</strong>puis quinzejours." Je ne vous répéterai point, mon cher fils, ce que vous <strong>de</strong>vez savoir <strong>de</strong>puislongtemps, c'est-à-dire que <strong>de</strong>s trente-quatre paysans employés à la fouille entreprisepar le <strong>com</strong>te Mosca et que la Raversi prétend soldés par vous pour vous ai<strong>de</strong>r dans uncrime, trente-<strong>de</strong>ux étaient au fond <strong>de</strong> leur fossé, tout occupés <strong>de</strong> leurs travaux,lorsque vous vous saisîtes du couteau <strong>de</strong> chasse et l'employâtes à défendre votre viecontre l'homme qui vous attaquait à l'improviste. Deux d'entre eux, qui étaient horsdu fossé, crièrent aux autres: On assassine Monseigneur! Ce cri seul montre votreinnocence dans tout son éclat. Eh bien! le fiscal général Rassi prétend que ces <strong>de</strong>uxhommes ont disparu, bien plus, on a retrouvé huit <strong>de</strong>s hommes qui étaient au fond dufossé; dans leur premier interrogatoire six ont déclaré avoir entendu le cri onassassine Monseigneur! Je sais, par voies indirectes, que dans leur cinquièmeinterrogatoire, qui a eu lieu hier soir, cinq ont déclaré qu'ils ne se souvenaient pasbien s'ils avaient entendu directement ce cri ou si seulement il leur avait été racontépar quelqu'un <strong>de</strong> leurs camara<strong>de</strong>s. Des ordres sont donnés pour que l'on me fasseconnaître la <strong>de</strong>meure <strong>de</strong> ces ouvriers terrassiers, et leurs curés leur feront <strong>com</strong>prendrequ'ils se damnent si, pour gagner quelques écus, ils se laissent aller à altérer la vérité."Le bon archevêque entrait dans <strong>de</strong>s détails infinis, <strong>com</strong>me on peut en juger par ceuxque nous venons <strong>de</strong> rapporter. Puis il ajoutait en se servant <strong>de</strong> la langue latine:" Cette affaire n'est rien moins d'une tentative <strong>de</strong> changement <strong>de</strong> ministère. Si vousêtes condamné, ce ne peut être qu'aux galères ou à la mort, auquel casj'interviendrais en déclarant, du haut <strong>de</strong> ma chaire archiépiscopale, que je sais quevous êtes innocent, que vous avez tout simplement défendu votre vie contre unbrigand, et qu'enfin je vous ai défendu <strong>de</strong> revenir à <strong>Parme</strong> tant que vos ennemis ytriompheront; je me propose même <strong>de</strong> stigmatiser, <strong>com</strong>me il le mérite, le fiscalgénéral; la haine contre cet homme est aussi <strong>com</strong>mune que l'estime pour soncaractère est rare. Mais enfin la veille du jour où ce fiscal prononcera cet arrêt siinjuste, la duchesse Sanseverina quittera la ville et peut-être même les états <strong>de</strong><strong>Parme</strong>: dans ce cas l'on ne fait aucun doute que le <strong>com</strong>te ne donne sa démission.Alors, très probablement, le général Fabio Conti arrive au ministère, et la marquiseRaversi triomphe. Le grand mal <strong>de</strong> votre affaire, c'est qu'aucun homme entendu n'estchargé en chef <strong>de</strong>s démarches nécessaires pour mettre au jour votre innocence etdéjouer les tentatives faites pour suborner <strong>de</strong>s témoins. Le <strong>com</strong>te croit remplir ce rôle;mais il est trop grand seigneur pour <strong>de</strong>scendre à <strong>de</strong> certains détails; <strong>de</strong> plus, en saqualité <strong>de</strong> ministre <strong>de</strong> la police, il a dû donner, dans le premier moment, les ordres lesplus sévères contre vous. Enfin, oserai-je le dire? Notre souverain seigneur vous croitcoupable, ou du moins simule cette croyance, et apporte quelque aigreur dans cetteaffaire. " (Les mots correspondant à notre souverain seigneur et à simule cettecroyance étaient en grec, et Fabrice sut un gré infini à l'archevêque d'avoir osé lesécrire. Il coupa avec un canif cette ligne <strong>de</strong> sa lettre, et la détruisit sur-le-champ.)Fabrice s'interrompit vingt fois en lisant cette lettre il était agité <strong>de</strong>s transports <strong>de</strong> laplus vive reconnaissance: il répondit à l'instant par une lettre <strong>de</strong> huit pages. Souvent ilfut obligé <strong>de</strong> relever la tête pour que ses larmes ne tombassent pas sur son papier. Lelen<strong>de</strong>main, au moment <strong>de</strong> cacheter cette lettre, il en trouva le ton trop mondain. Jevais l'écrire en latin, se dit-il, elle en paraîtra plus convenable au digne archevêque.123


Mais en cherchant à construire <strong>de</strong> belles phrases latines bien longues, bien imitées <strong>de</strong>Cicéron, il se rappela qu'un jour l'archevêque, lui parlant <strong>de</strong> Napoléon, affectait <strong>de</strong>l'appeler Buonaparte; à l'instant disparut toute l'émotion qui la veille le touchaitjusqu'aux larmes. O roi d'Italie, s'écria-t-il, cette fidélité que tant d'autres t'ont jurée<strong>de</strong> ton vivant, je te la gar<strong>de</strong>rai après ta mort. Il m'aime, sans doute, mais parce que jesuis un <strong>de</strong>l Dongo et lui le fils d'un bourgeois. Pour que sa belle lettre en italien ne fûtpas perdue, Fabrice y fit quelques changements nécessaires, et l'adressa au <strong>com</strong>teMosca.Ce jour-là même, Fabrice rencontra dans la rue la petite Marietta; elle <strong>de</strong>vint rouge <strong>de</strong>bonheur, et lui fit signe <strong>de</strong> la suivre sans l'abor<strong>de</strong>r. Elle gagna rapi<strong>de</strong>ment un portiquedésert; là, elle avança encore la <strong>de</strong>ntelle noire qui, suivant la mo<strong>de</strong> du pays, luicouvrait la tête, <strong>de</strong> façon à ce qu'elle ne pût être reconnue; puis, se retournantvivement:- Comment se fait-il, dit-elle à Fabrice, que vous marchiez ainsi librement dans la rue?Fabrice lui raconta son histoire.- Grand Dieu! vous avez été à Ferrare! Moi qui vous y ai tant cherché! Vous saurezque je me suis brouillée avec la vieille femme parce qu'elle voulait me conduire àVenise, où je savais bien que vous n'iriez jamais, puisque vous êtes sur la liste noire<strong>de</strong> l'Autriche. J'ai vendu mon collier d'or pour venir à Bologne, un pressentimentm'annonçait le bonheur que j'ai <strong>de</strong> vous y rencontrer; la vieille femme est arrivée<strong>de</strong>ux jours après moi. Ainsi, je ne vous engagerai point à venir chez nous, elle vousferait encore <strong>de</strong> ces vilaines <strong>de</strong>man<strong>de</strong>s d'argent qui me font tant <strong>de</strong> honte. Nous avonsvécu fort convenablement <strong>de</strong>puis le jour fatal que vous savez, et nous n'avons pasdépensé le quart <strong>de</strong> ce que vous lui donnâtes. Je ne voudrais pas aller vous voir àl'auberge du Pelegrino, ce serait une publicité. Tâchez <strong>de</strong> louer une petite chambredans une rue déserte, et à l'Ave Maria (la tombée <strong>de</strong> la nuit), je me trouverai ici, sousce même portique. Ces mots dits, elle prit la fuite.Chapitre XIIIToutes les idées sérieuses furent oubliées à l'apparition imprévue <strong>de</strong> cette aimablepersonne. Fabrice se mit à vivre à Bologne dans une joie et une sécurité profon<strong>de</strong>s.Cette disposition naïve à se trouver heureux <strong>de</strong> tout ce qui remplissait sa vie perçaitdans les lettres qu'il adressait à la duchesse; ce fut au point qu'elle en prit <strong>de</strong>l'humeur. À peine si Fabrice le remarqua; seulement il écrivit en signes abrégés sur lecadran <strong>de</strong> sa montre: quand j'écris à la D. ne jamais dire quand j'étais prélat, quandj'étais homme d'église; cela la fâche. Il avait acheté <strong>de</strong>ux petits chevaux dont il étaitfort content: il les attelait à une calèche <strong>de</strong> louage toutes les fois que la petite Mariettavoulait aller voir quelqu'un <strong>de</strong> ces sites ravissants <strong>de</strong>s environs <strong>de</strong> Bologne; presquetous les soirs il la conduisait à la Chute du Reno. Au retour, il s'arrêtait chez l'aimableCrescentini, qui se croyait un peu le père <strong>de</strong> la Marietta.Ma foi! si c'est là la vie <strong>de</strong> café qui me semblait si ridicule pour un homme <strong>de</strong> quelquevaleur, j'ai eu tort <strong>de</strong> la repousser, se dit Fabrice. Il oubliait qu'il n'allait jamais au caféque pour lire le Constitutionnel, et que, parfaitement inconnu à tout le beau mon<strong>de</strong> <strong>de</strong>Bologne, les jouissances <strong>de</strong> vanité n'entraient pour rien dans sa félicité présente.Quand il n'était pas avec la petite Marietta, on le voyait à l'Observatoire, où il suivaitun cours d'astronomie; le professeur l'avait pris en gran<strong>de</strong> amitié et Fabrice lui prêtaitses chevaux le dimanche pour aller briller avec sa femme au Corso <strong>de</strong> la Montagnola.124


Il avait en exécration <strong>de</strong> faire le malheur d'un être quelconque, si peu estimable qu'ilfût. <strong>La</strong> Marietta ne voulait pas absolument qu'il vît la vieille femme; mais un jourqu'elle était à l'église, il monta chez la mammacia qui rougit <strong>de</strong> colère en le voyantentrer. C'est le cas <strong>de</strong> faire le <strong>de</strong>l Dongo, se dit Fabrice.- Combien la Marietta gagne-t-elle par mois quand elle est engagée? s'écria-t-il <strong>de</strong> l'airdont un jeune homme qui se respecte entre à Paris au balcon <strong>de</strong>s Bouffes.- Cinquante écus.- Vous mentez <strong>com</strong>me toujours; dites la vérité, ou par Dieu vous n'aurez pas uncentime.- Eh bien, elle gagnait vingt-<strong>de</strong>ux écus dans notre <strong>com</strong>pagnie à <strong>Parme</strong>, quand nousavons eu le malheur <strong>de</strong> vous connaître; moi je gagnais douze écus, et nous donnions àGiletti notre protecteur, chacune le tiers <strong>de</strong> ce qui nous revenait. Sur quoi, tous lesmois à peu près, Giletti faisait un ca<strong>de</strong>au à la Marietta; ce ca<strong>de</strong>au pouvait bien valoir<strong>de</strong>ux écus.- Vous mentez encore; vous, vous ne receviez que quatre écus. Mais si vous êtesbonne avec la Marietta je vous engage <strong>com</strong>me si j'étais un impresario; tous les moisvous recevrez douze écus pour vous et vingt-<strong>de</strong>ux pour elle; mais si je lui vois lesyeux rouges, je fais banqueroute.- Vous faites le fier; eh bien! votre rebelle générosité nous ruine, répondit la vieillefemme d'un ton furieux; nous perdons l'avviamento (l'achalandage). Quand nousaurons l'énorme malheur d'être privées <strong>de</strong> la protection <strong>de</strong> Votre Excellence, nous neserons plus connues d'aucune troupe, toutes seront au grand <strong>com</strong>plet; nous netrouverons pas d'engagement, et par vous, nous mourrons <strong>de</strong> faim.- Va-t'en au diable, dit Fabrice en s'en allant.- Je n'irai pas au diable; vilain impie! mais tout simplement au bureau <strong>de</strong> la police, quisaura <strong>de</strong> moi que vous êtes un monsignore qui a jeté le froc aux orties, et que vous nevous appelez pas plus Joseph Bossi que moi. Fabrice avait déjà <strong>de</strong>scendu quelquesmarches <strong>de</strong> l'escalier, il revint.- D'abord la police sait mieux que toi quel peut être mon vrai nom; mais si tu t'avises<strong>de</strong> me dénoncer, si tu as cette infamie, lui dit-il d'un grand sérieux, Ludovic te parlera,et ce n'est pas six coups <strong>de</strong> couteau que recevra ta vieille carcasse, mais <strong>de</strong>uxdouzaines, et tu seras pour six mois à l'hôpital, et sans tabac.<strong>La</strong> vieille femme pâlit et se précipita sur la main <strong>de</strong> Fabrice, qu'elle voulut baiser:- J'accepte avec reconnaissance le sort que vous nous faites, à la Marietta et à moi.Vous avez l'air si bon, que je vous prenais pour un niais; et pensez-y bien, d'autresque moi pourront <strong>com</strong>mettre la même erreur; je vous conseille d'avoir habituellementl'air plus grand seigneur. Puis elle ajouta avec une impu<strong>de</strong>nce admirable: Vousréfléchirez à ce bon conseil, et <strong>com</strong>me l'hiver n'est pas bien éloigné, vous nous ferezca<strong>de</strong>au à la Marietta et à moi <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux bons habits <strong>de</strong> cette belle étoffe anglaise quevend le gros marchand qui est sur la place Saint-Pétrone.125


L'amour <strong>de</strong> la jolie Marietta offrait à Fabrice tous les charmes <strong>de</strong> l'amitié la plus douce,ce qui le faisait songer au bonheur du même genre qu'il aurait pu trouver auprès <strong>de</strong> laduchesse.Mais n'est-ce pas une chose bien plaisante se disait-il quelquefois, que je ne sois passusceptible <strong>de</strong> cette préoccupation exclusive et passionnée qu'ils appellent <strong>de</strong> l'amour?Parmi les liaisons que le hasard m'a données à Novare ou à Naples, ai-je jamaisrencontré <strong>de</strong> femme dont la présence, même dans les premiers jours, fût pour moipréférable à une promena<strong>de</strong> sur un joli cheval inconnu? Ce qu'on appelle amour,ajoutait-il, serait-ce donc encore un mensonge? J'aime sans doute, <strong>com</strong>me j'ai bonappétit à six heures! Serait-ce cette propension quelque peu vulgaire dont cesmenteurs auraient fait l'amour d'Othello, l'amour <strong>de</strong> Tancrè<strong>de</strong>? ou bien faut-il croireque je suis organisé autrement que les autres hommes? Mon âme manquerait d'unepassion, pourquoi cela? ce serait une singulière <strong>de</strong>stinée!À Naples, surtout dans les <strong>de</strong>rniers temps, Fabrice avait rencontré <strong>de</strong>s femmes qui,fières <strong>de</strong> leur rang, <strong>de</strong> leur beauté et <strong>de</strong> la position qu'occupaient dans le mon<strong>de</strong> lesadorateurs qu'elles lui avaient sacrifiés, avaient prétendu le mener. À la vue <strong>de</strong> ceprojet, Fabrice avait rompu <strong>de</strong> la façon la plus scandaleuse et la plus rapi<strong>de</strong>. Or, sedisait-il, si je me laisse jamais transporter par le plaisir, sans doute très vif, d'être bienavec cette jolie femme qu'on appelle la duchesse Sanseverina, je suis exactement<strong>com</strong>me ce Français étourdi qui tua un jour la poule aux oeufs d'or. C'est à la duchesseque je dois le seul bonheur que j'aie jamais éprouvé par les sentiments tendres; monamitié pour elle est ma vie, et d'ailleurs, sans elle que suis-je? un pauvre exilé réduit àvivoter péniblement dans un château délabré <strong>de</strong>s environs <strong>de</strong> Novare. Je me souviensque durant les gran<strong>de</strong>s pluies d'automne j'étais obligé, le soir, crainte d'acci<strong>de</strong>nt,d'ajuster un parapluie sur le ciel <strong>de</strong> mon lit. Je montais les chevaux <strong>de</strong> l'hommed'affaires, qui voulait bien le souffrir par respect pour mon sang bleu (pour ma hautepuissance), mais il <strong>com</strong>mençait à trouver mon séjour un peu long; mon père m'avaitassigné une pension <strong>de</strong> douze cents francs, et se croyait damné <strong>de</strong> donner du pain àun jacobin. Ma pauvre mère et mes soeurs se laissaient manquer <strong>de</strong> robes pour memettre en état <strong>de</strong> faire quelques petits ca<strong>de</strong>aux à mes maîtresses. Cette façon d'êtregénéreux me perçait le coeur. Et, <strong>de</strong> plus, on <strong>com</strong>mençait à soupçonner ma misère, etla jeune noblesse <strong>de</strong>s environs allait me prendre en pitié. Tôt ou tard, quelque fat eûtlaissé voir son mépris pour un jacobin pauvre et malheureux dans ses <strong>de</strong>sseins, car,aux yeux <strong>de</strong> ces gens-là, je n'étais pas autre chose. J'aurais donné ou reçu quelquebon coup d'épée qui m'eût conduit à la forteresse <strong>de</strong> Fenestrelles, ou bien j'eusse <strong>de</strong>nouveau été me réfugier en Suisse, toujours avec douze cents francs <strong>de</strong> pension. J'aile bonheur <strong>de</strong> <strong>de</strong>voir à la duchesse l'absence <strong>de</strong> tous ces maux; <strong>de</strong> plus, c'est elle quisent pour moi les transports d'amitié que je <strong>de</strong>vrais éprouver pour elle.Au lieu <strong>de</strong> cette vie ridicule et piètre qui eût fait <strong>de</strong> moi un animal triste, un sot, <strong>de</strong>puisquatre ans je vis dans une gran<strong>de</strong> ville et j'ai une excellente voiture, ce qui m'aempêché <strong>de</strong> connaître l'envie et tous les sentiments bas <strong>de</strong> la province. Cette tantetrop aimable me gron<strong>de</strong> toujours <strong>de</strong> ce que je ne prends pas assez d'argent chez lebanquier. Veux-je gâter à jamais cette admirable position? Veux-je perdre l'uniqueamie que j'aie au mon<strong>de</strong>? Il suffit <strong>de</strong> proférer un mensonge, il suffit <strong>de</strong> dire à unefemme charmante et peut-être unique au mon<strong>de</strong>, et pour laquelle j'ai l'amitié la pluspassionnée: Je t'aime, moi qui ne sais pas ce que c'est qu'aimer d'amour. Ellepasserait la journée à me faire un crime <strong>de</strong> l'absence <strong>de</strong> ces transports qui me sontinconnus. <strong>La</strong> Marietta, au contraire, qui ne voit pas dans mon coeur et qui prend unecaresse pour un transport <strong>de</strong> l'âme, me croit fou d'amour, et s'estime la plus heureuse<strong>de</strong>s femmes.126


Dans le fait je n'ai connu un peu cette préoccupation tendre qu'on appelle, je crois,l'amour, que pour cette jeune Aniken <strong>de</strong> l'auberge <strong>de</strong> Zon<strong>de</strong>rs, près <strong>de</strong> la frontière <strong>de</strong>Belgique.C'est avec regret que nous allons placer ici l'une <strong>de</strong>s plus mauvaises actions <strong>de</strong>Fabrice: au milieu <strong>de</strong> cette vie tranquille, une misérable pique <strong>de</strong> vanité s'empara <strong>de</strong>ce coeur rebelle à l'amour, et le conduisit fort loin. En même temps que lui se trouvaità Bologne la fameuse Fausta F***, sans contredit l'une <strong>de</strong>s premières chanteuses <strong>de</strong>notre époque, et peut-être la femme la plus capricieuse que l'on ait jamais vue.L'excellent poète Burati , <strong>de</strong> Venise, avait fait sur son <strong>com</strong>pte ce fameux sonnetsatirique qui alors se trouvait dans la bouche <strong>de</strong>s princes <strong>com</strong>me <strong>de</strong>s <strong>de</strong>rniers gamins<strong>de</strong> carrefours." Vouloir et ne pas vouloir, adorer et détester en un jour, n'être contente que dansl'inconstance, mépriser ce que le mon<strong>de</strong> adore, tandis que le mon<strong>de</strong> l'adore, la Faustaa ces défauts et bien d'autres encore. Donc ne vois jamais ce serpent. Si tu la vois,impru<strong>de</strong>nt, tu oublies ses caprices. As-tu le bonheur <strong>de</strong> l'entendre, tu t'oublies toimême,et l'amour fait <strong>de</strong> toi, en un moment, ce que Circé fit jadis <strong>de</strong>s <strong>com</strong>pagnonsd'Ulysse. "Pour le moment ce miracle <strong>de</strong> beauté était sous le charme <strong>de</strong>s énormes favoris et <strong>de</strong>la haute insolence du jeune <strong>com</strong>te M***, au point <strong>de</strong> n'être pas révoltée <strong>de</strong> sonabominable jalousie. Fabrice vit ce <strong>com</strong>te dans les rues <strong>de</strong> Bologne, et fut choqué <strong>de</strong>l'air <strong>de</strong> supériorité avec lequel il occupait le pavé, et daignait montrer ses grâces aupublic. Ce jeune homme était fort riche, se croyait tout permis, et <strong>com</strong>me sesprepotenze lui avaient attiré <strong>de</strong>s menaces, il ne se montrait guère qu'environné <strong>de</strong>huit ou dix buli (sorte <strong>de</strong> coupejarrets), revêtus <strong>de</strong> sa livrée, et qu'il avait fait venir <strong>de</strong>ses terres dans les environs <strong>de</strong> Brescia. Les regards <strong>de</strong> Fabrice avaient rencontré uneou <strong>de</strong>ux fois ceux <strong>de</strong> ce terrible <strong>com</strong>te, lorsque le hasard lui fit entendre la Fausta. Ilfut étonné <strong>de</strong> l'angélique douceur <strong>de</strong> cette voix: il ne se figurait rien <strong>de</strong> pareil; il lui dut<strong>de</strong>s sensations <strong>de</strong> bonheur suprême, qui faisaient un beau contraste avec la placidité<strong>de</strong> sa vie présente. Serait-ce enfin là <strong>de</strong> l'amour? se dit-il. Fort curieux d'éprouver cesentiment, et d'ailleurs amusé par l'action <strong>de</strong> braver ce <strong>com</strong>te M* * *, dont la mineétait plus terrible que celle d'aucun tambour-major, notre héros se livra à l'enfantillage<strong>de</strong> passer beaucoup trop souvent <strong>de</strong>vant le palais Tanari, que le <strong>com</strong>te M*** avaitloué pour la Fausta.Un jour, vers la tombée <strong>de</strong> la nuit, Fabrice, cherchant à se faire apercevoir <strong>de</strong> laFausta, fut salué par <strong>de</strong>s éclats <strong>de</strong> rire fort marqués lancés par les buli du <strong>com</strong>te, quise trouvaient sur la porte du palais Tanari. Il courut chez lui, prit <strong>de</strong> bonnes armes etrepassa <strong>de</strong>vant ce palais. <strong>La</strong> Fausta, cachée <strong>de</strong>rrière ses persiennes, attendait ceretour, et lui en tint <strong>com</strong>pte. M***, jaloux <strong>de</strong> toute la terre, <strong>de</strong>vint spécialementjaloux <strong>de</strong> M. Joseph Bossi, et s'emporta en propos ridicules; sur quoi tous les matinsnotre héros lui faisait parvenir une lettre qui ne contenait que ces mots:" M. Joseph Bossi détruit les insectes in<strong>com</strong>mo<strong>de</strong>s, et loge au Pelegrino, via <strong>La</strong>rga, n¡79. "Le <strong>com</strong>te M***, accoutumé aux respects que lui assuraient en tous lieux son énormefortune, son sang bleu et la bravoure <strong>de</strong> ses trente domestiques, ne voulut pointentendre le langage <strong>de</strong> ce petit billet.Fabrice en écrivait d'autres à la Fausta; M*** mit <strong>de</strong>s espions autour <strong>de</strong> ce rival, quipeut-être ne déplaisait pas; d'abord il apprit son véritable nom, et ensuite que pour le127


moment il ne pouvait se montrer à <strong>Parme</strong>. Peu <strong>de</strong> jours après, le <strong>com</strong>te M***, sesbuli, ses magnifiques chevaux et la Fausta partirent pour <strong>Parme</strong>.Fabrice, piqué au jeu, les suivit le len<strong>de</strong>main. Ce fut en vain que le bon Ludovic fit <strong>de</strong>sremontrances pathétiques; Fabrice l'envoya promener, et Ludovic, fort brave luimême,l'admira; d'ailleurs ce voyage le rapprochait <strong>de</strong> la jolie maîtresse qu'il avait àCasal-Maggiore. Par les soins <strong>de</strong> Ludovic, huit ou dix anciens soldats <strong>de</strong>s régiments <strong>de</strong>Napoléon entrèrent chez M. Joseph Bossi, sous le nom <strong>de</strong> domestiques. Pourvu, se ditFabrice en faisant la folie <strong>de</strong> suivre la Fausta, que je n'aie aucune <strong>com</strong>munication niavec le ministre <strong>de</strong> la police, <strong>com</strong>te Mosca, ni avec la duchesse, je n'expose que moi.Je dirai plus tard à ma tante que j'allais à la recherche <strong>de</strong> l'amour, cette belle choseque je n'ai jamais rencontrée. Le fait est que je pense à la Fausta, même quand je nela vois pas... Mais est-ce le souvenir <strong>de</strong> sa voix que j'aime, ou sa personne? Nesongeant plus à la carrière ecclésiastique, Fabrice avait arboré <strong>de</strong>s moustaches et <strong>de</strong>sfavoris presque aussi terribles que ceux du <strong>com</strong>te M***, ce qui le déguisait un peu. Ilétablit son quartier général non à <strong>Parme</strong>, c'eût été trop impru<strong>de</strong>nt, mais dans unvillage <strong>de</strong>s environs, au milieu <strong>de</strong>s bois, sur la route <strong>de</strong> Sacca où était le château <strong>de</strong> satante. D'après les conseils <strong>de</strong> Ludovic, il s'annonça dans ce village <strong>com</strong>me le valet <strong>de</strong>chambre d'un grand seigneur anglais fort original qui dépensait cent mille francs paran pour se donner le plaisir <strong>de</strong> la chasse, et qui arriverait sous peu du lac <strong>de</strong> Côme, oùil était retenu par la pêche <strong>de</strong>s truites. Par bonheur, le joli petit palais que le <strong>com</strong>teM*** avait loué pour la belle Fausta était situé à l'extrémité méridionale <strong>de</strong> la ville <strong>de</strong><strong>Parme</strong>, précisément sur la route <strong>de</strong> Sacca, et les fenêtres <strong>de</strong> la Fausta donnaient surles belles allées <strong>de</strong> grands arbres qui s'éten<strong>de</strong>nt sous la haute tour <strong>de</strong> la cita<strong>de</strong>lle.Fabrice n'était point connu dans ce quartier désert; il ne manqua pas <strong>de</strong> faire suivre le<strong>com</strong>te M***, et, un jour que celui-ci venait <strong>de</strong> sortir <strong>de</strong> chez l'admirable cantatrice, ileut l'audace <strong>de</strong> paraître dans la rue en plein jour; à la vérité, il était monté sur unexcellent cheval, et bien armé. Des musiciens, <strong>de</strong> ceux qui courent les rues en Italie,et qui parfois sont excellents, vinrent planter leurs contrebasses sous les fenêtres <strong>de</strong>la Fausta: après avoir préludé, ils chantèrent assez bien une cantate en son honneur.<strong>La</strong> Fausta se mit à la fenêtre, et remarqua facilement un jeune homme fort poli qui,arrêté à cheval au milieu <strong>de</strong> la rue, la salua d'abord, puis se mit à lui adresser <strong>de</strong>sregards fort peu équivoques. Malgré le costume anglais exagéré adopté par Fabrice,elle eut bientôt reconnu l'auteur <strong>de</strong>s lettres passionnées qui avaient amené son départ<strong>de</strong> Bologne. Voilà un être singulier, se dit-elle, il me semble que je vais l'aimer. J'aicent louis <strong>de</strong>vant moi, je puis fort bien planter là ce terrible <strong>com</strong>te M***. Au fait, ilmanque d'esprit et d'imprévu, et n'est un peu amusant que par la mine atroce <strong>de</strong> sesgens.Le len<strong>de</strong>main, Fabrice ayant appris que tous les jours, vers les onze heures, la Faustaallait entendre la messe au centre <strong>de</strong> la ville, dans cette même église <strong>de</strong> Saint-Jean oùse trouvait le tombeau <strong>de</strong> son grand-oncle, l'archevêque Ascanio <strong>de</strong>l Dongo, il osa l'ysuivre. À la vérité, Ludovic lui avait procuré une belle perruque anglaise avec <strong>de</strong>scheveux du plus beau rouge. À propos <strong>de</strong> la couleur <strong>de</strong> ces cheveux, qui était celle <strong>de</strong>sflammes qui brûlaient son coeur, il fit un sonnet que la Fausta trouva charmant; unemain inconnue avait eu soin <strong>de</strong> le placer sur son piano. Cette petite guerre dura bienhuit jours, mais Fabrice trouvait que, malgré ses démarches <strong>de</strong> tout genre, il ne faisaitpas <strong>de</strong> progrès réels; la Fausta refusait <strong>de</strong> le recevoir. Il outrait la nuance <strong>de</strong>singularité; elle a dit <strong>de</strong>puis qu'elle avait peur <strong>de</strong> lui. Fabrice n'était plus retenu quepar un reste d'espoir d'arriver à sentir ce qu'on appelle <strong>de</strong> l'amour, mais souvent ils'ennuyait.- Monsieur, allons-nous-en, lui répétait Ludovic, vous n'êtes point amoureux; je vousvois un sang-froid et un bon sens désespérants. D'ailleurs vous n'avancez point; par128


pure vergogne, décampons. Fabrice allait partir au premier moment d'humeur,lorsqu'il apprit que la Fausta <strong>de</strong>vait chanter chez la duchesse Sanseverina; peut-êtreque cette voix sublime achèvera d'enflammer mon coeur, se dit-il; et il osa biens'introduire déguisé dans ce palais où tous les yeux le connaissaient. Qu'on juge <strong>de</strong>l'émotion <strong>de</strong> la duchesse, lorsque tout à fait vers la fin du concert elle remarqua unhomme en livrée <strong>de</strong> chasseur, <strong>de</strong>bout près <strong>de</strong> la porte du grand salon; cette tournurerappelait quelqu'un. Elle chercha le <strong>com</strong>te Mosca qui seulement alors lui appritl'insigne et vraiment incroyable folie <strong>de</strong> Fabrice. Il la prenait très bien. Cet amour pourune autre que la duchesse lui plaisait fort, le <strong>com</strong>te, parfaitement galant homme hors<strong>de</strong> la politique, agissait d'après cette maxime qu'il ne pouvait trouver le bonheurqu'autant que la duchesse serait heureuse. Je le sauverai <strong>de</strong> lui-même, dit-il à sonamie; jugez <strong>de</strong> la joie <strong>de</strong> nos ennemis si on l'arrêtait dans ce palais! Aussi ai-je ici plus<strong>de</strong> cent hommes à moi, et c'est pour cela que je vous ai fait <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r les clefs dugrand château d'eau. Il se porte pour amoureux fou <strong>de</strong> la Fausta, et jusqu'ici ne peutl'enlever au <strong>com</strong>te M*** qui donne à cette folle une existence <strong>de</strong> reine. <strong>La</strong>physionomie <strong>de</strong> la duchesse trahit la plus vive douleur: Fabrice n'était donc qu'unlibertin tout à fait incapable d'un sentiment tendre et sérieux.- Et ne pas nous voir! c'est ce que jamais je ne pourrai lui pardonner! dit-elle enfin; etmoi qui lui écris tous les jours à Bologne!- J'estime fort sa retenue, répliqua le <strong>com</strong>te, il ne veut pas nous <strong>com</strong>promettre parson équipée, et il sera plaisant <strong>de</strong> la lui entendre raconter.<strong>La</strong> Fausta était trop folle pour savoir taire ce qui l'occupait: le len<strong>de</strong>main du concert,dont ses yeux avaient adressé tous les airs à ce grand jeune homme habillé enchasseur, elle parla au <strong>com</strong>te M*** d'un attentif inconnu. - Où le voyez-vous? dit le<strong>com</strong>te furieux.- Dans les rues, à l'église, répondit la Fausta interdite. Aussitôt ellevoulut réparer son impru<strong>de</strong>nce ou du moins éloigner tout ce qui pouvait rappelerFabrice: elle se jeta dans une <strong>de</strong>scription infinie d'un grand jeune homme à cheveuxrouges, il avait <strong>de</strong>s yeux bleus; sans doute c'était quelque Anglais fort riche et fortgauche, ou quelque prince. À ce mot, le <strong>com</strong>te M***, qui ne brillait pas par la justesse<strong>de</strong>s aperçus, alla se figurer, chose délicieuse pour sa vanité, que ce rival n'était autreque le prince héréditaire <strong>de</strong> <strong>Parme</strong>. Ce pauvre jeune homme mélancolique, gardé parcinq ou six gouverneurs, sous-gouverneurs, précepteurs, etc., etc., qui ne le laissaientsortir qu'après avoir tenu conseil, lançait d'étranges regards sur toutes les femmespassables qu'il lui était permis d'approcher. Au concert <strong>de</strong> la duchesse, son rang l'avaitplacé en avant <strong>de</strong> tous les auditeurs, sur un fauteuil isolé, à trois pas <strong>de</strong> la belleFausta, et ses regards avaient souverainement choqué le <strong>com</strong>te M***. Cette folied'exquise vanité: avoir un prince pour rival, amusa fort la Fausta qui se fit un plaisir<strong>de</strong> la confirmer par cent détails naïvement donnés.- Votre race, disait-elle au <strong>com</strong>te, est aussi ancienne que celle <strong>de</strong>s Farnèse à laquelleappartient ce jeune homme?- Que voulez-vous dire? aussi ancienne! Moi je n'ai point <strong>de</strong> bâtardise dans ma famille.Le hasard voulut que jamais le <strong>com</strong>te M*** ne dût voir à son aise ce rival prétendu;ce qui le confirma dans l'idée flatteuse d'avoir un prince pour antagoniste. En effet,quand les intérêts <strong>de</strong> son entreprise n'appelaient point Fabrice à <strong>Parme</strong>, il se tenaitdans les bois vers Sacca et les bords du Pô. Le <strong>com</strong>te M*** était bien plus fier, maisaussi plus pru<strong>de</strong>nt <strong>de</strong>puis qu'il se croyait en passe <strong>de</strong> disputer le coeur <strong>de</strong> la Fausta àun prince; il la pria fort sérieusement <strong>de</strong> mettre la plus gran<strong>de</strong> retenue dans toutesses démarches. Après s'être jeté à ses genoux en amant jaloux et passionné, il lui129


déclara fort net que son honneur était intéressé à ce qu'elle ne fût pas la dupe dujeune prince.- Permettez, je ne serais pas sa dupe si je l'aimais; moi, je n'ai jamais vu <strong>de</strong> prince àmes pieds.- Si vous cé<strong>de</strong>z, reprit-il avec un regard hautain, peut-être ne pourrai-je pas mevenger du prince; mais certes, je me vengerai; et il sortit en fermant les portes à tour<strong>de</strong> bras. Si Fabrice se fût présenté en ce moment, il gagnait son procès.- Si vous tenez à la vie, lui dit-il le soir, en prenant congé d'elle après le spectacle,faites que je ne sache jamais que le jeune prince a pénétré dans votre maison. Je nepuis rien sur lui, morbleu! mais ne me faites pas souvenir que je puis tout sur vous!- Ah! mon petit Fabrice, s'écria la Fausta; si je savais où te prendre!<strong>La</strong> vanité piquée peut mener loin un jeune homme riche et dès le berceau toujoursenvironné <strong>de</strong> flatteurs. <strong>La</strong> passion très véritable que le <strong>com</strong>te M*** avait eue pour laFausta se réveilla avec fureur: il ne fut point arrêté par la perspective dangereuse <strong>de</strong>lutter avec le fils unique du souverain chez lequel il se trouvait; <strong>de</strong> même qu'il n'eutpoint l'esprit <strong>de</strong> chercher à voir ce prince, ou du moins à le faire suivre. Ne pouvantautrement l'attaquer, M* * * osa songer à lui donner un ridicule. Je serai banni pourtoujours <strong>de</strong>s états <strong>de</strong> <strong>Parme</strong>, se dit-il, eh! que m'importe? S'il eût cherché àreconnaître la position <strong>de</strong> l'ennemi, le <strong>com</strong>te M*** eût appris que le pauvre jeuneprince ne sortait jamais sans être suivi par trois ou quatre vieillards, ennuyeuxgardiens <strong>de</strong> l'étiquette, et que le seul plaisir <strong>de</strong> son choix qu'on lui permît au mon<strong>de</strong>,était la minéralogie. De jour <strong>com</strong>me <strong>de</strong> nuit, le petit palais occupé par la Fausta et oùla bonne <strong>com</strong>pagnie <strong>de</strong> <strong>Parme</strong> faisait foule, était environné d'observateurs; M***savait heure par heure ce qu'elle faisait et surtout ce qu'on fait autour d'elle. L'on peutlouer ceci dans les précautions <strong>de</strong> ce jaloux, cette femme si capricieuse n'eut d'abordaucune idée <strong>de</strong> ce redoublement <strong>de</strong> surveillance. Les rapports <strong>de</strong> tous ses agentsdisaient au <strong>com</strong>te M*** qu'un homme fort jeune, portant une perruque <strong>de</strong> cheveuxrouges, paraissait fort souvent sous les fenêtres <strong>de</strong> la Fausta, mais toujours avec undéguisement nouveau. Évi<strong>de</strong>mment, c'est le jeune prince, se dit M***, autrementpourquoi se déguiser? et parbleu! un homme <strong>com</strong>me moi n'est pas fait pour lui cé<strong>de</strong>r.Sans les usurpations <strong>de</strong> la république <strong>de</strong> Venise, je serais prince souverain, moi aussi.Le jour <strong>de</strong> San Stefano, les rapports <strong>de</strong>s espions prirent une couleur plus sombre; ilssemblaient indiquer que la Fausta <strong>com</strong>mençait à répondre aux empressements <strong>de</strong>l'inconnu. Je puis partir à l'instant avec cette femme, se dit M***! Mais quoi! àBologne, j'ai fui <strong>de</strong>vant <strong>de</strong>l Dongo; ici je fuirais <strong>de</strong>vant un prince! Mais que dirait cejeune homme? Il pourrait penser qu'il a réussi à me faire peur! Et pardieu! je suisd'aussi bonne maison que lui. M*** était furieux, mais, pour <strong>com</strong>ble <strong>de</strong> misère, tenaitavant tout à ne point se donner, aux yeux <strong>de</strong> la Fausta qu'il savait moqueuse, leridicule d'être jaloux. Le jour <strong>de</strong> San Stefano donc, après avoir passé une heure avecelle, et en avoir été accueilli avec un empressement qui lui sembla le <strong>com</strong>ble <strong>de</strong> lafausseté, il la laissa sur les onze heures, s'habillant pour aller entendre la messe àl'église <strong>de</strong> Saint-Jean. Le <strong>com</strong>te M*** revint chez lui, prit l'habit noir râpé d'un jeuneélève en théologie, et courut à Saint-Jean; il choisit sa place <strong>de</strong>rrière un <strong>de</strong>s tombeauxque ornent la troisième chapelle à droite; il voyait tout ce qui se passait dans l'églisepar-<strong>de</strong>ssous le bras d'un cardinal que l'on a représenté à genoux sur sa tombe; cettestatue ôtait la lumière au fond <strong>de</strong> la chapelle et le cachait suffisamment. Bientôt il vitarriver la Fausta plus belle que jamais; elle était en gran<strong>de</strong> toilette, et vingtadorateurs appartenant à la plus haute société lui faisaient cortège. Le sourire et la130


joie éclataient dans ses yeux et sur ses lèvres; il est évi<strong>de</strong>nt, se dit le malheureuxjaloux, qu'elle <strong>com</strong>pte rencontrer ici l'homme qu'elle aime, et que <strong>de</strong>puis longtempspeut-être, grâce à moi, elle n'a pu voir. Tout à coup, le bonheur le plus vif semblaredoubler dans les yeux <strong>de</strong> la Fausta; mon rival est présent, se dit M***, et sa fureur<strong>de</strong> vanité n'eut plus <strong>de</strong> bornes. Quelle figure est-ce que je fais ici, servant <strong>de</strong> pendantà un jeune prince qui se déguise? Mais quelques efforts qu'il pût faire, jamais il neparvint à découvrir ce rival que ses regards affamés cherchaient <strong>de</strong> toutes parts.À chaque instant la Fausta, après avoir promené les yeux dans toutes les parties <strong>de</strong>l'église, finissait par arrêter <strong>de</strong>s regards chargés d'amour et <strong>de</strong> bonheur, sur le coinobscur où M*** s'était caché. Dans un coeur passionné, l'amour est sujet à exagérerles nuances les plus légères, il en tire les conséquences les plus ridicules, le pauvreM*** ne finit-il pas par se persua<strong>de</strong>r que la Fausta l'avait vu, que malgré ses effortss'étant aperçue <strong>de</strong> ma mortelle jalousie, elle voulait la lui reprocher et en même tempsl'en consoler par ces regards si tendres.Le tombeau du cardinal, <strong>de</strong>rrière lequel M*** s'était placé en observation, était élevé<strong>de</strong> quatre ou cinq pieds sur le pavé <strong>de</strong> marbre <strong>de</strong> Saint-Jean. <strong>La</strong> messe à la mo<strong>de</strong> finievers les une heure, la plupart <strong>de</strong>s fidèles s'en allèrent, et la Fausta congédia les beaux<strong>de</strong> la villes sous un prétexte <strong>de</strong> dévotion; restée agenouillée sur sa chaise, ses yeux,<strong>de</strong>venus plus tendres et plus brillants, étaient fixés sur M***; <strong>de</strong>puis qu'il n'y avaitplus que peu <strong>de</strong> personnes dans l'église, ses regards ne se donnaient plus la peine <strong>de</strong>la parcourir tout entière, avant <strong>de</strong> s'arrêter avec bonheur sur la statue du cardinal.Que <strong>de</strong> délicatesse, se disait le <strong>com</strong>te M*** se croyant regardé! Enfin la Fausta se levaet sortit brusquement, après avoir fait, avec les mains, quelques mouvementssinguliers.M***, ivre d'amour et presque tout à fait désabusé <strong>de</strong> sa folle jalousie, quittait saplace pour voler au palais <strong>de</strong> sa maîtresse et la remercier mille et mille fois, lorsqu'enpassant <strong>de</strong>vant le tombeau du cardinal il aperçut un jeune homme tout en noir; cetêtre funeste s'était tenu jusque-là agenouillé tout contre l'épitaphe du tombeau, et <strong>de</strong>façon à ce que les regards <strong>de</strong> l'amant jaloux qui le cherchaient dussent passer par<strong>de</strong>ssussa tête et ne point le voir.Ce jeune homme se leva, marcha vite et fut à l'instant même environné par sept àhuit personnages assez gauches, d'un aspect singulier et qui semblaient lui appartenir.M*** se précipita sur ses pas, mais, sans qu'il y eût rien <strong>de</strong> trop marqué, il fut arrêtédans le défilé que forme le tambour <strong>de</strong> bois <strong>de</strong> la porte d'entrée, par ces hommesgauches qui protégeaient son rival; enfin, lorsque après eux il arriva à la rue, il ne putque voir fermer la portière d'une voiture <strong>de</strong> chétive apparence, laquelle, par uncontraste bizarre était attelée <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux excellents chevaux, et en un moment fut hors<strong>de</strong> sa vue.Il rentra chez lui haletant <strong>de</strong> fureur; bientôt arrivèrent ses observateurs, qui luirapportèrent froi<strong>de</strong>ment que ce jour-là, l'amant mystérieux, déguisé en prêtre, s'étaitagenouillé fort dévotement, tout contre un tombeau placé à l'entrée d'une chapelleobscure <strong>de</strong> l'église <strong>de</strong> Saint-Jean. <strong>La</strong> Fausta était restée dans l'église jusqu'à ce qu'ellefût à peu près déserte, et alors elle avait échangé rapi<strong>de</strong>ment certains signes avec cetinconnu; avec les mains, elle faisait <strong>com</strong>me <strong>de</strong>s croix. M*** courut chez l'infidèle;pour la première fois elle ne put cacher son trouble; elle raconta avec la naïvetémenteuse d'une femme passionnée, que <strong>com</strong>me <strong>de</strong> coutume elle était allée à Saint-Jean, mais qu'elle n'y avait pas aperçu cet homme qui la persécutait. À ces mots,M***, hors <strong>de</strong> lui, la traita <strong>com</strong>me la <strong>de</strong>rnière <strong>de</strong>s créatures, lui dit tout ce qu'il avaitvu lui-même, et la hardiesse <strong>de</strong>s mensonges croissant avec la vivacité <strong>de</strong>s131


accusations, il prit son poignard et se précipita sur elle. D'un grand sang-froid laFausta lui dit:- Eh bien! tout ce dont vous vous plaignez est la pure vérité, mais j'ai essayé <strong>de</strong> vousla cacher afin <strong>de</strong> ne pas jeter votre audace dans <strong>de</strong>s projets <strong>de</strong> vengeance insensés etqui peuvent nous perdre tous les <strong>de</strong>ux; car, sachez-le une bonne fois, suivant mesconjectures, l'homme qui me persécute <strong>de</strong> ses soins est fait pour ne pas trouverd'obstacles à ses volontés, du moins en ce pays. Après avoir rappelé fort adroitementqu'après tout M*** n'avait aucun droit sur elle, la Fausta finit par dire queprobablement elle n'irait plus à l'église <strong>de</strong> Saint-Jean. M*** était éperdumentamoureux, un peu <strong>de</strong> coquetterie avait pu se joindre à la pru<strong>de</strong>nce dans le coeur <strong>de</strong>cette jeune femme, il se sentit désarmer. Il eut l'idée <strong>de</strong> quitter <strong>Parme</strong>; le jeuneprince, si puissant qu'il fût, ne pourrait le suivre, ou s'il le suivait ne serait plus queson égal. Mais l'orgueil représenta <strong>de</strong> nouveau que ce départ aurait toujours l'air d'unefuite, et le <strong>com</strong>te M*** se défendit d'y songer.Il ne se doute pas <strong>de</strong> la présence <strong>de</strong> mon petit Fabrice, se dit la cantatrice ravie, etmaintenant nous pourrons nous moquer <strong>de</strong> lui d'une façon précieuse!Fabrice ne <strong>de</strong>vina point son bonheur, trouvant le len<strong>de</strong>main les fenêtres <strong>de</strong> lacantatrice soigneusement fermées, et ne la voyant nulle part, la plaisanterie<strong>com</strong>mença à lui sembler longue. Il avait <strong>de</strong>s remords. Dans quelle situation est-ce queje mets ce pauvre <strong>com</strong>te Mosca, lui ministre <strong>de</strong> la police! on le croira mon <strong>com</strong>plice, jeserai venu dans ce pays pour casser le cou à sa fortune! Mais si j'abandonne un projetsi longtemps suivi, que dira la duchesse quand je lui conterai mes essais d'amour?Un soir que prêt à quitter la partie il se faisait ainsi la morale en rôdant sous lesgrands arbres qui séparent le palais <strong>de</strong> la Fausta <strong>de</strong> la cita<strong>de</strong>lle, il remarqua qu'il étaitsuivi par un espion <strong>de</strong> fort petite taille; ce fut en vain que pour s'en débarrasser il allapasser par plusieurs rues, toujours cet être microscopique semblait attaché à ses pas.Impatienté, il courut dans une rue solitaire située le long <strong>de</strong> la Parma, et où ses gensétaient en embusca<strong>de</strong>; sur un signe qu'il fit ils sautèrent sur le pauvre petit espion quise précipita à leurs genoux: c'était la Bettina, femme <strong>de</strong> chambre <strong>de</strong> la Fausta; aprèstrois jours d'ennui et <strong>de</strong> réclusion, déguisée en homme pour échapper au poignard du<strong>com</strong>te M***, dont sa maîtresse et elle avaient grand-peur, elle avait entrepris <strong>de</strong> venirdire à Fabrice qu'on l'aimait à la passion et qu'on brûlait <strong>de</strong> le voir; mais on ne pouvaitplus paraître à l'église <strong>de</strong> Saint-Jean. Il était temps, se dit Fabrice, vive l'insistance!<strong>La</strong> petite femme <strong>de</strong> chambre était fort jolie, ce qui enleva Fabrice à ses rêveriesmorales. Elle lui apprit que la promena<strong>de</strong> et toutes les rues où il avait passé ce soir-làétaient soigneusement gardées, sans qu'il y parût, par <strong>de</strong>s espions <strong>de</strong> M***. Ilsavaient loué <strong>de</strong>s chambres au rez-<strong>de</strong>-chaussée ou au premier étage, cachés <strong>de</strong>rrièreles persiennes et gardant un profond silence, ils observaient tout ce qui se passaitdans la rue, en apparence la plus solitaire, et entendaient ce qu'on y disait.- Si ces espions eussent reconnu ma voix, dit la petite Bettina, j'étais poignardée sansrémission à ma rentrée au logis, et peut-être ma pauvre maîtresse avec moi.Cette terreur la rendait charmante aux yeux <strong>de</strong> Fabrice.- Le <strong>com</strong>te M***, continua-t-elle, est furieux, et madame sait qu'il est capable <strong>de</strong>tout... Elle m'a chargée <strong>de</strong> vous dire qu'elle voudrait être à cent lieues d'ici avec vous!132


Alors elle raconta la scène du jour <strong>de</strong> la Saint-Étienne, et la fureur <strong>de</strong> M***, quin'avait perdu aucun <strong>de</strong>s regards et <strong>de</strong>s signes d'amour que la Fausta, ce jour-là folle<strong>de</strong> Fabrice, lui avait adressés. Le <strong>com</strong>te avait tiré son poignard, avait saisi la Faustapar les cheveux, et, sans sa présence d'esprit, elle était perdue.Fabrice fit monter la jolie Bettina dans un petit appartement qu'il avait près <strong>de</strong> là. Il luiraconta qu'il était <strong>de</strong> Turin, fils d'un grand personnage qui pour le moment se trouvaità <strong>Parme</strong>, ce qui l'obligeait à gar<strong>de</strong>r beaucoup <strong>de</strong> ménagements. <strong>La</strong> Bettina lui réponditen riant qu'il était bien plus grand seigneur qu'il ne voulait paraître. Notre héros eutbesoin d'un peu <strong>de</strong> temps avant <strong>de</strong> <strong>com</strong>prendre que la charmante fille le prenait pourun non moindre personnage que le prince héréditaire lui-même. <strong>La</strong> Fausta <strong>com</strong>mençaità avoir peur et à aimer Fabrice; elle avait pris sur elle <strong>de</strong> ne pas dire ce nom à safemme <strong>de</strong> chambre, et <strong>de</strong> lui parler du prince. Fabrice finit par avouer à la jolie fillequ'elle avait <strong>de</strong>viné juste: Mais si mon nom est ébruité, ajouta-t-il, malgré la gran<strong>de</strong>passion dont j'ai donné tant <strong>de</strong> preuves à ta maîtresse, je serai obligé <strong>de</strong> cesser <strong>de</strong> lavoir, et aussitôt les ministres <strong>de</strong> mon père, ces méchants drôles que je <strong>de</strong>stituerai unjour, ne manqueront pas <strong>de</strong> lui envoyer l'ordre <strong>de</strong> vi<strong>de</strong>r le pays, que jusqu'ici elle aembelli <strong>de</strong> sa présence.Vers le matin, Fabrice <strong>com</strong>bina avec la petite camériste plusieurs projets <strong>de</strong> ren<strong>de</strong>zvouspour arriver à la Fausta; il fit appeler Ludovic et un autre <strong>de</strong> ses gens fort adroit,qui s'entendirent avec la Bettina, pendant qu'il écrivait à la Fausta la lettre la plusextravagante; la situation <strong>com</strong>portait toutes les exagérations <strong>de</strong> la tragédie et Fabricene s'en fit pas faute. Ce ne fut qu'à la pointe du jour qu'il se sépara <strong>de</strong> la petitecamériste, fort contente <strong>de</strong>s façons du jeune prince.Il avait été cent fois répété que, maintenant que la Fausta était d'accord avec sonamant, celui-ci ne repasserait plus sous les fenêtres du petit palais que lorsqu'onpourrait l'y recevoir, et alors il y aurait signal. Mais Fabrice, amoureux <strong>de</strong> la Bettina, etse croyant près du dénouement avec la Fausta, ne put se tenir dans son village à <strong>de</strong>uxlieues <strong>de</strong> <strong>Parme</strong>. Le len<strong>de</strong>main, vers les minuit, il vint à cheval, et bien ac<strong>com</strong>pagné,chanter sous les fenêtres <strong>de</strong> la Fausta un air alors à la mo<strong>de</strong> et dont il changeait lesparoles. N'est-ce pas ainsi qu'en agissent messieurs les amants? se disait-il.Depuis que la Fausta avait témoigné le désir d'un ren<strong>de</strong>z-vous, toute cette chassesemblait bien longue à Fabrice. Non, je n'aime point, se disait-il en chantant assez malsous les fenêtres du petit palais; la Bettina me semble cent fois préférable à la Fausta,et c'est par elle que je voudrais être reçu en ce moment. Fabrice, s'ennuyant assez,retournait à son village, lorsque à cinq cents pas du palais <strong>de</strong> la Fausta quinze ou vingthommes se jetèrent sur lui, quatre d'entre eux saisirent la bri<strong>de</strong> <strong>de</strong> son cheval, <strong>de</strong>uxautres s'emparèrent <strong>de</strong> ses bras. Ludovic et les bravi <strong>de</strong> Fabrice furent assaillis maispurent se sauver; ils tirèrent quelques coups <strong>de</strong> pistolet. Tout cela fut l'affaire d'uninstant: cinquante flambeaux allumés parurent dans la rue en un clin d'oeil et <strong>com</strong>mepar enchantement. Tous ces hommes étaient bien armés. Fabrice avait sauté à bas <strong>de</strong>son cheval, malgré les gens qui le retenaient; il chercha à se faire jour; il blessa mêmeun <strong>de</strong>s hommes qui lui serrait les bras avec <strong>de</strong>s mains semblables à <strong>de</strong>s étaux; mais ilfut bien étonné d'entendre cet homme lui dire du ton le plus respectueux:- Votre Altesse me fera une bonne pension pour cette blessure, ce qui vaudra mieuxpour moi que <strong>de</strong> tomber dans le crime <strong>de</strong> lèse-majesté, en tirant l'épée contre monprince.Voici justement le châtiment <strong>de</strong> ma sottise, se dit Fabrice, je me serai damné pour unpéché qui ne me semblait point aimable.133


À peine la petite tentative <strong>de</strong> <strong>com</strong>bat fut-elle terminée, que plusieurs laquais engran<strong>de</strong> livrée parurent avec une chaise à porteurs dorée et peinte d'une façon bizarre:c'était une <strong>de</strong> ces chaises grotesques dont les masques se servent pendant lecarnaval. Six hommes, le poignard à la main, prièrent Son Altesse d'y entrer, lui disantque l'air frais <strong>de</strong> la nuit pourrait nuire à sa voix; on affectait les formes les plusrespectueuses, le nom <strong>de</strong> prince était répété à chaque instant, et presque en criant. Lecortège <strong>com</strong>mença à défiler. Fabrice <strong>com</strong>pta dans la rue plus <strong>de</strong> cinquante hommesportant <strong>de</strong>s torches allumées. Il pouvait être une heure du matin, tout le mon<strong>de</strong> s'étaitmis aux fenêtres, la chose se passait avec une certaine gravité. Je craignais <strong>de</strong>s coups<strong>de</strong> poignard <strong>de</strong> la part du <strong>com</strong>te M***, se dit Fabrice; il se contente <strong>de</strong> se moquer <strong>de</strong>moi, je ne lui croyais pas tant <strong>de</strong> goût. Mais pense-t-il réellement avoir affaire auprince? s'il sait que je ne suis que Fabrice, gare les coups <strong>de</strong> dague!Ces cinquante hommes portant <strong>de</strong>s torches et les vingt hommes armés, après s'êtrelongtemps arrêtés sous les fenêtres <strong>de</strong> la Fausta, allèrent para<strong>de</strong>r <strong>de</strong>vant les plusbeaux palais <strong>de</strong> la ville. Des majordomes placés aux <strong>de</strong>ux côtés <strong>de</strong> la chaise à porteurs<strong>de</strong>mandaient <strong>de</strong> temps à autre à Son Altesse si elle avait quelque ordre à leur donner.Fabrice ne perdit point la tête: à l'ai<strong>de</strong> <strong>de</strong> la clarté que répandaient les torches, ilvoyait que Ludovic et ses hommes suivaient le cortège autant que possible. Fabrice sedisait: Ludovic n'a que huit ou dix hommes et n'ose attaquer. De l'intérieur <strong>de</strong> sachaise à porteurs, Fabrice voyait fort bien que les gens chargés <strong>de</strong> la mauvaiseplaisanterie étaient armés jusqu'aux <strong>de</strong>nts. Il affectait <strong>de</strong> rire avec les majordomeschargés <strong>de</strong> le soigner. Après plus <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux heures <strong>de</strong> marche triomphale, il vit que l'onallait passer à l'extrémité <strong>de</strong> la rue où était situé le palais Sanseverina.Comme on tournait la rue qui y conduit, il ouvre avec rapidité la porte <strong>de</strong> la chaisepratiquée sur le <strong>de</strong>vant, saute par-<strong>de</strong>ssus l'un <strong>de</strong>s bâtons, renverse d'un coup <strong>de</strong>poignard l'un <strong>de</strong>s estafiers qui lui portait sa torche au visage; il reçoit un coup <strong>de</strong>dague dans l'épaule, un second estafier lui brûle la barbe avec sa torche allumée, etenfin Fabrice arrive à Ludovic auquel il crie: Tue! tue tout ce qui porte <strong>de</strong>s torches!Ludovic donne <strong>de</strong>s coups d'épée et le délivre <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux hommes qui s'attachaient à lepoursuivre. Fabrice arrive en courant jusqu'à la porte du palais Sanseverina; parcuriosité, le portier avait ouvert la petite porte haute <strong>de</strong> trois pieds pratiquée dans lagran<strong>de</strong>, et regardait tout ébahi ce grand nombre <strong>de</strong> flambeaux. Fabrice entre d'unsaut et ferme <strong>de</strong>rrière lui cette porte en miniature; il court au jardin et s'échappe parune porte qui donnait sur une rue solitaire. Une heure après, il était hors <strong>de</strong> la ville, aujour il passait la frontière <strong>de</strong>s états <strong>de</strong> Modène et se trouvait en sûreté. Le soir il entradans Bologne. Voici une belle expédition, se dit-il; je n'ai pas même pu parler à mabelle. Il se hâta d'écrire <strong>de</strong>s lettres d'excuses au <strong>com</strong>te et à la duchesse, lettrespru<strong>de</strong>ntes, et qui, en peignant ce qui se passait dans son coeur, ne pouvaient rienapprendre à un ennemi. J'étais amoureux <strong>de</strong> l'amour, disait-il à la duchesse; j'ai faittout au mon<strong>de</strong> pour le connaître, mais il paraît que la nature m'a refusé un coeur pouraimer et être mélancolique; je ne puis m'élever plus haut que le vulgaire plaisir, etc.,etc.On ne saurait donner l'idée du bruit que cette aventure fit dans <strong>Parme</strong>. Le mystèreexcitait la curiosité: une infinité <strong>de</strong> gens avaient vu les flambeaux et la chaise àporteurs. Mais quel était cet homme enlevé et envers lequel on affectait toutes lesformes du respect? Le len<strong>de</strong>main aucun personnage connu ne manqua dans la ville.Le petit peuple qui habitait la rue d'où le prisonnier s'était échappé disait bien avoir vuun cadavre, mais au grand jour, lorsque les habitants osèrent sortir <strong>de</strong> leurs maisons,ils ne trouvèrent d'autres traces du <strong>com</strong>bat que beaucoup <strong>de</strong> sang répandu sur le134


pavé. Plus <strong>de</strong> vingt mille curieux vinrent visiter la rue dans la journée. Les villesd'Italie sont accoutumées à <strong>de</strong>s spectacles singuliers, mais toujours elles savent lepourquoi et le <strong>com</strong>ment. Ce qui choqua <strong>Parme</strong> dans cette occurrence, ce fut quemême un mois après, quand on cessa <strong>de</strong> parler uniquement <strong>de</strong> la promena<strong>de</strong> auxflambeaux, personne, grâce à la pru<strong>de</strong>nce du <strong>com</strong>te Mosca, n'avait pu <strong>de</strong>viner le nomdu rival qui avait voulu enlever la Fausta au <strong>com</strong>te M***. Cet amant jaloux etvindicatif avait pris la fuite dès le <strong>com</strong>mencement <strong>de</strong> la promena<strong>de</strong>. Par ordre du<strong>com</strong>te, la Fausta fut mise à la cita<strong>de</strong>lle. <strong>La</strong> duchesse rit beaucoup d'une petite injusticeque le <strong>com</strong>te dut se permettre pour arrêter tout à fait la curiosité du prince, quiautrement eût pu arriver jusqu'au nom <strong>de</strong> Fabrice.On voyait à <strong>Parme</strong> un savant homme arrivé du nord pour écrire une histoire du moyenâge; il cherchait <strong>de</strong>s manuscrits dans les bibliothèques, et le <strong>com</strong>te lui avait donnétoutes les autorisations possibles. Mais ce savant, fort jeune encore, se montraitirascible; il croyait, par exemple, que tout le mon<strong>de</strong> à <strong>Parme</strong> cherchait à se moquer <strong>de</strong>lui. Il est vrai que les gamins <strong>de</strong>s rues le suivaient quelquefois à cause d'une immensechevelure rouge clair étalée avec orgueil. Ce savant croyait qu'à l'auberge on lui<strong>de</strong>mandait <strong>de</strong>s prix exagérés <strong>de</strong> toutes choses, et il ne payait pas la moindre bagatellesans en chercher le prix dans le voyage d'une Mme Starke qui est arrivé à unevingtième édition, parce qu'il indique à l'Anglais pru<strong>de</strong>nt le prix d'un dindon, d'unepomme, d'un verre <strong>de</strong> lait, etc., etc...Le savant à la crinière rouge, le soir même du jour où Fabrice fit cette promena<strong>de</strong>forcée, <strong>de</strong>vint furieux à son auberge, et sortit <strong>de</strong> sa poche <strong>de</strong> petits pistolets pour sevenger du cameriere qui lui <strong>de</strong>mandait <strong>de</strong>ux sous d'une pêche médiocre. On l'arrêta,car porter <strong>de</strong> petits pistolets est un grand crime!Comme ce savant irascible était long et maigre, le <strong>com</strong>te eut l'idée, le len<strong>de</strong>mainmatin, <strong>de</strong> le faire passer aux yeux du prince pour le téméraire qui, ayant prétenduenlever la Fausta au <strong>com</strong>te M***, avait été mystifié. Le port <strong>de</strong>s pistolets <strong>de</strong> poche estpuni <strong>de</strong> trois ans <strong>de</strong> galère à <strong>Parme</strong>; mais cette peine n'est jamais appliquée. Aprèsquinze jours <strong>de</strong> prison, pendant lesquels le savant n'avait vu qu'un avocat qui lui avaitfait une peur horrible <strong>de</strong>s lois atroces dirigées par la pusillanimité <strong>de</strong>s gens au pouvoircontre les porteurs d'armes cachées, un autre avocat visita la prison et lui raconta lapromena<strong>de</strong> infligée par le <strong>com</strong>te M*** à un rival qui était resté inconnu. <strong>La</strong> police neveut pas avouer au prince qu'elle n'a pu savoir quel est ce rival: Avouez que vousvouliez plaire à la Fausta, que cinquante brigands vous ont enlevé <strong>com</strong>me vouschantiez sous sa fenêtre, que pendant une heure on vous a promené en chaise àporteurs sans vous adresser autre chose que <strong>de</strong>s honnêtetés. Cet aveu n'a riend'humiliant, on ne vous <strong>de</strong>man<strong>de</strong> qu'un mot. Aussitôt après qu'en le prononçant vousaurez tiré la police d'embarras, elle vous embarque sur une chaise <strong>de</strong> poste et vousconduit à la frontière où l'on vous souhaite le bonsoir.Le savant résista pendant un mois; <strong>de</strong>ux ou trois fois le prince fut sur le point <strong>de</strong> lefaire amener au ministère <strong>de</strong> l'intérieur, et <strong>de</strong> se trouver présent à l'interrogatoire.Mais enfin il n'y songeait plus quand l'historien, ennuyé, se détermina à tout avouer etfut conduit à la frontière. Le prince resta convaincu que le rival du <strong>com</strong>te M*** avaitune forêt <strong>de</strong> cheveux rouges.Trois jours après la promena<strong>de</strong>, <strong>com</strong>me Fabrice qui se cachait à Bologne organisaitavec le fidèle Ludovic les moyens <strong>de</strong> trouver le <strong>com</strong>te M***, il apprit que, lui aussi, secachait dans un village <strong>de</strong> la montagne sur la route <strong>de</strong> Florence. Le <strong>com</strong>te n'avait quetrois <strong>de</strong> ses buli avec lui; le len<strong>de</strong>main, au moment où il rentrait <strong>de</strong> la promena<strong>de</strong>, ilfut enlevé par huit hommes masqués qui se donnèrent à lui pour <strong>de</strong>s sbires <strong>de</strong> <strong>Parme</strong>.135


On le conduisit, après lui avoir bandé les yeux, dans une auberge <strong>de</strong>ux lieues plusavant dans la montagne, où il trouva tous les égards possibles et un souper fortabondant. On lui servit les meilleurs vins d'Italie et d'Espagne.- Suis-je donc prisonnier d'état? dit le <strong>com</strong>te.- Pas le moins du mon<strong>de</strong>! lui répondit fort poliment Ludovic masqué. Vous avezoffensé un simple particulier, en vous chargeant <strong>de</strong> le faire promener en chaise àporteurs; <strong>de</strong>main matin, il veut se battre en duel avec vous. Si vous le tuez, voustrouverez <strong>de</strong>ux bons chevaux, <strong>de</strong> l'argent et <strong>de</strong>s relais préparés sur la route <strong>de</strong> Gênes.- Quel est le nom du fier-à-bras? dit le <strong>com</strong>te irrité.- Il se nomme Bombace. Vous aurez le choix <strong>de</strong>s armes et <strong>de</strong> bons témoins, bienloyaux, mais il faut que l'un <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux meure!- C'est donc un assassinat! dit le <strong>com</strong>te M***, effrayé.- À Dieu ne plaise! c'est tout simplement un duel à mort avec le jeune homme quevous avez promené dans les rues <strong>de</strong> <strong>Parme</strong> au milieu <strong>de</strong> la nuit, et qui resteraitdéshonoré si vous restiez en vie. L'un <strong>de</strong> vous <strong>de</strong>ux est <strong>de</strong> trop sur la terre, ainsitâchez <strong>de</strong> le tuer; vous aurez <strong>de</strong>s épées, <strong>de</strong>s pistolets, <strong>de</strong>s sabres, toutes les armesqu'on a pu se procurer en quelques heures, car il a fallu se presser; la police <strong>de</strong>Bologne est fort diligente, <strong>com</strong>me vous pouvez le savoir, et il ne faut pas qu'elleempêche ce duel nécessaire à l'honneur du jeune homme dont vous vous êtes moqué.- Mais si ce jeune homme est un prince...- C'est un simple particulier <strong>com</strong>me vous, et même beaucoup moins riche que vous,mais il veut se battre à mort, et il vous forcera à vous battre, je vous en avertis.- Je ne crains rien au mon<strong>de</strong>! s'écria M***.- C'est ce que votre adversaire désire avec le plus <strong>de</strong> passion, répliqua Ludovic.Demain, <strong>de</strong> grand matin, préparez-vous à défendre votre vie; elle sera attaquée parun homme qui a raison d'être fort en colère et qui ne vous ménagera pas; je vousrépète que vous aurez le choix <strong>de</strong>s armes; et faites votre testament.Vers les six heures du matin, le len<strong>de</strong>main, on servit à déjeuner au <strong>com</strong>te M***, puison ouvrit une porte <strong>de</strong> la chambre où il était gardé, et on l'engagea à passer dans lacour d'une auberge <strong>de</strong> campagne; cette cour était environnée <strong>de</strong> haies et <strong>de</strong> mursassez hauts, et les portes en étaient soigneusement fermées.Dans un angle, sur une table <strong>de</strong> laquelle on invita le <strong>com</strong>te M*** à s'approcher, iltrouva quelques bouteilles <strong>de</strong> vin et d'eau-<strong>de</strong>-vie, <strong>de</strong>ux pistolets, <strong>de</strong>ux épées, <strong>de</strong>uxsabres, du papier et <strong>de</strong> l'encre; une vingtaine <strong>de</strong> paysans étaient aux fenêtres <strong>de</strong>l'auberge qui donnaient sur la cour. Le <strong>com</strong>te implora leur pitié.- On veutm'assassiner! s'écriait-il; sauvez-moi la vie!- Vous vous trompez! ou vous voulez tromper, lui cria Fabrice qui était à l'angleopposé <strong>de</strong> la cour, à côté d'une table chargée d'armes; il avait mis habit bas, et safigure était cachée par un <strong>de</strong> ces masques en fils <strong>de</strong> fer qu'on trouve dans les sallesd'armes.136


- Je vous engage, ajouta Fabrice, à prendre le masque en fil <strong>de</strong> fer qui est près <strong>de</strong>vous, ensuite avancez vers moi avec une épée ou <strong>de</strong>s pistolets; <strong>com</strong>me on vous l'a dithier soir, vous avez le choix <strong>de</strong>s armes.Le <strong>com</strong>te M*** élevait <strong>de</strong>s difficultés sans nombre, et semblait fort contrarié <strong>de</strong> sebattre; Fabrice, <strong>de</strong> son côté, redoutait l'arrivée <strong>de</strong> la police, quoique l'on fût dans lamontagne à cinq gran<strong>de</strong>s lieues <strong>de</strong> Bologne; il finit par adresser à son rival les injuresles plus atroces; enfin il eut le bonheur <strong>de</strong> mettre en colère le <strong>com</strong>te M***, qui saisitune épée et marcha sur Fabrice; le <strong>com</strong>bat s'engagea assez mollement.Après quelques minutes, il fut interrompu par un grand bruit. Notre héros avait biensenti qu'il se jetait dans une action, qui, pendant toute sa vie, pourrait être pour lui unsujet <strong>de</strong> reproches ou du moins d'imputations calomnieuses. Il avait expédié Ludovicdans la campagne pour lui recruter <strong>de</strong>s témoins. Ludovic donna <strong>de</strong> l'argent à <strong>de</strong>sétrangers qui travaillaient dans un bois voisin; ils accoururent en poussant <strong>de</strong>s cris,pensant qu'il s'agissait <strong>de</strong> tuer un ennemi <strong>de</strong> l'homme qui payait. Arrivés à l'auberge,Ludovic les pria <strong>de</strong> regar<strong>de</strong>r <strong>de</strong> tous leurs yeux, et <strong>de</strong> voir si l'un <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux jeunesgens qui se battaient, agissait en traître et prenait sur l'autre <strong>de</strong>s avantages illicites.Le <strong>com</strong>bat un instant interrompu par les cris <strong>de</strong> mort <strong>de</strong>s paysans tardait àre<strong>com</strong>mencer; Fabrice insulta <strong>de</strong> nouveau la fatuité du <strong>com</strong>te.-Monsieur le <strong>com</strong>te, luicriait-il, quand on est insolent, il faut être brave. Je sens que la condition est durepour vous, vous aimez mieux payer <strong>de</strong>s gens qui sont braves. Le <strong>com</strong>te, <strong>de</strong> nouveaupiqué, se mit à lui crier qu'il avait longtemps fréquenté la salle d'armes du fameuxBattistin à Naples, et qu'il allait châtier son insolence; la colère du <strong>com</strong>te M*** ayantenfin reparu, il se battit avec assez <strong>de</strong> fermeté, ce qui n'empêcha point Fabrice <strong>de</strong> luidonner un fort beau coup d'épée dans la poitrine, qui le retint au lit plusieurs mois.Ludovic, en donnant les premiers soins au blessé, lui dit à l'oreille: Si vous dénoncezce duel à la police, je vous ferai poignar<strong>de</strong>r dans votre lit.Fabrice se sauva dans Florence; <strong>com</strong>me il s'était tenu caché à Bologne, ce fut àFlorence seulement qu'il reçut toutes les lettres <strong>de</strong> reproches <strong>de</strong> la duchesse; elle nepouvait lui pardonner d'être venu à son concert et <strong>de</strong> ne pas avoir cherché à lui parler.Fabrice fut ravi <strong>de</strong>s lettres du <strong>com</strong>te Mosca, elles respiraient une franche amitié et lessentiments les plus nobles. Il <strong>de</strong>vina que le <strong>com</strong>te avait écrit à Bologne, <strong>de</strong> façon àécarter les soupçons qui pouvaient peser sur lui relativement au duel; la police futd'une justice parfaite: elle constata que <strong>de</strong>ux étrangers, dont l'un seulement, leblessé, était connu (le <strong>com</strong>te M***) s'étaient battus à l'épée, <strong>de</strong>vant plus <strong>de</strong> trentepaysans, au milieu <strong>de</strong>squels se trouvait vers la fin du <strong>com</strong>bat le curé du village quiavait fait <strong>de</strong> vains efforts pour séparer les duellistes. Comme le nom <strong>de</strong> Joseph Bossin'avait point été prononcé, moins <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux mois après, Fabrice osa revenir à Bologne,plus convaincu que jamais que sa <strong>de</strong>stinée le condamnait à ne jamais connaître lapartie noble et intellectuelle <strong>de</strong> l'amour. C'est ce qu'il se donna le plaisir d'expliquerfort au long à la duchesse; il était bien las <strong>de</strong> sa vie solitaire et désirait passionnémentalors retrouver les charmantes soirées qu'il passait entre le <strong>com</strong>te et sa tante. Iln'avait pas revu <strong>de</strong>puis eux les douceurs <strong>de</strong> la bonne <strong>com</strong>pagnie." Je me suis tant ennuyé à propos <strong>de</strong> l'amour que je voulais me donner et <strong>de</strong> laFausta, écrivait-il à la duchesse, que maintenant son caprice me fût-il encorefavorable, je ne ferais pas vingt lieues pour aller la sommer <strong>de</strong> sa parole; ainsi necrains pas, <strong>com</strong>me tu me le dis, que j'aille jusqu'à Paris où je vois qu'elle débute avecun succès fou. Je ferais toutes les lieues possibles pour passer une soirée avec toi etavec ce <strong>com</strong>te si bon pour ses amis. "137


Chapitre XIVPendant que Fabrice était à la chasse <strong>de</strong> l'amour dans un village voisin <strong>de</strong> <strong>Parme</strong>, lefiscal général Rassi, qui ne le savait pas si près <strong>de</strong> lui, continuait à traiter son affaire<strong>com</strong>me s'il eût été un libéral: il feignit <strong>de</strong> ne pouvoir trouver, ou plutôt intimida lestémoins à décharge; et enfin, après un travail fort savant <strong>de</strong> près d'une année, etenviron <strong>de</strong>ux mois après le <strong>de</strong>rnier retour <strong>de</strong> Fabrice à Bologne, un certain vendredi, lamarquise Raversi, ivre <strong>de</strong> joie, dit publiquement dans son salon que, le len<strong>de</strong>main, lasentence qui venait d'être rendue <strong>de</strong>puis une heure contre le petit <strong>de</strong>l Dongo seraitprésentée à la signature du prince et approuvée par lui. Quelques minutes plus tard laduchesse sut ce propos <strong>de</strong> son ennemie.Il faut que le <strong>com</strong>te soit bien mal servi par ses agents! se dit-elle; encore ce matin ilcroyait que la sentence ne pouvait être rendue avant huit jours. Peut-être ne serait-ilpas fâché d'éloigner <strong>de</strong> <strong>Parme</strong> mon jeune grand vicaire; mais, ajouta-t-elle enchantant, nous le verrons revenir, et un jour il sera notre archevêque. <strong>La</strong> duchessesonna:- Réunissez tous les domestiques dans la salle d'attente, dit-elle à son valet <strong>de</strong>chambre, même les cuisiniers; allez prendre chez le <strong>com</strong>mandant <strong>de</strong> la place le permisnécessaire pour avoir quatre chevaux <strong>de</strong> poste, et enfin qu'avant une <strong>de</strong>mi-heure ceschevaux soient attelés à mon landau. Toutes les femmes <strong>de</strong> la maison furent occupéesà faire <strong>de</strong>s malles, la duchesse prit à la hâte un habit <strong>de</strong> voyage, le tout sans rien fairedire au <strong>com</strong>te; l'idée <strong>de</strong> se moquer un peu <strong>de</strong> lui la transportait <strong>de</strong> joie." Mes amis, dit-elle aux domestiques rassemblés, j'apprends que mon pauvre neveuva être condamné par contumace pour avoir eu l'audace <strong>de</strong> défendre sa a vie contreun furieux; c'était Giletti qui voulait le tuer. Chacun <strong>de</strong> vous a pu voir <strong>com</strong>bien lecaractère <strong>de</strong> Fabrice est doux et inoffensif. Justement indignée <strong>de</strong> cette injure atroce,je pars pour Florence: je laisse à chacun <strong>de</strong> vous ses gages pendant dix ans; si vousêtes malheureux, écrivez-moi, et tant que j'aurai un sequin, il y aura quelque chosepour vous. "<strong>La</strong> duchesse pensait exactement ce qu'elle disait, et, à ses <strong>de</strong>rniers mots, lesdomestiques fondirent en larmes; elle aussi avait les yeux humi<strong>de</strong>s; elle ajouta d'unevoix émue: - " Priez Dieu pour moi et pour monseigneur Fabrice <strong>de</strong>l Dongo, premiergrand vicaire du diocèse, qui <strong>de</strong>main matin va être condamné aux galères, ou, ce quiserait moins bête, à la peine <strong>de</strong> mort. "Les larmes <strong>de</strong>s domestiques redoublèrent et peu à peu se changèrent en cris à peuprès séditieux; la duchesse monta dans son carrosse et se fit conduire au palais duprince. Malgré l'heure indue, elle fit solliciter une audience par le général Fontana, ai<strong>de</strong><strong>de</strong> camp <strong>de</strong> service; elle n'était point en grand habit <strong>de</strong> cour, ce qui jeta cet ai<strong>de</strong> <strong>de</strong>camp dans une stupeur profon<strong>de</strong>. Quant au prince, il ne fut point surpris, et encoremoins fâché <strong>de</strong> cette <strong>de</strong>man<strong>de</strong> d'audience. Nous allons voir <strong>de</strong>s larmes répandues par<strong>de</strong> beaux yeux, se dit-il en se frottant les mains. Elle vient <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r grâce; enfincette fière beauté va s'humilier! elle était aussi trop insupportable avec ses petits airsd'indépendance! Ces yeux si parlants semblaient toujours me dire, à la moindre chosequi la choquait: Naples ou Milan seraient un séjour bien autrement aimable que votrepetite ville <strong>de</strong> <strong>Parme</strong>. À la vérité je ne règne pas sur Naples ou sur Milan; mais enfincette gran<strong>de</strong> dame vient me <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r quelque chose qui dépend <strong>de</strong> moi uniquementet qu'elle brûle d'obtenir; j'ai toujours pensé que l'arrivé <strong>de</strong> ce neveu m'en ferait tirerpied ou aile.138


Pendant que le prince souriait à ces pensées et se livrait à toutes ces prévisionsagréables, il se promenait dans son grand cabinet, à la porte duquel le généralFontana était resté <strong>de</strong>bout et rai<strong>de</strong> <strong>com</strong>me un soldat au port d'armes. Voyant les yeuxbrillants du prince, et se rappelant l'habit <strong>de</strong> voyage <strong>de</strong> la duchesse, il crut à ladissolution <strong>de</strong> la monarchie. Son ébahissement n'eut plus <strong>de</strong> bornes quand il entenditle prince lui dire:- Priez Mme la duchesse d'attendre un petit quart d'heure. Le généralai<strong>de</strong> <strong>de</strong> camp fit son <strong>de</strong>mi-tour <strong>com</strong>me un soldat à la para<strong>de</strong>; le prince sourit encore:Fontana n'est pas accoutumé, se dit-il, à voir attendre cette fière duchesse: la figureétonnée avec laquelle il va lui parler du petit quart d'heure d'attente préparera lepassage aux larmes touchantes que ce cabinet va voir répandre. Ce petit quartd'heure fut délicieux pour le prince, il se promenait d'un pas ferme et égal, il régnait.Il s'agit ici <strong>de</strong> ne rien dire qui ne soit parfaitement à sa place; quels que soient messentiments envers la duchesse, il ne faut point oublier que c'est une <strong>de</strong>s plus gran<strong>de</strong>sdames <strong>de</strong> ma cour. Comment Louis XIV parlait-il aux princesses ses filles quand ilavait lieu d'en être mécontent? et ses yeux s'arrêtèrent sur le portrait du grand roi.Le plaisant <strong>de</strong> la chose c'est que le prince ne songea point à se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r s'il feraitgrâce à Fabrice et quelle serait cette grâce. Enfin, au bout <strong>de</strong> vingt minutes, le fidèleFontana se présenta <strong>de</strong> nouveau à la porte, mais sans rien dire.-<strong>La</strong> duchesseSanseverina peut entrer, cria le prince d'un air théâtral. Les larmes vont <strong>com</strong>mencer,se dit-il, et, <strong>com</strong>me pour se préparer à un tel spectacle, il tira son mouchoir.Jamais la duchesse n'avait été aussi leste et aussi jolie; elle n'avait pas vingt-cinq ans.En voyant son petit pas léger et rapi<strong>de</strong> effleurer à peine les tapis, le pauvre ai<strong>de</strong> <strong>de</strong>camp fut sur le point <strong>de</strong> perdre tout à fait la raison.- J'ai bien <strong>de</strong>s pardons à <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r à Votre Altesse Sérénissime, dit la duchesse <strong>de</strong> sapetite voix légère et gaie, j'ai pris la liberté <strong>de</strong> me présenter <strong>de</strong>vant elle avec un habitqui n'est pas précisément convenable, mais Votre Altesse m'a tellement accoutumée àses bontés que j'ai osé espérer qu'elle voudrait bien m'accor<strong>de</strong>r encore cette grâce.<strong>La</strong> duchesse parlait assez lentement, afin <strong>de</strong> se donner le temps <strong>de</strong> jouir <strong>de</strong> la figuredu prince; elle était délicieuse à cause <strong>de</strong> l'étonnement profond et du reste <strong>de</strong> grandsairs que la position <strong>de</strong> la tête et <strong>de</strong>s bras accusait encore. Le prince était resté <strong>com</strong>mefrappé <strong>de</strong> la foudre; <strong>de</strong> sa petite voix aigre et troublée, il s'écriait <strong>de</strong> temps à autre enarticulant à peine: Comment! <strong>com</strong>ment! <strong>La</strong> duchesse, <strong>com</strong>me par respect, après avoirfini son <strong>com</strong>pliment, lui laissa tout le temps <strong>de</strong> répondre; puis elle ajouta:- J'ose espérer que Votre Altesse Sérénissime daigne me pardonner l'incongruité <strong>de</strong>mon costume; mais, en parlant ainsi, ses yeux moqueurs brillaient d'un si vif éclat quele prince ne put le supporter; il regarda au plafond, ce qui chez lui était le <strong>de</strong>rniersigne du plus extrême embarras.- Comment! <strong>com</strong>ment! dit-il encore; puis il eut le bonheur <strong>de</strong> trouver une phrase: -Madame la duchesse asseyez-vous donc; il avança lui-même un fauteuil et avec assez<strong>de</strong> grâce. <strong>La</strong> duchesse ne fut point insensible à cette politesse, elle modéra lapétulance <strong>de</strong> son regard.- Comment! <strong>com</strong>ment! répéta encore le prince en s'agitant dans son fauteuil, surlequel on eût dit qu'il ne pouvait trouver <strong>de</strong> position soli<strong>de</strong>.- Je vais profiter <strong>de</strong> la fraîcheur <strong>de</strong> la nuit pour courir la poste, reprit la duchesse, et,<strong>com</strong>me mon absence peut être <strong>de</strong> quelque durée, je n'ai point voulu sortir <strong>de</strong>s états139


<strong>de</strong> Son Altesse Sérénissime sans la remercier <strong>de</strong> toutes les bontés que <strong>de</strong>puis cinqannées elle a daigné avoir pour moi. À ces mots le prince <strong>com</strong>prit enfin; il <strong>de</strong>vint pâle:c'était l'homme du mon<strong>de</strong> qui souffrait le plus <strong>de</strong> se voir trompé dans ses prévisions;puis il prit un air <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>ur tout à fait digne du portrait <strong>de</strong> Louis XIV qui était sousses yeux. À la bonne heure, se dit la duchesse, voilà un homme.- Et quel est le motif <strong>de</strong> ce départ subit? dit le prince d'un ton assez ferme.-J'avais ce projet <strong>de</strong>puis longtemps, répondit la duchesse, et une petite insulte quel'on fait à Monsignore <strong>de</strong>l Dongo que <strong>de</strong>main l'on va condamner à mort ou aux galères,me fait hâter mon départ.- Et dans quel ville allez-vous?- À Naples, je pense. Elle ajouta en se levant: Il ne me reste plus qu'à prendre congé<strong>de</strong> Votre Altesse Sérénissime et à la remercier très humblement <strong>de</strong> ses anciennesbontés. À son tour, elle partait d'un air si ferme que le prince vit bien que dans <strong>de</strong>uxsecon<strong>de</strong>s tout serait fini; l'éclat du départ ayant eu lieu, il savait que tout arrangementétait impossible; elle n'était pas femme à revenir sur ses démarches. Il courut aprèselle.- Mais vous savez bien, madame la duchesse, lui dit-il en lui prenant la main, quetoujours je vous ai aimée, et d'une amitié à laquelle il ne tenait qu'à vous <strong>de</strong> donnerun autre nom. Un meurtre a été <strong>com</strong>mis, c'est ce qu'on ne saurait nier; j'ai confiél'instruction du procès à mes meilleurs juges...À ces mots, la duchesse se releva <strong>de</strong> toute sa hauteur; toute apparence <strong>de</strong> respect etmême d'urbanité disparut en un clin d'oeil: la femme outragée parut clairement, et lafemme outragée s'adressant à un être qu'elle sait <strong>de</strong> mauvaise foi. Ce fut avecl'expression <strong>de</strong> la colère la plus vive et même du mépris, qu'elle dit au prince enpesant sur tous les mots:- Je quitte à jamais les états <strong>de</strong> Votre Altesse Sérénissime, pour ne jamais entendreparler du fiscal Rassi, et <strong>de</strong>s autres infâmes assassins qui ont condamné à mort monneveu et tant d'autres; si Votre Altesse Sérénissime ne veut pas mêler un sentimentd'amertume aux <strong>de</strong>rniers instants que je passe auprès d'un prince poli et spirituelquand il n'est pas trompé, je la prie très humblement <strong>de</strong> ne pas me rappeler l'idée <strong>de</strong>ces juges infâmes qui se ven<strong>de</strong>nt pour mille écus ou une croix.L'accent admirable et surtout vrai avec lequel furent prononcées ces paroles fittressaillir le prince; il craignit un instant <strong>de</strong> voir sa dignité <strong>com</strong>promise par uneaccusation encore plus directe, mais au total sa sensation finit bientôt par être <strong>de</strong>plaisir: il admirait la duchesse; l'ensemble <strong>de</strong> sa personne atteignit en ce moment unebeauté sublime. Grand Dieu! qu'elle est belle, se dit le prince; on doit passer quelquechose à une femme unique et telle que peut-être il n'en existe pas une secon<strong>de</strong> danstoute l'Italie... Eh bien! avec un peu <strong>de</strong> bonne politique il ne serait peut-être pasimpossible d'en faire un jour ma maîtresse; il y a loin d'un tel être à cette poupée <strong>de</strong>marquise Balbi, et qui encore chaque année vole au moins trois cent mille francs àmes pauvres sujets... Mais l'ai-je bien entendu? pensa-t-il tout à coup; elle a dit:condamné mon neveu et tant d'autres; alors la colère surnagea, et ce fut avec unehauteur digne du rang suprême que le prince dit, après un silence:- Et que faudrait-ilfaire pour que madame ne partît point?140


- Quelque chose dont vous n'êtes pas capable, répliqua la duchesse avec l'accent <strong>de</strong>l'ironie la plus amère et du mépris le moins déguisé.Le prince était hors <strong>de</strong> lui, mais il <strong>de</strong>vait à l'habitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> son métier <strong>de</strong> souverainabsolu la force <strong>de</strong> résister à un premier mouvement. Il faut avoir cette femme, se ditil,c'est ce que je me dois, puis il faut la faire mourir par le mépris... Si elle sort <strong>de</strong> cecabinet, je ne la revois jamais. Mais, ivre <strong>de</strong> colère et <strong>de</strong> haine <strong>com</strong>me il l'était en cemoment, où trouver un mot qui pût satisfaire à la fois à ce qu'il se <strong>de</strong>vait à lui-mêmeet porter la duchesse à ne pas déserter sa cour à l'instant? On ne peut, se dit-il, nirépéter ni tourner en ridicule un geste, et il alla se placer entre la duchesse et la porte<strong>de</strong> son cabinet. Peu après il entendit gratter à cette porte.- Quel est le jean-sucre, s'écria-t-il en jurant <strong>de</strong> toute la force <strong>de</strong> ses poumons, quelest le jean-sucre qui vient ici m'apporter sa sotte présence? Le pauvre généralFontana montra sa figure pâle et totalement renversée, et ce fut avec l'air d'unhomme à l'agonie qu'il prononça ces mots mal articulés: Son Excellence le <strong>com</strong>teMosca sollicite l'honneur d'être introduit.- Qu'il entre! dit le prince en criant; et <strong>com</strong>me Mosca saluait:- Eh bien! lui dit-il, voici Mme la duchesse Sanseverina qui prétend quitter <strong>Parme</strong> àl'instant pour aller s'établir à Naples, et qui par-<strong>de</strong>ssus le marché me dit <strong>de</strong>simpertinences.- Comment! dit Mosca pâlissant.- Quoi! vous ne saviez pas ce projet <strong>de</strong> départ?- Pas la première parole; j'ai quitté madame à six heures, joyeuse et contente.Ce mot produisit sur le prince un effet incroyable. D'abord il regarda Mosca; sa pâleurcroissante lui montra qu'il disait vrai et n'était point <strong>com</strong>plice du coup <strong>de</strong> tête <strong>de</strong> laduchesse. En ce cas, se dit-il, je la perds pour toujours; plaisir et vengeance touts'envole en même temps. À Naples elle fera <strong>de</strong>s épigrammes avec son neveu Fabricesur la gran<strong>de</strong> colère du petit prince <strong>de</strong> <strong>Parme</strong>. Il regarda la duchesse; le plus violentmépris et la colère se disputaient son coeur; ses yeux étaient fixés en ce moment surle <strong>com</strong>te Mosca, et les contours si fins <strong>de</strong> cette belle bouche exprimaient le dédain leplus amer. Toute cette figure disait: vil courtisan! Ainsi, pensa le prince, après l'avoirexaminée, je perds ce moyen <strong>de</strong> la rappeler en ce pays. Encore en ce moment, si ellesort <strong>de</strong> ce cabinet elle est perdue pour moi, Dieu sait ce qu'elle dira <strong>de</strong> mes juges àNaples... Et avec cet esprit et cette force <strong>de</strong> persuasion divine que le ciel lui a donnés,elle se fera croire <strong>de</strong> tout le mon<strong>de</strong>. Je lui <strong>de</strong>vrai la réputation d'un tyran ridicule quise lève la nuit pour regar<strong>de</strong>r sous son lit... Alors, par une manoeuvre adroite et<strong>com</strong>me cherchant à se promener pour diminuer son agitation, le prince se plaça <strong>de</strong>nouveau <strong>de</strong>vant la porte du cabinet; le <strong>com</strong>te était à sa droite à trois pas <strong>de</strong> distance,pâle, défait et tellement tremblant qu'il fut obligé <strong>de</strong> chercher un appui sur le dos dufauteuil que la duchesse avait occupé au <strong>com</strong>mencement <strong>de</strong> l'audience, et que leprince dans un mouvement <strong>de</strong> colère avait poussé au loin. Le <strong>com</strong>te était amoureux.Si la duchesse part je la suis, se disait-il; mais voudra-t-elle <strong>de</strong> moi à sa suite? voilà laquestion.À la gauche du prince, la duchesse <strong>de</strong>bout, les bras croisés et serrés contre la poitrine,le regardait avec une impertinence admirable; une pâleur <strong>com</strong>plète et profon<strong>de</strong> avaitsuccédé aux vives couleurs qui naguère animaient cette tête sublime.141


Le prince, au contraire <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux autres personnages, avait la figure rouge et l'airinquiet; sa main gauche jouait d'une façon convulsive avec la croix attachée au grandcordon <strong>de</strong> son ordre qu'il portait sous l'habit; <strong>de</strong> la main droite il se caressait lementon.- Que faut-il faire? dit-il au <strong>com</strong>te, sans trop savoir ce qu'il faisait lui-même et entraînépar l'habitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> le consulter sur tout.- Je n'en sais rien en vérité, Altesse Sérénissime, répondit le <strong>com</strong>te <strong>de</strong> l'air d'unhomme qui rend le <strong>de</strong>rnier soupir. Il pouvait à peine prononcer les mots <strong>de</strong> saréponse. Le ton <strong>de</strong> cette voix donna au prince la première consolation que son orgueilblessé eût trouvée dans cette audience, et ce petit bonheur lui fournit une phraseheureuse pour son amour-propre.- Eh bien! dit-il, je suis le plus raisonnable <strong>de</strong>s trois; je veux bien faire abstraction<strong>com</strong>plète <strong>de</strong> ma position dans le mon<strong>de</strong>. Je vais parler <strong>com</strong>me un ami, et il ajouta,avec un beau sourire <strong>de</strong> con<strong>de</strong>scendance bien imité <strong>de</strong>s temps heureux <strong>de</strong> Louis XIV,<strong>com</strong>me on ami parlant à <strong>de</strong>s amis: Madame la duchesse, ajouta-t-il, que faut-il fairepour vous faire oublier une résolution intempestive?- En vérité, je n'en sais rien, répondit la duchesse avec un grand soupir, en vérité jen'en sais rien, tant j'ai <strong>Parme</strong> en horreur. Il n'y avait nulle intention d'épigramme dansce mot, on voyait que la sincérité même parlait par sa bouche.Le <strong>com</strong>te se tourna vivement <strong>de</strong> son côté; l'âme du courtisan était scandalisée: puis iladressa au prince un regard suppliant. Avec beaucoup <strong>de</strong> dignité et <strong>de</strong> sang-froid leprince laissa passer un moment; puis s'adressant au <strong>com</strong>te:- Je vois, dit-il, que votre charmante amie est tout à fait hors d'elle-même; c'est toutsimple, elle adore son neveu. Et, se tournant vers la duchesse, il ajouta, avec leregard le plus galant et en même temps <strong>de</strong> l'air que l'on prend pour citer le mot d'une<strong>com</strong>édie: Que faut-il faire pour plaire à ces beaux yeux?<strong>La</strong> duchesse avait eu le temps <strong>de</strong> réfléchir; d'un ton ferme et lent, et <strong>com</strong>me si elleeût dicté son ultimatum, elle répondit:- Son Altesse m'écrirait une lettre gracieuse, <strong>com</strong>me elle sait si bien les faire; elle medirait que, n'étant point convaincue <strong>de</strong> la culpabilité <strong>de</strong> Fabrice <strong>de</strong>l Dongo, premiergrand vicaire <strong>de</strong> l'archevêque, elle ne signera point la sentence quand on viendra la luiprésenter, et que cette procédure injuste n'aura aucune suite à l'avenir.- Comment injuste! s'écria le prince en rougissant jusqu'au blanc <strong>de</strong>s yeux, etreprenant sa colère.- Ce n'est pas tout! répliqua la duchesse avec une fierté romaine; dès ce soir, et,ajouta-t-elle en regardant la pendule, il est déjà onze heures et un quart; dès ce soirSon Altesse Sérénissime enverra dire à la marquise Raversi qu'elle lui conseille d'allerà la campagne pour se délasser <strong>de</strong>s fatigues qu'a dû lui causer un certain procès dontelle parlait dans son salon au <strong>com</strong>mencement <strong>de</strong> la soirée. Le duc se promenait dansson cabinet <strong>com</strong>me un homme furieux.- Vit-on jamais une telle femme?... s'écriait-il; elle me manque <strong>de</strong> respect.142


<strong>La</strong> duchesse répondit avec une grâce parfaite:- De la vie je n'ai eu l'idée <strong>de</strong> manquer <strong>de</strong> respect à Son Altesse Sérénissime: SonAltesse a eu l'extrême con<strong>de</strong>scendance <strong>de</strong> dire qu'elle parlait <strong>com</strong>me un ami à <strong>de</strong>samis. Je n'ai, du reste, aucune envie <strong>de</strong> rester à <strong>Parme</strong>, ajouta-t-elle en regardant le<strong>com</strong>te avec le <strong>de</strong>rnier mépris. Ce regard décida le prince, jusqu'ici fort incertain,quoique ces paroles eussent semblé annoncer un engagement; il se moquait fort <strong>de</strong>sparoles.Il y eut encore quelques mots d'échangés, mais enfin le <strong>com</strong>te Mosca reçut l'ordred'écrire le billet gracieux sollicité par la duchesse. Il omit la phrase: cette procédureinjuste n'aura aucune suite a l'avenir. Il suffit, se dit le <strong>com</strong>te, que le prince promette<strong>de</strong> ne point signer la sentence qui lui sera présentée. Le prince le remercia d'un coupd'oeil en signant.Le <strong>com</strong>te eut grand tort, le prince était fatigué et eût tout signé; il croyait se bien tirer<strong>de</strong> la scène, et toute l'affaire était dominée à ses yeux par ces mots: " Si la duchessepart, je trouverai ma cour ennuyeuse avant huit jours. " Le <strong>com</strong>te remarqua que lemaître corrigeait la date et mettait celle du len<strong>de</strong>main. Il regarda la pendule, ellemarquait près <strong>de</strong> minuit. Le ministre ne vit dans cette date corrigée que l'enviepédantesque <strong>de</strong> faire preuve d'exactitu<strong>de</strong> et <strong>de</strong> bon gouvernement. Quant à l'exil <strong>de</strong> lamarquise Raversi, il ne fit pas un pli; le prince avait un plaisir particulier à exiler lesgens.- Général Fontana, s'écria-t-il en entrouvrant la porte.Le général parut avec une figure tellement étonnée et tellement curieuse, qu'il y eutéchange d'un regard gai entre la duchesse et le <strong>com</strong>te, et ce regard fit la paix.- Général Fontana, dit le prince, vous allez monter dans ma voiture qui attend sous lacolonna<strong>de</strong>; vous irez chez la marquise Raversi, vous vous ferez annoncer; si elle estau lit, vous ajouterez que vous venez <strong>de</strong> ma part, et, arrivé dans sa chambre, vousdirez ces précises paroles, et non d'autres: " Madame la marquise Raversi, Son AltesseSérénissime vous engage à partir <strong>de</strong>main, avant huit heures du matin, pour votrechâteau <strong>de</strong> Velleja; Son Altesse vous fera connaître quand vous pourrez revenir à<strong>Parme</strong>. "Le prince chercha <strong>de</strong>s yeux ceux <strong>de</strong> la duchesse, laquelle, sans le remercier <strong>com</strong>me ils'y attendait, lui fit une révérence extrêmement respectueuse et sortit rapi<strong>de</strong>ment.- Quelle femme! dit le prince en se tournant vers le <strong>com</strong>te Mosca.Celui-ci, ravi <strong>de</strong> l'exil <strong>de</strong> la marquise Raversi qui facilitait toutes ses actions <strong>com</strong>meministre, parla pendant une grosse <strong>de</strong>mi-heure en courtisan consommé; il voulaitconsoler l'amour-propre du souverain, et ne prit congé que lorsqu'il le vit bienconvaincu que l'histoire anecdotique <strong>de</strong> Louis XIV n'avait pas <strong>de</strong> page plus belle quecelle qu'il venait <strong>de</strong> fournir à ses historiens futurs.En rentrant chez elle, la duchesse ferma sa porte, et dit qu'on n'admît personne, pasmême le <strong>com</strong>te. Elle voulait se trouver seule avec elle-même, et voir un peu quelleidée elle <strong>de</strong>vait se former <strong>de</strong> la scène qui venait d'avoir lieu. Elle avait agi au hasard etpour se faire plaisir au moment même; mais à quelque démarche qu'elle se fût laisséentraîner elle y eût tenu avec fermeté. Elle ne se fût point blâmée en revenant au143


sang-froid, encore moins repentie: tel était le caractère auquel elle <strong>de</strong>vait d'êtreencore à trente-six ans la plus jolie femme <strong>de</strong> la cour.Elle rêvait en ce moment à ce que <strong>Parme</strong> pouvait offrir d'agréable, <strong>com</strong>me elle eût faitau retour d'un long voyage, tant <strong>de</strong> neuf heures à onze elle avait cru fermementquitter ce pays pour toujours.Ce pauvre <strong>com</strong>te a fait une plaisante figure lorsqu'il a connu mon départ en présencedu prince... Au fait, c'est un homme aimable et d'un coeur bien rare! Il eût quitté sesministères pour me suivre... Mais aussi pendant cinq années entières il n'a pas eu unedistraction à me reprocher. Quelles femmes mariées à l'autel pourraient en dire autantà leur seigneur et maître? Il faut convenir qu'il n'est point important, point pédant, ilne donne nullement l'envie <strong>de</strong> le tromper; <strong>de</strong>vant moi il semble toujours avoir honte<strong>de</strong> sa puissance... Il faisait une drôle <strong>de</strong> figure en présence <strong>de</strong> son seigneur et maître;s'il était là je l'embrasserais... Mais pour rien au mon<strong>de</strong> je ne me chargerais d'amuserun ministre qui a perdu son portefeuille, c'est une maladie dont on ne guérit qu'à lamort, et... qui fait mourir. Quel malheur ce serait d'être ministre jeune! Il faut que jele lui écrive, c'est une <strong>de</strong> ces choses qu'il doit savoir officiellement avant <strong>de</strong> sebrouiller avec son prince... Mais j'oubliais mes bons domestiques.<strong>La</strong> duchesse sonna. Ses femmes étaient toujours occupées à faire <strong>de</strong>s malles; lavoiture était avancée sous le portique et on la chargeait; tous les domestiques quin'avaient pas <strong>de</strong> travail à faire entouraient cette voiture, les larmes aux yeux. <strong>La</strong>Chékina, qui dans les gran<strong>de</strong>s occasions entrait seule chez la duchesse, lui apprit tousces détails.- Fais-les monter, dit la duchesse; un instant après elle passa dans la salle d'attente.- On m'a promis, leur dit-elle, que la sentence contre mon neveu ne serait pas signéepar le souverain (c'est ainsi qu'on parle en Italie); je suspens mon départ; nousverrons si mes ennemis auront le crédit <strong>de</strong> faire changer cette résolution.Après un petit silence, les domestiques se mirent à crier: Vive madame la duchesse! etapplaudirent avec fureur. <strong>La</strong> duchesse, qui était déjà dans la pièce voisine, reparut<strong>com</strong>me une actrice applaudie, fit une petite révérence pleine <strong>de</strong> grâce à ses gens etleur dit: Mes amis, je vous remercie. Si elle eût dit un mot, tous, en ce moment,eussent marché contre le palais pour l'attaquer. Elle fit un signe à un postillon, anciencontrebandier et homme dévoué, qui la suivit.- Tu vas t'habiller en paysan aisé, tu sortiras <strong>de</strong> <strong>Parme</strong> <strong>com</strong>me tu pourras, tu louerasune sediola et tu iras aussi vite que possible à Bologne. Tu entreras à Bologne enpromeneur et par la porte <strong>de</strong> Florence, et tu remettras à Fabrice, qui est au Pelegrino,un paquet que Chékina va te donner. Fabrice se cache et s'appelle là-bas M. JosephBossi; ne va pas le trahir par étour<strong>de</strong>rie, n'aie pas l'air <strong>de</strong> le connaître; mes ennemismettront peut-être <strong>de</strong>s espions à tes trousses. Fabrice te renverra ici au bout <strong>de</strong>quelques heures ou <strong>de</strong> quelques jours: c'est surtout en revenant qu'il faut redoubler<strong>de</strong> précautions pour ne pas le trahir.- Ah! les gens <strong>de</strong> la marquise Raversi! s'écria le postillon; nous les attendons, et simadame voulait ils seraient bientôt exterminés.- Un jour peut-être! mais gar<strong>de</strong>z-vous sur votre tête <strong>de</strong> rien faire sans mon ordre.144


C'était la copie du billet du prince que la duchesse voulait envoyer à Fabrice; elle neput résister au plaisir <strong>de</strong> l'amuser, et ajouta un mot sur la scène qui avait amené lebillet; ce mot <strong>de</strong>vint une lettre <strong>de</strong> dix pages. Elle fit rappeler le postillon.- Tu ne peux partir, lui dit-elle, qu'à quatre heures, à porte ouvrante.- Je <strong>com</strong>ptais passer par le grand égout, j'aurais <strong>de</strong> l'eau jusqu'au menton, mais jepasserais.- Non, dit la duchesse, je ne veux pas exposer à prendre la fièvre un <strong>de</strong> mes plusfidèles serviteurs. Connais-tu quelqu'un chez monseigneur l'archevêque?- Le second cocher est mon ami.-Voici une lettre pour ce saint prélat: introduis-toi sans bruit dans son palais, fais-toiconduire chez le valet <strong>de</strong> chambre; je ne voudrais pas qu'on réveillât monseigneur. S'ilest déjà renfermé dans sa chambre, passe la nuit dans le palais, et, <strong>com</strong>me il est dansl'usage <strong>de</strong> se lever avec le jour, <strong>de</strong>main matin, à quatre heures, fais-toi annoncer <strong>de</strong>ma part, <strong>de</strong>man<strong>de</strong> sa bénédiction au saint archevêque, remets-lui le paquet que voici,et prends les lettres qu'il te donnera peut-être pour Bologne.<strong>La</strong> duchesse adressait à l'archevêque l'original même du billet du prince; <strong>com</strong>me cebillet était relatif à son premier grand vicaire, elle le priait <strong>de</strong> le déposer aux archives<strong>de</strong> l'archevêché, où elle espérait que messieurs les grands vicaires et les chanoines,collègues <strong>de</strong> son neveu, voudraient bien en prendre connaissance; le tout sous lacondition du plus profond secret.<strong>La</strong> duchesse écrivait à monseigneur <strong>La</strong>ndriani avec une familiarité qui <strong>de</strong>vait charmerce bon bourgeois; la signature seule avait trois lignes; la lettre, fort amicale, étaitsuivie <strong>de</strong> ces mots: Angelina-Cornelia-Isola Valsera <strong>de</strong>l Dongo, duchesse Sanseverina.Je n'en ai pas tant écrit, je pense, se dit la duchesse en riant, <strong>de</strong>puis mon contrat <strong>de</strong>mariage avec le pauvre duc; mais on ne mène ces gens-là que par ces choses, et auxyeux <strong>de</strong>s bourgeois la caricature fait beauté. Elle ne put pas finir la soirée sans cé<strong>de</strong>r àla tentation d'écrire une lettre <strong>de</strong> persiflage au pauvre <strong>com</strong>te; elle lui annonçaitofficiellement, pour sa gouverne, disait-elle, dans ses rapports avec les têtescouronnées, qu'elle ne se sentait pas capable d'amuser un ministre disgracié. " Leprince vous fait peur; quand vous ne pourrez plus le voir, ce serait donc à moi à vousfaire peur? " Elle fit porter sur-le-champ cette lettre.De son côté, le len<strong>de</strong>main dès sept heures du matin, le prince manda le <strong>com</strong>te Zurla,ministre <strong>de</strong> l'intérieur.- De nouveau, lui dit-il, donnez les ordres les plus sévères à tousles po<strong>de</strong>stats pour qu'ils fassent arrêter le sieur Fabrice <strong>de</strong>l Dongo. On nous annonceque peut-être il osera reparaître dans nos états. Ce fugitif se trouvant à Bologne, où ilsemble braver les poursuites <strong>de</strong> nos tribunaux, placez <strong>de</strong>s sbires qui le connaissentpersonnellement, 1¡ dans les villages sur la route <strong>de</strong> Bologne à <strong>Parme</strong>; 2¡ aux environsdu château <strong>de</strong> la duchesse Sanseverina, à Sacca, et <strong>de</strong> sa maison <strong>de</strong> Castelnovo; 3¡autour du château du <strong>com</strong>te Mosca. J'ose espérer <strong>de</strong> votre haute sagesse, monsieur le<strong>com</strong>te, que vous saurez dérober la connaissance <strong>de</strong> ces ordres <strong>de</strong> votre souverain à lapénétration du <strong>com</strong>te Mosca. Sachez que je veux que l'on arrête le sieur Fabrice <strong>de</strong>lDongo.Dès que ce ministre fut sorti, une porte secrète introduisit chez le prince le fiscalgénéral Rassi, qui s'avança plié en <strong>de</strong>ux et saluant à chaque pas. <strong>La</strong> mine <strong>de</strong> ce145


coquin-là était à peindre; elle rendait justice à toute l'infamie <strong>de</strong> son rôle, et, tandisque les mouvements rapi<strong>de</strong>s et désordonnés <strong>de</strong> ses yeux trahissaient la connaissancequ'il avait <strong>de</strong> ses mérites, l'assurance arrogante et grimaçante <strong>de</strong> sa bouche montraitqu'il savait lutter contre le mépris.Comme ce personnage va prendre une assez gran<strong>de</strong> influence sur la <strong>de</strong>stinée <strong>de</strong>Fabrice, on peut en dire un mot. Il était grand, il avait <strong>de</strong> beaux yeux fort intelligents,mais un visage abîmé par la petite vérole; pour <strong>de</strong> l'esprit, il en avait, et beaucoup etdu plus fin; on lui accordait <strong>de</strong> possé<strong>de</strong>r parfaitement la science du droit, mais c'étaitsurtout par l'esprit <strong>de</strong> ressource qu'il brillait. De quelque sens que pût se présenterune affaire, il trouvait facilement, et en peu d'instants, les moyens fort bien fondés endroit d'arriver à une condamnation ou à un acquittement; il était surtout le roi <strong>de</strong>sfinesses <strong>de</strong> procureur.À cet homme, que <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s monarchies eussent envié au prince <strong>de</strong> <strong>Parme</strong>, on neconnaissait qu'une passion: être en conversation intime avec <strong>de</strong> grands personnageset leur plaire par <strong>de</strong>s bouffonneries. Peu lui importait que l'homme puissant rît <strong>de</strong> cequ'il disait, ou <strong>de</strong> sa propre personne, ou fît <strong>de</strong>s plaisanteries révoltantes sur MmeRassi; pourvu qu'il le vît rire et qu'on le traitât avec familiarité, il était content.Quelquefois le prince, ne sachant plus <strong>com</strong>ment abuser <strong>de</strong> la dignité <strong>de</strong> ce grand juge,lui donnait <strong>de</strong>s coups <strong>de</strong> pied; si les coups <strong>de</strong> pied lui faisaient mal, il se mettait àpleurer. Mais l'instinct <strong>de</strong> bouffonnerie était si puissant chez lui, qu'on le voyait tousles jours préférer le salon d'un ministre qui le bafouait, à son propre salon où il régnait<strong>de</strong>spotiquement sur toutes les robes noires du pays. Le Rassi s'était surtout fait uneposition à part, en ce qu'il était impossible au noble le plus insolent <strong>de</strong> pouvoirl'humilier; sa façon <strong>de</strong> se venger <strong>de</strong>s injures qu'il essuyait toute la journée était <strong>de</strong> lesraconter au prince, auquel il s'était acquis le privilège <strong>de</strong> tout dire; il est vrai quesouvent la réponse était un soufflet bien appliqué et qui faisait mal, mais il ne s'enformalisait aucunement. <strong>La</strong> présence <strong>de</strong> ce grand juge distrayait le prince dans sesmoments <strong>de</strong> mauvaise humeur, alors il s'amusait à l'outrager. On voit que Rassi étaità peu près l'homme parfait à la cour: sans honneur et sans humeur.- Il faut du secret avant tout, lui cria le prince sans le saluer, et le traitant tout à fait<strong>com</strong>me un cuistre, lui qui était si poli avec tout le mon<strong>de</strong>. De quand votre sentenceest-elle datée?- Altesse Sérénissime, d'hier matin.- De <strong>com</strong>bien <strong>de</strong> juges est-elle signée?- De tous les cinq.- Et la peine?- Vingt ans <strong>de</strong> forteresse, <strong>com</strong>me Votre Altesse Sérénissime me l'avait dit.- <strong>La</strong> peine <strong>de</strong> mort eût révolté, dit le prince <strong>com</strong>me se parlant à soi-même, c'estdommage! Quel effet sur cette femme! Mais c'est un <strong>de</strong>l Dongo, et ce nom est révérédans <strong>Parme</strong>, à cause <strong>de</strong>s trois archevêques presque successifs... Vous me dites vingtans <strong>de</strong> forteresse?- Oui, Altesse Sérénissime, reprit le fiscal Rassi toujours <strong>de</strong>bout et plié en <strong>de</strong>ux, avec,au préalable, excuse publique <strong>de</strong>vant le portrait <strong>de</strong> Son Altesse Sérénissime; <strong>de</strong> plus,146


jeûne au pain et à l'eau tous les vendredis et toutes les veilles <strong>de</strong>s fêtes principales, lesujet étant d'une impiété notoire. Ceci pour l'avenir et pour casser le cou à sa fortune.- Écrivez, dit le prince: " Son Altesse Sérénissime ayant daigné écouter avec bonté lestrès humbles supplications <strong>de</strong> la marquise <strong>de</strong>l Dongo, mère du coupable, et <strong>de</strong> laduchesse Sanseverina, sa tante, lesquelles ont représenté qu'à l'époque du crime leurfils et neveu était fort jeune et d'ailleurs égaré par une folle passion conçue pour lafemme du malheureux Giletti, a bien voulu, malgré l'horreur inspirée par un telmeurtre, <strong>com</strong>muer la peine à laquelle Fabrice <strong>de</strong>l Dongo a été condamné, en celle <strong>de</strong>douze années <strong>de</strong> forteresse. "- Donnez que je signe.- Le prince signa et data <strong>de</strong> la veille; puis, rendant la sentence à Rassi, il lui dit:Écrivez immédiatement au-<strong>de</strong>ssous <strong>de</strong> ma signature: " <strong>La</strong> duchesse Sanseverinas'étant <strong>de</strong>rechef jetée aux genoux <strong>de</strong> Son Altesse, le prince a permis que tous lesjeudis le coupable ait une heure <strong>de</strong> promena<strong>de</strong> sur la plateforme <strong>de</strong> la tour carréevulgairement appelée tour Farnèse. "- Signez cela, dit le prince, et surtout bouche close, quoi que vous puissiez entendreannoncer par la ville. Vous direz au conseiller Dé Capitani, qui a voté pour <strong>de</strong>ux ans <strong>de</strong>forteresse et qui a même péroré en faveur <strong>de</strong> cette opinion ridicule, que je l'engage àrelire les lois et règlements. Derechef, silence, et bonsoir. Le fiscal Rassi fit, avecbeaucoup <strong>de</strong> lenteur, trois profon<strong>de</strong>s révérences que le prince ne regarda pas.Ceci se passait à sept heures du matin. Quelques heures plus tard, la nouvelle <strong>de</strong> l'exil<strong>de</strong> la marquise Raversi se répandait dans la ville et dans les cafés, tout le mon<strong>de</strong>parlait à la fois <strong>de</strong> ce grand événement. L'exil <strong>de</strong> la marquise chassa pour quelquetemps <strong>de</strong> <strong>Parme</strong> cet implacable ennemi <strong>de</strong>s petites villes et <strong>de</strong>s petites cours, l'ennui.Le général Fabio Conti, qui s'était cru ministre, prétexta une attaque <strong>de</strong> goutte, etpendant plusieurs jours ne sortit point <strong>de</strong> sa forteresse. <strong>La</strong> bourgeoisie et par suite lepetit peuple conclurent, <strong>de</strong> ce qui se passait, qu'il était clair que le prince avait résolu<strong>de</strong> donner l'archevêché <strong>de</strong> <strong>Parme</strong> à Monsignore <strong>de</strong>l Dongo. Les fins politiques <strong>de</strong> caféallèrent même jusqu'à prétendre qu'on avait engagé le père <strong>La</strong>ndriani, l'archevêqueactuel, à feindre une maladie et à présenter sa démission; on lui accor<strong>de</strong>rait unegrosse pension sur la ferme du tabac, ils en étaient sûrs: ce bruit vint jusqu'àl'archevêque qui s'en alarma fort, et pendant quelques jours son zèle pour notre hérosen fut gran<strong>de</strong>ment paralysé. Deux mois après, cette belle nouvelle se trouvait dans lesjournaux <strong>de</strong> Paris, avec ce petit changement, que c'était le <strong>com</strong>te <strong>de</strong> Mosca, neveu <strong>de</strong>la duchesse <strong>de</strong> Sanseverina, qui allait être fait archevêque.<strong>La</strong> marquise Raversi était furibon<strong>de</strong> dans son château <strong>de</strong> Velleja; ce n'était point unefemmelette, <strong>de</strong> celles qui croient se venger en lançant <strong>de</strong>s propos outrageants contreleurs ennemis. Dès le len<strong>de</strong>main <strong>de</strong> sa disgrâce, le chevalier Riscara et trois autres <strong>de</strong>ses amis se présentèrent au prince par son ordre, et lui <strong>de</strong>mandèrent la permissiond'aller la voir à son château. L'Altesse reçut ces messieurs avec une grâce parfaite, etleur arrivée à Velleja fut une gran<strong>de</strong> consolation pour la marquise. Avant la fin <strong>de</strong> lasecon<strong>de</strong> semaine, elle avait trente personnes dans son château, tous ceux que leministère libéral <strong>de</strong>vait porter aux places. Chaque soir la marquise tenait un conseilrégulier avec les mieux informés <strong>de</strong> ses amis. Un jour qu'elle avait reçu beaucoup <strong>de</strong>lettres <strong>de</strong> <strong>Parme</strong> et <strong>de</strong> Bologne, elle se retira <strong>de</strong> bonne heure: la femme <strong>de</strong> chambrefavorite introduisit d'abord l'amant régnant, le <strong>com</strong>te Baldi, jeune homme d'uneadmirable figure et fort insignifiant; et plus tard, le chevalier Riscara sonprédécesseur: celui-ci était un petit homme noir au physique et au moral, qui, ayant147


<strong>com</strong>mencé par être répétiteur <strong>de</strong> géométrie au collège <strong>de</strong>s nobles à <strong>Parme</strong>, se voyaitmaintenant conseiller d'état et chevalier <strong>de</strong> plusieurs ordres.- J'ai la bonne habitu<strong>de</strong>, dit la marquise à ces <strong>de</strong>ux hommes, <strong>de</strong> ne détruire jamaisaucun papier, et bien m'en prend; voici neuf lettres que la Sanseverina m'a écrites endifférentes occasions. Vous allez partir tous les <strong>de</strong>ux pour Gênes, vous chercherezparmi les galériens un ex-notaire nommé Burati, <strong>com</strong>me le grand poète <strong>de</strong> Venise, ouDurati. Vous, <strong>com</strong>te Baldi, placez-vous à mon bureau et écrivez ce que je vais vousdicter. " Une idée me vient et je t'écris ce mot. Je vais à ma chaumière près <strong>de</strong>Castelnovo; si tu veux venir passer douze heures avec moi, je serai bien heureuse: iln'y a, ce me semble, pas grand danger après ce qui vient <strong>de</strong> se passer; les nuagess'éclaircissent. Cependant arrête-toi avant d'entrer dans Castelnovo; tu trouveras surla route un <strong>de</strong> mes gens, ils t'aiment tous à la folie. Tu gar<strong>de</strong>ras, bien entendu, le nom<strong>de</strong> Bossi pour ce petit voyage. On dit que tu as <strong>de</strong> la barbe <strong>com</strong>me le plus admirablecapucin, et l'on ne t'a vu à <strong>Parme</strong> qu'avec la figure décente d'un grand vicaire. "- Comprends-tu, Riscara?- Parfaitement; mais le voyage à Gênes est un luxe inutile; je connais un homme dans<strong>Parme</strong> qui, à la vérité, n'est pas encore aux galères, mais qui ne peut manquer d'yarriver. Il contrefera admirablement l'écriture <strong>de</strong> la Sanseverina.À ces mots, le <strong>com</strong>te Baldi ouvrit démesurément ses yeux si beaux; il <strong>com</strong>prenaitseulement.- Si tu connais ce digne personnage <strong>de</strong> <strong>Parme</strong>, pour lequel tu espères <strong>de</strong>l'avancement, dit la marquise à Riscara, apparemment qu'il te connaît aussi; samaîtresse, son confesseur, son ami peuvent être vendus à la Sanseverina; j'aimemieux différer cette petite plaisanterie <strong>de</strong> quelques jours, et ne m'exposer à aucunhasard. Partez dans <strong>de</strong>ux heures <strong>com</strong>me <strong>de</strong> bons petits agneaux, ne voyez âme quivive à Gênes et revenez bien vite. Le chevalier Riscara s'enfuit en riant, et parlant dunez <strong>com</strong>me Polichinelle: Il faut préparer les paquets, disait-il en courant d'une façonburlesque. Il voulait laisser Baldi seul avec la dame. Cinq jours après, Riscara ramenaà la marquise son <strong>com</strong>te Baldi tout écorché: pour abréger <strong>de</strong> six lieues, on lui avaitfait passer une montagne à dos <strong>de</strong> mulet; il jurait qu'on ne le reprendrait plus à faire<strong>de</strong> grands voyages. Baldi remit à la marquise trois exemplaires <strong>de</strong> la lettre qu'elle luiavait dictée, et cinq ou six autres lettres <strong>de</strong> la même écriture, <strong>com</strong>posées par Riscara,et dont on pourrait peut-être tirer parti par la suite. L'une <strong>de</strong> ces lettres contenait <strong>de</strong>fort jolies plaisanteries sur les pleurs que le prince avait la nuit, et sur la déplorablemaigreur <strong>de</strong> la marquise Baldi, sa maîtresse, laquelle laissait, dit-on, la marque d'unepincette sur le coussin <strong>de</strong>s bergères après s'y être assise un instant. On eût juré quetoutes ces lettres étaient écrites <strong>de</strong> la main <strong>de</strong> Mme Sanseverina.- Maintenant je sais à n'en pas douter, dit la marquise, que l'ami du coeur, que leFabrice est à Bologne ou dans les environs...- Je suis trop mala<strong>de</strong>, s'écria le <strong>com</strong>te Baldi en l'interrompant; je <strong>de</strong>man<strong>de</strong> en grâced'être dispensé <strong>de</strong> ce second voyage, ou du moins je voudrais obtenir quelques jours<strong>de</strong> repos pour remettre ma santé.- Je vais plai<strong>de</strong>r votre cause, dit Riscara; il se leva et parla bas à la marquise.- Eh bien! soit, j'y consens, répondit-elle en souriant.148


- Rassurez-vous, vous ne partirez point, dit la marquise à Baldi d'un air assezdédaigneux.- Merci, s'écria celui-ci avec l'accent du coeur. En effet, Riscara monta seul en chaise<strong>de</strong> poste. Il était à peine à Bologne <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>ux jours, lorsqu'il aperçut dans unecalèche Fabrice et la petite Marietta. Diable! se dit-il, il paraît que notre futurarchevêque ne se gêne point; il faudra faire connaître ceci à la duchesse, qui en seracharmée. Riscara n'eut que la peine <strong>de</strong> suivre Fabrice pour savoir son logement; lelen<strong>de</strong>main matin, celui-ci reçut par un courrier la lettre <strong>de</strong> fabrique génoise; il latrouva un peu courte, mais du reste n'eut aucun soupçon. L'idée <strong>de</strong> revoir la duchesseet le <strong>com</strong>te le rendit fou <strong>de</strong> bonheur, et quoi que pût dire Ludovic, il prit un cheval à laposte et partit au galop. Sans s'en douter, il était suivi à peu <strong>de</strong> distance par lechevalier Riscara, qui, en arrivant, à six lieues <strong>de</strong> <strong>Parme</strong>, à la poste avant Castelnovo,eut le plaisir <strong>de</strong> voir un grand attroupement dans la place <strong>de</strong>vant la prison du lieu; onvenait d'y conduire notre héros, reconnu à la poste, <strong>com</strong>me il changeait <strong>de</strong> cheval, par<strong>de</strong>ux sbires choisis et envoyés par le <strong>com</strong>te Zurla.Les petits yeux du chevalier Riscara brillèrent <strong>de</strong> joie; il vérifia avec une patienceexemplaire tout ce qui venait d'arriver dans ce petit village, puis expédia un courrier àla marquise Raversi. Après quoi, courant les rues <strong>com</strong>me pour voir l'église fortcurieuse, et ensuite pour chercher un tableau du <strong>Parme</strong>san qu'on lui avait dit existerdans le pays, il rencontra enfin le po<strong>de</strong>stat qui s'empressa <strong>de</strong> rendre ses hommages àun conseiller d'état. Riscara eut l'air étonné qu'il n'eût pas envoyé sur-le-champ à lacita<strong>de</strong>lle <strong>de</strong> <strong>Parme</strong> le conspirateur qu'il avait eu le bonheur <strong>de</strong> faire arrêter.- On pourrait craindre, ajouta Riscara d'un air froid que ses nombreux amis qui lecherchaient avant-hier pour favoriser son passage à travers les états <strong>de</strong> Son AltesseSérénissime, ne rencontrent les gendarmes; ces rebelles étaient bien douze ou quinzeà cheval.- Intelligenti pauca! s'écria le po<strong>de</strong>stat d'un air malin.Chapitre XVDeux heures plus tard, le pauvre Fabrice, garni <strong>de</strong> menottes et attaché par une longuechaîne à la sediola même dans laquelle on l'avait fait monter, partait pour la cita<strong>de</strong>lle<strong>de</strong> <strong>Parme</strong>, escorté par huit gendarmes. Ceux-ci avaient l'ordre d'emmener avec euxtous les gendarmes stationnés dans les villages que le cortège <strong>de</strong>vait traverser; lepo<strong>de</strong>stat lui-même suivait ce prisonnier d'importance. Sur les sept heures après midi,la sediola, escortée par tous les gamins <strong>de</strong> <strong>Parme</strong> et par trente gendarmes, traversa labelle promena<strong>de</strong>, passa <strong>de</strong>vant le petit palais qu'habitait la Fausta quelques moisauparavant et enfin se présenta à la porte extérieure <strong>de</strong> la cita<strong>de</strong>lle à l'instant où legénéral Fabio Conti et sa fille allaient sortir. <strong>La</strong> voiture du gouverneur s'arrêta avantd'arriver au pont-levis pour laisser entrer la sediola à laquelle Fabrice était attaché; legénéral cria aussitôt que l'on fermât les portes <strong>de</strong> la cita<strong>de</strong>lle, et se hâta <strong>de</strong> <strong>de</strong>scendreau bureau d'entrée pour voir un peu ce dont il s'agissait; il ne fut pas peu surprisquand il reconnut le prisonnier, lequel était <strong>de</strong>venu tout rai<strong>de</strong>, attaché à sa sediolapendant une aussi longue route; quatre gendarmes l'avaient enlevé et le portaient aubureau d'écrou. J'ai donc en mon pouvoir, se dit le vaniteux gouverneur, ce fameuxFabrice <strong>de</strong>l Dongo, dont on dirait que <strong>de</strong>puis près d'un an la haute société <strong>de</strong> <strong>Parme</strong> ajuré <strong>de</strong> s'occuper exclusivement!149


Vingt fois le général l'avait rencontré à la cour, chez la duchesse et ailleurs; mais il segarda bien <strong>de</strong> témoigner qu'il le connaissait; il eût craint <strong>de</strong> se <strong>com</strong>promettre.- Que l'on dresse, cria-t-il au <strong>com</strong>mis <strong>de</strong> la prison, un procès-verbal fort circonstancié<strong>de</strong> la remise qui m'est faite du prisonnier par le digne po<strong>de</strong>stat <strong>de</strong> Castelnovo.Barbone, le <strong>com</strong>mis, personnage terrible par le volume <strong>de</strong> sa barbe et sa tournuremartiale, prit un air plus important que <strong>de</strong> coutume, on eût dit un geôlier allemand.Croyant savoir que c'était surtout la duchesse Sanseverina qui avait empêché sonmaître, le gouverneur, <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir ministre <strong>de</strong> la guerre, il fut d'une insolence plusqu'ordinaire envers le prisonnier; il lui adressait la parole en l'appelant voi, ce qui esten Italie la façon <strong>de</strong> parler aux domestiques.- Je suis prélat <strong>de</strong> la sainte Église romaine, lui dit Fabrice avec fermeté, et grandvicaire <strong>de</strong> ce diocèse; ma naissance seule me donne droit aux égards.- Je n'en sais rien! répliqua le <strong>com</strong>mis avec impertinence; prouvez vos assertions enexhibant les brevets qui vous donnent droit à ces titres fort respectables. Fabricen'avait point <strong>de</strong> brevets et ne répondit pas. Le général Fabio Conti, <strong>de</strong>bout à côté <strong>de</strong>son <strong>com</strong>mis, le regardait écrire sans lever les yeux sur le prisonnier afin <strong>de</strong> n'être pasobligé <strong>de</strong> dire qu'il était réellement Fabrice <strong>de</strong>l Dongo.Tout à coup Clélia Conti, qui attendait en voiture entendit un tapage effroyable dans lecorps <strong>de</strong> gar<strong>de</strong>. Le <strong>com</strong>mis Barbone faisant une <strong>de</strong>scription insolente et fort longue <strong>de</strong>la personne du prisonnier, lui ordonna d'ouvrir ses vêtements, afin que l'on pût vérifieret constater le nombre et l'état <strong>de</strong>s égratignures reçues lors <strong>de</strong> l'affaire Giletti.- Je ne puis, dit Fabrice souriant amèrement; je me trouve hors d'état d'obéir auxordres <strong>de</strong> monsieur, les menottes m'en empêchent!- Quoi! s'écria le général d'un air naïf, le prisonnier a <strong>de</strong>s menottes! dans l'intérieur <strong>de</strong>la forteresse! cela est contre les règlements, il faut un ordre ad hoc; ôtez-lui lesmenottes.Fabrice le regarda. Voilà un plaisant jésuite! pensa-t-il; il y a une heure qu'il me voitces menottes qui me gênent horriblement, et il fait l'étonné!Les menottes furent ôtées par les gendarmes; ils venaient d'apprendre que Fabriceétait neveu <strong>de</strong> la duchesse Sanseverina, et se hâtèrent <strong>de</strong> lui montrer une politessemielleuse qui faisait contraste avec la grossièreté du <strong>com</strong>mis; celui-ci en parut piquéet dit à Fabrice qui restait immobile:- Allons donc! dépêchons! montrez-nous ces égratignures que vous avez reçues dupauvre Giletti, lors <strong>de</strong> l'assassinat. D'un saut, Fabrice s'élança sur le <strong>com</strong>mis, et luidonna un soufflet tel, que le Barbone tomba <strong>de</strong> sa chaise sur les jambes du général.Les gendarmes s'emparèrent <strong>de</strong>s bras <strong>de</strong> Fabrice qui restait immobile; le général luimêmeet <strong>de</strong>ux gendarmes qui étaient à ses côtés se hâtèrent <strong>de</strong> relever le <strong>com</strong>misdont la figure saignait abondamment. Deux gendarmes plus éloignés coururent fermerla porte du bureau, dans l'idée que le prisonnier cherchait à s'éva<strong>de</strong>r. Le brigadier quiles <strong>com</strong>mandait pensa que le jeune <strong>de</strong>l Dongo ne pouvait pas tenter une fuite biensérieuse, puisque enfin il se trouvait dans l'intérieur <strong>de</strong> la cita<strong>de</strong>lle; toutefois ils'approcha <strong>de</strong> la fenêtre pour empêcher le désordre, et par un instinct <strong>de</strong> gendarme.Vis-à-vis <strong>de</strong> cette fenêtre ouverte, et à <strong>de</strong>ux pas, se trouvait arrêtée la voiture du150


général: Clélia s'était blottie dans le fond, afin <strong>de</strong> ne pas être témoin <strong>de</strong> la triste scènequi se passait au bureau; lorsqu'elle entendit tout ce bruit, elle regarda.- Que se passe-t-il? dit-elle au brigadier.- Ma<strong>de</strong>moiselle, c'est le jeune Fabrice <strong>de</strong>l Dongo qui vient d'appliquer un fier soufflet àcet insolent <strong>de</strong> Barbone!- Quoi! c'est M. <strong>de</strong>l Dongo qu'on amène en prison?- Eh sans doute, dit le brigadier; c'est à cause <strong>de</strong> la haute naissance <strong>de</strong> ce pauvrejeune homme que l'on fait tant <strong>de</strong> cérémonies; je croyais que ma<strong>de</strong>moiselle était aufait. Clélia ne quitta plus la portière; quand les gendarmes qui entouraient la tables'écartaient un peu, elle apercevait le prisonnier. Qui m'eût dit, pensait-elle, que je lereverrais pour la première fois dans cette triste situation, quand je le rencontrai sur laroute du lac <strong>de</strong> Côme?... Il me donna la main pour monter dans le carrosse <strong>de</strong> samère... Il se trouvait déjà avec la duchesse! Leurs amours avaient-ils <strong>com</strong>mencé àcette époque?Il faut apprendre au lecteur que dans le parti libéral dirigé par la marquise Raversi etle général Conti, on affectait <strong>de</strong> ne pas douter <strong>de</strong> la tendre liaison qui <strong>de</strong>vait existerentre Fabrice et la duchesse. Le <strong>com</strong>te Mosca, qu'on abhorrait, était pour sa duperiel'objet d'éternelles plaisanteries.Ainsi, pensa Clélia, le voilà prisonnier et prisonnier <strong>de</strong> ses ennemis! car au fond, le<strong>com</strong>te Mosca, quand on voudrait le croire un ange, va se trouver ravi <strong>de</strong> cette capture.Un accès <strong>de</strong> gros rire éclata dans le corps <strong>de</strong> gar<strong>de</strong>.- Jacopo, dit-elle au brigadier d'une voix émue que se passe-t-il donc?- Le général a <strong>de</strong>mandé avec vigueur au prisonnier pourquoi il avait frappé Barbone:Monsignore Fabrice a répondu froi<strong>de</strong>ment: il m'a appelé assassin, qu'il montre lestitres et brevets qui l'autorisent à me donner ce titre; et l'on rit.Un geôlier qui savait écrire remplaça Barbone; Clélia vit sortir celui-ci, qui essuyaitavec son mouchoir le sang qui coulait en abondance <strong>de</strong> son affreuse figure: il jurait<strong>com</strong>me un païen: Ce f... Fabrice, disait-il à très haute voix, ne mourra jamais que <strong>de</strong>ma main. Je volerai le bourreau, etc., etc. Il s'était arrêté entre la fenêtre du bureauet la voiture du général pour regar<strong>de</strong>r Fabrice, et ses jurements redoublaient.- Passez votre chemin, lui dit le brigadier; on ne jure point ainsi <strong>de</strong>vant ma<strong>de</strong>moiselle.Barbone leva la tête pour regar<strong>de</strong>r dans la voiture, ses yeux rencontrèrent ceux <strong>de</strong>Clélia à laquelle un cri d'horreur échappa; jamais elle n'avait vu d'aussi près uneexpression <strong>de</strong> figure tellement atroce. Il tuera Fabrice! se dit-elle, il faut que jeprévienne don Cesare. C'était son oncle, l'un <strong>de</strong>s prêtres les plus respectables <strong>de</strong> laville; le général Conti, son frère, lui avait fait avoir la place d'économe et <strong>de</strong> premieraumônier <strong>de</strong> la prison.Le général remonta en voiture.- Veux-tu rentrer chez toi, dit-il à sa fille, ou m'attendre peut-être longtemps dans lacour du palais? il faut que j'aille rendre <strong>com</strong>pte <strong>de</strong> tout ceci au souverain.151


Fabrice sortait du bureau escorté par trois gendarmes; on le conduisait à la chambrequ'on lui avait <strong>de</strong>stinée: Clélia regardait par la portière, le prisonnier était fort prèsd'elle. En ce moment elle répondit à la question <strong>de</strong> son père par ces mots: Je voussuivrai. Fabrice, entendant prononcer ces paroles tout près <strong>de</strong> lui, leva les yeux etrencontra le regard <strong>de</strong> la jeune fille. Il fut frappé surtout <strong>de</strong> l'expression <strong>de</strong> mélancolie<strong>de</strong> sa figure. Comme elle est embellie, pensa-t-il, <strong>de</strong>puis notre rencontre près <strong>de</strong>Côme! quelle expression <strong>de</strong> pensée profon<strong>de</strong>!... On a raison <strong>de</strong> la <strong>com</strong>parer à laduchesse, quelle physionomie angélique! Barbone, le <strong>com</strong>mis sanglant, qui ne s'étaitpas placé près <strong>de</strong> la voiture sans intention, arrêta d'un geste les trois gendarmes quiconduisaient Fabrice, et, faisant le tour <strong>de</strong> la voiture par <strong>de</strong>rrière, pour arriver à laportière près <strong>de</strong> laquelle était le général:-Comme le prisonnier a fait acte <strong>de</strong> violence dans l'intérieur <strong>de</strong> la cita<strong>de</strong>lle, lui dit-il, envertu <strong>de</strong> l'article 157 du règlement, n'y aurait-il pas lieu <strong>de</strong> lui appliquer les menottespour trois jours?- Allez au diable! s'écria le général, que cette arrestation ne laissait pasd'embarrasser. Il s'agissait pour lui <strong>de</strong> ne pousser à bout ni la duchesse ni le <strong>com</strong>teMosca: et d'ailleurs, dans quel sens le <strong>com</strong>te allait-il prendre cette affaire? au fond, lemeurtre d'un Giletti était une bagatelle, et l'intrigue seule était parvenue à en fairequelque chose.Durant ce court dialogue, Fabrice était superbe au milieu <strong>de</strong> ces gendarmes, c'étaitbien la mine la plus fière et la plus noble; ses traits fins et délicats, et le sourire <strong>de</strong>mépris qui errait sur ses lèvres, faisaient un charmant contraste avec les apparencesgrossières <strong>de</strong>s gendarmes qui l'entouraient. Mais tout cela ne formait pour ainsi direque la partie extérieure <strong>de</strong> sa physionomie; il était ravi <strong>de</strong> la céleste beauté <strong>de</strong> Clélia,et son oeil trahissait toute sa surprise. Elle, profondément pensive, n'avait pas songé àretirer la tête <strong>de</strong> la portière; il la salua avec le <strong>de</strong>mi-sourire le plus respectueux; puis,après un instant:- Il me semble, ma<strong>de</strong>moiselle, lui dit-il, qu'autrefois, près d'un lac, j'ai déjà eul'honneur <strong>de</strong> vous rencontrer avec ac<strong>com</strong>pagnement <strong>de</strong> gendarmes.Clélia rougit et fut tellement interdite qu'elle ne trouva aucune parole pour répondre.Quel air noble au milieu <strong>de</strong> ces êtres grossiers! se disait-elle au moment où Fabrice luiadressa la parole. <strong>La</strong> profon<strong>de</strong> pitié, et nous dirons presque l'attendrissement où elleétait plongée, lui ôtèrent la présence d'esprit nécessaire pour trouver un motquelconque, elle s'aperçut <strong>de</strong> son silence et rougit encore davantage. En ce momenton tirait avec violence les verrous <strong>de</strong> la gran<strong>de</strong> porte <strong>de</strong> la cita<strong>de</strong>lle, la voiture <strong>de</strong> SonExcellence n'attendait-elle pas <strong>de</strong>puis une minute au moins? Le bruit fut si violent souscette voûte, que, quand même Clélia aurait trouvé quelque mot pour répondre,Fabrice n'aurait pu entendre ses paroles.Emportée par les chevaux qui avaient pris le galop aussitôt après le pont-levis, Cléliase disait: Il m'aura trouvée bien ridicule! Puis tout à coup elle ajouta: non passeulement ridicule; il aura cru voir en moi une âme basse, il aura pensé que je nerépondais pas à son salut parce qu'il est prisonnier et moi fille du gouverneur.Cette idée fut du désespoir pour cette jeune fille qui avait l'âme élevée. Ce qui rendmon procédé tout à fait avilissant, ajouta-t-elle, c'est que jadis, quand nous nousrencontrâmes pour la première fois, aussi avec ac<strong>com</strong>pagnement <strong>de</strong> gendarmes,<strong>com</strong>me il le dit, c'était moi qui me trouvais prisonnière, et lui me rendait service et me152


tirait d'un fort grand embarras... Oui, il faut en convenir, mon procédé est <strong>com</strong>plet,c'est à la fois <strong>de</strong> la grossièreté et <strong>de</strong> l'ingratitu<strong>de</strong>. Hélas! le pauvre jeune homme!maintenant qu'il est dans le malheur tout le mon<strong>de</strong> va se montrer ingrat envers lui. Ilm'avait bien dit alors: Vous souviendrez-vous <strong>de</strong> mon nom à <strong>Parme</strong>? Combien il meméprise à l'heure qu'il est! Un mot poli était si facile à dire! Il faut l'avouer, oui, maconduite a été atroce avec lui. Jadis, sans l'offre généreuse <strong>de</strong> la voiture <strong>de</strong> sa mère,j'aurais dû suivre les gendarmes à pied dans la poussière, ou, ce qui est bien pismonter en croupe <strong>de</strong>rrière un <strong>de</strong> ces gens-là; c'était alors mon père qui était arrêté etmoi sans défense! Oui, mon procédé est <strong>com</strong>plet. Et <strong>com</strong>bien un être <strong>com</strong>me lui a dûle sentir vivement! Quel contraste entre sa physionomie si noble et mon procédé!Quelle noblesse! quelle sérénité! Comme il avait l'air d'un héros entouré <strong>de</strong> ses vilsennemis! Je <strong>com</strong>prends maintenant la passion <strong>de</strong> la duchesse: puisqu'il est ainsi aumilieu d'un événement contrariant et qui peut avoir <strong>de</strong>s suites affreuses, quel ne doitilpas paraître lorsque son âme est heureuse!Le carrosse du gouverneur <strong>de</strong> la cita<strong>de</strong>lle resta plus d'une heure et <strong>de</strong>mi dans la courdu palais, et toutefois lorsque le général <strong>de</strong>scendit <strong>de</strong> chez le prince, Clélia ne trouvapoint qu'il y fût resté trop longtemps.- Quelle est la volonté <strong>de</strong> Son Altesse? <strong>de</strong>manda Clélia.- Sa parole a dit: la prison! et son regard: la mort!- <strong>La</strong> mort! Grand Dieu! s'écria Clélia.- Allons, tais-toi! reprit le général avec humeur; que je suis sot <strong>de</strong> répondre à unenfant!Pendant ce temps, Fabrice montait les trois cent quatre-vingts marches quiconduisaient à la tour Farnèse, nouvelle prison bâtie sur la plate-forme <strong>de</strong> la grossetour, à une élévation prodigieuse. Il ne songea pas une seule fois, distinctement dumoins, au grand changement qui venait <strong>de</strong> s'opérer dans son sort. Quel regard! sedisait-il; que <strong>de</strong> choses il exprimait! quelle profon<strong>de</strong> pitié! Elle avait l'air <strong>de</strong> dire: la vieest un tel tissu <strong>de</strong> malheurs! Ne vous affligez point trop <strong>de</strong> ce qui vous arrive! est-ceque nous ne sommes point ici-bas pour être infortunés? Comme ses yeux si beauxrestaient attachés sur moi, même quand les chevaux s'avançaient avec tant <strong>de</strong> bruitsous la voûte!Fabrice oubliait <strong>com</strong>plètement d'être malheureux.Clélia suivit son père dans plusieurs salons; au <strong>com</strong>mencement <strong>de</strong> la soirée, personnene savait encore la nouvelle <strong>de</strong> l'arrestation du grand coupable, car ce fut le nom queles courtisans donnèrent <strong>de</strong>ux heures plus tard à ce pauvre jeune homme impru<strong>de</strong>nt.On remarqua ce soir-là plus d'animation que <strong>de</strong> coutume dans la figure <strong>de</strong> Clélia; or,l'animation, l'air <strong>de</strong> prendre part à ce qui l'environnait, étaient surtout ce qui manquaità cette belle personne. Quand on <strong>com</strong>parait sa beauté à celle <strong>de</strong> la duchesse, c'étaitsurtout cet air <strong>de</strong> n'être émue par rien, cette façon d'être <strong>com</strong>me au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> touteschoses, qui faisaient pencher la balance en faveur <strong>de</strong> sa rivale. En Angleterre, enFrance, pays <strong>de</strong> vanité, on eût été probablement d'un avis tout opposé. Clélia Contiétait une jeune fille encore un peu trop svelte que l'on pouvait <strong>com</strong>parer aux bellesfigures du Gui<strong>de</strong>; nous ne dissimulerons point que, suivant les données <strong>de</strong> la beautégrecque, on eût pu reprocher à cette tête <strong>de</strong>s traits un peu marqués, par exemple, leslèvres remplies <strong>de</strong> la grâce la plus touchante étaient un peu fortes.153


L'admirable singularité <strong>de</strong> cette figure dans laquelle éclataient les grâces naïves etl'empreinte céleste <strong>de</strong> l'âme la plus noble, c'est que, bien que <strong>de</strong> la plus rare et <strong>de</strong> laplus singulière beauté, elle ne ressemblait en aucune façon aux têtes <strong>de</strong> statuesgrecques. <strong>La</strong> duchesse avait au contraire un peu trop <strong>de</strong> la beauté connue <strong>de</strong> l'idéal, etsa tête vraiment lombar<strong>de</strong> rappelait le sourire voluptueux et la tendre mélancolie <strong>de</strong>sbelles Hérodia<strong>de</strong>s <strong>de</strong> Léonard <strong>de</strong> Vinci. Autant la duchesse était sémillante, pétillanted'esprit et <strong>de</strong> malice, s'attachant avec passion, si l'on peut parler ainsi, à tous lessujets que le courant <strong>de</strong> la conversation amenait <strong>de</strong>vant les yeux <strong>de</strong> son âme, autantClélia se montrait calme et lente à s'émouvoir, soit par mépris <strong>de</strong> ce qui l'entourait,soit par regret <strong>de</strong> quelque chimère absente. Longtemps on avait cru qu'elle finirait parembrasser la vie religieuse. À vingt ans on lui voyait <strong>de</strong> la répugnance à aller au bal,et si elle y suivait son père, ce n'était que par obéissance et pour ne pas nuire auxintérêts <strong>de</strong> son ambition.Il me sera donc impossible, répétait trop souvent l'âme vulgaire du général, le cielm'ayant donné pour fille la plus belle personne <strong>de</strong>s états <strong>de</strong> notre souverain, et la plusvertueuse, d'en tirer quelque parti pour l'avancement <strong>de</strong> ma fortune! Ma vie est tropisolée, je n'ai qu'elle au mon<strong>de</strong>, et il me faut <strong>de</strong> toute nécessité une famille qui m'étaiedans le mon<strong>de</strong>, et qui me donne un certain nombre <strong>de</strong> salons, où mon mérite etsurtout mon aptitu<strong>de</strong> au ministère soient posés <strong>com</strong>me bases inattaquables <strong>de</strong> toutraisonnement politique. Eh bien! ma fille si belle, si sage, si pieuse, prend <strong>de</strong> l'humeurdès qu'un jeune homme bien établi à la cour entreprend <strong>de</strong> lui faire agréer seshommages. Ce prétendant est-il éconduit, son caractère <strong>de</strong>vient moins sombre, et jela vois presque gaie, jusqu'à ce qu'un autre épouseur se mette sur les rangs. Le plusbel homme <strong>de</strong> la cour, le <strong>com</strong>te Baldi, s'est présenté et a déplu: l'homme le plus riche<strong>de</strong>s états <strong>de</strong> Son Altesse, le marquis Crescenzi, lui a succédé, elle prétend qu'il feraitson malheur.Décidément, disait d'autres fois le général, les yeux <strong>de</strong> ma fille sont plus beaux queceux <strong>de</strong> la duchesse, en cela surtout qu'en <strong>de</strong> rares occasions ils sont susceptiblesd'une expression plus profon<strong>de</strong>; mais cette expression magnifique , quand est-cequ'on la lui voit? Jamais dans un salon où elle pourrait lui faire honneur, mais bien à lapromena<strong>de</strong>, seule avec moi, où elle se laissera attendrir, par exemple, par le malheur<strong>de</strong> quelque manant hi<strong>de</strong>ux. Conserve quelque souvenir <strong>de</strong> ce regard sublime, lui dis-jequelquefois, pour les salons où nous paraîtrons ce soir. Point: daigne-t-elle me suivredans le mon<strong>de</strong>, sa figure noble et pure offre l'expression assez hautaine et peuencourageante <strong>de</strong> l'obéissance passive. Le général n'épargnait aucune démarche,<strong>com</strong>me on voit, pour se trouver un gendre convenable, mais il disait vrai.Les courtisans, qui n'ont rien à regar<strong>de</strong>r dans leur âme, sont attentifs à tout: ilsavaient remarqué que c'était surtout dans ces jours où Clélia ne pouvait prendre surelle <strong>de</strong> s'élancer hors <strong>de</strong> ses chères rêveries et <strong>de</strong> feindre <strong>de</strong> l'intérêt pour quelquechose que la duchesse aimait à s'arrêter auprès d'elle et cherchait à la faire parler.Clélia avait <strong>de</strong>s cheveux blonds cendrés, se détachant, par un effet très doux, sur <strong>de</strong>sjoues d'un coloris fin, mais en général un peu trop pâle. <strong>La</strong> forme seule du front eût puannoncer à un observateur attentif que cet air si noble, cette démarche tellement au<strong>de</strong>ssus<strong>de</strong>s grâces vulgaires, tenaient à une profon<strong>de</strong> incurie pour tout ce qui estvulgaire. C'était l'absence et non pas l'impossibilité <strong>de</strong> l'intérêt pour quelque chose.Depuis que son père était gouverneur <strong>de</strong> la cita<strong>de</strong>lle, Clélia se trouvait heureuse, oudu moins exempte <strong>de</strong> chagrins, dans son appartement si élevé. Le nombre effroyable<strong>de</strong> marches qu'il fallait monter pour arriver à ce palais du gouverneur, situé surl'esplana<strong>de</strong> <strong>de</strong> la grosse tour, éloignait les visites ennuyeuses, et Clélia, par cetteraison matérielle, jouissait <strong>de</strong> la liberté du couvent; c'était presque là tout l'idéal <strong>de</strong>154


onheur que, dans un temps, elle avait songé à <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r à la vie religieuse. Elle étaitsaisie d'une sorte d'horreur à la seule pensée <strong>de</strong> mettre sa chère solitu<strong>de</strong> et sespensées intimes à la disposition d'un jeune homme, que le titre <strong>de</strong> mari autoriserait àtroubler toute cette vie intérieure. Si par la solitu<strong>de</strong> elle n'atteignait pas au bonheur,du moins elle était parvenue à éviter les sensations trop douloureuses.Le jour où Fabrice fut conduit à la forteresse, la duchesse rencontra Clélia à la soiréedu ministre <strong>de</strong> l'intérieur, <strong>com</strong>te Zurla; tout le mon<strong>de</strong> faisait cercle autour d'elles: cesoir-là, la beauté <strong>de</strong> Clélia l'emportait sur celle <strong>de</strong> la duchesse. Les yeux <strong>de</strong> la jeunefille avaient une expression si singulière et si profon<strong>de</strong> qu'ils en étaient presqueindiscrets: il y avait <strong>de</strong> la pitié, il y avait aussi <strong>de</strong> l'indignation et <strong>de</strong> la colère dans sesregards. <strong>La</strong> gaieté et les idées brillantes <strong>de</strong> la duchesse semblaient jeter Clélia dans<strong>de</strong>s moments <strong>de</strong> douleur allant jusqu'à l'horreur. Quels vont être les cris et lesgémissements <strong>de</strong> la pauvre femme, se disait-elle, lorsqu'elle va savoir que son amant,ce jeune homme d'un si grand coeur et d'une physionomie si noble, vient d'être jetéen prison! Et ces regards du souverain qui le condamnent à mort! O pouvoir absolu,quand cesseras-tu <strong>de</strong> peser sur l'Italie! O âmes vénales et basses! Et je suis fille d'ungeôlier! et je n'ai point démenti ce noble caractère en ne daignant pas répondre àFabrice! et autrefois il fut mon bienfaiteur! Que pense-t-il <strong>de</strong> moi à cette heure, seuldans sa chambre et en tête à tête avec sa petite lampe? Révoltée par cette idée, Cléliajetait <strong>de</strong>s regards d'horreur sur la magnifique illumination <strong>de</strong>s salons du ministre <strong>de</strong>l'intérieur.Jamais, se disait-on dans le cercle <strong>de</strong> courtisans qui se formait autour <strong>de</strong>s <strong>de</strong>uxbeautés à la mo<strong>de</strong>, et qui cherchait à se mêler à leur conversation, jamais elles ne sesont parlé d'un air si animé et en même temps si intime. <strong>La</strong> duchesse, toujoursattentive à conjurer les haines excitées par le premier ministre, aurait-elle songé àquelque grand mariage en faveur <strong>de</strong> la Clélia? Cette conjecture était appuyée sur unecirconstance qui jusque-là ne s'était jamais présentée à l'observation <strong>de</strong> la cour: lesyeux <strong>de</strong> la jeune fille avaient plus <strong>de</strong> feu, et même, si l'on peut ainsi dire, plus <strong>de</strong>passion que ceux <strong>de</strong> la belle duchesse. Celle-ci, <strong>de</strong> son côté, était étonnée, et, l'onpeut dire à sa gloire, ravie <strong>de</strong>s grâces si nouvelles qu'elle découvrait dans la jeunesolitaire; <strong>de</strong>puis une heure elle la regardait avec un plaisir assez rarement senti à lavue d'une rivale. Mais que se passe-t-il donc? se <strong>de</strong>mandait la duchesse; jamais Clélian'a été aussi belle, et l'on peut dire aussi touchante: son coeur aurait-il parlé?... Maisen ce cas-là, certes, c'est <strong>de</strong> l'amour malheureux , il y a <strong>de</strong> la sombre douleur au fond<strong>de</strong> cette animation si nouvelle... Mais l'amour malheureux se tait! S'agirait-il <strong>de</strong>ramener un inconstant par un succès dans le mon<strong>de</strong>? Et la duchesse regardait avecattention les jeunes gens qui les environnaient. Elle ne voyait nulle part d'expressionsingulière, c'était toujours <strong>de</strong> la fatuité plus ou moins contente. Mais il y a du miracleici, se disait la duchesse, piquée <strong>de</strong> ne pas <strong>de</strong>viner. Où est le <strong>com</strong>te Mosca, cet être sifin? Non, je ne me trompe point, Clélia me regar<strong>de</strong> avec attention et <strong>com</strong>me si j'étaispour elle l'objet d'un intérêt tout nouveau. Est-ce l'effet <strong>de</strong> quelque ordre donné parson père, ce vil courtisan? Je croyais cette âme noble et jeune incapable <strong>de</strong> se ravalerà <strong>de</strong>s intérêts d'argent. Le général Fabio Conti aurait-il quelque <strong>de</strong>man<strong>de</strong> décisive àfaire au <strong>com</strong>te?Vers les dix heures, un ami <strong>de</strong> la duchesse s'approcha et lui dit <strong>de</strong>ux mots à voixbasse; elle pâlit excessivement; Clélia lui prit la main et osa la lui serrer.- Je vous remercie et je vous <strong>com</strong>prends maintenant... vous avez une belle âme! dit laduchesse, faisant effort sur elle-même; elle eut à peine la force <strong>de</strong> prononcer ce peu<strong>de</strong> mots. Elle adressa beaucoup <strong>de</strong> sourires à la maîtresse <strong>de</strong> la maison qui se levapour l'ac<strong>com</strong>pagner jusqu'à la porte du <strong>de</strong>rnier salon: ces honneurs n'étaient dus qu'à155


<strong>de</strong>s princesses <strong>de</strong> sang et faisaient pour la duchesse un cruel contresens avec saposition présente. Aussi elle sourit beaucoup à la <strong>com</strong>tesse Zurla, mais malgré <strong>de</strong>sefforts inouïs ne put jamais lui adresser un seul mot.Les yeux <strong>de</strong> Clélia se remplirent <strong>de</strong> larmes en voyant passer la duchesse au milieu <strong>de</strong>ces salons peuplés alors <strong>de</strong> ce qu'il y avait <strong>de</strong> plus brillant dans la société. Que va<strong>de</strong>venir cette pauvre femme, se dit-elle, quand elle se trouvera seule dans sa voiture?Ce serait une indiscrétion à moi <strong>de</strong> m'offrir pour l'ac<strong>com</strong>pagner! je n'ose... Combien lepauvre prisonnier, assis dans quelque affreuse chambre, tête à tête avec sa petitelampe, serait consolé pourtant s'il savait qu'il est aimé à ce point! Quelle solitu<strong>de</strong>affreuse que celle dans laquelle on l'a plongé! et nous, nous sommes ici dans cessalons si brillants! quelle horreur! Y aurait-il un moyen <strong>de</strong> lui faire parvenir un mot?Grand Dieu! ce serait trahir mon père; sa situation est si délicate entre les <strong>de</strong>ux partis!Que <strong>de</strong>vient-il s'il s'expose à la haine passionnée <strong>de</strong> la duchesse qui dispose <strong>de</strong> lavolonté du premier ministre, lequel est le maître dans les trois quarts <strong>de</strong>s affaires!D'un autre côté le prince s'occupe sans cesse <strong>de</strong> ce qui se passe à la forteresse, et iln'entend pas raillerie sur ce sujet; la peur rend cruel... Dans tous les cas, Fabrice(Clélia ne disait plus M. <strong>de</strong>l Dongo) est bien autrement à plaindre!... il s'agit pour lui<strong>de</strong> bien autre chose que du danger <strong>de</strong> perdre une place lucrative!... Et la duchesse!...Quelle horrible passion que l'amour! ... et cependant tous ces menteurs du mon<strong>de</strong> enparlent <strong>com</strong>me d'une source <strong>de</strong> bonheur! On plaint les femmes âgées parce qu'elles nepeuvent plus ressentir ou inspirer <strong>de</strong> l'amour!... Jamais je n'oublierai ce que je viens<strong>de</strong> voir; quel changement subit! Comme les yeux <strong>de</strong> la duchesse, si beaux, si radieux,sont <strong>de</strong>venus mornes, éteints, après le mot fatal que le marquis N... est venu luidire!... Il faut que Fabrice soit bien digne d'être aimé!...Au milieu <strong>de</strong> ces réflexions fort sérieuses et qui occupaient toute l'âme <strong>de</strong> Clélia, lespropos <strong>com</strong>plimenteurs qui l'entouraient toujours lui semblèrent plus désagréablesencore que <strong>de</strong> coutume. Pour s'en délivrer, elle s'approcha d'une fenêtre ouverte et à<strong>de</strong>mi voilée par un ri<strong>de</strong>au <strong>de</strong> taffetas; elle espérait que personne n'aurait la hardiesse<strong>de</strong> la suivre dans cette sorte <strong>de</strong> retraite. Cette fenêtre donnait sur un petit boisd'orangers en pleine terre: à la vérité, chaque hiver on était obligé <strong>de</strong> les recouvrird'un toit. Clélia respirait avec délices le parfum <strong>de</strong> ces fleurs, et ce plaisir semblaitrendre un peu <strong>de</strong> calme à son âme... Je lui ai trouvé l'air fort noble, pensa-t-elle; maisinspirer une telle passion à une femme si distinguée!... Elle a eu la gloire <strong>de</strong> refuserles hommages du prince, et si elle eût daigné le vouloir, elle eût été la reine <strong>de</strong> cesétats... Mon père dit que la passion du souverain allait jusqu'à l'épouser si jamais il fût<strong>de</strong>venu libre!... Et cet amour pour Fabrice dure <strong>de</strong>puis si longtemps! car il y a biencinq ans que nous les rencontrâmes près du lac <strong>de</strong> Côme!... Oui, il y a cinq ans, se ditelleaprès un instant <strong>de</strong> réflexion. J'en fus frappée même alors, où tant <strong>de</strong> chosespassaient inaperçues <strong>de</strong>vant mes yeux d'enfant! Comme ces <strong>de</strong>ux dames semblaientadmirer Fabrice!...Clélia remarqua avec joie qu'aucun <strong>de</strong>s jeunes gens qui lui parlaient avec tantd'empressement n'avait osé se rapprocher du balcon. L'un d'eux, le marquisCrescenzi, avait fait quelques pas dans ce sens, puis s'était arrêté auprès d'une table<strong>de</strong> jeu. Si au moins, se disait-elle, sous ma petite fenêtre du palais <strong>de</strong> la forteresse, laseule qui ait <strong>de</strong> l'ombre, j'avais la vue <strong>de</strong> jolis orangers, tels que ceux-ci, mes idéesseraient moins tristes! mais pour toute perspective les énormes pierres <strong>de</strong> taille <strong>de</strong> latour Farnése... Ah! s'écria-t-elle en faisant un mouvement, c'est peut-être là qu'onl'aura placé! Qu'il me tar<strong>de</strong> <strong>de</strong> pouvoir parler à don Cesare! il sera moins sévère que legénéral. Mon père ne me dira rien certainement en rentrant à la forteresse, mais jesaurai tout par don Cesare... J'ai <strong>de</strong> l'argent, je pourrais acheter quelques orangersqui, placés sous la fenêtre <strong>de</strong> ma volière, m'empêcheraient <strong>de</strong> voir ce gros mur <strong>de</strong> la156


tour Farnèse. Combien il va m'être plus odieux encore maintenant que je connais l'une<strong>de</strong>s personnes qu'il cache à la lumière!... Oui, c'est bien la troisième fois que je l'ai vu;une fois à la cour, au bal du jour <strong>de</strong> naissance <strong>de</strong> la princesse; aujourd'hui, entouré <strong>de</strong>trois gendarmes, pendant que cet horrible Barbone sollicitait les menottes contre lui,et enfin près du lac <strong>de</strong> Côme... Il y a bien cinq ans <strong>de</strong> cela; quel air <strong>de</strong> mauvaisgarnement il avait alors! quels yeux il faisait aux gendarmes, et quels regardssinguliers sa mère et sa tante lui adressaient! Certainement il y avait ce jour-làquelque secret, quelque chose <strong>de</strong> particulier entre eux; dans le temps, j'eus l'idée quelui aussi avait peur <strong>de</strong>s gendarmes... Clélia tressaillit; mais que j'étais ignorante! Sansdoute, déjà dans ce temps, la duchesse avait <strong>de</strong> l'intérêt pour lui... Comme il nous fitrire au bout <strong>de</strong> quelques moments, quand ces dames, malgré leur préoccupationévi<strong>de</strong>nte, se furent un peu accoutumées à la présence d'une étrangère! ... et ce soirj'ai pu ne pas répondre au mot qu'il m'a adressé!... O ignorance et timidité! <strong>com</strong>biensouvent vous ressemblez à ce qu'il y a <strong>de</strong> plus noir! Et je suis ainsi à vingt anspassés!... J'avais bien raison <strong>de</strong> songer au cloître; réellement je ne suis faite que pourla retraite! Digne fille d'un geôlier! se sera-t-il dit. Il me méprise, et, dès qu'il pourraécrire à la duchesse, il parlera <strong>de</strong> mon manque d'égard, et la duchesse me croira unepetite fille bien fausse; car enfin ce soir elle a pu me croire remplie <strong>de</strong> sensibilité pourson malheur.Clélia s'aperçut que quelqu'un s'approchait et apparemment dans le <strong>de</strong>ssein <strong>de</strong> seplacer à côté d'elle au balcon <strong>de</strong> fer <strong>de</strong> cette fenêtre; elle en fut contrariée quoiqu'ellese fît <strong>de</strong>s reproches; les rêveries auxquelles on l'arrachait n'étaient point sans quelquedouceur. Voila un importun que je vais joliment recevoir! pensa-t-elle. Elle tournait latête avec un regard altier, lorsqu'elle aperçut la figure timi<strong>de</strong> <strong>de</strong> l'archevêque quis'approchait du balcon par <strong>de</strong> petits mouvements insensibles. Ce saint homme n'apoint d'usage, pensa Clélia; pourquoi venir troubler une pauvre fille telle que moi? Matranquillité est tout ce que je possè<strong>de</strong>. Elle le saluait avec respect, mais aussi d'un airhautain, lorsque le prélat lui dit:- Ma<strong>de</strong>moiselle, savez-vous l'horrible nouvelle?Les yeux <strong>de</strong> la jeune fille avaient déjà pris une tout autre expression; mais, suivant lesinstructions cent fois répétées <strong>de</strong> son père, elle répondit avec un air d'ignorance que lelangage <strong>de</strong> ses yeux contredisait hautement:- Je n'ai rien appris, Monseigneur.- Mon premier grand vicaire, le pauvre Fabrice <strong>de</strong>l Dongo, qui est coupable <strong>com</strong>memoi <strong>de</strong> la mort <strong>de</strong> ce brigand <strong>de</strong> Giletti, a été enlevé à Bologne où il vivait sous le nomsupposé <strong>de</strong> Joseph Bossi; on l'a renfermé dans votre cita<strong>de</strong>lle; il y est arrivé enchaînéà la voiture même qui le portait. Une sorte <strong>de</strong> geôlier nommé Barbone, qui jadis eut sagrâce après avoir assassiné un <strong>de</strong> ses frères, a voulu faire éprouver une violencepersonnelle à Fabrice; mais mon jeune ami n'est point homme à souffrir une insulte. Ila jeté à ses pieds son infâme adversaire, sur quoi on l'a <strong>de</strong>scendu dans un cachot àvingt pieds sous terre, après lui avoir mis les menottes.- Les menottes, non.- Ah! vous savez quelque chose! s'écria l'archevêque, et les traits du vieillard perdirent<strong>de</strong> leur profon<strong>de</strong> expression <strong>de</strong> découragement; mais, avant tout, on peut approcher<strong>de</strong> ce balcon et nous interrompre: seriez-vous assez charitable pour remettre vousmêmeà don Cesare mon anneau pastoral que voici?157


<strong>La</strong> jeune fille avait pris l'anneau, mais ne savait où le placer pour ne pas courir lachance <strong>de</strong> le perdre.- Mettez-le au pouce, dit l'archevêque; et il le plaça lui-même. Puis-je <strong>com</strong>pter quevous remettrez cet anneau?- Oui, monseigneur.- Voulez-vous me promettre le secret sur ce que je vais ajouter, même dans le cas oùvous ne trouveriez pas convenable d'accé<strong>de</strong>r à ma <strong>de</strong>man<strong>de</strong>?- Mais oui, Monseigneur, répondit la jeune fille toute tremblante en voyant l'air sombreet sérieux que le vieillard avait pris tout à coup...Notre respectable archevêque, ajouta-t-elle, ne peut que me donner <strong>de</strong>s ordres dignes<strong>de</strong> lui et <strong>de</strong> moi.- Dites à don Cesare que je lui re<strong>com</strong>man<strong>de</strong> mon fils adoptif: je sais que les sbires quil'ont enlevé ne lui ont pas donné le temps <strong>de</strong> prendre son bréviaire, je prie don Cesare<strong>de</strong> lui faire tenir le sien, et si monsieur votre oncle veut envoyer <strong>de</strong>main àl'archevêché, je me charge <strong>de</strong> remplacer le livre par lui donné à Fabrice. Je prie donCesare <strong>de</strong> faire tenir également l'anneau que porte cette jolie main, à M. <strong>de</strong>l Dongo.L'archevêque fut interrompu par le général Fabio Conti qui venait prendre sa fille pourla conduire à sa voiture; il y eut là un petit moment <strong>de</strong> conversation, qui ne fut pasdépourvu d'adresse <strong>de</strong> la part du prélat. Sans parler en aucune façon du nouveauprisonnier, il s'arrangea <strong>de</strong> façon à ce que le courant du discours pût amenerconvenablement dans sa bouche certaines maximes morales et politiques; parexemple: Il y a <strong>de</strong>s moments <strong>de</strong> crise dans la vie <strong>de</strong>s cours qui déci<strong>de</strong>nt pourlongtemps <strong>de</strong> l'existence <strong>de</strong>s plus grands personnages; il y aurait une impru<strong>de</strong>ncenotable à changer en haine personnelle l'état d'éloignement politique qui est souventle résultat fort simple <strong>de</strong> positions opposées. L'archevêque, se laissant un peuemporter par le profond chagrin que lui causait une arrestation si imprévue, allajusqu'à dire qu'il fallait assurément conserver les positions dont on jouissait, mais qu'ily aurait une impru<strong>de</strong>nce bien gratuite à s'attirer pour la suite <strong>de</strong>s haines furibon<strong>de</strong>s ense prêtant à <strong>de</strong> certaines choses que l'on n'oublie point.Quand le général fut dans son carrosse avec sa fille:- Ceci peut s'appeler <strong>de</strong>s menaces, lui dit-il... <strong>de</strong>s menaces à un homme <strong>de</strong> ma sorte!Il n'y eut pas d'autres paroles échangées entre le père et la fille pendant vingtminutes.En recevant l'anneau pastoral <strong>de</strong> l'archevêque, Clélia s'était bien promis <strong>de</strong> parler àson père, lorsqu'elle serait en voiture, du petit service que le prélat lui <strong>de</strong>mandait.Mais après le mot menaces prononcé avec colère, elle se tint pour assurée que sonpère intercepterait la <strong>com</strong>mission; elle recouvrait cet anneau <strong>de</strong> la main gauche et leserrait avec passion. Durant tout le temps que l'on mit pour aller du ministère <strong>de</strong>l'intérieur à la cita<strong>de</strong>lle, elle se <strong>de</strong>manda s'il serait criminel à elle <strong>de</strong> ne pas parler àson père. Elle était fort pieuse, fort timorée, et son coeur, si tranquille d'ordinaire,battait avec une violence inaccoutumée mais enfin le qui vive <strong>de</strong> la sentinelle placéesur le rempart au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> la porte retentit à l'approche <strong>de</strong> la voiture, avant queClélia eût trouvé les termes convenables pour disposer son père à ne pas refuser tantelle avait peur d'être refusée! En montant les trois cent soixante marches quiconduisaient au palais du gouverneur, Clélia ne trouva rien.158


Elle se hâta <strong>de</strong> parler à son oncle, qui la gronda et refusa <strong>de</strong> se prêter à rien.Chapitre XVI- Eh bien! s'écria le général, en apercevant son frère don Cesare, voilà la duchesse quiva dépenser cent mille écus pour se moquer <strong>de</strong> moi et faire sauver le prisonnier!Mais pour le moment, nous sommes obligés <strong>de</strong> laisser Fabrice dans sa prison, tout aufaîte <strong>de</strong> la cita<strong>de</strong>lle <strong>de</strong> <strong>Parme</strong>; on le gar<strong>de</strong> bien, et nous l'y retrouverons peut-être unpeu changé. Nous allons nous occuper avant tout <strong>de</strong> la cour, où <strong>de</strong>s intrigues fort<strong>com</strong>pliquées, et surtout les passions d'une femme malheureuse vont déci<strong>de</strong>r <strong>de</strong> sonsort. En montant les trois cent quatre-vingt-dix marches <strong>de</strong> sa prison à la tourFarnèse, sous les yeux du gouverneur, Fabrice, qui avait tant redouté ce moment,trouva qu'il n'avait pas le temps <strong>de</strong> songer au malheur.En rentrant chez elle après la soirée du <strong>com</strong>te Zurla, la duchesse renvoya ses femmesd'un geste; puis, se laissant tomber tout habillée sur son lit: Fabrice, s'écria-t-elle àhaute voix, est au pouvoir <strong>de</strong> ses ennemis, et peut-être à cause <strong>de</strong> moi ils luidonneront du poison! Comment peindre le moment <strong>de</strong> désespoir qui suivit cet exposé<strong>de</strong> la situation, chez une femme aussi peu raisonnable, aussi esclave <strong>de</strong> la sensationprésente, et, sans se l'avouer, éperdument amoureuse du jeune prisonnier? Ce furent<strong>de</strong>s cris inarticulés, <strong>de</strong>s transports <strong>de</strong> rage, <strong>de</strong>s mouvements convulsifs, mais pas unelarme. Elle renvoyait ses femmes pour les cacher, elle pensait qu'elle allait éclater ensanglots dès qu'elle se trouverait seule; mais les larmes, ce premier soulagement <strong>de</strong>sgran<strong>de</strong>s douleurs, lui manquèrent tout à fait. <strong>La</strong> colère, l'indignation, le sentimentd'infériorité vis-à-vis du prince, dominaient trop cette âme altière.- Suis-je assez humiliée! s'écriait-elle à chaque instant; on m'outrage, et, bien plus, onexpose la vie <strong>de</strong> Fabrice! et je ne me vengerai pas! Halte-là, mon prince! vous metuez, soit, vous en avez le pouvoir; mais ensuite moi j'aurai votre vie. Hélas! pauvreFabrice, à quoi cela te servira-t-il? Quelle différence avec ce jour où je voulus quitter<strong>Parme</strong>! et pourtant alors je me croyais malheureuse... quel aveuglement! J'allais brisertoutes les habitu<strong>de</strong>s d'une vie agréable: hélas! sans le savoir, je touchais à unévénement qui allait à jamais déci<strong>de</strong>r <strong>de</strong> mon sort. Si, par ses infâmes habitu<strong>de</strong>s <strong>de</strong>plate courtisanerie, le <strong>com</strong>te n'eût supprimé le mot procédure injuste dans ce fatalbillet que m'accordait la vanité du prince, nous étions sauvés. J'avais eu le bonheurplus que l'adresse, il faut en convenir, <strong>de</strong> mettre en jeu son amour-propre au sujet <strong>de</strong>sa chère ville <strong>de</strong> <strong>Parme</strong>. Alors je menaçais <strong>de</strong> partir, alors j'étais libre! Grand Dieu!suis-je assez esclave! Maintenant me voici clouée dans ce cloaque infâme, et Fabriceenchaîné dans la cita<strong>de</strong>lle, dans cette cita<strong>de</strong>lle qui pour tant <strong>de</strong> gens distingués a étél'antichambre <strong>de</strong> la mort! et je ne puis plus tenir ce tigre en respect par la crainte <strong>de</strong>me voir quitter son repaire!Il a trop d'esprit pour ne pas sentir que je ne m'éloignerai jamais <strong>de</strong> la tour infâme oùmon coeur est enchaîné. Maintenant la vanité piquée <strong>de</strong> cet homme peut lui suggérerles idées les plus singulières; leur cruauté bizarre ne ferait que piquer au jeu sonétonnante vanité. S'il revient à ses anciens propos <strong>de</strong> fa<strong>de</strong> galanterie, s'il me dit:Agréez les hommages <strong>de</strong> votre esclave, ou Fabrice périt: eh bien! la vieille histoire <strong>de</strong>Judith... Oui, mais si ce n'est qu'un suici<strong>de</strong> pour moi, c'est un assassin pour Fabrice; lebenêt <strong>de</strong> successeur, notre prince royal, et l'infâme bourreau Rassi font pendre Fabrice<strong>com</strong>me mon <strong>com</strong>plice.159


<strong>La</strong> duchesse jeta <strong>de</strong>s cris: cette alternative dont elle ne voyait aucun moyen <strong>de</strong> sortirtorturait ce coeur malheureux. Sa tête troublée ne voyait aucune autre probabilitédans l'avenir. Pendant dix minutes elle s'agita <strong>com</strong>me une insensée; enfin un sommeild'accablement remplaça pour quelques instants cet état horrible, la vie était épuisée.Quelques minutes après, elle se réveilla en sursaut, et se trouva assise sur son lit; illui semblait qu'en sa présence le prince voulait faire couper la tête à Fabrice. Quelsyeux égarés la duchesse ne jeta-t-elle pas autour d'elle! Quand enfin elle se futconvaincue qu'elle n'avait sous les yeux ni le prince ni Fabrice, elle retomba sur son lit,et fut sur le point <strong>de</strong> s'évanouir. Sa faiblesse physique était telle qu'elle ne se sentaitpas la force <strong>de</strong> changer <strong>de</strong> position. Grand Dieu! si je pouvais mourir! se dit-elle...Mais quelle lâcheté! moi abandonner Fabrice dans le malheur! Je m'égare... Voyons,revenons au vrai; envisageons <strong>de</strong> sang-froid l'exécrable position où je me suis plongée<strong>com</strong>me à plaisir. Quelle funeste étour<strong>de</strong>rie! venir habiter la cour d'un prince absolu! untyran qui connaît toutes ses victimes! chacun <strong>de</strong> leurs regards lui semble une brava<strong>de</strong>pour son pouvoir. Hélas! c'est ce que ni le <strong>com</strong>te ni moi nous ne vîmes lorsque jequittai Milan: je pensais aux grâces d'une cour aimable; quelque chose d'inférieur, ilest vrai, mais quelque chose dans le genre <strong>de</strong>s beaux jours du prince Eugène!De loin nous ne nous faisions pas d'idée <strong>de</strong> ce que c'est que l'autorité d'un <strong>de</strong>spote quiconnaît <strong>de</strong> vue tous ses sujets. <strong>La</strong> forme extérieure du <strong>de</strong>spotisme est la même quecelle <strong>de</strong>s autres gouvernements: il y a <strong>de</strong>s juges, par exemple, mais ce sont <strong>de</strong>sRassi; le monstre, il ne trouverait rien d'extraordinaire à faire pendre son père si leprince le lui ordonnait... il appellerait cela son <strong>de</strong>voir... Séduire Rassi! malheureuseque je suis! je n'en possè<strong>de</strong> aucun moyen. Que puis-je lui offrir? cent mille francspeut-être! et l'on prétend que, lors du <strong>de</strong>rnier coup <strong>de</strong> poignard auquel la colère duciel envers ce malheureux pays l'a fait échapper, le prince lui a envoyé dix millesequins d'or dans une cassette! D'ailleurs quelle somme d'argent pourrait le séduire?Cette âme <strong>de</strong> boue, qui n'a jamais vu que du mépris dans les regards <strong>de</strong>s hommes, ale plaisir ici d'y voir maintenant <strong>de</strong> la crainte, et même du respect; il peut <strong>de</strong>venirministre <strong>de</strong> la police, et pourquoi pas? Alors les trois quarts <strong>de</strong>s habitants du paysseront ses bas courtisans, et trembleront <strong>de</strong>vant lui, aussi servilement que lui-mêmetremble <strong>de</strong>vant le souverain.Puisque je ne peux fuir ce lieu détesté, il faut que j'y sois utile à Fabrice: vivre seule,solitaire, désespérée! que puis-je alors pour Fabrice? Allons, marche, malheureusefemme, fais ton <strong>de</strong>voir; va dans le mon<strong>de</strong>, feins <strong>de</strong> ne plus penser à Fabrice... Feindre<strong>de</strong> t'oublier, cher ange!À ce mot, la duchesse fondit en larmes; enfin, elle pouvait pleurer. Après une heureaccordée à la faiblesse humaine, elle vit avec un peu <strong>de</strong> consolation que ses idées<strong>com</strong>mençaient à s'éclaircir. Avoir le tapis magique, se dit-elle, enlever Fabrice <strong>de</strong> lacita<strong>de</strong>lle, et me réfugier avec lui dans quelque pays heureux, où nous ne puissionsêtre poursuivis, Paris par exemple. Nous y vivrions d'abord avec les douze cents francsque l'homme d'affaires <strong>de</strong> son père me fait passer avec une exactitu<strong>de</strong> si plaisante. Jepourrais bien ramasser cent mille francs <strong>de</strong>s débris <strong>de</strong> ma fortune! L'imagination <strong>de</strong> laduchesse passait en revue avec <strong>de</strong>s moments d'inexprimables délices tous les détails<strong>de</strong> la vie qu'elle mènerait à trois cents lieues <strong>de</strong> <strong>Parme</strong>. Là, se disait-elle, il pourraitentrer au service sous un nom supposé... Placé dans un régiment <strong>de</strong> ces bravesFrançais, bientôt le jeune Valserra aurait une réputation; enfin il serait heureux.Ces images fortunées rappelèrent une secon<strong>de</strong> fois les larmes, mais celles-ci étaient<strong>de</strong> douces larmes. Le bonheur existait donc encore quelque part! Cet état duralongtemps; la pauvre femme avait horreur <strong>de</strong> revenir à la contemplation <strong>de</strong> l'affreuseréalité. Enfin, <strong>com</strong>me l'aube du jour <strong>com</strong>mençait à marquer d'une ligne blanche le160


sommet <strong>de</strong>s arbres <strong>de</strong> son jardin, elle se fit violence. Dans quelques heures, se ditelle,je serai sur le champ <strong>de</strong> bataille; il sera question d'agir, et s'il m'arrive quelquechose d'irritant, si le prince s'avise <strong>de</strong> m'adresser quelque mot relatif à Fabrice, je nesuis pas assurée <strong>de</strong> pouvoir gar<strong>de</strong>r tout mon sang-froid. Il faut donc ici et sans délaiprendre <strong>de</strong>s résolutions.Si je suis déclarée criminelle d'État, Rassi fait saisir tout ce qui se trouve dans cepalais; le ler <strong>de</strong> ce mois, le <strong>com</strong>te et moi nous avons brûlé, suivant l'usage, tous lespapiers dont la police pourrait abuser, et il est le ministre <strong>de</strong> la police, voilà le plaisant.J'ai trois diamants <strong>de</strong> quelque prix: <strong>de</strong>main, Fulgence, mon ancien batelier <strong>de</strong> Grianta,partira pour Genève où il les mettra en sûreté. Si jamais Fabrice s'échappe (grandDieu! soyez-moi propice! et elle fit un signe <strong>de</strong> croix), l'in<strong>com</strong>mensurable lâcheté dumarquis <strong>de</strong>l Dongo trouvera qu'il y a du péché à envoyer du pain à un hommepoursuivi par un prince légitime, alors il trouvera du moins mes diamants, il aura dupain.Renvoyer le <strong>com</strong>te... me trouver seule avec lui, après ce qui vient d'arriver, c'est cequi m'est impossible. Le pauvre homme! Il n'est point méchant, au contraire; il n'estque faible. Cette âme vulgaire n'est point à la hauteur <strong>de</strong>s nôtres. Pauvre Fabrice! quene peux-tu être ici un instant avec moi, pour tenir conseil sur nos périls!<strong>La</strong> pru<strong>de</strong>nce méticuleuse du <strong>com</strong>te gênerait tous mes projets, et d'ailleurs il ne fautpoint l'entraîner dans ma perte... Car pourquoi la vanité <strong>de</strong> ce tyran ne me jetteraitellepas en prison? J'aurai conspiré... quoi <strong>de</strong> plus facile à prouver? Si c'était à sacita<strong>de</strong>lle qu'il m'envoyât et que je pusse à force d'or parler à Fabrice, ne fût-ce qu'uninstant, avec quel courage nous marcherions ensemble à la mort! Mais laissons cesfolies; son Rassi lui conseillerait <strong>de</strong> finir avec moi par le poison; ma présence dans lesrues, placée sur une charrette, pourrait émouvoir la sensibilité <strong>de</strong> ses chers<strong>Parme</strong>sans... Mais quoi! toujours le roman! Hélas! l'on doit pardonner ces folies à unepauvre femme dont le sort réel est si triste! Le vrai <strong>de</strong> tout ceci, c'est que le prince nem'enverra point à la mort; mais rien <strong>de</strong> plus facile que <strong>de</strong> me jeter en prison et <strong>de</strong> m'yretenir; il fera cacher dans un coin <strong>de</strong> mon palais toutes sortes <strong>de</strong> papiers suspects<strong>com</strong>me on a fait pour ce pauvre L... Alors trois juges pas trop coquins, car il y aura cequ'ils appellent <strong>de</strong>s pièces probantes, et une douzaine <strong>de</strong> faux témoins suffisent. Jepuis donc être condamnée à mort <strong>com</strong>me ayant conspiré; et le prince, dans saclémence infinie, considérant qu'autrefois j'ai eu l'honneur d'être admise à sa cour,<strong>com</strong>muera ma peine en dix ans <strong>de</strong> forteresse. Mais moi, pour ne point déchoir <strong>de</strong> cecaractère violent qui a fait dire tant <strong>de</strong> sottises à la marquise Raversi et à mes autresennemis, je m'empoisonnerai bravement. Du moins le public aura la bonté <strong>de</strong> lecroire; mais je gage que le Rassi paraîtra dans mon cachot pour m'apportergalamment, <strong>de</strong> la part du prince, un petit flacon <strong>de</strong> strychnine ou <strong>de</strong> l'opium <strong>de</strong>Pérouse.Oui, il faut me brouiller très ostensiblement avec le <strong>com</strong>te, car je ne veux pasl'entraîner dans ma perte, ce serait une infamie; le pauvre homme m'a aimée avectant <strong>de</strong> can<strong>de</strong>ur! Ma sottise a été <strong>de</strong> croire qu'il restait assez d'âme dans un courtisanvéritable pour être capable d'amour. Très probablement le prince trouvera quelqueprétexte pour me jeter en prison; il craindra que je ne pervertisse l'opinion publiquerelativement à Fabrice. Le <strong>com</strong>te est plein d'honneur; à l'instant il fera ce que lescuistres <strong>de</strong> cette cour, dans leur étonnement profond, appelleront une folie, il quitterala cour. J'ai bravé l'autorité du prince le soir du billet, je puis m'attendre à tout <strong>de</strong> lapart <strong>de</strong> sa vanité blessée: un homme né prince oublie-t-il jamais la sensation que jelui ai donnée ce soir-là? D'ailleurs le <strong>com</strong>te brouillé avec moi est en meilleure positionpour être utile à Fabrice. Mais si le <strong>com</strong>te, que ma résolution va mettre au désespoir,161


se vengeait?... Voilà, par exemple, une idée qui ne lui viendra jamais; il n'a pointl'âme foncièrement basse du prince: le <strong>com</strong>te peut, en gémissant, contresigner undécret infâme, mais il a <strong>de</strong> l'honneur. Et puis, <strong>de</strong> quoi se venger? <strong>de</strong> ce que, aprèsl'avoir aimé cinq ans, sans faire la moindre offense à son amour, je lui dis: Cher<strong>com</strong>te! j'avais le bonheur <strong>de</strong> vous aimer; eh bien, cette flamme s'éteint; je ne vousaime plus! mais je connais le fond <strong>de</strong> votre coeur, je gar<strong>de</strong> pour vous une estimeprofon<strong>de</strong>, et vous serez toujours le meilleur <strong>de</strong> mes amis.Que peut répondre un galant homme à une déclaration aussi sincère?Je prendrai un nouvel amant, du moins on le croira dans le mon<strong>de</strong>. Je dirai à cetamant: Au fond le prince a raison <strong>de</strong> punir l'étour<strong>de</strong>rie <strong>de</strong> Fabrice; mais le jour <strong>de</strong> safête, sans doute notre gracieux souverain lui rendra la liberté. Ainsi je gagne six mois.Le nouvel amant désigné par la pru<strong>de</strong>nce serait ce juge vendu, cet infâme bourreau,ce Rassi... il se trouverait anobli et dans le fait, je lui donnerais l'entrée <strong>de</strong> la bonne<strong>com</strong>pagnie. Pardonne, cher Fabrice! un tel effort est pour moi au-<strong>de</strong>là du possible.Quoi! ce monstre, encore tout couvert du sang du <strong>com</strong>te P. et <strong>de</strong> D.! il me feraitévanouir d'horreur en s'approchant <strong>de</strong> moi, ou plutôt je saisirais un couteau et leplongerais dans son infâme coeur. Ne me <strong>de</strong>man<strong>de</strong> pas <strong>de</strong>s choses impossibles!Oui, surtout oublier Fabrice! et pas l'ombre <strong>de</strong> colère contre le prince, reprendre magaieté ordinaire, qui paraîtra plus aimable à ces âmes fangeuses, premièrement, parceque j'aurai l'air <strong>de</strong> me soumettre <strong>de</strong> bonne grâce à leur souverain; en second lieu,parce que, bien loin <strong>de</strong> me moquer d'eux, je serai attentive à faire ressortir leurs jolispetits mérites; par exemple, je ferai <strong>com</strong>pliment au <strong>com</strong>te Zurla sur la beauté <strong>de</strong> laplume blanche <strong>de</strong> son chapeau qu'il vient <strong>de</strong> faire venir <strong>de</strong> Lyon par un courrier, et quifait son bonheur.Choisir un amant dans le parti <strong>de</strong> la Raversi... Si le <strong>com</strong>te s'en va, ce sera le partiministériel; là sera le pouvoir. Ce sera un ami <strong>de</strong> la Raversi qui régnera sur lacita<strong>de</strong>lle, car le Fabio Conti arrivera au ministère. Comment le prince, homme <strong>de</strong>bonne <strong>com</strong>pagnie, homme d'esprit, accoutumé au travail charmant du <strong>com</strong>te, pourrat-iltraiter d'affaires avec ce boeuf, avec ce roi <strong>de</strong>s sots qui toute sa vie s'est occupé <strong>de</strong>ce problème capital: les soldats <strong>de</strong> Son Altesse doivent-ils porter sur leur habit, à lapoitrine, sept boutons ou bien neuf? Ce sont ces bêtes brutes fort jalouses <strong>de</strong> moi, etvoilà ce qui fait ton danger, cher Fabrice! ce sont ces bêtes brutes qui vont déci<strong>de</strong>r <strong>de</strong>mon sort et du tien! Donc, ne pas souffrir que le <strong>com</strong>te donne sa démission! qu'ilreste, dût-il subir <strong>de</strong>s humiliations! il s'imagine toujours que donner sa démission estle plus grand sacrifice que puisse faire un premier ministre; et toutes les fois que sonmiroir lui dit qu'il vieillit, il m'offre ce sacrifice: donc brouillerie <strong>com</strong>plète, oui, etréconciliation seulement dans le cas où il n'y aurait que ce moyen <strong>de</strong> l'empêcher <strong>de</strong>s'en aller. Assurément, je mettrai à son congé toute la bonne amitié possible; maisaprès l'omission courtisanesque <strong>de</strong>s mots procédure injuste dans le billet du prince, jesens que pour ne pas le haïr j'ai besoin <strong>de</strong> passer quelques mois sans le voir. Danscette soirée décisive, je n'avais pas besoin <strong>de</strong> son esprit; il fallait seulement qu'ilécrivît sous ma dictée, il n'avait qu'à écrire ce mot, que j'avais obtenu par moncaractère: ses habitu<strong>de</strong>s <strong>de</strong> bas courtisan l'ont emporté. Il me disait le len<strong>de</strong>main qu'iln'avait pu faire signer une absurdité par son prince, qu'il aurait fallu <strong>de</strong>s lettres <strong>de</strong>grâce: eh, bon Dieu! avec <strong>de</strong> telles gens, avec <strong>de</strong>s monstres <strong>de</strong> vanité et <strong>de</strong> rancunequ'on appelle <strong>de</strong>s Farnèse, on prend ce qu'on peut.À cette idée, toute la colère <strong>de</strong> la duchesse se ranima. Le prince m'a trompée, sedisait-elle, et avec quelle lâcheté!... Cet homme est sans excuse: il a <strong>de</strong> l'esprit, <strong>de</strong> lafinesse, du raisonnement; il n'y a <strong>de</strong> bas en lui que ses passions. Vingt fois le <strong>com</strong>te et162


moi nous l'avons remarqué, son esprit ne <strong>de</strong>vient vulgaire que lorsqu'il s'imaginequ'on a voulu l'offenser. Eh bien! le crime <strong>de</strong> Fabrice est étranger à la politique, c'estun petit assassinat <strong>com</strong>me on en <strong>com</strong>pte cent par an dans ses heureux états, et le<strong>com</strong>te m'a juré qu'il a fait prendre les renseignements les plus exacts, et que Fabriceest innocent. Ce Giletti n'était point sans courage: se voyant à <strong>de</strong>ux pas <strong>de</strong> lafrontière, il eut tout à coup la tentation <strong>de</strong> se défaire d'un rival qui plaisait.<strong>La</strong> duchesse s'arrêta longtemps pour examiner s'il était possible <strong>de</strong> croire à laculpabilité <strong>de</strong> Fabrice: non pas qu'elle trouvât que ce fût un bien gros péché, chez ungentilhomme du rang <strong>de</strong> son neveu, <strong>de</strong> se défaire <strong>de</strong> l'impertinence d'un historien;mais, dans son désespoir, elle <strong>com</strong>mençait à sentir vaguement qu'elle allait êtreobligée <strong>de</strong> se battre pour prouver cette innocence <strong>de</strong> Fabrice. Non, se dit-elle enfin,voici une preuve décisive; il est <strong>com</strong>me le pauvre Pietranera, il a toujours <strong>de</strong>s armesdans toutes ses poches, et, ce jour-là, il ne portait qu'un mauvais fusil à un coup, etencore, emprunté à l'un <strong>de</strong>s ouvriers.Je hais le prince parce qu'il m'a trompée, et trompée <strong>de</strong> la façon la plus lâche; aprèsson billet <strong>de</strong> pardon, il a fait enlever le pauvre garçon à Bologne, etc. Mais ce <strong>com</strong>ptese réglera. Vers les cinq heures du matin, la duchesse, anéantie par ce long accès <strong>de</strong>désespoir, sonna ses femmes; celles-ci jetèrent un cri. En l'apercevant sur son lit,toute habillée, avec ses diamants, pâle <strong>com</strong>me ses draps et les yeux fermés, il leursembla la voir exposée sur un lit <strong>de</strong> para<strong>de</strong> après sa mort. Elles l'eussent crue tout àfait évanouie, si elles ne se fussent pas rappelé qu'elle venait <strong>de</strong> les sonner. Quelqueslarmes fort rares coulaient <strong>de</strong> temps à autre sur ses joues insensibles; ses femmes<strong>com</strong>prirent par un signe qu'elle voulait être mise au lit.Deux fois après la soirée du ministre Zurla, le <strong>com</strong>te s'était présenté chez la duchesse:toujours refusé, il lui écrivit qu'il avait un conseil à lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r pour lui-même: "Devait-il gar<strong>de</strong>r sa position après l'affront qu'on osait lui faire? " Le <strong>com</strong>te ajoutait: "Le jeune homme est innocent; mais fût-il coupable, <strong>de</strong>vait-on l'arrêter sans m'enprévenir; moi, son protecteur déclaré? " <strong>La</strong> duchesse ne vit cette lettre que lelen<strong>de</strong>main.Le <strong>com</strong>te n'avait pas <strong>de</strong> vertu; l'on peut même ajouter que ce que les libérauxenten<strong>de</strong>nt par vertu (chercher le bonheur du plus grand nombre) lui semblait uneduperie; il se croyait obligé à chercher avant tout le bonheur du <strong>com</strong>te Mosca <strong>de</strong>llaRovère; mais il était plein d'honneur et parfaitement sincère lorsqu'il parlait <strong>de</strong> sadémission. De la vie il n'avait dit un mensonge à la duchesse; celle-ci du reste ne fitpas la moindre attention à cette lettre; son parti, et un parti bien pénible, était pris,feindre d'oublier Fabrice; après cet effort, tout lui était indifférent.Le len<strong>de</strong>main, sur le midi, le <strong>com</strong>te, qui avait passé dix fois au palais Sanseverina,enfin fut admis; il fut atterré à la vue <strong>de</strong> la duchesse... Elle a quarante ans! se dit-il, ethier si brillante! si jeune!... Tout le mon<strong>de</strong> me dit que, durant sa longue conversationavec la Clélia Conti, elle avait l'air aussi jeune et bien autrement séduisante.<strong>La</strong> voix, le ton <strong>de</strong> la duchesse étaient aussi étranges que l'aspect <strong>de</strong> sa personne. Ceton, dépouillé <strong>de</strong> toute passion, <strong>de</strong> tout intérêt humain, <strong>de</strong> toute colère, fit pâlir le<strong>com</strong>te; il lui rappela la façon d'être d'un <strong>de</strong> ses amis qui, peu <strong>de</strong> mois auparavant, surle point <strong>de</strong> mourir, et ayant déjà reçu les sacrements, avait voulu l'entretenir.Après quelques minutes, la duchesse put lui parler. Elle le regarda, et ses yeuxrestèrent éteints:163


- Séparons-nous, mon cher <strong>com</strong>te, lui dit-elle d'une voix faible, mais bien articulée, etqu'elle s'efforçait <strong>de</strong> rendre aimable; séparons-nous, il le faut! Le ciel m'est témoinque, <strong>de</strong>puis cinq ans, ma conduite envers vous a été irréprochable. Vous m'avezdonné une existence brillante, au lieu <strong>de</strong> l'ennui qui aurait été mon triste partage auchâteau <strong>de</strong> Grianta; sans vous j'aurais rencontré la vieillesse quelques années plustôt... De mon côté, ma seule occupation a été <strong>de</strong> chercher à vous faire trouver lebonheur. C'est parce que je vous aime que je vous propose cette séparation àl'amiable, <strong>com</strong>me on dirait en France.Le <strong>com</strong>te ne <strong>com</strong>prenait pas; elle fut obligée <strong>de</strong> répéter plusieurs fois. Il <strong>de</strong>vint d'unepâleur mortelle, et, se jetant à genoux auprès <strong>de</strong> son lit, il dit tout ce quel'étonnement profond, et ensuite le désespoir le plus vif, peuvent inspirer à un hommed'esprit passionnément amoureux. À chaque moment il offrait <strong>de</strong> donner sa démissionet <strong>de</strong> suivre son amie dans quelque retraite à mille lieues <strong>de</strong> <strong>Parme</strong>.- Vous osez me parler <strong>de</strong> départ, et Fabrice est ici! s'écria-t-elle enfin en se soulevantà <strong>de</strong>mi. Mais <strong>com</strong>me elle aperçut que ce nom <strong>de</strong> Fabrice faisait une impressionpénible, elle ajouta après un moment <strong>de</strong> repos et en serrant légèrement la main du<strong>com</strong>te:- Non, cher ami, je ne vous dirai pas que je vous ai aimé avec cette passion etces transports que l'on n'éprouve plus, ce me semble, après trente ans, et je suis déjàbien loin <strong>de</strong> cet âge. On vous aura dit que j'aimais Fabrice, car je sais que le bruit en acouru dans cette cour méchante. (Ses yeux brillèrent pour la première fois dans cetteconversation, en prononçant ce mot méchante.) Je vous jure <strong>de</strong>vant Dieu, et sur la vie<strong>de</strong> Fabrice, que jamais il ne s'est passé entre lui et moi la plus petite chose que n'eûtpas pu souffrir l'oeil d'une tierce personne. Je ne vous dirai pas non plus que je l'aimeexactement <strong>com</strong>me ferait une soeur; je l'aime d'instinct, pour parler ainsi. J'aime enlui son courage si simple et si parfait, que l'on peut dire qu'il ne s'en aperçoit pas luimême;je me souviens que ce genre d'admiration <strong>com</strong>mença à son retour <strong>de</strong>Warterloo. Il était encore enfant, malgré ses dix-sept ans; sa gran<strong>de</strong> inquiétu<strong>de</strong> était<strong>de</strong> savoir si réellement il avait assisté à la bataille, et dans le cas du oui, s'il pouvaitdire s'être battu, lui qui n'avait marché à l'attaque d'aucune batterie ni d'aucunecolonne ennemie. Ce fut pendant les graves discussions que nous avions ensemble surce sujet important, que je <strong>com</strong>mençai à voir en lui une grâce parfaite. Sa gran<strong>de</strong> âmese révélait à moi; que <strong>de</strong> savants mensonges eût étalés, à sa place, un jeune hommebien élevé! Enfin, s'il n'est heureux je ne puis être heureuse. Tenez, voilà un mot quipeint bien l'état <strong>de</strong> mon coeur; si ce n'est la vérité, c'est au moins tout ce que j'envois. Le <strong>com</strong>te, encouragé par ce ton <strong>de</strong> franchise et d'intimité, voulut lui baiser lamain: elle la retira avec une sorte d'horreur. Les temps sont finis, lui dit-elle; je suisune femme <strong>de</strong> trente-sept ans, je me trouve à la porte <strong>de</strong> la vieillesse, j'en ressensdéjà tous les découragements, et peut-être même suis-je voisine <strong>de</strong> la tombe. Cemoment est terrible, à ce qu'on dit, et pourtant il me semble que je le désire.J'éprouve le pire symptôme <strong>de</strong> la vieillesse: mon coeur est éteint par cet affreuxmalheur, je ne puis plus aimer. Je ne vois plus en vous, cher <strong>com</strong>te, que l'ombre <strong>de</strong>quelqu'un qui me fut cher. Je dirai plus, c'est la reconnaissance toute seule qui me faitvous tenir ce langage.- Que vais-je <strong>de</strong>venir? lui répétait le <strong>com</strong>te, moi qui sens que je vous suis attaché avecplus <strong>de</strong> passion que les premiers jours, quand je vous voyais à la Scala!- Vous avouerai-je une chose, cher ami, parler d'amour m'ennuie, et me sembleindécent. Allons, dit-elle en essayant <strong>de</strong> sourire, mais en vain, courage! soyez hommed'esprit, homme judicieux, homme à ressources dans les occurrences. Soyez avec moice que vous êtes réellement aux yeux <strong>de</strong>s indifférents, l'homme le plus habile et leplus grand politique que l'Italie ait produit <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>s siècles.164


Le <strong>com</strong>te se leva et se promena en silence pendant quelques instants.- Impossible, chère amie, lui dit-il enfin: je suis en proie aux déchirements <strong>de</strong> lapassion la plus violente, et vous me <strong>de</strong>man<strong>de</strong>z d'interroger ma raison! Il n'y a plus <strong>de</strong>raison pour moi!- Ne parlons pas <strong>de</strong> passion, je vous prie, dit-elle d'un ton sec; et ce fut pour lapremière fois, après <strong>de</strong>ux heures d'entretien, que sa voix prit une expressionquelconque. Le <strong>com</strong>te, au désespoir lui-même, chercha à la consoler.- Il m'a trompée, s'écriait-elle sans répondre en aucune façon aux raisons d'espérerque lui exposait le <strong>com</strong>te; il m'a trompée <strong>de</strong> la façon la plus lâche! Et sa pâleurmortelle cessa pour un instant; mais, même dans ce moment d'excitation violente, le<strong>com</strong>te remarqua qu'elle n'avait pas la force <strong>de</strong> soulever les bras.Grand Dieu! serait-il possible, pensa-t-il, qu'elle ne fût que mala<strong>de</strong>? En ce cas pourtantce serait le début <strong>de</strong> quelque maladie fort grave. Alors, rempli d'inquiétu<strong>de</strong>, il proposa<strong>de</strong> faire appeler le célèbre Rozari, le premier mé<strong>de</strong>cin du pays et <strong>de</strong> l'Italie.-Vous voulez donc donner à un étranger le plaisir <strong>de</strong> connaître toute l'étendue <strong>de</strong> mondésespoir?... Est-ce là le conseil d'un traître ou d'un ami? Et elle le regarda avec <strong>de</strong>syeux étranges.C'en est fait, se dit-il avec désespoir, elle n'a plus d'amour pour moi, et bien plus, ellene me place plus même au rang <strong>de</strong>s hommes d'honneur vulgaires.- Je vous dirai, ajouta le <strong>com</strong>te en parlant avec empressement, que j'ai voulu avanttout avoir <strong>de</strong>s détails sur l'arrestation qui nous met au désespoir, et chose étrange! jene sais encore rien <strong>de</strong> positif; j'ai fait interroger les gendarmes <strong>de</strong> la station voisine,ils ont vu arriver le prisonnier par la route <strong>de</strong> Castelnovo, et ont reçu l'ordre <strong>de</strong> suivresa sediola. J'ai réexpédié aussitôt Bruno, dont vous connaissez le zèle non moins quele dévouement; il a ordre <strong>de</strong> remonter <strong>de</strong> station en station pour savoir où et<strong>com</strong>ment Fabrice a été arrêté.En entendant prononcer ce nom <strong>de</strong> Fabrice, la duchesse fut saisie d'une légèreconvulsion.- Pardonnez, mon ami, dit-elle au <strong>com</strong>te dès qu'elle put parler; ces détailsm'intéressent fort, donnez-les-moi tous, faites-moi bien <strong>com</strong>prendre les plus petitescirconstances.- Eh bien! madame, reprit le <strong>com</strong>te en essayant un petit air <strong>de</strong> légèreté pour tenter <strong>de</strong>la distraire un peu, j'ai envie d'envoyer un <strong>com</strong>mis <strong>de</strong> confiance à Bruno et d'ordonnerà celui-ci <strong>de</strong> pousser jusqu'à Bologne; c'est là, peut-être, qu'on aura enlevé notrejeune ami. De quelle date est sa <strong>de</strong>rnière lettre?- De mardi, il y a cinq jours.- Avait-elle été ouverte à la poste?- Aucune trace d'ouverture. Il faut vous dire qu'elle était écrite sur du papier horrible;l'adresse est d'une main <strong>de</strong> femme, et cette adresse porte le nom d'une vieilleblanchisseuse parente <strong>de</strong> ma femme <strong>de</strong> chambre. <strong>La</strong> blanchisseuse croit qu'il s'agit165


d'une affaire d'amour, et la Chékina lui rembourse les ports <strong>de</strong> lettres sans y rienajouter. Le <strong>com</strong>te, qui avait pris tout à fait le ton d'un homme d'affaires, essaya <strong>de</strong>découvrir, en discutant avec la duchesse, quel pouvait avoir été le jour <strong>de</strong>l'enlèvement à Bologne. Il s'aperçut alors seulement, lui qui avait ordinairement tant<strong>de</strong> tact, que c'était là le ton qu'il fallait prendre. Ces détails intéressaient lamalheureuse femme et semblaient la distraire un peu. Si le <strong>com</strong>te n'eût pas étéamoureux, il eût eu cette idée si simple dès son entrée dans la chambre. <strong>La</strong> duchessele renvoya pour qu'il pût sans délai expédier <strong>de</strong> nouveaux ordres au fidèle Bruno.Comme on s'occupait en passant <strong>de</strong> la question <strong>de</strong> savoir s'il y avait eu sentenceavant le moment où le prince avait signé le billet adressé à la duchesse, celle-ci saisitavec une sorte d'empressement l'occasion <strong>de</strong> dire au <strong>com</strong>te: Je ne vous reprocheraipoint d'avoir omis les mots injuste procédure dans le billet que vous écrivîtes et qu'ilsigna, c'était l'instinct <strong>de</strong> courtisan qui vous prenait à la gorge; sans vous en douter,vous préfériez l'intérêt <strong>de</strong> votre maître à celui <strong>de</strong> votre amie. Vous avez mis vosactions à mes ordres, cher <strong>com</strong>te, et cela <strong>de</strong>puis longtemps, mais il n'est pas en votrepouvoir <strong>de</strong> changer votre nature; vous avez <strong>de</strong> grands talents pour être ministre, maisvous avez aussi l'instinct <strong>de</strong> ce métier. <strong>La</strong> suppression du mot injuste me perd; maisloin <strong>de</strong> moi <strong>de</strong> vous la reprocher en aucune façon, ce fut la faute <strong>de</strong> l'instinct et nonpas celle <strong>de</strong> la volonté.- Rappelez-vous, ajouta-t-elle en changeant <strong>de</strong> ton et <strong>de</strong> l'air le plus impérieux, que jene suis point trop affligée <strong>de</strong> l'enlèvement <strong>de</strong> Fabrice, que je n'ai pas eu la moindrevelléité <strong>de</strong> m'éloigner <strong>de</strong> ce pays-ci, que je suis remplie <strong>de</strong> respect pour le prince.Voilà ce que vous avez à dire, et voici, moi, ce que je veux vous dire: Comme je<strong>com</strong>pte seule diriger ma conduite à l'avenir, je veux me séparer <strong>de</strong> vous à l'amiable,c'est-à-dire en bonne et vieille amie. Comptez que j'ai soixante ans; la jeune femmeest morte en moi, je ne puis plus m'exagérer rien au mon<strong>de</strong>, je ne puis plus aimer.Mais je serais encore plus mal heureuse que je ne le suis s'il m'arrivait <strong>de</strong><strong>com</strong>promettre votre <strong>de</strong>stinée. Il peut entrer dans mes projets <strong>de</strong> me donnerl'apparence d'avoir un jeune amant, et je ne voudrais pas vous voir affligé. Je puisvous jurer sur le bonheur <strong>de</strong> Fabrice, elle s'arrêta une <strong>de</strong>mi-minute après ce mot, quejamais je ne vous ai fait une infidélité et cela en cinq années <strong>de</strong> temps. C'est bienlong, dit-elle; elle essaya <strong>de</strong> sourire; ses joues si pâles s'agitèrent, mais ses lèvres nepurent se séparer. Je vous jure même que jamais je n'en ai eu le projet ni l'envie. Celabien entendu, laissez-moi.Le <strong>com</strong>te sortit, au désespoir, du palais Sanseverina: il voyait chez la duchessel'intention bien arrêtée <strong>de</strong> se séparer <strong>de</strong> lui, et jamais il n'avait été aussi éperdumentamoureux. C'est là une <strong>de</strong> ces choses sur lesquelles je suis obligé <strong>de</strong> revenir souvent,parce qu'elles sont improbables hors <strong>de</strong> l'Italie. En rentrant chez lui, il expédia jusqu'àsix personnes différentes sur la route <strong>de</strong> Castelnovo et <strong>de</strong> Bologne, et les chargea <strong>de</strong>lettres. Mais ce n'est pas tout, se dit le malheureux <strong>com</strong>te, le prince peut avoir lafantaisie <strong>de</strong> faire exécuter ce malheureux enfant, et cela pour se venger du ton que laduchesse prit avec lui le jour <strong>de</strong> ce fatal billet. Je sentais que la duchesse passait unelimite que l'on ne doit jamais franchir, et c'est pour rac<strong>com</strong>mo<strong>de</strong>r les choses que j'aieu la sottise incroyable <strong>de</strong> supprimer le mot procédure injuste, le seul qui liât lesouverain... Mais bah! ces gens-là sont-ils liés par quelque chose? C'est là sans doutela plus gran<strong>de</strong> faute <strong>de</strong> ma vie, j'ai mis au hasard tout ce qui peut en faire le prix pourmoi: il s'agit <strong>de</strong> réparer cette étour<strong>de</strong>rie à force d'activité et d'adresse; mais enfin si jene puis rien obtenir, même en sacrifiant un peu <strong>de</strong> ma dignité, je plante là cethomme; avec ses rêves <strong>de</strong> haute politique, avec ses idées <strong>de</strong> se faire roiconstitutionnel <strong>de</strong> la Lombardie, nous verrons <strong>com</strong>ment il me remplacera... FabioConti n'est qu'un sot, le talent <strong>de</strong> Rassi se réduit à faire pendre légalement un hommequi déplaît au pouvoir.166


Une fois cette résolution bien arrêtée <strong>de</strong> renoncer au ministère si les rigueurs à l'égard<strong>de</strong> Fabrice dépassaient celles d'une simple détention, le <strong>com</strong>te se dit: Si un caprice <strong>de</strong>la vanité <strong>de</strong> cet homme impru<strong>de</strong>mment bravée me coûte le bonheur, du moinsl'honneur me restera... À propos, puisque je me moque <strong>de</strong> mon portefeuille, je puisme permettre cent actions qui, ce matin encore, m'eussent semblé hors du possible.Par exemple, je vais tenter tout ce qui est humainement faisable pour faire éva<strong>de</strong>rFabrice... Grand Dieu! s'écria le <strong>com</strong>te en s'interrompant et ses yeux s'ouvrant àl'excès <strong>com</strong>me à la vue d'un bonheur imprévu, la duchesse ne m'a pas parlé d'évasion,aurait-elle manqué <strong>de</strong> sincérité une fois en sa vie, et la brouille ne serait-elle que ledésir que je trahisse le prince? Ma foi, c'est fait!L'oeil du <strong>com</strong>te avait reprit toute sa finesse satirique. Cet aimable fiscal Rassi est payépar le maître pour toutes les sentences qui nous déshonorent en Europe mais il n'estpas homme à refuser d'être payé par moi pour trahir les secrets du maître. Cetanimal-là a une maîtresse et un confesseur, mais la maîtresse est d'une trop vileespèce pour que je puisse lui parler, le len<strong>de</strong>main elle raconterait l'entrevue à toutesles fruitières du voisinage. Le <strong>com</strong>te, ressuscité par cette lueur d'espoir, était déjà surle chemin <strong>de</strong> la cathédrale; étonné <strong>de</strong> la légèreté <strong>de</strong> sa démarche, il sourit malgré sonchagrin: Ce que c'est, dit-il, que <strong>de</strong> n'être plus ministre! Cette cathédrale, <strong>com</strong>mebeaucoup d'églises en Italie, sert <strong>de</strong> passage d'une rue à l'autre, le <strong>com</strong>te vit <strong>de</strong> loinun <strong>de</strong>s grands vicaires <strong>de</strong> l'archevêque qui traversait la nef.- Puisque je vous rencontre, lui dit-il, vous serez assez bon pour épargner à ma gouttela fatigue mortelle <strong>de</strong> monter jusque chez monseigneur l'archevêque. Je lui auraistoutes les obligations du mon<strong>de</strong> s'il voulait bien <strong>de</strong>scendre jusqu'à la sacristie.L'archevêque fut ravi <strong>de</strong> ce message, il avait mille choses à dire au ministre au sujet<strong>de</strong> Fabrice. Mais le ministre <strong>de</strong>vina que ces choses n'étaient que <strong>de</strong>s phrases et nevoulut rien écouter.- Quel homme est-ce que Dugnani, vicaire <strong>de</strong> Saint-Paul?- Un petit esprit et une gran<strong>de</strong> ambition, répondit l'archevêque, peu <strong>de</strong> scrupules etune extrême pauvreté, car nous en avons <strong>de</strong>s vices!- Tudieu, monseigneur! s'écria le ministre, vous peignez <strong>com</strong>me Tacite; et il prit congé<strong>de</strong> lui en riant. À peine <strong>de</strong> retour au ministère, il fit appeler l'abbé Dugnani.- Vous dirigez la conscience <strong>de</strong> mon excellent ami le fiscal général Rassi, n'aurait-ilrien à me dire? Et, sans autres paroles ou plus <strong>de</strong> cérémonie, il renvoya le Dugnani.Chapitre XVIILe <strong>com</strong>te se regardait <strong>com</strong>me hors du ministère. Voyons un peu, se dit-il, <strong>com</strong>biennous pourrons avoir <strong>de</strong> chevaux après ma disgrâce, car c'est ainsi qu'on appellera maretraite. Le <strong>com</strong>te fit l'état <strong>de</strong> sa fortune: il était entré au ministère avec quatre-vingtmille francs <strong>de</strong> bien; à son grand étonnement, il trouva que, tout <strong>com</strong>pté, son avoiractuel ne s'élevait pas à cinq cent mille francs: c'est vingt mille livres <strong>de</strong> rente tout auplus, se dit-il. Il faut convenir que je suis un grand étourdi! Il n'y a pas un bourgeois à<strong>Parme</strong> qui ne me croie cent cinquante mille livres <strong>de</strong> rente; et le prince, sur ce sujet,est plus bourgeois qu'un autre. Quand ils me verront dans la crotte, ils diront que jesais bien cacher ma fortune. Pardieu, s'écria-t-il, si je suis encore ministre trois mois,nous la verrons doublée cette fortune. Il trouva dans cette idée l'occasion d'écrire à la167


duchesse, et la saisit avec avidité; mais pour se faire pardonner une lettre dans lestermes où ils en étaient, il remplit celle-ci <strong>de</strong> chiffres et <strong>de</strong> calculs. Nous n'aurons quevingt mille livres <strong>de</strong> rente, lui dit-il, pour vivre tous trois à Naples, Fabrice, vous etmoi. Fabrice et moi nous aurons un cheval <strong>de</strong> selle à nous <strong>de</strong>ux. Le ministre venait àpeine d'envoyer sa lettre, lorsqu'on annonça le fiscal général Rassi; il le reçut avec unehauteur qui frisait l'impertinence.- Comment, monsieur, lui dit-il, vous faites enlever à Bologne un conspirateur que jeprotège, <strong>de</strong> plus vous voulez lui couper le cou, et vous ne me dites rien! Savez-vousau moins le nom <strong>de</strong> mon successeur? Est-ce le général Conti, ou vous-même?Le Rassi fut atterré; il avait trop peu d'habitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> la bonne <strong>com</strong>pagnie pour <strong>de</strong>viner sile <strong>com</strong>te parlait sérieusement: il rougit beaucoup, ânonna quelques mots peuintelligibles; le <strong>com</strong>te le regardait et jouissait <strong>de</strong> son embarras. Tout à coup le Rassi sesecoua et s'écria avec une aisance parfaite et <strong>de</strong> l'air <strong>de</strong> Figaro pris en flagrant délitpar Almaviva:- Ma foi, monsieur le <strong>com</strong>te, je n'irai point par quatre chemins avec Votre Excellence:que me donnerez-vous pour répondre à toutes vos questions <strong>com</strong>me je ferais à celles<strong>de</strong> mon confesseur?- <strong>La</strong> croix <strong>de</strong> Saint-Paul (c'est l'ordre <strong>de</strong> <strong>Parme</strong>), ou <strong>de</strong> l'argent, si vous pouvez mefournir un prétexte pour vous en accor<strong>de</strong>r.- J'aime mieux la croix <strong>de</strong> Saint-Paul, parce qu'elle m'anoblit.- Comment, cher fiscal, vous faites encore quelque cas <strong>de</strong> notre pauvre noblesse?- Si j'étais né noble, répondit le Rassi avec toute l'impu<strong>de</strong>nce <strong>de</strong> son métier, lesparents <strong>de</strong>s gens que j'ai fait pendre me haïraient, mais ils ne me mépriseraient pas.- Eh bien! je vous sauverai du mépris, dit le <strong>com</strong>te, guérissez-moi <strong>de</strong> mon ignorance.Que <strong>com</strong>ptez-vous faire <strong>de</strong> Fabrice?- Ma foi, le prince est fort embarrassé: il craint que, séduit par les beaux yeuxd'Armi<strong>de</strong>, pardonnez à ce langage un peu vif, ce sont les termes précis du souverain;il craint que, séduit par <strong>de</strong> fort beaux yeux qui l'ont un peu touché lui-même, vous nele plantiez là, et il n'y a que vous pour les affaires <strong>de</strong> Lombardie. Je vous dirai même,ajouta Rassi en baissant la voix, qu'il y a là une fière occasion pour vous, et qui vautbien la croix <strong>de</strong> Saint-Paul que vous me donnez. Le prince vous accor<strong>de</strong>rait, <strong>com</strong>meré<strong>com</strong>pense nationale, une jolie terre valant six cent mille francs qu'il distrairait <strong>de</strong> sondomaine, ou une gratification <strong>de</strong> trois cent mille francs écus, si vous vouliez consentirà ne pas vous mêler du sort <strong>de</strong> Fabrice <strong>de</strong>l Dongo, ou du moins à ne lui en parlerqu'en public.- Je m'attendais à mieux que ça, dit le <strong>com</strong>te; ne pas me mêler <strong>de</strong> Fabrice c'est mebrouiller avec la duchesse.- Eh bien! c'est encore ce que dit le prince: le fait est qu'il est horriblement montécontre Mme la duchesse, entre nous soit dit; et il craint que, pour dédommagement <strong>de</strong>la brouille avec cette dame aimable, maintenant que vous voilà veuf, vous ne lui<strong>de</strong>mandiez la main <strong>de</strong> sa cousine, la vieille princesse Isota, laquelle n'est âgée que <strong>de</strong>cinquante ans.168


- Il a <strong>de</strong>viné juste, s'écria le <strong>com</strong>te, notre maître est l'homme le plus fin <strong>de</strong> ses états.Jamais le <strong>com</strong>te n'avait eu l'idée baroque d'épouser cette vieille princesse; rien ne fûtallé plus mal à un homme que les cérémonies <strong>de</strong> cour ennuyaient à la mort.Il se mit à jouer avec sa tabatière sur le marbre d'une petite table voisine <strong>de</strong> sonfauteuil. Rassi vit dans ce geste d'embarras la possibilité d'une bonne aubaine; sonoeil brilla.- De grâce, monsieur le <strong>com</strong>te, s'écria-t-il si Votre Excellence veut accepter, ou laterre <strong>de</strong> six cent mille francs, ou la gratification en argent, je la prie <strong>de</strong> ne point choisird'autre négociateur que moi. Je me ferais fort, ajouta-t-il en baissant la voix, <strong>de</strong> faireaugmenter la gratification en argent ou même <strong>de</strong> faire joindre une forêt assezimportante à la terre domaniale. Si Votre Excellence daignait mettre un peu <strong>de</strong>douceur et <strong>de</strong> ménagement dans sa façon <strong>de</strong> parler au prince <strong>de</strong> ce morveux qu'on acoffré, on pourrait peut-être ériger en duché la terre que lui offrirait la reconnaissancenationale. Je le répète à Votre Excellence; le prince, pour le quart d'heure, exècre laduchesse, mais il est fort embarrassé, et même au point que j'ai cru parfois qu'il yavait quelque circonstance secrète qu'il n'osait pas m'avouer. Au fond on peut trouverici une mine d'or, moi vous vendant ses secrets les plus intimes et fort librement, caron me croit votre ennemi juré. Au fond, s'il est furieux contre la duchesse, il croitaussi, et <strong>com</strong>me nous tous, que vous seul au mon<strong>de</strong> pouvez conduire à bien toutes lesdémarches secrètes relatives au Milanais. Votre Excellence me permet-elle <strong>de</strong> luirépéter textuellement les paroles du souverain? dit le Rassi en s'échauffant, il y asouvent une physionomie dans la position <strong>de</strong>s mots, qu'aucune traduction ne sauraitrendre, et vous pourrez y voir plus que je n'y vois.- Je permets tout, dit le <strong>com</strong>te en continuant, d'un air distrait, à frapper la table <strong>de</strong>marbre avec sa tabatière d'or, je permets tout et je serai reconnaissant.- Donnez-moi <strong>de</strong>s lettres <strong>de</strong> noblesse transmissible, indépendamment <strong>de</strong> la croix, et jeserai plus que satisfait. Quand je parle d'anoblissement au prince, il me répond: Uncoquin tel que toi, noble? Il faudrait fermer boutique dès le len<strong>de</strong>main; personne à<strong>Parme</strong> ne voudrait plus se faire anoblir. Pour en revenir à l'affaire du Milanais, leprince me disait, il n'y a pas trois jours: Il n'y a que ce fripon-là pour suivre le fil <strong>de</strong>nos intrigues; si je le chasse ou s'il suit la duchesse, il vaut autant que je renonce àl'espoir <strong>de</strong> me voir un jour le chef libéral et adoré <strong>de</strong> toute l'Italie.À ce mot le <strong>com</strong>te respira: Fabrice ne mourra pas, se dit-il.De sa vie le Rassi n'avait pu arriver à une conversation intime avec le premierministre: il était hors <strong>de</strong> lui <strong>de</strong> bonheur; il se voyait à la veille <strong>de</strong> pouvoir quitter cenom <strong>de</strong> Rassi, <strong>de</strong>venu dans le pays synonyme <strong>de</strong> tout ce qu'il y a <strong>de</strong> bas et <strong>de</strong> vil; lepetit peuple donnait le nom <strong>de</strong> Rassi aux chiens enragés; <strong>de</strong>puis peu <strong>de</strong>s soldatss'étaient battus en duel parce qu'un <strong>de</strong> leurs camara<strong>de</strong>s les avait appelés Rassi. Enfinil ne se passait pas <strong>de</strong> semaine sans que ce malheureux nom ne vînt s'enchâsser dansquelque sonnet atroce. Son fils, jeune et innocent écolier <strong>de</strong> seize ans, était chassé<strong>de</strong>s cafés, sur son nom.C'est le souvenir brûlant <strong>de</strong> tous ces agréments <strong>de</strong> sa position qui lui fit <strong>com</strong>mettreune impru<strong>de</strong>nce.169


- J'ai une terre, dit-il au <strong>com</strong>te en rapprochant sa chaise du fauteuil du ministre, elles'appelle Riva, je voudrais être baron Riva.- Pourquoi pas? dit le ministre. Rassi était hors <strong>de</strong> lui .- Eh bien! monsieur le <strong>com</strong>te, je me permettrai d'être indiscret, j'oserai <strong>de</strong>viner le but<strong>de</strong> vos désirs, vous aspirez à la main <strong>de</strong> la princesse Isota, et c'est une nobleambition. Une fois parent, vous êtes à l'abri <strong>de</strong> la disgrâce, vous bouclez notrehomme. Je ne vous cacherai pas qu'il a ce mariage avec la princesse Isota en horreur;mais si vos affaires étaient confiées à quelqu'un d'adroit et <strong>de</strong> bien payé, on pourraitne pas désespérer du succès.- Moi, mon cher baron, j'en désespérais; je désavoue d'avance toutes les paroles quevous pourrez porter en mon nom; mais le jour où cette alliance illustre viendra enfin<strong>com</strong>bler mes voeux et me donner une si haute position dans l'état, je vous offrirai,moi, trois cent mille francs <strong>de</strong> mon argent, ou bien je conseillerai au prince <strong>de</strong> vousaccor<strong>de</strong>r une marque <strong>de</strong> faveur que vous-même vous préférerez à cette sommed'argent.Le lecteur trouve cette conversation longue; pourtant nous lui faisons grâce <strong>de</strong> plus <strong>de</strong>la moitié; elle se prolongea encore <strong>de</strong>ux heures. Le Rassi sortit <strong>de</strong> chez le <strong>com</strong>te fou<strong>de</strong> bonheur; le <strong>com</strong>te resta avec <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s espérances <strong>de</strong> sauver Fabrice, et plusrésolu que jamais à donner sa démission. Il trouvait que son crédit avait raison d'êtrerenouvelé par la présence au pouvoir <strong>de</strong> gens tels que Rassi et le général Conti; iljouissait avec délices d'une possibilité qu'il venait d'entrevoir <strong>de</strong> se venger du prince:Il peut faire partir la duchesse, s'écriait-il, mais parbleu il renoncera à l'espoir d'êtreroi constitutionnel <strong>de</strong> la Lombardie. (Cette chimère était ridicule: le prince avaitbeaucoup d'esprit, mais, à force d'y rêver, il en était <strong>de</strong>venu amoureux fou.)Le <strong>com</strong>te ne se sentait pas <strong>de</strong> joie en courant chez la duchesse lui rendre <strong>com</strong>pte <strong>de</strong>sa conversation avec le fiscal. Il trouva la porte fermée pour lui; le portier n'osaitpresque pas lui avouer cet ordre reçu <strong>de</strong> la bouche même <strong>de</strong> sa maîtresse. Le <strong>com</strong>teregagna tristement le palais du ministère, le malheur qu'il venait d'essuyer éclipsait enentier la joie que lui avait donnée sa conversation avec le confi<strong>de</strong>nt du prince. N'ayantplus le coeur <strong>de</strong> s'occuper <strong>de</strong> rien, le <strong>com</strong>te errait tristement dans sa galerie <strong>de</strong>tableaux, quand, un quart d'heure après, il reçut un billet ainsi conçu:" Puisqu'il est vrai, cher et bon ami, que nous ne sommes plus qu'amis, il faut ne venirme voir que trois fois par semaine. Dans quinze jours nous réduirons ces visites,toujours si chères à mon coeur, à <strong>de</strong>ux par mois. Si vous voulez me plaire, donnez <strong>de</strong>la publicité à cette sorte <strong>de</strong> rupture; si vous vouliez me rendre presque tout l'amourque jadis j'eus pour vous, vous feriez choix d'une nouvelle amie. Quant à moi, j'ai <strong>de</strong>grands projets <strong>de</strong> dissipation: je <strong>com</strong>pte aller beaucoup dans le mon<strong>de</strong>, peut-êtremême trouverai-je un homme d'esprit pour me faire oublier mes malheurs. Sansdoute en qualité d'ami la première place dans mon coeur vous sera toujours réservée;mais je ne veux plus que l'on dise que mes démarches ont été dictées par votresagesse; je veux surtout que l'on sache bien que j'ai perdu toute influence sur vosdéterminations. En un mot, cher <strong>com</strong>te, croyez que vous serez toujours mon ami leplus cher, mais jamais autre chose. Ne gar<strong>de</strong>z, je vous prie, aucune idée <strong>de</strong> retour,tout est bien fini. Comptez à jamais sur mon amitié. "Ce <strong>de</strong>rnier trait fut trop fort pour le courage du <strong>com</strong>te: il fit une belle lettre au princepour donner sa démission <strong>de</strong> tous ses emplois, et il l'adressa à la duchesse avec prière<strong>de</strong> la faire parvenir au palais. Un instant après, il reçut sa démission, déchirée en170


quatre, et, sur un <strong>de</strong>s blancs du papier, la duchesse avait daigné écrire: Non, mille foisnon!Il serait difficile <strong>de</strong> décrire le désespoir du pauvre ministre. Elle a raison, j'en conviens,se disait-il à chaque instant; mon omission du mot procédure injuste est un affreuxmalheur; elle entraînera peut-être la mort <strong>de</strong> Fabrice, et celle-ci amènera la mienne.Ce fut avec la mort dans l'âme que le <strong>com</strong>te, qui ne voulait pas paraître au palais dusouverain avant d'y être appelé, écrivit <strong>de</strong> sa main le motu proprio qui nommait Rassichevalier <strong>de</strong> l'ordre <strong>de</strong> Saint-Paul et lui conférait la noblesse transmissible; le <strong>com</strong>te yjoignit un rapport d'une <strong>de</strong>mi-pause qui exposait au prince les raisons d'état quiconseillaient cette mesure. Il trouva une sorte <strong>de</strong> joie mélancolique à faire <strong>de</strong> cespièces <strong>de</strong>ux belles copies qu'il adressa à la duchesse.Il se perdait en suppositions; il cherchait à <strong>de</strong>viner quel serait à l'avenir le plan <strong>de</strong>conduite <strong>de</strong> la femme qu'il aimait. Elle n'en sait rien elle-même, se disait-il; une seulechose reste certaine, c'est que, pour rien au mon<strong>de</strong>, elle ne manquerait auxrésolutions qu'elle m'aurait une fois annoncées. Ce qui ajoutait encore à son malheur,c'est qu'il ne pouvait parvenir à trouver la duchesse blâmable. Elle m'a fait une grâceen m'aimant, elle cesse <strong>de</strong> m'aimer après une faute involontaire, il est vrai, mais quipeut entraîner une conséquence horrible; je n'ai aucun droit <strong>de</strong> me plaindre. Lelen<strong>de</strong>main matin, le <strong>com</strong>te sut que la duchesse avait re<strong>com</strong>mencé à aller dans lemon<strong>de</strong>; elle avait paru la veille au soir dans toutes les maisons qui recevaient. Quefût-il <strong>de</strong>venu s'il se fût rencontré avec elle dans le même salon? Comment lui parler?De quel ton lui adresser la parole? Et <strong>com</strong>ment ne pas lui parler?Le len<strong>de</strong>main fut un jour funèbre; le bruit se répandait généralement que Fabrice allaitêtre mis à mort, la ville fut émue. On ajoutait que le prince, ayant égard à sa hautenaissance, avait daigné déci<strong>de</strong>r qu'il aurait la tête tranchée.- C'est moi qui le tue, se dit le <strong>com</strong>te; je ne puis plus prétendre à revoir jamais laduchesse. Malgré ce raisonnement assez simple, il ne put s'empêcher <strong>de</strong> passer troisfois à sa porte; à la vérité, pour n'être pas remarqué, il alla chez elle à pied. Dans sondésespoir, il eut même le courage <strong>de</strong> lui écrire. Il avait fait appeler Rassi <strong>de</strong>ux fois; lefiscal ne s'était point présenté. Le coquin me trahit, se dit le <strong>com</strong>te.Le len<strong>de</strong>main, trois gran<strong>de</strong>s nouvelles agitaient la haute société <strong>de</strong> <strong>Parme</strong>, et même labourgeoisie. <strong>La</strong> mise à mort <strong>de</strong> Fabrice était plus que jamais certaine; et, <strong>com</strong>plémentbien étrange <strong>de</strong> cette nouvelle, la duchesse ne paraissait point trop au désespoir.Selon les apparences, elle n'accordait que <strong>de</strong>s regrets assez modérés à son jeuneamant; toutefois elle profitait avec un art infini <strong>de</strong> la pâleur que venait <strong>de</strong> lui donnerune indisposition assez grave, qui était survenue en même temps que l'arrestation <strong>de</strong>Fabrice. Les bourgeois reconnaissaient bien à ces détails le coeur sec d'une gran<strong>de</strong>dame <strong>de</strong> la cour. Par décence cependant, et <strong>com</strong>me sacrifice aux mânes du jeuneFabrice, elle avait rompu avec le <strong>com</strong>te Mosca. Quelle immoralité! s'écriaient lesjansénistes <strong>de</strong> <strong>Parme</strong>. Mais déjà la duchesse, chose incroyable! paraissait disposée àécouter les cajoleries <strong>de</strong>s plus beaux jeunes gens <strong>de</strong> la cour. On remarquait, entreautres singularités, qu'elle avait été fort gaie dans une conversation avec le <strong>com</strong>teBaldi, l'amant actuel <strong>de</strong> la Raversi, et l'avait beaucoup plaisanté sur ses coursesfréquentes au château <strong>de</strong> Velleja. <strong>La</strong> petite bourgeoisie et le peuple étaient indignés<strong>de</strong> la mort <strong>de</strong> Fabrice, que ces bonnes gens attribuaient à la jalousie du <strong>com</strong>te Mosca.<strong>La</strong> société <strong>de</strong> la cour s'occupait aussi beaucoup du <strong>com</strong>te, mais c'était pour s'enmoquer. <strong>La</strong> troisième <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s nouvelles que nous avons annoncées n'était autreen effet que la démission du <strong>com</strong>te; tout le mon<strong>de</strong> se moquait d'un amant ridicule qui,à l'âge <strong>de</strong> cinquante-six ans, sacrifiait une position magnifique au chagrin d'être quitté171


par une femme sans coeur et qui, <strong>de</strong>puis longtemps, lui préférait un jeune homme. Leseul archevêque eut l'esprit, ou plutôt le coeur, <strong>de</strong> <strong>de</strong>viner que l'honneur défendait au<strong>com</strong>te <strong>de</strong> rester premier ministre dans un pays où l'on allait couper la tête, et sans leconsulter, à un jeune homme, son protégé. <strong>La</strong> nouvelle <strong>de</strong> la démission du <strong>com</strong>te eutl'effet <strong>de</strong> guérir <strong>de</strong> sa goutte le général Fabio Conti, <strong>com</strong>me nous le dirons en son lieu,lorsque nous parlerons <strong>de</strong> la façon dont le pauvre Fabrice passait son temps à lacita<strong>de</strong>lle, pendant que toute la ville s'enquérait <strong>de</strong> l'heure <strong>de</strong> son supplice.Le jour suivant, le <strong>com</strong>te revit Bruno, cet agent fidèle qu'il avait expédié sur Bologne;le <strong>com</strong>te s'attendrit au moment où cet homme entrait dans son cabinet; sa vue luirappelait l'état heureux où il se trouvait lorsqu'il l'avait envoyé à Bologne, presqued'accord avec la duchesse. Bruno arrivait <strong>de</strong> Bologne où il n'avait rien découvert; iln'avait pu trouver Ludovic, que le po<strong>de</strong>stat <strong>de</strong> Castelnovo avait gardé dans la prison<strong>de</strong> son village.- Je vais vous renvoyer à Bologne, dit le <strong>com</strong>te à Bruno: la duchesse tiendra au tristeplaisir <strong>de</strong> connaître les détails du malheur <strong>de</strong> Fabrice. Adressez-vous au brigadier <strong>de</strong>gendarmerie qui <strong>com</strong>man<strong>de</strong> le poste <strong>de</strong> Castelnovo...- Mais non! s'écria le <strong>com</strong>te en s'interrompant; partez à l'instant même pour laLombardie, et distribuez <strong>de</strong> l'argent et en gran<strong>de</strong> quantité à tous nos correspondants.Mon but est d'obtenir <strong>de</strong> tous ces gens-là <strong>de</strong>s rapports <strong>de</strong> la nature la plusencourageante. Bruno ayant bien <strong>com</strong>pris le but <strong>de</strong> sa mission, se mit à écrire seslettres <strong>de</strong> créance; <strong>com</strong>me le <strong>com</strong>te lui donnait ses <strong>de</strong>rnières instructions, il reçut unelettre parfaitement fausse, mais fort bien écrite; on eût dit un ami écrivant à son amipour lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r un service. L'ami qui écrivait n'était autre que le prince. Ayant ouïparler <strong>de</strong> certains projets <strong>de</strong> retraite, il suppliait son ami, le <strong>com</strong>te Mosca, <strong>de</strong> gar<strong>de</strong>r leministère; il le lui <strong>de</strong>mandait au nom <strong>de</strong> l'amitié et <strong>de</strong>s dangers <strong>de</strong> la patrie; et le luiordonnait <strong>com</strong>me son maître. Il ajoutait que le roi <strong>de</strong> M*** venant <strong>de</strong> mettre à sadisposition <strong>de</strong>ux cordons <strong>de</strong> son ordre, il en gardait un pour lui, et envoyait l'autre àson cher <strong>com</strong>te Mosca.Cet animal-là fait mon malheur! s'écria le <strong>com</strong>te furieux, <strong>de</strong>vant Bruno stupéfait, etcroit me séduire par ces mêmes phrases hypocrites que tant <strong>de</strong> fois nous avonsarrangées ensemble pour prendre à la glu quelque sot. Il refusa l'ordre qu'on luioffrait, et dans sa réponse parla <strong>de</strong> l'état <strong>de</strong> sa santé <strong>com</strong>me ne lui laissant que bienpeu d'espérance <strong>de</strong> pouvoir s'acquitter longtemps encore <strong>de</strong>s pénibles travaux duministère. Le <strong>com</strong>te était furieux. Un instant après on annonça le fiscal Rassi, qu'iltraita <strong>com</strong>me un nègre.- Eh bien! parce que je vous ai fait noble, vous <strong>com</strong>mencez à faire l'insolent! Pourquoin'être pas venu hier pour me remercier, <strong>com</strong>me c'était votre <strong>de</strong>voir étroit, monsieur lecuistre?Le Rassi était bien au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong>s injures; c'était sur ce ton-là qu'il était journellementreçu par le prince; mais il voulait être baron et se justifia avec esprit. Rien n'était plusfacile.- Le prince m'a tenu cloué à une table hier toute la journée; je n'ai pu sortir du palais.Son Altesse m'a fait copier <strong>de</strong> ma mauvaise écriture <strong>de</strong> procureur une quantité <strong>de</strong>pièces diplomatiques tellement niaises et tellement bavar<strong>de</strong>s que je crois, en vérité,que son but unique était <strong>de</strong> me retenir prisonnier. Quand enfin j'ai pu prendre congé,vers les cinq heures, mourant <strong>de</strong> faim, il m'a donné l'ordre d'aller chez moidirectement, et <strong>de</strong> n'en pas sortir <strong>de</strong> la soirée. En effet, j'ai vu <strong>de</strong>ux <strong>de</strong> ses espions172


particuliers, <strong>de</strong> moi bien connus, se promener dans ma rue jusque sur le minuit. Cematin, dès que je l'ai pu, j'ai fait venir une voiture qui m'a conduit jusqu'à la porte <strong>de</strong>la cathédrale. Je suis <strong>de</strong>scendu <strong>de</strong> voiture très lentement, puis, prenant le pas <strong>de</strong>course, j'ai traversé l'église et me voici. Votre Excellence est dans ce moment-cil'homme du mon<strong>de</strong> auquel je désire plaire avec le plus <strong>de</strong> passion.- Et moi, monsieur le drôle, je ne suis point dupe <strong>de</strong> tous ces contes plus ou moinsbien bâtis! Vous avez refusé <strong>de</strong> me parler <strong>de</strong> Fabrice avant-hier; j'ai respecté vosscrupules, et vos serments touchant le secret, quoique les serments pour un être telque vous ne soient tout au plus que <strong>de</strong>s moyens <strong>de</strong> défaite. Aujourd'hui, je veux lavérité: Qu'est-ce que ces bruits ridicules qui font condamner à mort ce jeune homme<strong>com</strong>me assassin du <strong>com</strong>édien Giletti!- Personne ne peut mieux rendre <strong>com</strong>pte à Votre Excellence <strong>de</strong> ces bruits, puisquec'est moi-même qui les ai fait courir par ordre du souverain; et, j'y pense! c'est peutêtrepour m'empêcher <strong>de</strong> vous faire part <strong>de</strong> cet inci<strong>de</strong>nt qu'hier, toute la journée, ilm'a retenu prisonnier. Le prince, qui ne me croit pas un fou, ne pouvait pas douterque je ne vinse vous apporter ma croix et vous supplier <strong>de</strong> l'attacher à maboutonnière .- Au fait! s'écria le ministre, et pas <strong>de</strong> phrases.- Sans doute le prince voudrait bien tenir une sentence <strong>de</strong> mort contre M. <strong>de</strong>l Dongo,mais il n'a, <strong>com</strong>me vous le savez sans doute, qu'une condamnation en vingt années <strong>de</strong>fers, <strong>com</strong>muée par lui, le len<strong>de</strong>main même <strong>de</strong> la sentence, en douze années <strong>de</strong>forteresse avec jeûne au pain et à l'eau tous les vendredis, et autres bambochesreligieuses.- C'est parce que je savais cette condamnation à la prison seulement, que j'étaiseffrayé <strong>de</strong>s bruits d'exécution prochaine qui se répan<strong>de</strong>nt par la ville; je me souviens<strong>de</strong> la mort du <strong>com</strong>te Palanza, si bien escamotée par vous.- C'est alors que j'aurais dû avoir la croix! s'écria Rassi sans se déconcerter; il fallaitserrer le bouton tandis que je le tenais, et que l'homme avait envie <strong>de</strong> cette mort. Jefus un nigaud alors, et c'est armé <strong>de</strong> cette expérience que j'ose vous conseiller <strong>de</strong> nepas m'imiter aujourd'hui. (Cette <strong>com</strong>paraison parut du plus mauvais goût àl'interlocuteur, qui fut obligé <strong>de</strong> se retenir pour ne pas donner <strong>de</strong>s coups <strong>de</strong> pied àRassi.)- D'abord, reprit celui-ci avec la logique d'un jurisconsulte et l'assurance parfaite d'unhomme qu'aucune insulte ne peut offenser, d'abord il ne peut être question <strong>de</strong>l'exécution du dit <strong>de</strong>l Dongo; le prince n'oserait! les temps sont bien changés! et enfin,moi, noble et espérant par vous <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir baron, je n'y donnerais pas les mains. Or,ce n'est que <strong>de</strong> moi, <strong>com</strong>me le sait Votre Excellence, que l'exécuteur <strong>de</strong>s hautesoeuvres peut recevoir <strong>de</strong>s ordres, et, je vous le jure, le chevalier Rassi n'en donnerajamais contre le sieur <strong>de</strong>l Dongo.- Et vous ferez sagement, dit le <strong>com</strong>te en le toisant d'un air sévère.- Distinguons! reprit le Rassi avec un sourire. Moi je ne suis que pour les mortsofficielles, et si M. <strong>de</strong>l Dongo vient à mourir d'une colique, n'allez pas me l'attribuer!Le prince est outré, et je ne sais pourquoi, contre la Sanseverina (trois joursauparavant le Rassi eût dit la duchesse, mais, <strong>com</strong>me toute la ville, il savait la ruptureavec le premier ministre); le <strong>com</strong>te fut frappé <strong>de</strong> la suppression du titre dans une telle173


ouche, et l'on peut juger du plaisir qu'elle lui fit; il lança au Rassi un regard chargé <strong>de</strong>la plus vive haine. Mon cher ange! se dit-il ensuite, je ne puis te montrer mon amourqu'en obéissant aveuglément à tes ordres.- Je vous avouerai, dit-il au fiscal, que je ne prends pas un intérêt bien passionné auxdivers caprices <strong>de</strong> Mme la duchesse; toutefois, <strong>com</strong>me elle m'avait présenté cemauvais sujet <strong>de</strong> Fabrice, qui aurait bien dû rester à Naples, et ne pas venir iciembrouiller nos affaires, je tiens à ce qu'il ne soit pas mis à mort <strong>de</strong> mon temps, et jeveux bien vous donner ma parole que vous serez baron dans les huit jours quisuivront sa sortie <strong>de</strong> prison.- En ce cas, monsieur le <strong>com</strong>te, je ne serai baron que dans douze années révolues, carle prince est furieux, et sa haine contre la duchesse est tellement vive, qu'il cherche àla cacher.- Son Altesse est bien bonne! qu'a-t-elle besoin <strong>de</strong> cacher sa haine, puisque sonpremier ministre ne protège plus la duchesse? Seulement je ne veux pas qu'on puissem'accuser <strong>de</strong> vilenie, ni surtout <strong>de</strong> jalousie: c'est moi qui ai fait venir la duchesse ence pays, et si Fabrice meurt en prison, vous ne serez pas baron, mais vous serez peutêtrepoignardé. Mais laissons cette bagatelle: le fait est que j'ai fait le <strong>com</strong>pte <strong>de</strong> mafortune; à peine si j'ai trouvé vingt mille livres <strong>de</strong> rente, sur quoi j'ai le projetd'adresser très humblement ma démission au souverain. J'ai quelque espoir d'êtreemployé par le roi <strong>de</strong> Naples: cette gran<strong>de</strong> ville m'offrira les distractions dont j'aibesoin en ce moment, et que je ne puis trouver dans un trou tel que <strong>Parme</strong>; je neresterais qu'autant que vous me feriez obtenir la main <strong>de</strong> la princesse Isota, etc., etc.;la conversation fut infinie dans ce sens. Comme Rassi se levait, le <strong>com</strong>te lui dit d'unair fort indifférent:- Vous savez qu'on a dit que Fabrice me trompait, en ce sens qu'il était un <strong>de</strong>s amants<strong>de</strong> la duchesse; je n'accepte point ce bruit, et pour le démentir, je veux que vousfassiez passer cette bourse à Fabrice.- Mais monsieur le <strong>com</strong>te, dit Rassi effrayé, et regardant la bourse, il y a là unesomme énorme, et les règlements...- Pour vous, mon cher, elle peut être énorme, reprit le <strong>com</strong>te <strong>de</strong> l'air du plus souverainmépris: un bourgeois tel que vous, envoyant <strong>de</strong> l'argent à son ami en prison, croit seruiner en lui donnant dix sequins: moi, je veux que Fabrice reçoive ces six millefrancs, et surtout que le château ne sache rien <strong>de</strong> cet envoi.Comme le Rassi effrayé voulait répliquer, le <strong>com</strong>te ferma la porte sur lui avecimpatience. Ces gens-là, se dit-il, ne voient le pouvoir que <strong>de</strong>rrière l'insolence. Celadit, ce grand ministre se livra à une action tellement ridicule, que nous avons quelquepeine à la rapporter; il courut prendre dans son bureau un portrait en miniature <strong>de</strong> laduchesse, et le couvrit <strong>de</strong> baisers passionnés. Pardon, mon cher ange, s'écriait-il, si jen'ai pas jeté par la fenêtre et <strong>de</strong> mes propres mains ce cuistre qui ose parler <strong>de</strong> toiavec une nuance <strong>de</strong> familiarité, mais, si j'agis avec cet excès <strong>de</strong> patience, c'est pourt'obéir! et il ne perdra rien pour attendre!Après une longue conversation avec le portrait, le <strong>com</strong>te, qui se sentait le coeur mortdans la poitrine, eut l'idée d'une action ridicule et s'y livra avec un empressementd'enfant. Il se fit donner un habit avec <strong>de</strong>s plaques, et fut faire une visite à la vieilleprincesse Isota; <strong>de</strong> la vie il ne s'était présenté chez elle qu'à l'occasion du jour <strong>de</strong> l'an.Il la trouva entourée d'une quantité <strong>de</strong> chiens, et parée <strong>de</strong> tous ses atours, et même174


avec <strong>de</strong>s diamants <strong>com</strong>me si elle allait à la cour. Le <strong>com</strong>te, ayant témoigné quelquecrainte <strong>de</strong> déranger les projets <strong>de</strong> Son Altesse, qui probablement allait sortir, l'Altesserépondit au ministre qu'une princesse <strong>de</strong> <strong>Parme</strong> se <strong>de</strong>vait à elle-même d'être toujoursainsi. Pour la première fois <strong>de</strong>puis son malheur le <strong>com</strong>te eut un mouvement <strong>de</strong> gaieté;j'ai bien fait <strong>de</strong> paraître ici, se dit-il, et dès aujourd'hui il faut faire ma déclaration. <strong>La</strong>princesse avait été ravie <strong>de</strong> voir arriver chez elle un homme aussi renommé par sonesprit et un premier ministre; la pauvre vieille fille n'était guère accoutumée à <strong>de</strong>semblables visites. Le <strong>com</strong>te <strong>com</strong>mença par une préface adroite, relative à l'immensedistance qui séparera toujours d'un simple gentilhomme les membres d'une famillerégnante.- Il faut faire une distinction, dit la princesse: la fille d'un roi <strong>de</strong> France, par exemple,n'a aucun espoir d'arriver jamais à la couronne; mais les choses ne vont point ainsidans la famille <strong>de</strong> <strong>Parme</strong>. C'est pourquoi nous autres Farnèse nous <strong>de</strong>vons toujoursconserver une certaine dignité dans notre extérieur; et moi, pauvre princesse telle quevous me voyez, je ne puis pas dire qu'il soit absolument impossible qu'un jour voussoyez mon premier ministre.Cette idée par son imprévu baroque donna au pauvre <strong>com</strong>te un second instant <strong>de</strong>gaieté parfaite.Au sortir <strong>de</strong> chez la princesse Isota, qui avait gran<strong>de</strong>ment rougi en recevant l'aveu <strong>de</strong>la passion du premier ministre, celui-ci rencontra un <strong>de</strong>s fourriers du palais: le princele faisait <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r en toute hâte.- Je suis mala<strong>de</strong>, répondit le ministre, ravi <strong>de</strong> pouvoir faire une malhonnêteté à sonprince. Ah! ah! vous me poussez à bout, s'écria-t-il avec fureur, et puis vous voulezque je vous serve! mais sachez, mon prince, qu'avoir reçu le pouvoir <strong>de</strong> la Provi<strong>de</strong>ncene suffit plus en ce siècle-ci, il faut beaucoup d'esprit et un grand caractère pourréussir à être <strong>de</strong>spote.Après avoir renvoyé le fourrier du palais fort scandalisé <strong>de</strong> la parfaite santé <strong>de</strong> cemala<strong>de</strong>, le <strong>com</strong>te trouva plaisant d'aller voir les <strong>de</strong>ux hommes <strong>de</strong> la cour qui avaient leplus d'influence sur le général Fabio Conti. Ce qui surtout faisait frémir le ministre etlui ôtait tout courage, c'est que le gouverneur <strong>de</strong> la cita<strong>de</strong>lle était accusé <strong>de</strong> s'êtredéfait jadis d'un capitaine, son ennemi personnel, au moyen <strong>de</strong> l'aquetta <strong>de</strong> Pérouse.Le <strong>com</strong>te savait que <strong>de</strong>puis huit jours la duchesse avait répandu <strong>de</strong>s sommes follespour se ménager <strong>de</strong>s intelligences à la cita<strong>de</strong>lle; mais, suivant lui, il y avait peud'espoir <strong>de</strong> succès, tous les yeux étaient encore trop ouverts. Nous ne raconteronspoint au lecteur toutes les tentatives <strong>de</strong> corruption essayées par cette femmemalheureuse: elle était au désespoir, et <strong>de</strong>s agents <strong>de</strong> toute sorte et parfaitementdévoués la secondaient. Mais il n'est peut-être qu'un seul genre d'affaires dont ons'acquitte parfaitement bien dans les petites cours <strong>de</strong>spotiques, c'est la gar<strong>de</strong> <strong>de</strong>sprisonniers politiques. L'or <strong>de</strong> la duchesse ne produisit d'autre effet que <strong>de</strong> fairerenvoyer <strong>de</strong> la cita<strong>de</strong>lle huit ou dix hommes <strong>de</strong> tout gra<strong>de</strong>.Chapitre XVIIIAinsi, avec un dévouement <strong>com</strong>plet pour le prisonnier, la duchesse et le premierministre n'avaient pu faire pour lui que bien peu <strong>de</strong> chose. Le prince était en colère, lacour ainsi que le public étaient piqués contre Fabrice et ravis <strong>de</strong> lui voir arrivermalheur; il avait été trop heureux. Malgré l'or jeté à pleines mains, la duchesse n'avait175


pu faire un pas dans le siège <strong>de</strong> la cita<strong>de</strong>lle; il ne se passait pas <strong>de</strong> jour sans que lamarquise Raversi ou le chevalier Riscara eussent quelque nouvel avis à <strong>com</strong>muniquerau général Fabio Conti. On soutenait sa faiblesse.Comme nous l'avons dit, le jour <strong>de</strong> son emprisonnement Fabrice fut conduit d'abord aupalais du gouverneur: C'est un joli petit bâtiment construit dans le siècle <strong>de</strong>rnier surles <strong>de</strong>ssins <strong>de</strong> Vanvitelli, qui le plaça à cent quatre-vingts pieds <strong>de</strong> haut, sur la plateforme<strong>de</strong> l'immense tour ron<strong>de</strong>. Des fenêtres <strong>de</strong> ce petit palais, isolé sur le dos <strong>de</strong>l'énorme tour <strong>com</strong>me la bosse d'un chameau, Fabrice découvrait la campagne et lesAlpes fort au loin; il suivait <strong>de</strong> l'oeil, au pied <strong>de</strong> la cita<strong>de</strong>lle, le cours <strong>de</strong> la Parma, sorte<strong>de</strong> torrent, qui, tournant à droite à quatre lieues <strong>de</strong> la ville, va se jeter dans le Pô. Par<strong>de</strong>làla rive gauche <strong>de</strong> ce fleuve, qui formait <strong>com</strong>me une suite d'immenses tachesblanches au milieu <strong>de</strong>s campagnes verdoyantes, son oeil ravi apercevait distinctementchacun <strong>de</strong>s sommets <strong>de</strong> l'immense mur que les Alpes forment au nord <strong>de</strong> l'Italie. Cessommets, toujours couverts <strong>de</strong> neige, même au mois d'août où l'on était alors,donnent <strong>com</strong>me une sorte <strong>de</strong> fraîcheur par souvenir au milieu <strong>de</strong> ces campagnesbrûlantes; l'oeil en peut suivre les moindres détails, et pourtant ils sont à plus <strong>de</strong>trente lieues <strong>de</strong> la cita<strong>de</strong>lle <strong>de</strong> <strong>Parme</strong>. <strong>La</strong> vue si étendue du joli palais du gouverneurest interceptée vers un angle au midi par la tour Farnèse, dans laquelle on préparait àla hâte une chambre pour Fabrice. Cette secon<strong>de</strong> tour <strong>com</strong>me le lecteur s'en souvientpeut-être, fut élevée sur la plate-forme <strong>de</strong> la grosse tour, en l'honneur d'un princehéréditaire qui, fort différent <strong>de</strong> l'Hippolyte fils <strong>de</strong> Thésée, n'avait point repoussé lespolitesses d'une jeune belle-mère. <strong>La</strong> princesse mourut en quelques heures; le fils duprince ne recouvra sa liberté que dix-sept ans plus tard en montant sur le trône à lamort <strong>de</strong> son père. Cette tour Farnèse où, après trois quarts d'heure, l'on fit monterFabrice, fort lai<strong>de</strong> à l'extérieur, est élevée d'une cinquantaine <strong>de</strong> pieds au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> laplate-forme <strong>de</strong> la grosse tour et garnie d'une quantité <strong>de</strong> paratonnerres. Le princemécontent <strong>de</strong> sa femme, qui fit bâtir cette prison aperçue <strong>de</strong> toutes parts, eut lasingulière prétention <strong>de</strong> persua<strong>de</strong>r à ses sujets qu'elle existait <strong>de</strong>puis longues années:c'est pourquoi il lui imposa le nom <strong>de</strong> tour Farnèse. Il était défendu <strong>de</strong> parler <strong>de</strong> cetteconstruction, et <strong>de</strong> toutes les parties <strong>de</strong> la ville <strong>de</strong> <strong>Parme</strong> et <strong>de</strong>s plaines voisines onvoyait parfaitement les maçons placer chacune <strong>de</strong>s pierres qui <strong>com</strong>posent cet édificepentagone. Afin <strong>de</strong> prouver qu'elle était ancienne, on plaça au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> la porte <strong>de</strong><strong>de</strong>ux pieds <strong>de</strong> large et <strong>de</strong> quatre <strong>de</strong> hauteur, par laquelle on y entre, un magnifiquebas-relief qui représente Alexandre Farnèse, le général célèbre, forçant Henri IV às'éloigner <strong>de</strong> Paris. Cette tour Farnèse placée en si belle vue se <strong>com</strong>pose d'un rez-<strong>de</strong>chausséelong <strong>de</strong> quarante pas au moins, large à proportion et tout rempli <strong>de</strong> colonnesfort trapues, car cette pièce si démesurément vaste n'a pas plus <strong>de</strong> quinze piedsd'élévation. Elle est occupée par le corps <strong>de</strong> gar<strong>de</strong>, et, du centre, l'escalier s'élève entournant autour d'une <strong>de</strong>s colonnes: c'est un petit escalier en fer, fort léger, large <strong>de</strong><strong>de</strong>ux pieds à peine et construit en filigrane. Par cet escalier tremblant sous le poids<strong>de</strong>s geôliers qui l'escortaient, Fabrice arriva à <strong>de</strong> vastes pièces <strong>de</strong> plus <strong>de</strong> vingt pieds<strong>de</strong> haut, formant un magnifique premier étage. Elles furent jadis meublées avec leplus grand luxe pour le jeune prince qui y passa les dix-sept plus belles années <strong>de</strong> savie. À l'une <strong>de</strong>s extrémités <strong>de</strong> cet appartement, on fit voir au nouveau prisonnier unechapelle <strong>de</strong> la plus gran<strong>de</strong> magnificence; les murs et la voûte sont entièrementrevêtus <strong>de</strong> marbre noir; <strong>de</strong>s colonnes noires aussi et <strong>de</strong> la plus noble proportion sontplacées en lignes le long <strong>de</strong>s murs noirs, sans les toucher, et ces murs sont ornésd'une quantité <strong>de</strong> têtes <strong>de</strong> morts en marbre blanc, <strong>de</strong> proportions colossales,élégamment sculptées et placées sur <strong>de</strong>ux os en sautoir. Voilà bien une invention <strong>de</strong> lahaine qui ne peut tuer, se dit Fabrice, et quelle diable d'idée <strong>de</strong> me montrer cela!Un escalier en fer et en filigrane fort léger, également disposé autour d'une colonne,donne accès au second étage <strong>de</strong> cette prison, et c'est dans les chambres <strong>de</strong> ce second176


étage, hautes <strong>de</strong> quinze pieds environ que <strong>de</strong>puis un an le général Fabio Conti faisaitpreuve <strong>de</strong> génie. D'abord, sous sa direction, l'on avait soli<strong>de</strong>ment grillé les fenêtres <strong>de</strong>ces chambres jadis occupées par les domestiques du prince et qui sont à plus <strong>de</strong>trente pieds <strong>de</strong>s dalles <strong>de</strong> pierre formant la plateforme <strong>de</strong> la grosse tour ron<strong>de</strong>. C'estpar un corridor obscur placé au centre du bâtiment que l'on arrive à ces chambres, quitoutes ont <strong>de</strong>ux fenêtres; et dans ce corridor fort étroit, Fabrice remarqua trois portes<strong>de</strong> fer successives formées <strong>de</strong> barreaux énormes et s'élevant jusqu'à la voûte. Ce sontles plans, coupes et élévations <strong>de</strong> toutes ces belles inventions, qui pendant <strong>de</strong>ux ansavaient valu au général une audience <strong>de</strong> son maître chaque semaine. Un conspirateurplacé dans l'une <strong>de</strong> ces chambres ne pourrait pas se plaindre à l'opinion d'être traitéd'une façon inhumaine, et pourtant ne saurait avoir <strong>de</strong> <strong>com</strong>munication avec personneau mon<strong>de</strong>, ni faire un mouvement sans qu'on l'entendît. Le général avait fait placerdans chaque chambre <strong>de</strong> gros madriers <strong>de</strong> chêne formant <strong>com</strong>me <strong>de</strong>s bancs <strong>de</strong> troispieds <strong>de</strong> haut, et c'était là son invention capitale, celle qui lui donnait <strong>de</strong>s droits auministère <strong>de</strong> la police. Sur ces bancs il avait fait établir une cabane en planches, fortsonore, haute <strong>de</strong> dix pieds, et qui ne touchait au mur que du côté <strong>de</strong>s fenêtres. Destrois autres côtés il régnait un petit corridor <strong>de</strong> quatre pieds <strong>de</strong> large, entre le murprimitif <strong>de</strong> la prison, <strong>com</strong>posé d'énormes pierres <strong>de</strong> taille, et les parois en planches <strong>de</strong>la cabane. Ces parois, formées <strong>de</strong> quatre doubles <strong>de</strong> planches <strong>de</strong> noyer, chêne etsapin, étaient soli<strong>de</strong>ment reliées par <strong>de</strong>s boulons <strong>de</strong> fer et par <strong>de</strong>s clous sans nombre.Ce fut dans l'une <strong>de</strong> ces chambres construites <strong>de</strong>puis un an, et chef-d'oeuvre dugénéral Fabio Conti, laquelle avait reçu le beau nom d'Obéissance passive, que Fabricefut introduit. Il courut aux fenêtres; la vue qu'on avait <strong>de</strong> ces fenêtres grillées étaitsublime: un seul petit coin <strong>de</strong> l'horizon était caché, vers le nord-est, par le toit engalerie du joli palais du gouverneur, qui n'avait que <strong>de</strong>ux étages; le rez-<strong>de</strong>-chausséeétait occupé par les bureaux <strong>de</strong> l'état-major; et d'abord les yeux <strong>de</strong> Fabrice furentattirés vers une <strong>de</strong>s fenêtres du second étage, où se trouvaient, dans <strong>de</strong> jolies cages,une gran<strong>de</strong> quantité d'oiseaux <strong>de</strong> toute sorte. Fabrice s'amusait à les entendrechanter, et à les voir saluer les <strong>de</strong>rniers rayons du crépuscule du soir, tandis que lesgeôliers s'agitaient autour <strong>de</strong> lui. Cette fenêtre <strong>de</strong> la volière n'était pas à plus <strong>de</strong> vingtcinqpieds <strong>de</strong> l'une <strong>de</strong>s siennes, et se trouvait à cinq ou six pieds en contrebas, <strong>de</strong>façon qu'il plongeait sur les oiseaux.Il y avait lune ce jour-là, et au moment où Fabrice entrait dans sa prison, elle se levaitmajestueusement à l'horizon à droite, au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> la chaîne <strong>de</strong>s Alpes, vers Trévise.Il n'était que huit heures et <strong>de</strong>mie du soir, et à l'autre extrémité <strong>de</strong> l'horizon, aucouchant, un brillant crépuscule rouge orangé <strong>de</strong>ssinait parfaitement les contours dumont Viso et <strong>de</strong>s autres pics <strong>de</strong>s Alpes qui remontent <strong>de</strong> Nice vers le mont Cenis etTurin; sans songer autrement à son malheur, Fabrice fut ému et ravi par ce spectaclesublime. C'est donc dans ce mon<strong>de</strong> ravissant que vit Clélia Conti! avec son âmepensive et sérieuse, elle doit jouir <strong>de</strong> cette vue plus qu'un autre; on est ici <strong>com</strong>medans <strong>de</strong>s montagnes solitaires à cent lieues <strong>de</strong> <strong>Parme</strong>. Ce ne fut qu'après avoir passéplus <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux heures à la fenêtre, admirant cet horizon qui parlait à son âme, etsouvent aussi arrêtant sa vue sur le joli palais du gouverneur que Fabrice s'écria tout àcoup: Mais ceci est-il une prison? est-ce là ce que j'ai tant redouté? Au lieud'apercevoir à chaque pas <strong>de</strong>s désagréments et <strong>de</strong>s motifs d'aigreur, notre héros selaissait charmer par les douceurs <strong>de</strong> la prison.Tout à coup son attention fut violemment rappelée à la réalité par un tapageépouvantable: sa chambre <strong>de</strong> bois, assez semblable à une cage et surtout fort sonore,était violemment ébranlée: <strong>de</strong>s aboiements <strong>de</strong> chien et <strong>de</strong> petits cris aigus<strong>com</strong>plétaient le bruit le plus singulier. Quoi donc si tôt pourrais-je m'échapper! pensaFabrice. Un instant après, il riait <strong>com</strong>me jamais peut-être on n'a ri dans une prison.177


Par ordre du général, on avait fait monter en même temps que les geôliers un chienanglais, fort méchant, préposé à la gar<strong>de</strong> <strong>de</strong>s prisonniers d'importance, et qui <strong>de</strong>vaitpasser la nuit dans l'espace si ingénieusement ménagé tout autour <strong>de</strong> la cage <strong>de</strong>Fabrice. Le chien et le geôlier <strong>de</strong>vaient coucher dans l'intervalle <strong>de</strong> trois pieds ménagéentre les dalles <strong>de</strong> pierre du sol primitif <strong>de</strong> la chambre et le plancher en bois sur lequelle prisonnier ne pouvait faire un pas sans être entendu.Or, à l'arrivée <strong>de</strong> Fabrice, la chambre <strong>de</strong> l'Obéissance passive se trouvait occupée parune centaine <strong>de</strong> rats énormes qui prirent la fuite dans tous les sens. Le chien, sorted'épagneul croisé avec un fox anglais, n'était point beau, mais en revanche, il semontra fort alerte. On l'avait attaché sur le pavé en dalles <strong>de</strong> pierre au-<strong>de</strong>ssous duplancher <strong>de</strong> la chambre <strong>de</strong> bois; mais lorsqu'il sentit passer les rats tout près <strong>de</strong> lui ilfit <strong>de</strong>s efforts si extraordinaires qu'il parvint à retirer la tête <strong>de</strong> son collier; alors advintcette bataille admirable et dont le tapage réveilla Fabrice lancé dans les rêveries <strong>de</strong>smoins tristes. Les rats qui avaient pu se sauver du premier coup <strong>de</strong> <strong>de</strong>nt, se réfugiantdans la chambre <strong>de</strong> bois, le chien monta après eux les six marches qui conduisaient dupavé en pierre à la cabane <strong>de</strong> Fabrice. Alors <strong>com</strong>mença un tapage bien autrementépouvantable: la cabane était ébranlée jusqu'en ses fon<strong>de</strong>ments. Fabrice riait <strong>com</strong>meun fou et pleurait à force <strong>de</strong> rire: le geôlier Grillo, non moins riant, avait fermé laporte; le chien, courant après les rats, n'était gêné par aucun meuble, car la chambreétait absolument nue; il n'y avait pour gêner les bonds du chien chasseur qu'un poêle<strong>de</strong> fer dans un coin. Quand le chien eut triomphé <strong>de</strong> tous ses ennemis, Fabricel'appela, le caressa, réussit à lui plaire: Si jamais celui-ci me voit sautant par-<strong>de</strong>ssusquelque mur, se dit-il, il n'aboiera pas. Mais cette politique raffinée était uneprétention <strong>de</strong> sa part: dans la situation d'esprit où il était, il trouvait son bonheur àjouer avec ce chien. Par une bizarrerie à laquelle il ne réfléchissait point, une secrètejoie régnait au fond <strong>de</strong> son âme.Après qu'il se fut bien essoufflé à courir avec le chien;- Comment vous appelez-vous, dit Fabrice au geôlier.- Grillo, pour servir Votre Excellence dans tout ce qui est permis par le règlement.- Eh bien! mon cher Grillo, un nommé Giletti a voulu m'assassiner au milieu d'ungrand chemin, je me suis défendu et l'ai tué; je le tuerais encore si c'était à faire:mais je n'en veux pas moins mener joyeuse vie, tant que je serai votre hôte. Sollicitezl'autorisation <strong>de</strong> vos chefs et allez <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r du linge au palais Sanseverina; <strong>de</strong> plus,achetez-moi force nébieu d 'Àsti.C'est un assez bon vin mousseux qu'on fabrique en Piémont dans la patrie d'Alfieri etqui est fort estimé surtout <strong>de</strong> la classe d'amateurs à laquelle appartiennent lesgeôliers. Huit ou dix <strong>de</strong> ces messieurs étaient occupés à transporter dans la chambre<strong>de</strong> bois <strong>de</strong> Fabrice quelques meubles antiques et fort dorés que l'on enlevait aupremier étage dans l'appartement du prince; tous recueillirent religieusement dansleur pensée le mot en faveur du vin d'Asti. Quoi qu'on pût faire, l'établissement <strong>de</strong>Fabrice pour cette première nuit fut pitoyable; mais il n'eut l'air choqué que <strong>de</strong>l'absence d'une bouteille <strong>de</strong> bon nébieu. - Celui-là a l'air d'un bon enfant... dirent lesgeôliers en s'en allant... et il n'y a qu'une chose à désirer, c'est que nos messieurs luilaissent passer <strong>de</strong> l'argent.Quand il fut seul et un peu remis <strong>de</strong> tout ce tapage: Est-il possible que ce soit là laprison, se dit Fabrice en regardant cet immense horizon <strong>de</strong> Trévise au mont Viso, lachaîne si étendue <strong>de</strong>s Alpes, les pics couverts <strong>de</strong> neige, les étoiles, etc., et une178


première nuit en prison encore! Je conçois que Clélia Conti se plaise dans cettesolitu<strong>de</strong> aérienne; on est ici à mille lieues au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong>s petitesses et <strong>de</strong>sméchancetés qui nous occupent là-bas. Si ces oiseaux qui sont là sous ma fenêtre luiappartiennent, je la verrai... Rougira-t-elle en m'apercevant? Ce fut en discutant cettegran<strong>de</strong> question que le prisonnier trouva le sommeil à une heure fort avancée <strong>de</strong> lanuit.Dès le len<strong>de</strong>main <strong>de</strong> cette nuit, la première passée en prison, et durant laquelle il nes'impatienta pas une seule fois, Fabrice fut réduit à faire la conversation avec Fox lechien anglais; Grillo le geôlier lui faisait bien toujours <strong>de</strong>s yeux fort aimables, mais unordre nouveau le rendait muet, et il n'apportait ni linge ni nébieu.Verrai-je Clélia? se dit Fabrice en s'éveillant. Mais ces oiseaux sont-ils à elle? Lesoiseaux <strong>com</strong>mençaient à jeter <strong>de</strong>s petits cris et à chanter, et à cette élévation c'étaitle seul bruit qui s'entendît dans les airs. Ce fut une sensation pleine <strong>de</strong> nouveauté et<strong>de</strong> plaisir pour Fabrice que ce vaste silence qui régnait à cette hauteur: il écoutait avecravissement les petits gazouillements interrompus et si vifs par lesquels ses voisins lesoiseaux saluaient le jour. S'ils lui appartiennent, elle paraîtra un instant dans cettechambre, là sous ma fenêtre; et tout en examinant les immenses chaînes <strong>de</strong>s Alpes,vis-à-vis le premier étage <strong>de</strong>squelles la cita<strong>de</strong>lle <strong>de</strong> <strong>Parme</strong> semblait s'élever <strong>com</strong>me unouvrage avancé, ses regards revenaient à chaque instant aux magnifiques cages <strong>de</strong>citronnier et <strong>de</strong> bois d'acajou qui, garnies <strong>de</strong> fils dorés, s'élevaient au milieu <strong>de</strong> lachambre fort claire, servant <strong>de</strong> volière. Ce que Fabrice n'apprit que plus tard, c'est quecette chambre était la seule du second étage du palais qui eût <strong>de</strong> l'ombre <strong>de</strong> onzeheures à quatre; elle était abritée par la tour Farnèse.Quel ne va pas être mon chagrin, se dit Fabrice, si au lieu <strong>de</strong> cette physionomiecéleste et pensive que j'attends et qui rougira peut-être un peu si elle m'aperçoit, jevois arriver la grosse figure <strong>de</strong> quelque femme <strong>de</strong> chambre bien <strong>com</strong>mune, chargéepar procuration <strong>de</strong> soigner les oiseaux! Mais si je vois Clélia, daignera-t-ellem'apercevoir? Ma foi, il faut faire <strong>de</strong>s indiscrétions pour être remarqué; ma situationdoit avoir quelques privilèges; d'ailleurs nous sommes tous <strong>de</strong>ux seuls ici et si loin dumon<strong>de</strong>! Je suis un prisonnier, apparemment ce que le général Conti et les autresmisérables <strong>de</strong> cette espèce appellent un <strong>de</strong> leurs subordonnés... Mais elle a tantd'esprit, ou pour mieux dire tant d'âme, <strong>com</strong>me le suppose le <strong>com</strong>te, que peut-être àce qu'il dit, méprise-t-elle le métier <strong>de</strong> son père; <strong>de</strong> là viendrait sa mélancolie! Noblecause <strong>de</strong> tristesse! Mais après tout, je ne suis point précisément un étranger pour elle.Avec quelle grâce pleine <strong>de</strong> mo<strong>de</strong>stie elle m'a salué hier soir! Je me souviens fort bienque lors <strong>de</strong> notre rencontre près <strong>de</strong> Côme je lui dis: Un jour je viendrai voir vos beauxtableaux <strong>de</strong> <strong>Parme</strong>, vous souviendrez-vous <strong>de</strong> ce nom: Fabrice <strong>de</strong>l Dongo? L'aura-telleoublié? elle était si jeune alors!Mais à propos, se dit Fabrice étonné en interrompant tout à coup le cours <strong>de</strong> sespensées, j'oublie d'être en colère! Serais-je un <strong>de</strong> ces grands courages <strong>com</strong>mel'antiquité en a montré quelques exemples au mon<strong>de</strong>? Suis-je un héros sans m'endouter? Comment! moi qui avais tant <strong>de</strong> peur <strong>de</strong> la prison, j'y suis, et je ne mesouviens pas d'être triste! c'est bien le cas <strong>de</strong> dire que la peur a été cent fois pire quele mal. Quoi! j'ai besoin <strong>de</strong> me raisonner pour être affligé <strong>de</strong> cette prison, qui, <strong>com</strong>mele dit Blanès, peut durer dix ans <strong>com</strong>me dix mois? Serait-ce l'étonnement <strong>de</strong> tout cenouvel établissement qui me distrait <strong>de</strong> la peine que je <strong>de</strong>vrais éprouver? Peut-êtreque cette bonne humeur indépendante <strong>de</strong> ma volonté et peu raisonnable cessera toutà coup, peut-être en un instant je tomberai dans le noir malheur que je <strong>de</strong>vraiséprouver.179


Dans tous les cas, il est bien étonnant d'être en prison et <strong>de</strong> <strong>de</strong>voir se raisonner pourêtre triste! Ma foi, j'en reviens à ma supposition, peut-être que j'ai un grand caractère.Les rêveries <strong>de</strong> Fabrice furent interrompues par le menuisier <strong>de</strong> la cita<strong>de</strong>lle, lequelvenait prendre mesure d'abat-jour pour ses fenêtres; c'était la première fois que cetteprison servait, et l'on avait oublié <strong>de</strong> la <strong>com</strong>pléter en cette partie essentielle.Ainsi, se dit Fabrice, je vais être privé <strong>de</strong> cette vue sublime, et il cherchait à s'attrister<strong>de</strong> cette privation.- Mais quoi! s'écria-t-il tout à coup parlant au menuisier je ne verrai plus ces jolisoiseaux?- Ah! les oiseaux <strong>de</strong> ma<strong>de</strong>moiselle! qu'elle aime tant! dit cet homme avec l'air <strong>de</strong> labonté; cachés, éclipsés, anéantis <strong>com</strong>me tout le reste.Parler était défendu au menuisier tout aussi strictement qu'aux geôliers, mais cethomme avait pitié <strong>de</strong> la jeunesse du prisonnier: il lui apprit que ces abat-jourénormes, placés sur l'appui <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux fenêtres, et s'éloignant du mur tout en s'élevant,ne <strong>de</strong>vaient laisser aux détenus que la vue du ciel. On fait cela pour la morale, lui ditil,afin d'augmenter une tristesse salutaire et I'envie <strong>de</strong> se corriger dans l'âme <strong>de</strong>sprisonniers; le général, ajouta le menuisier, a aussi inventé <strong>de</strong> leur retirer les vitres, et<strong>de</strong> les faire remplacer à leurs fenêtres par du papier huilé.Fabrice aima beaucoup le tour épigrammatique <strong>de</strong> cette conversation, fort rare enItalie.- Je voudrais bien avoir un oiseau pour me désennuyer, je les aime à la folie; achetezenun <strong>de</strong> la femme <strong>de</strong> chambre <strong>de</strong> ma<strong>de</strong>moiselle Clélia Conti.- Quoi! vous la connaissez, s'écria le menuisier, que vous dites si bien son nom?- Qui n'a pas ouï parler <strong>de</strong> cette beauté si célèbre? Mais j'ai eu l'honneur <strong>de</strong> larencontrer plusieurs fois à la cour.- <strong>La</strong> pauvre <strong>de</strong>moiselle s'ennuie bien ici, ajouta le menuisier; elle passe sa vie là avecses oiseaux. Ce matin elle vient <strong>de</strong> faire acheter <strong>de</strong> beaux orangers que l'on a placéspar son ordre à la porte <strong>de</strong> la tour sous votre fenêtre; sans la corniche vous pourriezles voir. Il y avait dans cette réponse <strong>de</strong>s mots bien précieux pour Fabrice, il trouvaune façon obligeante <strong>de</strong> donner quelque argent au menuisier.- Je fais <strong>de</strong>ux fautes à la fois, lui dit cet homme, je parle à Votre Excellence et jereçois <strong>de</strong> l'argent. Après <strong>de</strong>main, en revenant pour les abat-jour, j'aurai un oiseaudans ma poche, et si je ne suis pas seul, je ferai semblant <strong>de</strong> le laisser envoler; si jepuis même, je vous apporterai un livre <strong>de</strong> prières: vous <strong>de</strong>vez bien souffrir <strong>de</strong> ne paspouvoir dire vos offices.Ainsi, se dit Fabrice, dès qu'il fut seul, ces oiseaux sont à elle, mais dans <strong>de</strong>ux jours jene les verrai plus! À cette pensée, ses regards prirent une teinte <strong>de</strong> malheur. Maisenfin, à son inexprimable joie, après une si longue attente et tant <strong>de</strong> regards, versmidi Clélia vint soigner ses oiseaux. Fabrice resta immobile et sans respiration, il était<strong>de</strong>bout contre les énormes barreaux <strong>de</strong> sa fenêtre et fort près. Il remarqua qu'elle nelevait pas les yeux sur lui, mais ses mouvements avaient l'air gêné, <strong>com</strong>me ceux <strong>de</strong>quelqu'un qui se sent regardé. Quand elle l'aurait voulu, la pauvre fille n'aurait pas pu180


oublier le sourire si fin qu'elle avait vu errer sur les lèvres du prisonnier, la veille, aumoment où les gendarmes l'emmenaient du corps <strong>de</strong> gar<strong>de</strong>.Quoique, suivant toute apparence, elle veillât sur ses actions avec le plus grand soin,au moment où elle s'approcha <strong>de</strong> la fenêtre <strong>de</strong> la volière, elle rougit fort sensiblement.<strong>La</strong> première pensée <strong>de</strong> Fabrice, collé contre les barreaux <strong>de</strong> fer <strong>de</strong> sa fenêtre, fut <strong>de</strong>se livrer à l'enfantillage <strong>de</strong> frapper un peu avec la main sur ces barreaux, ce quiproduirait un petit bruit; puis la seule idée <strong>de</strong> ce manque <strong>de</strong> délicatesse lui fit horreur.Je mériterais que pendant huit jours elle envoyât soigner ses oiseaux par sa femme <strong>de</strong>chambre. Cette idée délicate ne lui fût point venue à Naples ou à Novare.Il la suivait ar<strong>de</strong>mment <strong>de</strong>s yeux: Certainement, se disait-il, elle va s'en aller sansdaigner jeter un regard sur cette pauvre fenêtre, et, pourtant elle est bien en face.Mais, en revenant du fond <strong>de</strong> la chambre que Fabrice grâce à sa position plus élevéeapercevait fort bien, Clélia ne put s'empêcher <strong>de</strong> le regar<strong>de</strong>r du haut <strong>de</strong> l'oeil, tout enmarchant, et c'en fut assez pour que Fabrice se crût autorisé à la saluer. Ne sommesnouspas seuls au mon<strong>de</strong> ici? se dit-il pour s'en donner le courage. Sur ce salut, lajeune fille resta immobile et baissa les yeux; puis Fabrice les lui vit relever fortlentement; et évi<strong>de</strong>mment, en faisant effort sur elle-même, elle salua le prisonnieravec le mouvement le plus grave et le plus distant mais elle ne put imposer silence àses yeux; sans qu'elle le sût probablement, ils exprimèrent un instant la pitié la plusvive. Fabrice remarqua qu'elle rougissait tellement que la teinte rose s'étendaitrapi<strong>de</strong>ment jusque sur le haut <strong>de</strong>s épaules, dont la chaleur venait d'éloigner, enarrivant à la volière, un châle <strong>de</strong> <strong>de</strong>ntelle noire. Le regard involontaire par lequelFabrice répondit à son salut redoubla le trouble <strong>de</strong> la jeune fille. Que cette pauvrefemme serait heureuse, se disait-elle en pensant à la duchesse, si un instantseulement elle pouvait le voir <strong>com</strong>me je le vois!Fabrice avait eu quelque léger espoir <strong>de</strong> la saluer <strong>de</strong> nouveau à son départ; mais, pouréviter cette nouvelle politesse, Clélia fit une savante retraite par échelons, <strong>de</strong> cage encage, <strong>com</strong>me si, en finissant, elle eût dû soigner les oiseaux placés le plus près <strong>de</strong> laporte. Elle sortit enfin; Fabrice restait immobile à regar<strong>de</strong>r la porte par laquelle ellevenait <strong>de</strong> disparaître; il était un autre homme.Dès ce moment l'unique objet <strong>de</strong> ses pensées fut <strong>de</strong> savoir <strong>com</strong>ment il pourraitparvenir à continuer <strong>de</strong> la voir, même quand on aurait posé cet horrible abat-jour<strong>de</strong>vant la fenêtre qui donnait sur le palais du gouverneur.<strong>La</strong> veille au soir, avant <strong>de</strong> se coucher, il s'était imposé l'ennui fort long <strong>de</strong> cacher lameilleure partie <strong>de</strong> l'or qu'il avait, dans plusieurs <strong>de</strong>s trous <strong>de</strong> rats qui ornaient sachambre <strong>de</strong> bois. Il faut, ce soir, que je cache ma montre. N'ai-je pas entendu direqu'avec <strong>de</strong> la patience et un ressort <strong>de</strong> montre ébréché on peut couper le bois etmême le fer? Je pourrai donc scier cet abat-jour. Ce travail <strong>de</strong> cacher la montre, quidura <strong>de</strong>ux gran<strong>de</strong>s heures, ne lui sembla point long; il songeait aux différents moyens<strong>de</strong> parvenir à son but, et à ce qu'il savait faire en travaux <strong>de</strong> menuiserie. Si je sais m'yprendre, se disait-il, je pourrai couper bien carrément un <strong>com</strong>partiment <strong>de</strong> la planche<strong>de</strong> chêne qui formera l'abat-jour, vers la partie qui reposera sur l'appui <strong>de</strong> la fenêtre;j'ôterai et je remettrai ce morceau suivant les circonstances; je donnerai tout ce queje possè<strong>de</strong> à Grillo afin qu'il veuille bien ne pas s'apercevoir <strong>de</strong> ce petit manège. Toutle bonheur <strong>de</strong> Fabrice était désormais attaché à la possibilité d'exécuter ce travail, et ilne songeait à rien autre. Si je parviens seulement à la voir, je suis heureux... Non pas,se dit-il; il faut aussi qu'elle voie que je la vois. Pendant toute la nuit, il eut la têteremplie d'inventions <strong>de</strong> menuiserie, et ne songea peut-être pas une seule fois à lacour <strong>de</strong> <strong>Parme</strong>, à la colère du prince, etc., etc. Nous avouerons qu'il ne songea pas181


davantage à la douleur dans laquelle la duchesse <strong>de</strong>vait être plongée. Il attendait avecimpatience le len<strong>de</strong>main, mais le menuisier ne reparut plus: apparemment qu'ilpassait pour libéral dans la prison; on eut soin d'en envoyer un autre à minerébarbative, lequel ne répondit jamais que par un grognement <strong>de</strong> mauvais augure àtoutes les choses agréables que l'esprit <strong>de</strong> Fabrice cherchait à lui adresser. Quelquesunes<strong>de</strong>s nombreuses tentatives <strong>de</strong> la duchesse pour lier une correspondance avecFabrice avaient été dépistées par les nombreux agents <strong>de</strong> la marquise Raversi, et, parelle, le général Fabio Conti était journellement averti, effrayé, piqué d'amour-propre.Toutes les huit heures, six soldats <strong>de</strong> gar<strong>de</strong> se relevaient dans la gran<strong>de</strong> salle aux centcolonnes du rez-<strong>de</strong>-chaussée; <strong>de</strong> plus, le gouverneur établit un geôlier <strong>de</strong> gar<strong>de</strong> àchacune <strong>de</strong>s trois portes <strong>de</strong> fer successives du corridor, et le pauvre Grillo, le seul quivît le prisonnier, fut condamné à ne sortir <strong>de</strong> la tour Farnèse que tous les huit jours, cedont il se montra fort contrarié. Il fit sentir son humeur à Fabrice qui eut le bon esprit<strong>de</strong> ne répondre que par ces mots: Force nébieu d'Àsti, mon ami, et il lui donna <strong>de</strong>l'argent.- Eh bien! même cela, qui nous console <strong>de</strong> tous les maux, s'écria Grillo indigné, d'unevoix à peine assez élevée pour être entendu du prisonnier, on nous défend <strong>de</strong> lerecevoir et je <strong>de</strong>vrais le refuser, mais je le prends; du reste, argent perdu; je ne puisrien vous dire sur rien. Allez, il faut que vous soyez joliment coupable, toute lacita<strong>de</strong>lle est sens <strong>de</strong>ssus <strong>de</strong>ssous à cause <strong>de</strong> vous; les belles menées <strong>de</strong> madame laduchesse ont déjà fait renvoyer trois d'entre nous.L'abat-jour sera-t-il prêt avant midi? Telle fut la gran<strong>de</strong> question qui fit battre le coeur<strong>de</strong> Fabrice pendant toute cette longue matinée; il <strong>com</strong>ptait tous les quarts d'heure quisonnaient à l'horloge <strong>de</strong> la cita<strong>de</strong>lle. Enfin, <strong>com</strong>me les trois quarts après onze heuressonnaient, l'abat-jour n'était pas encore arrivé; Clélia reparut donnant <strong>de</strong>s soins à sesoiseaux. <strong>La</strong> cruelle nécessité avait fait faire <strong>de</strong> si grands pas à l'audace <strong>de</strong> Fabrice, etle danger <strong>de</strong> ne plus la voir lui semblait tellement au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> tout, qu'il osa, enregardant Clélia, faire avec le doigt le geste <strong>de</strong> scier l'abat-jour; il est vrai qu'aussitôtaprès avoir aperçu ce geste si séditieux en prison, elle salua à <strong>de</strong>mi, et se retira.Hé quoi! se dit Fabrice étonné, serait-elle assez déraisonnable pour voir une familiaritéridicule dans un geste dicté par la plus impérieuse nécessité? Je voulais la prier <strong>de</strong>daigner toujours, en soignant ses oiseaux, regar<strong>de</strong>r quelquefois la fenêtre <strong>de</strong> la prison,même quand elle la trouvera masquée par un énorme volet <strong>de</strong> bois; je voulais luiindiquer que je ferai tout ce qui est humainement possible pour parvenir à la voir.Grand Dieu! est-ce qu'elle ne viendra pas <strong>de</strong>main à cause <strong>de</strong> ce geste indiscret? Cettecrainte, qui troubla le sommeil <strong>de</strong> Fabrice, se vérifia <strong>com</strong>plètement; le len<strong>de</strong>mainClélia n'avait pas paru à trois heures, quand on acheva <strong>de</strong> poser <strong>de</strong>vant les fenêtres<strong>de</strong> Fabrice les <strong>de</strong>ux énormes abat-jour; les diverses pièces en avaient été élevées, àpartir <strong>de</strong> l'esplana<strong>de</strong> <strong>de</strong> la grosse tour, au moyen <strong>de</strong> cor<strong>de</strong>s et <strong>de</strong> poulies attachéespar-<strong>de</strong>hors aux barreaux <strong>de</strong> fer <strong>de</strong>s fenêtres. Il est vrai que, cachée <strong>de</strong>rrière unepersienne <strong>de</strong> son appartement, Clélia avait suivi avec angoisse tous les mouvements<strong>de</strong>s ouvriers; elle avait fort bien vu la mortelle inquiétu<strong>de</strong> <strong>de</strong> Fabrice, mais n'en avaitpas moins eu le courage <strong>de</strong> tenir la promesse qu'elle s'était faite .Clélia était une petite sectaire <strong>de</strong> libéralisme; dans sa première jeunesse elle avait prisau sérieux tous les propos <strong>de</strong> libéralisme qu'elle entendait dans la société <strong>de</strong> son père,lequel ne songeait qu'à se faire une position; elle était partie <strong>de</strong> là pour prendre enmépris et presque en horreur le caractère flexible du courtisan: <strong>de</strong> là son antipathiepour le mariage. Depuis l'arrivée <strong>de</strong> Fabrice, elle était bourrelée <strong>de</strong> remords: Voilà, sedisait-elle, que mon indigne coeur se met du parti <strong>de</strong>s gens qui veulent trahir monpère! il ose me faire le geste <strong>de</strong> scier une porte!... Mais, se dit-elle aussitôt l'âme182


navrée, toute la ville parle <strong>de</strong> sa mort prochaine! Demain peut être le jour fatal! avecles monstres qui nous gouvernent, quelle chose au mon<strong>de</strong> n'est pas possible! Quelledouceur, quelle sérénité héroïque dans ces yeux qui peut-être vont se fermer! Dieu!quelles ne doivent pas être les angoisses <strong>de</strong> la duchesse! aussi on la dit tout à fait audésespoir. Moi j'irais poignar<strong>de</strong>r le prince, <strong>com</strong>me l'héroïque Charlotte Corday.Pendant toute cette troisième journée <strong>de</strong> sa prison Fabrice fut outré <strong>de</strong> colère, maisuniquement <strong>de</strong> ne pas avoir vu reparaître Clélia. Colère pour colère, j'aurais dû lui direque je l'aimais, s'écriait-il; car il en était arrivé à cette découverte. Non, ce n'est pointpar gran<strong>de</strong>ur d'âme que je ne songe pas à la prison et que je fais mentir la prophétie<strong>de</strong> Blanès, tant d'honneur ne m'appartient point. Malgré moi je songe à ce regard <strong>de</strong>douce pitié que Clélia laissa tomber sur moi lorsque les gendarmes m'emmenaient ducorps <strong>de</strong> gar<strong>de</strong>; ce regard a effacé toute ma vie passée. Qui m'eût dit que jetrouverais <strong>de</strong>s yeux si doux en un tel lieu! et au moment où j'avais les regards salispar la physionomie <strong>de</strong> Barbone et par celle <strong>de</strong> M. le général gouverneur.Le ciel parut au milieu <strong>de</strong> ces êtres vils. Et <strong>com</strong>ment faire pour ne pas aimer la beautéet chercher à la revoir? Non, ce n'est point par gran<strong>de</strong>ur d'âme que je suis indifférentà toutes les petites vexations dont la prison m'accable. L'imagination <strong>de</strong> Fabrice,parcourant rapi<strong>de</strong>ment toutes les possibilités, arriva à celle d'être mis en liberté. Sansdoute l'amitié <strong>de</strong> la duchesse fera <strong>de</strong>s miracles pour moi. Eh bien! je ne la remercierais<strong>de</strong> la liberté que du bout <strong>de</strong>s lèvres; ces lieux ne sont point <strong>de</strong> ceux où l'on revient!une fois hors <strong>de</strong> prison, séparés <strong>de</strong> sociétés <strong>com</strong>me nous le sommes, je ne reverraispresque jamais Clélia! Et, dans le fait, quel mal me fait la prison? Si Clélia daignait nepas m'accabler <strong>de</strong> sa colère, qu'aurais-je à <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r au ciel?Le soir <strong>de</strong> ce jour où il n'avait pas vu sa jolie voisine, il eut une gran<strong>de</strong> idée: avec lacroix <strong>de</strong> fer du chapelet que l'on distribue à tous les prisonniers à leur entrée enprison, il <strong>com</strong>mença, et avec succès, à percer l'abat-jour. C'est peut-être uneimpru<strong>de</strong>nce, se dit-il avant <strong>de</strong> <strong>com</strong>mencer. Les menuisiers n'ont-ils pas dit <strong>de</strong>vant moique, dès <strong>de</strong>main, ils seront remplacés par les ouvriers peintres? Que diront ceux-cis'ils trouvent l'abat-jour <strong>de</strong> la fenêtre percé? Mais si je ne <strong>com</strong>mets cette impru<strong>de</strong>nce,<strong>de</strong>main je ne puis la voir. Quoi! par ma faute je resterais un jour sans la voir! etencore quand elle m'a quitté fâchée! L'impru<strong>de</strong>nce <strong>de</strong> Fabrice fut ré<strong>com</strong>pensée; aprèsquinze heures <strong>de</strong> travail, il vit Clélia, et, par excès <strong>de</strong> bonheur, <strong>com</strong>me elle ne croyaitpoint être aperçue <strong>de</strong> lui, elle resta longtemps immobile et le regard fixé sur cetimmense abat-jour; il eut tout le temps <strong>de</strong> lire dans ses yeux les signes <strong>de</strong> la pitié laplus tendre. Sur la fin <strong>de</strong> la visite elle négligeait même évi<strong>de</strong>mment les soins à donnerà ses oiseaux, pour rester <strong>de</strong>s minutes entières immobile à contempler la fenêtre. Sonâme était profondément troublée; elle songeait à la duchesse dont l'extrême malheurlui avait inspiré tant <strong>de</strong> pitié, et cependant elle <strong>com</strong>mençait à la haïr. Elle ne<strong>com</strong>prenait rien à la profon<strong>de</strong> mélancolie qui s'emparait <strong>de</strong> son caractère, elle avait <strong>de</strong>l'humeur contre elle-même. Deux ou trois fois, pendant le cours <strong>de</strong> cette visite,Fabrice eut l'impatience <strong>de</strong> chercher à ébranler l'abat-jour; il lui semblait qu'il n'étaitpas heureux tant qu'il ne pouvait pas témoigner à Clélia qu'il la voyait. Cependant, sedisait-il, si elle savait que je l'aperçois avec autant <strong>de</strong> facilité, timi<strong>de</strong> et réservée<strong>com</strong>me elle l'est, sans doute elle se déroberait à mes regards.Il fut bien plus heureux le len<strong>de</strong>main (<strong>de</strong> quelles misères l'amour ne fait-il pas sonbonheur!): pendant qu'elle regardait tristement l'immense abat-jour, il parvint à fairepasser un petit morceau <strong>de</strong> fil <strong>de</strong> fer par l'ouverture que la croix <strong>de</strong> fer avait pratiquée,et il lui fit <strong>de</strong>s signes qu'elle <strong>com</strong>prit évi<strong>de</strong>mment, du moins dans ce sens qu'ilsvoulaient dire: je suis là et je vous vois.183


Fabrice eut du malheur les jours suivants. Il voulait enlever à l'abat-jour colossal unmorceau <strong>de</strong> planche grand <strong>com</strong>me la main, que l'on pourrait remettre à volonté et quilui permettrait <strong>de</strong> voir et d'être vu, c'est-à-dire <strong>de</strong> parler, par signes du moins, <strong>de</strong> cequi se passait dans son âme; mais il se trouva que le bruit <strong>de</strong> la petite scie fortimparfaite qu'il avait fabriquée avec le ressort <strong>de</strong> sa montre ébréché par la croix,inquiétait Grillo qui venait passer <strong>de</strong> longues heures dans sa chambre. Il crutremarquer, il est vrai, que la sévérité <strong>de</strong> Clélia semblait diminuer à mesurequ'augmentaient les difficultés matérielles qui s'opposaient à toute correspondance;Fabrice observa fort bien qu'elle n'affectait plus <strong>de</strong> baisser les yeux ou <strong>de</strong> regar<strong>de</strong>r lesoiseaux quand il essayait <strong>de</strong> lui donner signe <strong>de</strong> présence à l'ai<strong>de</strong> <strong>de</strong> son chétifmorceau <strong>de</strong> fil <strong>de</strong> fer; il avait le plaisir <strong>de</strong> voir qu'elle ne manquait jamais à paraîtredans la volière au moment précis où onze heures trois quarts sonnaient, et il eutpresque la présomption <strong>de</strong> se croire la cause <strong>de</strong> cette exactitu<strong>de</strong> si ponctuelle.Pourquoi? cette idée ne semble pas raisonnable; mais l'amour observe <strong>de</strong>s nuancesinvisibles à l'oeil indifférent, et en tire <strong>de</strong>s conséquences infinies. Par exemple, <strong>de</strong>puisque Clélia ne voyait plus le prisonnier, presque immédiatement en entrant dans lavolière, elle levait les yeux vers sa fenêtre. C'était dans ces journées funèbres oùpersonne dans <strong>Parme</strong> ne doutait que Fabrice ne fût bientôt mis à mort: lui seull'ignorait; mais cette affreuse idée ne quittait plus Clélia, et <strong>com</strong>ment se serait-elle fait<strong>de</strong>s reproches du trop d'intérêt qu'elle portait à Fabrice? il allait périr! et pour la cause<strong>de</strong> la liberté! car il était trop absur<strong>de</strong> <strong>de</strong> mettre à mort un <strong>de</strong>l Dongo pour un coupd'épée à un histrion. Il est vrai que cet aimable jeune homme était attaché à uneautre femme! Clélia était profondément malheureuse, et sans s'avouer bienprécisément le genre d'intérêt qu'elle prenait à son sort: Certes, se disait-elle, si on leconduit à la mort, je m'enfuirai dans un couvent, et <strong>de</strong> la vie je ne reparaîtrai danscette société <strong>de</strong> la cour, elle me fait horreur. Assassins polis!Le huitième jour <strong>de</strong> la prison <strong>de</strong> Fabrice, elle eut un bien grand sujet <strong>de</strong> honte: elleregardait fixement, et absorbée dans ses tristes pensées, l'abat-jour qui cachait lafenêtre du prisonnier; ce jour-là il n'avait encore donné aucun signe <strong>de</strong> présence: toutà coup un petit morceau d'abat-jour, plus grand que la main, fut retiré par lui; il laregarda d'un air gai, et elle vit ses yeux qui la saluaient. Elle ne put soutenir cetteépreuve inattendue, elle se retourna rapi<strong>de</strong>ment vers ses oiseaux et se mit à lessoigner; mais elle tremblait au point qu'elle versait l'eau qu'elle leur distribuait, etFabrice pouvait voir parfaitement son émotion; elle ne put supporter cette situation, etprit le parti <strong>de</strong> se sauver en courant.Ce moment fut le plus beau <strong>de</strong> la vie <strong>de</strong> Fabrice, sans aucune <strong>com</strong>paraison. Avec quelstransports il eût refusé la liberté, si on la lui eût offerte en cet instant!Le len<strong>de</strong>main fut le jour <strong>de</strong> grand désespoir <strong>de</strong> la duchesse. Tout le mon<strong>de</strong> tenait poursûr dans la ville que c'en était fait <strong>de</strong> Fabrice; Clélia n'eut pas le triste courage <strong>de</strong> luimontrer une dureté qui n'était pas dans son coeur, elle passa une heure et <strong>de</strong>mie à lavolière, regarda tous ses signes, et souvent lui répondit, au moins par l'expression <strong>de</strong>l'intérêt le plus vif et le plus sincère; elle le quittait <strong>de</strong>s instants pour lui cacher seslarmes. Sa coquetterie <strong>de</strong> femme sentait bien vivement l'imperfection du langageemployé: si l'on se fût parlé, <strong>de</strong> <strong>com</strong>bien <strong>de</strong> façons différentes n'eût-elle pas puchercher à <strong>de</strong>viner quelle était précisément la nature <strong>de</strong>s sentiments que Fabrice avaitpour la duchesse! Clélia ne pouvait presque plus se faire d'illusion, elle avait <strong>de</strong> lahaine pour Mme Sanseverina.Une nuit Fabrice vint à penser un peu sérieusement à sa tante: il fut étonné, il eutpeine à reconnaître son image, le souvenir qu'il conservait d'elle avait totalementchangé; pour lui, à cette heure, elle avait cinquante ans.184


- Grand Dieu! s'écria-t-il avec enthousiasme, que je fus bien inspiré <strong>de</strong> ne pas lui direque je l'aimais! II en était au point <strong>de</strong> ne presque plus pouvoir <strong>com</strong>prendre <strong>com</strong>ment ill'avait trouvée si jolie. Sous ce rapport, la petite Marietta lui faisait une impression <strong>de</strong>changement moins sensible: c'est que jamais il ne s'était figuré que son âme fût <strong>de</strong>quelque chose dans l'amour pour la Marietta, tandis que souvent il avait cru que sonâme tout entière appartenait à la duchesse. <strong>La</strong> duchesse d'A... et la Marietta luifaisaient l'effet maintenant <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux jeunes colombes dont tout le charme serait dansla faiblesse et dans l'innocence, tandis que l'image sublime <strong>de</strong> Clélia Conti, ens'emparant <strong>de</strong> toute son âme, allait jusqu'à lui donner <strong>de</strong> la terreur. Il sentait tropbien que l'éternel bonheur <strong>de</strong> sa vie allait le forcer <strong>de</strong> <strong>com</strong>pter avec la fille dugouverneur, et qu'il était en son pouvoir <strong>de</strong> faire <strong>de</strong> lui le plus malheureux <strong>de</strong>shommes. Chaque jour il craignait mortellement <strong>de</strong> voir se terminer tout à coup, par uncaprice sans appel <strong>de</strong> sa volonté, cette sorte <strong>de</strong> vie singulière et délicieuse qu'iltrouvait auprès d'elle; toutefois, elle avait déjà rempli <strong>de</strong> félicité les <strong>de</strong>ux premiersmois <strong>de</strong> sa prison. C'était le temps où, <strong>de</strong>ux fois la semaine, le général Fabio Contidisait au prince: Je puis donner ma parole d'honneur à Votre Altesse que le prisonnier<strong>de</strong>l Dongo ne parle à âme qui vive, et passe sa vie dans l'accablement du plus profonddésespoir, ou à dormir.Clélia venait <strong>de</strong>ux ou trois fois le jour voir ses oiseaux, quelquefois pour <strong>de</strong>s instants:si Fabrice ne l'eût pas tant aimée, il eût bien vu qu'il était aimé; mais il avait <strong>de</strong>sdoutes mortels à cet égard. Clélia avait fait placer un piano dans la volière. Tout enfrappant les touches, pour que le son <strong>de</strong> l'instrument pût rendre <strong>com</strong>pte <strong>de</strong> saprésence et occupât les sentinelles qui se promenaient sous ses fenêtres, ellerépondait <strong>de</strong>s yeux aux questions <strong>de</strong> Fabrice. Sur un seul sujet elle ne faisait jamais<strong>de</strong> réponse, et même dans les gran<strong>de</strong>s occasions, prenait la fuite, et quelquefoisdisparaissait pour une journée entière; c'était lorsque les signes <strong>de</strong> Fabrice indiquaient<strong>de</strong>s sentiments dont il était trop difficile <strong>de</strong> ne pas <strong>com</strong>prendre l'aveu: elle étaitinexorable sur ce point.Ainsi, quoique étroitement resserré dans une assez petite cage, Fabrice avait une viefort occupée; elle était employée tout entière à chercher la solution <strong>de</strong> ce problème siimportant: M'aime-t-elle? Le résultat <strong>de</strong> milliers d'observations sans cesserenouvelées, mais aussi sans cesse mises en doute, était ceci: Tous ses gestesvolontaires disent non, mais ce qui est involontaire dans le mouvement <strong>de</strong> ses yeuxsemble avouer qu'elle prend <strong>de</strong> l'amitié pour moi.Clélia espérait bien ne jamais arriver à un aveu, et c'est pour éloigner ce péril qu'elleavait repoussé, avec une colère excessive, une prière que Fabrice lui avait adresséeplusieurs fois. <strong>La</strong> misère <strong>de</strong>s ressources employées par le pauvre prisonnier aurait dû,ce semble, inspirer à Clélia plus <strong>de</strong> pitié. Il voulait correspondre avec elle au moyen <strong>de</strong>caractères qu'il traçait sur sa main avec un morceau <strong>de</strong> charbon dont il avait fait laprécieuse découverte dans son poêle; il aurait formé les mots lettre à lettre,successivement. Cette invention eût doublé les moyens <strong>de</strong> conversation en ce qu'elleeût permis <strong>de</strong> dire <strong>de</strong>s choses précises. Sa fenêtre était éloignée <strong>de</strong> celle <strong>de</strong> Cléliad'environ vingt-cinq pieds; il eût été trop chanceux <strong>de</strong> se parler par-<strong>de</strong>ssus la tête <strong>de</strong>ssentinelles se promenant <strong>de</strong>vant le palais du gouverneur. Fabrice doutait d'être aimé;s'il eût eu quelque expérience <strong>de</strong> l'amour, il ne lui fût pas resté <strong>de</strong> doutes: mais jamaisfemme n'avait occupé son coeur; il n'avait, du reste, aucun soupçon d'un secret quil'eût mis au désespoir s'il l'eût connu; il était gran<strong>de</strong>ment question du mariage <strong>de</strong>Clélia Conti avec le marquis Crescenzi, l'homme le plus riche <strong>de</strong> la cour.Chapitre XIX185


L'ambition du général Fabio Conti, exaltée jusqu'à la folie par les embarras quivenaient se placer au milieu <strong>de</strong> la carrière du premier ministre Mosca, et quisemblaient annoncer sa chute, l'avait porté à faire <strong>de</strong>s scènes violentes à sa fille; il luirépétait sans cesse, et avec colère, qu'elle cassait le cou à sa fortune si elle ne sedéterminait enfin à faire un choix; à vingt ans passés il était temps <strong>de</strong> prendre unparti; cet état d'isolement cruel, dans lequel son obstination déraisonnable plongeait legénéral, <strong>de</strong>vait cesser à la fin, etc., etc.C'était d'abord pour se soustraire à ces accès d'humeur <strong>de</strong> tous les instants que Clélias'était réfugiée dans la volière; on n'y pouvait arriver que par un petit escalier <strong>de</strong> boisfort in<strong>com</strong>mo<strong>de</strong>, et dont la goutte faisait un obstacle sérieux pour le gouverneur.Depuis quelques semaines, l'âme <strong>de</strong> Clélia était tellement agitée, elle savait si peuelle-même ce qu'elle <strong>de</strong>vait désirer, que, sans donner précisément une parole à sonpère, elle s'était presque laissé engager. Dans un <strong>de</strong> ses accès <strong>de</strong> colère, le générals'était écrié qu'il saurait bien l'envoyer s'ennuyer dans le couvent le plus triste <strong>de</strong><strong>Parme</strong>, et que, là, il la laisserait se morfondre jusqu'à ce qu'elle daignât faire un choix.- Vous savez que notre maison, quoique fort ancienne, ne réunit pas six mille livres <strong>de</strong>rente, tandis que la fortune du marquis Crescenzi s'élève à plus <strong>de</strong> cent mille écus paran. Tout le mon<strong>de</strong> à la cour s'accor<strong>de</strong> à lui reconnaître le caractère le plus doux;jamais il n'a donné <strong>de</strong> sujet <strong>de</strong> plainte à personne; il est fort bel homme, jeune, fortbien vu du prince, et je dis qu'il faut être folle à lier pour repousser ses hommages. Sice refus était le premier, je pourrais peut-être le supporter; mais voici cinq ou sixpartis, et <strong>de</strong>s premiers <strong>de</strong> la cour, que vous refusez, <strong>com</strong>me une petite sotte que vousêtes. Et que <strong>de</strong>viendriez-vous, je vous prie, si j'étais mis à la <strong>de</strong>mi-sol<strong>de</strong>? queltriomphe pour mes ennemis, si l'on me voyait logé dans quelque second étage, moidont il a été si souvent question pour le ministre! Non, morbleu! voici assez <strong>de</strong> tempsque ma bonté me fait jouer le rôle d'un Cassandre. Vous allez me fournir quelqueobjection valable contre ce pauvre marquis Crescenzi, qui a la bonté d'être amoureux<strong>de</strong> vous, <strong>de</strong> vouloir vous épouser sans dot, et <strong>de</strong> vous assigner un douaire <strong>de</strong> trentemille livres <strong>de</strong> rente, avec lequel du moins je pourrai me loger; vous allez me parlerraisonnablement, ou, morbleu! vous l'épousez dans <strong>de</strong>ux mois!...Un seul mot <strong>de</strong> tout ce discours avait frappé Clélia, c'était la menace d'être mise aucouvent, et par conséquent éloignée <strong>de</strong> la cita<strong>de</strong>lle, et au moment encore où la vie <strong>de</strong>Fabrice semblait ne tenir qu'à un fil, car il ne se passait pas <strong>de</strong> mois que le bruit <strong>de</strong> samort prochaine ne courût <strong>de</strong> nouveau à la ville et à la cour. Quelque raisonnementqu'elle se fît, elle ne put se déterminer à courir cette chance: Être séparée <strong>de</strong> Fabrice,et au moment où elle tremblait pour sa vie! c'était à ses yeux le plus grand <strong>de</strong>s maux,c'en était du moins le plus immédiat.Ce n'est pas que, même en n'étant pas éloignée <strong>de</strong> Fabrice, son coeur trouvât laperspective du bonheur; elle le croyait aimé <strong>de</strong> la duchesse, et son âme était déchiréepar une jalousie mortelle. Sans cesse elle songeait aux avantages <strong>de</strong> cette femme sigénéralement admirée. L'extrême réserve qu'elle s'imposait envers Fabrice, le langage<strong>de</strong>s signes dans lequel elle l'avait confiné, <strong>de</strong> peur <strong>de</strong> tomber dans quelqueindiscrétion, tout semblait se réunir pour lui ôter les moyens d'arriver à quelqueéclaircissement sur sa manière d'être avec la duchesse. Ainsi, chaque jour, elle sentaitplus cruellement l'affreux malheur d'avoir une rivale dans le coeur <strong>de</strong> Fabrice, etchaque jour elle osait moins s'exposer au danger <strong>de</strong> lui donner l'occasion <strong>de</strong> dire toutela vérité sur ce qui se passait dans ce coeur. Mais quel charme cependant <strong>de</strong>186


l'entendre faire l'aveu <strong>de</strong> ses sentiments vrais! quel bonheur pour Clélia <strong>de</strong> pouvoiréclaircir les soupçons affreux qui empoisonnaient sa vie!Fabrice était léger; à Naples, il avait la réputation <strong>de</strong> changer assez facilement <strong>de</strong>maîtresse. Malgré toute la réserve imposée au rôle d'une <strong>de</strong>moiselle, <strong>de</strong>puis qu'elleétait chanoinesse et qu'elle allait à la cour, Clélia, sans interroger jamais, mais enécoutant avec attention, avait appris à connaître la réputation que s'étaient faite lesjeunes gens qui avaient successivement recherché sa main; eh bien! Fabrice, <strong>com</strong>paréà tous ces jeunes gens, était celui qui portait le plus <strong>de</strong> légèreté dans ses relations <strong>de</strong>coeur. Il était en prison, il s'ennuyait, il faisait la cour à l'unique femme à laquelle ilpût parler; quoi <strong>de</strong> plus simple? quoi même <strong>de</strong> plus <strong>com</strong>mun? et c'était ce qui désolaitClélia. Quand même, par une révélation <strong>com</strong>plète, elle eût appris que Fabrice n'aimaitplus la duchesse, quelle confiance pouvait-elle avoir dans ses paroles? quand mêmeelle eût cru à la sincérité <strong>de</strong> ses discours, quelle confiance eût-elle pu avoir dans ladurée <strong>de</strong> ses sentiments? Et enfin, pour achever <strong>de</strong> porter le désespoir dans soncoeur, Fabrice n'était-il pas déjà fort avancé dans la carrière ecclésiastique? n'était-ilpas à la veille <strong>de</strong> se lier par <strong>de</strong>s voeux éternels? Les plus gran<strong>de</strong>s dignités nel'attendaient-elles pas dans ce genre <strong>de</strong> vie? S'il me restait la moindre lueur <strong>de</strong> bonsens, se disait la malheureuse Clélia, ne <strong>de</strong>vrais-je pas prendre la fuite? ne <strong>de</strong>vrais-jepas supplier mon père <strong>de</strong> m'enfermer dans quelque couvent fort éloigné? Et pour<strong>com</strong>ble <strong>de</strong> misère, c'est précisément la crainte d'être éloignée <strong>de</strong> la cita<strong>de</strong>lle etrenfermée dans un couvent qui dirige toute ma conduite! C'est cette crainte qui meforce à dissimuler, qui m'oblige au hi<strong>de</strong>ux et déshonorant mensonge <strong>de</strong> feindred'accepter les soins et les attentions publiques du marquis Crescenzi.Le caractère <strong>de</strong> Clélia était profondément raisonnable; en toute sa vie elle n'avait paseu à se reprocher une démarche inconsidérée, et sa conduite en cette occurrence étaitle <strong>com</strong>ble <strong>de</strong> la déraison: on peut juger <strong>de</strong> ses souffrances!... Elles étaient d'autantplus cruelles qu'elle ne se faisait aucune illusion. Elle s'attachait à un homme qui étaitéperdument aimé <strong>de</strong> la plus belle femme <strong>de</strong> la cour, d'une femme qui, à tant <strong>de</strong> titres,était supérieure à elle Clélia! Et cet homme même, eût-il été libre, n'était pas capabled'un attachement sérieux, tandis qu'elle, <strong>com</strong>me elle le sentait trop bien, n'auraitjamais qu'un seul attachement dans la vie.C'était donc le coeur agité <strong>de</strong>s plus affreux remords que tous les jours Clélia venait àla volière: portée en ce lieu <strong>com</strong>me malgré elle, son inquiétu<strong>de</strong> changeait d'objet et<strong>de</strong>venait moins cruelle, les remords disparaissaient pour quelques instants; elle épiait,avec <strong>de</strong>s battements <strong>de</strong> coeur indicibles, les moments où Fabrice pouvait ouvrir lasorte <strong>de</strong> vasistas par lui pratiqué dans l'immense abat-jour qui masquait sa fenêtre.Souvent la présence du geôlier Grillo dans sa chambre l'empêchait <strong>de</strong> s'entretenir parsignes avec son amie.Un soir, sur les onze heures, Fabrice entendit <strong>de</strong>s bruits <strong>de</strong> la nature la plus étrangedans la cita<strong>de</strong>lle: <strong>de</strong> nuit, en se couchant sur la fenêtre et sortant la tête hors duvasistas, il parvenait à distinguer les bruits un peu forts qu'on faisait dans le gran<strong>de</strong>scalier, dit <strong>de</strong>s trois cents marches, lequel conduisait <strong>de</strong> la première cour dansl'intérieur <strong>de</strong> la tour ron<strong>de</strong>, à l'esplana<strong>de</strong> en pierre sur laquelle on avait construit lepalais du gouverneur et la prison Farnèse où il se trouvait.Vers le milieu <strong>de</strong> son développement, à cent quatre-vingts marches d'élévation, cetescalier passait du côté méridional d'une vaste cour, au côté du nord; là se trouvait unpont en fer fort léger et fort étroit, au milieu duquel était établi un portier. On relevaitcet homme toutes les six heures, et il était obligé <strong>de</strong> se lever et d'effacer le corps pourque l'on pût passer sur le pont qu'il gardait, et par lequel seul on pouvait parvenir au187


palais du gouverneur et à la tour Farnèse. Il suffisait <strong>de</strong> donner <strong>de</strong>ux tours à unressort, dont le gouverneur portait la clef sur lui, pour précipiter ce pont <strong>de</strong> fer dans lacour, à une profon<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> plus <strong>de</strong> cent pieds; cette simple précaution prise, <strong>com</strong>me iln'y avait pas d'autre escalier dans toute la cita<strong>de</strong>lle, et que tous les soirs à minuit unadjudant rapportait chez le gouverneur, et dans un cabinet auquel on entrait par sachambre, les cor<strong>de</strong>s <strong>de</strong> tous les puits, il restait <strong>com</strong>plètement inaccessible dans sonpalais, et il eût été également impossible à qui que ce fût d'arriver à la tour Farnèse.C'est ce que Fabrice avait parfaitement bien remarqué le jour <strong>de</strong> son entrée à lacita<strong>de</strong>lle, et ce que Grillo, qui <strong>com</strong>me tous les geôliers aimait à vanter sa prison, luiavait plusieurs fois expliqué: ainsi il n'avait guère d'espoir <strong>de</strong> se sauver. Cependant ilse souvenait d'une maxime <strong>de</strong> l'abbé Blanès: " L'amant songe plus souvent à arriver àsa maîtresse que le mari à gar<strong>de</strong>r sa femme; le prisonnier songe plus souvent à sesauver, que le geôlier à fermer sa porte; donc, quels que soient les obstacles, l'amantet le prisonnier doivent réussir. "Ce soir-là Fabrice entendait fort distinctement un grand nombre d'hommes passer surle pont en fer, dit le pont <strong>de</strong> l'esclave, parce que jadis un esclave dalmate avait réussià se sauver, en précipitant le gardien du pont dans la cour.On vient faire ici un enlèvement, on va peut-être me mener pendre; mais il peut yavoir du désordre, il s'agit d'en profiter. Il avait pris ses armes, il retirait déjà <strong>de</strong> l'or<strong>de</strong> quelques-unes <strong>de</strong> ses cachettes, lorsque tout à coup il s'arrêta.- L'homme est un plaisant animal, s'écria-t-il, il faut en convenir! Que dirait unspectateur invisible qui verrait mes préparatifs? Est-ce que par hasard je veux mesauver? Que <strong>de</strong>viendrais-je le len<strong>de</strong>main du jour où je serais <strong>de</strong> retour à <strong>Parme</strong>? estceque je ne ferais pas tout au mon<strong>de</strong> pour revenir auprès <strong>de</strong> Clélia? S'il y a dudésordre, profitons-en pour me glisser dans le palais du gouverneur; peut-être jepourrai parler à Clélia, peut-être autorisé par le désordre j'oserai lui baiser la main. Legénéral Conti, fort défiant <strong>de</strong> sa nature, et non moins vaniteux, fait gar<strong>de</strong>r son palaispar cinq sentinelles, une à chaque angle du bâtiment, et une cinquième à la ported'entrée, mais par bonheur la nuit est fort noire. À pas <strong>de</strong> loup, Fabrice alla vérifier ceque faisaient le geôlier Grillo et son chien: le geôlier était profondément endormi dansune peau <strong>de</strong> boeuf suspendue au plancher par quatre cor<strong>de</strong>s, et entourée d'un filetgrossier; le chien Fox ouvrit les yeux, se leva, et s'avança doucement vers Fabricepour le caresser.Notre prisonnier remonta légèrement les six marches qui conduisaient à sa cabane <strong>de</strong>bois; le bruit <strong>de</strong>venait tellement fort au pied <strong>de</strong> la tour Farnèse, et précisément <strong>de</strong>vantla porte, qu'il pensa que Grillo pourrait bien se réveiller. Fabrice, chargé <strong>de</strong> toutes sesarmes, prêt à agir, se croyait réservé cette nuit-là aux gran<strong>de</strong>s aventures, quand toutà coup il entendit <strong>com</strong>mencer la plus belle symphonie du mon<strong>de</strong>: c'était une séréna<strong>de</strong>que l'on donnait au général ou à sa fille. Il tomba dans un accès <strong>de</strong> rire fou: Et moi quisongeais déjà à donner <strong>de</strong>s coups <strong>de</strong> dague! <strong>com</strong>me si une séréna<strong>de</strong> n'était pas unechose infiniment plus ordinaire qu'un enlèvement nécessitant la présence <strong>de</strong> quatrevingtspersonnes dans une prison ou qu'une révolte! <strong>La</strong> musique était excellente etparut délicieuse à Fabrice, dont l'âme n'avait eu aucune distraction <strong>de</strong>puis tant <strong>de</strong>semaines; elle lui fit verser <strong>de</strong> bien douces larmes; dans son ravissement, il adressaitles discours les plus irrésistibles à la belle Clélia. Mais le len<strong>de</strong>main, à midi, il la trouvad'une mélancolie tellement sombre, elle était si pâle, elle dirigeait sur lui <strong>de</strong>s regardsoù il lisait quelquefois tant <strong>de</strong> colère, qu'il ne se sentit pas assez autorisé pour luiadresser une question sur la séréna<strong>de</strong>; il craignit d'être impoli.188


Clélia avait gran<strong>de</strong>ment raison d'être triste, c'était une séréna<strong>de</strong> que lui donnait lemarquis Crescenzi; une démarche aussi publique était en quelque sorte l'annonceofficielle du mariage. Jusqu'au jour même <strong>de</strong> la séréna<strong>de</strong>, et jusqu'à neuf heures dusoir, Clélia avait fait la plus belle résistance, mais elle avait eu la faiblesse <strong>de</strong> cé<strong>de</strong>r àla menace d'être envoyée immédiatement au couvent, qui lui avait été faite par sonpère.Quoi! je ne le verrais plus! s'était-elle dit en pleurant. C'est en vain que sa raison avaitajouté: Je ne le verrais plus cet être qui fera mon malheur <strong>de</strong> toutes les façons, je neverrais plus cet amant <strong>de</strong> la duchesse, je ne verrais plus cet homme léger qui a eu dixmaîtresses connues à Naples, et les a toutes trahies; je ne verrais plus ce jeuneambitieux qui, s'il survit à la sentence qui pèse sur lui, va s'engager dans les ordressacrés! Ce serait un crime pour moi <strong>de</strong> le regar<strong>de</strong>r encore lorsqu'il sera hors <strong>de</strong> cettecita<strong>de</strong>lle, et son inconstance naturelle m'en épargnera la tentation; car, que suis-jepour lui? un prétexte pour passer moins ennuyeusement quelques heures <strong>de</strong> chacune<strong>de</strong> ses journées <strong>de</strong> prison. Au milieu <strong>de</strong> toutes ces injures, Clélia vint à se souvenir dusourire avec lequel il regardait les gendarmes qui l'entouraient lorsqu'il sortait dubureau d'écrou pour monter à la tour Farnèse. Les larmes inondèrent ses yeux: Cherami, que ne ferais-je pas pour toi! Tu me perdras, je le sais, tel est mon <strong>de</strong>stin; je meperds moi-même d'une manière atroce en assistant ce soir à cette affreuse séréna<strong>de</strong>mais <strong>de</strong>main, à midi, je reverrai tes yeux!Ce fut précisément le len<strong>de</strong>main <strong>de</strong> ce jour où Clélia avait fait <strong>de</strong> si grands sacrificesau jeune prisonnier qu'elle aimait d'une passion si vive; ce fut le len<strong>de</strong>main <strong>de</strong> ce jouroù, voyant tous ses défauts, elle lui avait sacrifié sa vie, que Fabrice fut désespéré <strong>de</strong>sa froi<strong>de</strong>ur. Si même en n'employant que le langage si imparfait <strong>de</strong>s signes il eût faitla moindre violence à l'âme <strong>de</strong> Clélia, probablement elle n'eût pu retenir ses larmes, etFabrice eût obtenu l'aveu <strong>de</strong> tout ce qu'elle sentait pour lui, mais il manquait d'audace,il avait une trop mortelle crainte d'offenser Clélia, elle pouvait le punir d'une peine tropsévère. En d'autres termes, Fabrice n'avait aucune expérience du genre d'émotion quedonne une femme que l'on aime; c'était une sensation qu'il n'avait jamais éprouvée,même dans sa plus faible nuance. Il lui fallut huit jours, après celui <strong>de</strong> la séréna<strong>de</strong>,pour se remettre avec Clélia sur le pied accoutumé <strong>de</strong> bonne amitié. <strong>La</strong> pauvre filles'armait <strong>de</strong> sévérité, mourant <strong>de</strong> crainte <strong>de</strong> se trahir, et il semblait à Fabrice quechaque jour il était moins bien avec elle.Un jour, et il y avait alors près <strong>de</strong> trois mois que Fabrice était en prison sans avoir euaucune <strong>com</strong>munication quelconque avec le <strong>de</strong>hors, et pourtant sans se trouvermalheureux; Grillo était resté fort tard le matin dans sa chambre; Fabrice ne savait<strong>com</strong>ment le renvoyer, il était au désespoir; enfin midi et <strong>de</strong>mi avait déjà sonnélorsqu'il put ouvrir les <strong>de</strong>ux petites trappes d'un pied <strong>de</strong> haut qu'il avait pratiquées àl'abat-jour fatal.Clélia était <strong>de</strong>bout à la fenêtre <strong>de</strong> la volière, les yeux fixés sur celle <strong>de</strong> Fabrice; sestraits contractés exprimaient le plus violent désespoir. À peine vit-elle Fabrice, qu'ellelui fit signe que tout était perdu: elle se précipita à son piano et, feignant <strong>de</strong> chanterun récitatif <strong>de</strong> l'opéra alors à la mo<strong>de</strong>, elle lui dit, en phrases interrompues par ledésespoir et par la crainte d'être <strong>com</strong>prise par les sentinelles qui se promenaient sousla fenêtre." Grand Dieu! vous êtes encore en vie? Que ma reconnaissance est gran<strong>de</strong> envers leCiel! Barbone, ce geôlier dont vous punîtes l'insolence le jour <strong>de</strong> votre entrée ici, avaitdisparu, il n'était plus dans la cita<strong>de</strong>lle; avant-hier soir il est rentré, et <strong>de</strong>puis hier j'ailieu <strong>de</strong> croire qu'il cherche à vous empoisonner. Il vient rô<strong>de</strong>r dans la cuisine189


particulière du palais qui fournit vos repas. Je ne sais rien <strong>de</strong> sûr, mais ma femme <strong>de</strong>chambre croit que cette figure atroce ne vient dans les cuisines du palais que dans le<strong>de</strong>ssein <strong>de</strong> vous ôter la vie. Je mourais d'inquiétu<strong>de</strong> ne vous voyant point paraître, jevous croyais mort. Abstenez-vous <strong>de</strong> tout aliment jusqu'à nouvel avis, je vais fairel'impossible pour vous faire parvenir quelque peu <strong>de</strong> chocolat. Dans tous les cas, cesoir à neuf heures, si la bonté du Ciel veut que vous ayez un fil, ou que vous puissiezformer un ruban avec votre linge, laissez-le <strong>de</strong>scendre <strong>de</strong> votre fenêtre sur lesorangers, j'y attacherai une cor<strong>de</strong> que vous retirerez à vous, et à l'ai<strong>de</strong> <strong>de</strong> cette cor<strong>de</strong>je vous ferai passer du pain et du chocolat. "Fabrice avait conservé <strong>com</strong>me un trésor le morceau <strong>de</strong> charbon qu'il avait trouvé dansle poêle <strong>de</strong> sa chambre: il se hâta <strong>de</strong> profiter <strong>de</strong> l'émotion <strong>de</strong> Clélia, et d'écrire sur samain une suite <strong>de</strong> lettres dont l'apparition successive formait ces mots:" Je vous aime, et la vie ne m'est précieuse que parce que je vous vois; surtoutenvoyez-moi du papier et un crayon. "Ainsi que Fabrice l'avait espéré, l'extrême terreur qu'il lisait dans les traits <strong>de</strong> Cléliaempêcha la jeune fille <strong>de</strong> rompre l'entretien après ce mot si hardi, je vous aime; ellese contenta <strong>de</strong> témoigner beaucoup d'humeur. Fabrice eut l'esprit d'ajouter: Par legrand vent qu'il fait aujourd'hui, je n'entends que fort imparfaitement les avis quevous daignez me donner en chantant, le son du piano couvre la voix. Qu'est-ce quec'est, par exemple, que ce poison dont vous me parlez?À ce mot, la terreur <strong>de</strong> la jeune fille reparut tout entière; elle se mit à la hâte à tracer<strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s lettres à l'encre sur les pages d'un livre qu'elle déchira, et Fabrice futtransporté <strong>de</strong> joie en voyant enfin établi, après trois mois <strong>de</strong> soins, ce moyen <strong>de</strong>correspondance qu'il avait si vainement sollicité. Il n'eut gar<strong>de</strong> d'abandonner la petiteruse qui lui avait si bien réussi, il aspirait à écrire <strong>de</strong>s lettres, et feignait à chaqueinstant <strong>de</strong> ne pas bien saisir les mots dont Clélia exposait successivement à ses yeuxtoutes les lettres.Elle fut obligée <strong>de</strong> quitter la volière pour courir auprès <strong>de</strong> son père; elle craignait par<strong>de</strong>ssustout qu'il ne vînt l'y chercher; son génie soupçonneux n'eût point été contentdu grand voisinage <strong>de</strong> la fenêtre <strong>de</strong> cette volière et <strong>de</strong> l'abat-jour qui masquait celledu prisonnier. Clélia elle-même avait eu l'idée quelques moments auparavant, lorsquela non-apparition <strong>de</strong> Fabrice la plongeait dans une si mortelle inquiétu<strong>de</strong>, que l'onpourrait jeter une petite pierre enveloppée d'un morceau <strong>de</strong> papier vers la partiesupérieure <strong>de</strong> cet abat-jour; si le hasard voulait qu'en cet instant le geôlier chargé <strong>de</strong>la gar<strong>de</strong> <strong>de</strong> Fabrice ne se trouvât pas dans sa chambre, c'était un moyen <strong>de</strong>correspondance certain.Notre prisonnier se hâta <strong>de</strong> construire une sorte <strong>de</strong> ruban avec du linge; et le soir, unpeu après neuf heures, il entendit fort bien <strong>de</strong> petits coups frappés sur les caisses <strong>de</strong>sorangers qui se trouvaient sous sa fenêtre; il laissa glisser son ruban qui lui ramenaune petite cor<strong>de</strong> fort longue, à l'ai<strong>de</strong> <strong>de</strong> laquelle il retira d'abord une provision <strong>de</strong>chocolat, et ensuite, à son inexprimable satisfaction, un rouleau <strong>de</strong> papier et uncrayon. Ce fut en vain qu'il tendit la cor<strong>de</strong> ensuite, il ne reçut plus rien; apparemmentque les sentinelles s'étaient rapprochées <strong>de</strong>s orangers. Mais il était ivre <strong>de</strong> joie. Il sehâta d'écrire une lettre infinie à Clélia: à peine fut-elle terminée qu'il l'attacha à sacor<strong>de</strong> et la <strong>de</strong>scendit. Pendant plus <strong>de</strong> trois heures il attendit vainement qu'on vînt laprendre, et plusieurs fois la retira pour y faire <strong>de</strong>s changements. Si Clélia ne voit pasma lettre ce soir, se disait-il, tandis qu'elle est encore émue par ses idées <strong>de</strong> poison,peut-être <strong>de</strong>main matin rejettera-t-elle bien loin l'idée <strong>de</strong> recevoir une lettre.190


Le fait est que Clélia n'avait pu se dispenser <strong>de</strong> <strong>de</strong>scendre à la ville avec son père:Fabrice en eut presque l'idée en entendant, vers minuit et <strong>de</strong>mi rentrer la voiture dugénéral; il connaissait le pas <strong>de</strong>s chevaux. Quelle ne fut pas sa joie lorsque, quelquesminutes après avoir entendu le général traverser l'esplana<strong>de</strong> et les sentinelles luiprésenter les armes, il sentit s'agiter la cor<strong>de</strong> qu'il n'avait cessé <strong>de</strong> tenir autour dubras! On attachait un grand poids à cette cor<strong>de</strong>, <strong>de</strong>ux petites secousses lui donnèrentle signal <strong>de</strong> la retirer. Il eut assez <strong>de</strong> peine à faire passer au poids qu'il ramenait unecorniche extrêmement saillante qui se trouvait sous sa fenêtre.Cet objet qu'il avait eu tant <strong>de</strong> peine à faire remonter, c'était une carafe remplie d'eauet enveloppée dans un châle. Ce fut avec délices que ce pauvre jeune homme, quivivait <strong>de</strong>puis si longtemps dans une solitu<strong>de</strong> si <strong>com</strong>plète, couvrit ce châle <strong>de</strong> sesbaisers. Mais il faut renoncer à peindre son émotion lorsque enfin, après tant <strong>de</strong> joursd'espérance vaine, il découvrit un petit morceau <strong>de</strong> papier qui était attaché au châlepar une épingle." Ne buvez que <strong>de</strong> cette eau, vivez avec du chocolat; <strong>de</strong>main je ferai tout au mon<strong>de</strong>pour vous faire parvenir du pain, je le marquerai <strong>de</strong> tous les côtés avec <strong>de</strong> petitescroix tracées à l'encre. C'est affreux à dire, mais il faut que vous le sachiez, peut-êtreBarbone est-il chargé <strong>de</strong> vous empoisonner. Comment n'avez vous pas senti que lesujet que vous traitez dans votre lettre au crayon est fait pour me déplaire? Aussi jene vous écrirais pas sans le danger extrême qui vous menace. Je viens <strong>de</strong> voir laduchesse, elle se porte bien ainsi que le <strong>com</strong>te, mais elle est fort maigrie; nem'écrivez plus sur ce sujet: voudriez-vous me fâcher? "Ce fut un grand effort <strong>de</strong> vertu chez Clélia que d'écrire l'avant-<strong>de</strong>rnière ligne <strong>de</strong> cebillet. Tout le mon<strong>de</strong> prétendait, dans la société <strong>de</strong> la cour, que Mme Sanseverinaprenait beaucoup d'amitié pour le <strong>com</strong>te Baldi, ce si bel homme, l'ancien ami <strong>de</strong> lamarquise Raversi. Ce qu'il y avait <strong>de</strong> sûr, c'est qu'il s'était brouillé <strong>de</strong> la façon la plusscandaleuse avec cette marquise qui, pendant six ans, lui avait servi <strong>de</strong> mère et l'avaitétabli dans le mon<strong>de</strong>.Clélia avait été obligée <strong>de</strong> re<strong>com</strong>mencer ce petit mot écrit à la hâte, parce que dans lapremière rédaction il perçait quelque chose <strong>de</strong>s nouvelles amours que la malignitépublique supposait à la duchesse.- Quelle bassesse à moi! s'était-elle écriée: dire du mal à Fabrice <strong>de</strong> la femme qu'ilaime!...Le len<strong>de</strong>main matin, longtemps avant le jour, Grillo entra dans la chambre <strong>de</strong> Fabrice,y déposa un assez lourd paquet, et disparut sans mot dire. Ce paquet contenait unpain assez gros, garni <strong>de</strong> tous les côtés <strong>de</strong> petites croix tracées à la plume: Fabrice lescouvrit <strong>de</strong> baisers: il était amoureux. À côté du pain se trouvait un rouleau recouvertd'un grand nombre <strong>de</strong> doubles <strong>de</strong> papier; il renfermait six mille francs en sequins;enfin, Fabrice trouva un beau bréviaire tout neuf: une main qu'il <strong>com</strong>mençait àconnaître avait tracé ces mots à la marge:" Le poison! Prendre gar<strong>de</strong> à l'eau, au vin, à tout; vivre <strong>de</strong> chocolat, tâcher <strong>de</strong> fairemanger par le chien le dîner auquel on ne touchera pas; il ne faut pas paraîtreméfiant, l'ennemi chercherait un autre moyen. Pas d'étour<strong>de</strong>rie, au nom <strong>de</strong> Dieu! pas<strong>de</strong> légèreté! "191


Fabrice se hâta d'enlever ces caractères chéris qui pouvaient <strong>com</strong>promettre Clélia, et<strong>de</strong> déchirer un grand nombre <strong>de</strong> feuillets du bréviaire, à l'ai<strong>de</strong> <strong>de</strong>squels il fit plusieursalphabets; chaque lettre était proprement tracée avec du charbon écrasé délayé dansdu vin. Ces alphabets se trouvèrent secs lorsqu'à onze heures trois quarts Clélia parutà <strong>de</strong>ux pas en arrière <strong>de</strong> la fenêtre <strong>de</strong> la volière. <strong>La</strong> gran<strong>de</strong> affaire maintenant, se ditFabrice, c'est qu'elle consente à en faire usage. Mais, par bonheur, il se trouva qu'elleavait beaucoup <strong>de</strong> choses à dire au jeune prisonnier sur la tentatived'empoisonnement: un chien <strong>de</strong>s filles <strong>de</strong> service était mort pour avoir mangé un platqui lui était <strong>de</strong>stiné. Clélia, bien loin <strong>de</strong> faire <strong>de</strong>s objections contre l'usage <strong>de</strong>salphabets, en avait préparé un magnifique avec <strong>de</strong> l'encre. <strong>La</strong> conversation suivie parce moyen, assez in<strong>com</strong>mo<strong>de</strong> dans les premiers moments, ne dura pas moins d'uneheure et <strong>de</strong>mie, c'est-à-dire tout le temps que Clélia put rester à la volière. Deux outrois fois, Fabrice se permettant <strong>de</strong>s choses défendues, elle ne répondit pas, et allapendant un instant donner à ses oiseaux les soins nécessaires.Fabrice avait obtenu que, le soir, en lui envoyant <strong>de</strong> l'eau, elle lui ferait parvenir un<strong>de</strong>s alphabets tracés par elle avec <strong>de</strong> l'encre, et qui se voyait beaucoup mieux. Il nemanqua pas d'écrire une fort longue lettre dans laquelle il eut soin <strong>de</strong> ne point placer<strong>de</strong> choses tendres, du moins d'une façon qui pût offenser. Ce moyen lui réussit; salettre fut acceptée.Le len<strong>de</strong>main, dans la conversation par les alphabets, Clélia ne lui fit pas <strong>de</strong>reproches; elle lui apprit que le danger du poison diminuait; le Barbone avait étéattaqué et presque assommé par les gens qui faisaient la cour aux filles <strong>de</strong> cuisine dupalais du gouverneur, probablement il n'oserait plus reparaître dans les cuisines. Clélialui avoua que, pour lui, elle avait osé voler du contre-poison à son père; elle le luienvoyait: l'essentiel était <strong>de</strong> repousser à l'instant tout aliment auquel on trouveraitune saveur extraordinaire.Clélia avait fait beaucoup <strong>de</strong> questions à don Cesare, sans pouvoir découvrir d'oùprovenaient les six cents sequins reçus par Fabrice; dans tous les cas, c'était un signeexcellent; la sévérité diminuait.Cet épiso<strong>de</strong> du poison avança infiniment les affaires <strong>de</strong> notre prisonnier; toutefoisjamais il ne put obtenir le moindre aveu qui ressemblât à <strong>de</strong> l'amour, mais il avait lebonheur <strong>de</strong> vivre <strong>de</strong> la manière la plus intime avec Clélia. Tous les matins, et souventles soirs, il y avait une longue conversation avec les alphabets; chaque soir, à neufheures, Clélia acceptait une longue lettre, et quelquefois y répondait par quelquesmots; elle lui envoyait le journal et quelques livres; enfin, Grillo avait été amadoué aupoint d'apporter à Fabrice du pain et du vin, qui lui étaient remis journellement par lafemme <strong>de</strong> chambre <strong>de</strong> Clélia. Le geôlier Grillo en avait conclu que le gouverneurn'était pas d'accord avec les gens qui avaient chargé Barbone d'empoisonner le jeuneMonsignore, et il en était fort aise, ainsi que tous ses camara<strong>de</strong>s, car un proverbes'était établi dans la prison: il suffit <strong>de</strong> regar<strong>de</strong>r en face monsignore <strong>de</strong>l Dongo pourqu'il vous donne <strong>de</strong> l'argent.Fabrice était <strong>de</strong>venu fort pâle; le manque absolu d'exercice nuisait à sa santé; à celaprès, jamais il n'avait été aussi heureux. Le ton <strong>de</strong> la conversation était intime, etquelquefois fort gai, entre Clélia et lui. Les seuls moments <strong>de</strong> la vie <strong>de</strong> Clélia qui nefussent pas assiégés <strong>de</strong> prévisions funestes et <strong>de</strong> remords étaient ceux qu'elle passaità s'entretenir avec lui. Un jour elle eut l'impru<strong>de</strong>nce <strong>de</strong> lui dire:-J'admire votre délicatesse; <strong>com</strong>me je suis la fille du gouverneur, vous ne me parlezjamais du désir <strong>de</strong> recouvrer la liberté!192


- C'est que je me gar<strong>de</strong> bien d'avoir un désir aussi absur<strong>de</strong>, lui répondit Fabrice; unefois <strong>de</strong> retour à <strong>Parme</strong>, <strong>com</strong>ment vous reverrais-je? et la vie me serait désormaisinsupportable si je ne pouvais vous dire tout ce que je pense... non, pas précisémenttout ce que je pense, vous y mettez bon ordre; mais enfin, malgré votre méchanceté,vivre sans vous voir tous les jours serait pour moi un bien autre supplice que cetteprison! <strong>de</strong> la vie je ne fus aussi heureux!... N'est-il pas plaisant <strong>de</strong> voir que le bonheurm'attendait en prison?- Il y a bien <strong>de</strong>s choses à dire sur cet article répondit Clélia d'un air qui <strong>de</strong>vint tout àcoup excessivement sérieux et presque sinistre.- Comment! s'écria Fabrice fort alarmé, serais-je exposé à perdre cette place si petiteque j'ai pu gagner dans votre coeur, et qui fait ma seule joie en ce mon<strong>de</strong>?- Oui, lui dit-elle, j'ai tout lieu <strong>de</strong> croire que vous manquez <strong>de</strong> probité envers moi,quoique passant d'ailleurs dans le mon<strong>de</strong> pour fort galant homme; mais je ne veuxpas traiter ce sujet aujourd'hui.Cette ouverture singulière jeta beaucoup d'embarras dans leur conversation, etsouvent l'un et l'autre eurent les larmes aux yeux.Le fiscal général Rassi aspirait toujours à changer <strong>de</strong> nom; il était bien las <strong>de</strong> celuiqu'il s'était fait, et voulait <strong>de</strong>venir baron Riva. Le <strong>com</strong>te Mosca, <strong>de</strong> son côté, travaillait,avec toute l'habileté dont il était capable, à fortifier chez ce juge vendu la passion <strong>de</strong>la baronnie, <strong>com</strong>me il cherchait à redoubler chez le prince la folle espérance <strong>de</strong> sefaire roi constitutionnel <strong>de</strong> la Lombardie. C'étaient les seuls moyens qu'il eût puinventer <strong>de</strong> retar<strong>de</strong>r la mort <strong>de</strong> Fabrice.Le prince disait à Rassi:- Quinze jours <strong>de</strong> désespoir et quinze jours d'espérance, c'est par ce régimepatiemment suivi que nous parviendrons à vaincre le caractère <strong>de</strong> cette femmealtière; c'est par ces alternatives <strong>de</strong> douceur et <strong>de</strong> dureté que l'on arrive à dompter leschevaux les plus féroces. Appliquez le caustique ferme.En effet, tous les quinze jours on voyait renaître dans <strong>Parme</strong> un nouveau bruitannonçant la mort prochaine <strong>de</strong> Fabrice. Ces propos plongeaient la malheureuseduchesse dans le <strong>de</strong>rnier désespoir. Fidèle à la résolution <strong>de</strong> ne pas entraîner le <strong>com</strong>tedans sa ruine, elle ne le voyait que <strong>de</strong>ux fois par mois; mais elle était punie <strong>de</strong> sacruauté envers ce pauvre homme par les alternatives continuelles <strong>de</strong> sombredésespoir où elle passait sa vie. En vain le <strong>com</strong>te Mosca, surmontant la jalousie cruelleque lui inspiraient les assiduités du <strong>com</strong>te Baldi, ce si bel homme, écrivait à laduchesse quand il ne pouvait la voir, et lui donnait connaissance <strong>de</strong> tous lesrenseignements qu'il <strong>de</strong>vait au zèle du futur baron Riva, la duchesse aurait eu besoin,pour pouvoir résister aux bruits atroces qui couraient sans cesse sur Fabrice <strong>de</strong> passersa vie avec un homme d'esprit et <strong>de</strong> coeur tel que Mosca; la nullité du Baldi, lalaissant à ses pensées, lui donnait une façon d'exister affreuse, et le <strong>com</strong>te ne pouvaitparvenir à lui <strong>com</strong>muniquer ses raisons d'espérer.Au moyen <strong>de</strong> divers prétextes assez ingénieux, ce ministre était parvenu à faireconsentir le prince à ce que l'on déposât dans un château ami, au centre même <strong>de</strong> laLombardie, dans les environs <strong>de</strong> Sarono, les archives <strong>de</strong> toutes les intrigues fort193


<strong>com</strong>pliquées au moyen <strong>de</strong>squelles Ranuce-Ernest IV nourrissait l'espérance archifolle<strong>de</strong> se faire roi constitutionnel <strong>de</strong> ce beau pays.Plus <strong>de</strong> vingt <strong>de</strong> ces pièces fort <strong>com</strong>promettantes étaient <strong>de</strong> la main du prince ousignées par lui, et dans le cas où la vie <strong>de</strong> Fabrice serait sérieusement menacée, le<strong>com</strong>te avait le projet d'annoncer à Son Altesse qu'il allait livrer ces pièces à unegran<strong>de</strong> puissance qui d'un mot pouvait l'anéantir.Le <strong>com</strong>te Mosca se croyait sûr du futur baron Riva, il ne craignait que le poison; latentative <strong>de</strong> Barbone l'avait profondément alarmé, et à un tel point qu'il s'étaitdéterminé à hasar<strong>de</strong>r une démarche folle en apparence. Un matin il passa à la porte<strong>de</strong> la cita<strong>de</strong>lle, et fit appeler le général Fabio Conti qui <strong>de</strong>scendit jusque sur le bastionau-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> la porte; là, se promenant amicalement avec lui, il n'hésita pas à lui dire,après une petite préface aigre-douce et convenable:- Si Fabrice périt d'une façon suspecte, cette mort pourra m'être attribuée, je passeraipour un jaloux, ce serait pour moi un ridicule abominable et que je suis résolu <strong>de</strong> nepas accepter. Donc, et pour m'en laver, s'il périt <strong>de</strong> maladie, je vous tuerai <strong>de</strong> mamain; <strong>com</strong>ptez là-<strong>de</strong>ssus. Le général Fabio Conti fit une réponse magnifique et parla<strong>de</strong> sa bravoure, mais le regard du <strong>com</strong>te resta présent à sa pensée.Peu <strong>de</strong> jours après, et <strong>com</strong>me s'il se fût concerté avec le <strong>com</strong>te, le fiscal Rassi sepermit une impru<strong>de</strong>nce bien singulière chez un tel homme. Le mépris public attaché àson nom qui servait <strong>de</strong> proverbe à la canaille, le rendait mala<strong>de</strong> <strong>de</strong>puis qu'il avaitl'espoir fondé <strong>de</strong> pouvoir y échapper. Il adressa au général Fabio Conti une copieofficielle <strong>de</strong> la sentence qui condamnait Fabrice à douze années <strong>de</strong> cita<strong>de</strong>lle. D'après laloi, c'est ce qui aurait dû être fait dès le len<strong>de</strong>main même <strong>de</strong> l'entrée <strong>de</strong> Fabrice enprison; mais ce qui était inouï à <strong>Parme</strong>, dans ce pays <strong>de</strong> mesures secrètes, c'est que lajustice se permît une telle démarche sans l'ordre exprès du souverain. En effet,<strong>com</strong>ment nourrir l'espoir <strong>de</strong> redoubler tous les quinze jours l'effroi <strong>de</strong> la duchesse, et<strong>de</strong> dompter ce caractère altier, selon le mot du prince, une fois qu'une copie officielle<strong>de</strong> la sentence était sortie <strong>de</strong> la chancellerie <strong>de</strong> justice? <strong>La</strong> veille du jour où le généralFabio Conti reçut le pli officiel du fiscal Rassi, il apprit que le <strong>com</strong>mis Barbone avait étéroué <strong>de</strong> coups en rentrant un peu tard à la cita<strong>de</strong>lle; il en conclut qu'il n'était plusquestion en certain lieu <strong>de</strong> se défaire <strong>de</strong> Fabrice; et, par un trait <strong>de</strong> pru<strong>de</strong>nce quisauva Rassi <strong>de</strong>s suites immédiates <strong>de</strong> sa folie, il ne parla point au prince, à la premièreaudience qu'il en obtint, <strong>de</strong> la copie officielle <strong>de</strong> la sentence du prisonnier à luitransmise. Le <strong>com</strong>te avait découvert, heureusement pour la tranquillité <strong>de</strong> la pauvreduchesse, que la tentative gauche <strong>de</strong> Barbone n'avait été qu'une velléité <strong>de</strong> vengeanceparticulière, et il avait fait donner à ce <strong>com</strong>mis l'avis dont on a parlé.Fabrice fut bien agréablement surpris quand, après cent trente-cinq jours <strong>de</strong> prisondans une cage assez étroite, le bon aumônier don Cesare vint le chercher un jeudipour le faire promener sur le donjon <strong>de</strong> la tour Farnèse: Fabrice n'y eut pas été dixminutes que, surpris par le grand air, il se trouva mal.Don Cesare prit prétexte <strong>de</strong> cet acci<strong>de</strong>nt pour lui accor<strong>de</strong>r une promena<strong>de</strong> d'une <strong>de</strong>miheuretous les jours. Ce fut une sottise; ces promena<strong>de</strong>s fréquentes eurent bientôtrendu à notre héros <strong>de</strong>s forces dont il abusa.Il y eut plusieurs séréna<strong>de</strong>s; le ponctuel gouverneur ne les souffrait que parce qu'ellesengageaient avec le marquis Crescenzi sa fille Clélia, dont le caractère lui faisait peur:il sentait vaguement qu'il n'y avait nul point <strong>de</strong> contact entre elle et lui, et craignaittoujours <strong>de</strong> sa part quelque coup <strong>de</strong> tête. Elle pouvait s'enfuir au couvent, et il restait194


désarmé. Du reste, le général craignait que toute cette musique, dont les sonspouvaient pénétrer jusque dans les cachots les plus profonds, réservés aux plus noirslibéraux, ne contînt <strong>de</strong>s signaux. Les musiciens aussi lui donnaient <strong>de</strong> la jalousie pareux-mêmes; aussi, à peine la séréna<strong>de</strong> terminée, on les enfermait à clef dans lesgran<strong>de</strong>s salles basses du palais du gouverneur, qui <strong>de</strong> jour servaient <strong>de</strong> bureaux pourl'état-major, et on ne leur ouvrait la porte que le len<strong>de</strong>main matin au grand jour.C'était le gouverneur lui-même qui, placé sur le pont <strong>de</strong> l'esclave, les faisait fouiller ensa présence et leur rendait la liberté, non sans leur répéter plusieurs fois qu'il feraitpendre à l'instant celui d'entre eux qui aurait l'audace <strong>de</strong> se charger <strong>de</strong> la moindre<strong>com</strong>mission pour quelque prisonnier. Et l'on savait que dans sa peur <strong>de</strong> déplaire il étaithomme à tenir parole, <strong>de</strong> façon que le marquis Crescenzi était obligé <strong>de</strong> payer tripleses musiciens fort choqués <strong>de</strong> cette nuit à passer en prison.Tout ce que la duchesse put obtenir et à grand-peine <strong>de</strong> la pusillanimité <strong>de</strong> l'un <strong>de</strong> ceshommes, ce fut qu'il se chargerait d'une lettre pour la remettre au gouverneur. <strong>La</strong>lettre était adressée à Fabrice; on y déplorait la fatalité qui faisait que <strong>de</strong>puis plus <strong>de</strong>cinq mois qu'il était en prison, ses amis du <strong>de</strong>hors n'avaient pu établir avec lui lamoindre correspondance.En entrant à la cita<strong>de</strong>lle, le musicien gagné se jeta aux genoux du général Fabio Conti,et lui avoua qu'un prêtre, à lui inconnu, avait tellement insisté pour le charger d'unelettre adressée au sieur <strong>de</strong>l Dongo, qu'il n'avait osé refuser; mais, fidèle à son <strong>de</strong>voir,il se hâtait <strong>de</strong> la remettre entre les mains <strong>de</strong> Son Excellence.L'Excellence fut très flattée: elle connaissait les ressources dont la duchesse disposait,et avait grand-peur d'être mystifié. Dans sa joie, le général alla présenter cette lettreau prince, qui fut ravi.- Ainsi, la fermeté <strong>de</strong> mon administration est parvenue à me venger! Cette femmehautaine souffre <strong>de</strong>puis cinq mois! Mais l'un <strong>de</strong> ces jours nous allons faire préparer unéchafaud, et sa folle imagination ne manquera pas <strong>de</strong> croire qu'il est <strong>de</strong>stiné au petit<strong>de</strong>l Dongo.Chapitre XXUne nuit, vers une heure du matin, Fabrice, couché sur sa fenêtre, avait passé la têtepar le guichet pratiqué dans l'abat-jour, et contemplait les étoiles et l'immense horizondont on jouit du haut <strong>de</strong> la tour Farnèse. Ses yeux, errant dans la campagne du côtédu bas Pô et <strong>de</strong> Ferrare, remarquèrent par hasard une lumière excessivement petite,mais assez vive, qui semblait partir du haut d'une tour. Cette lumière ne doit pas êtreaperçue <strong>de</strong> la plaine, se dit Fabrice, l'épaisseur <strong>de</strong> la tour l'empêche d'être vue d'enbas; ce sera quelque signal pour un point éloigné. Tout à coup il remarqua que cettelueur paraissait et disparaissait à <strong>de</strong>s intervalles fort rapprochés. C'est quelque jeunefille qui parle à son amant du village voisin. Il <strong>com</strong>pta neuf apparitions successives:Ceci est un I, dit-il; en effet, I'I est la neuvième lettre <strong>de</strong> l'alphabet. Il y eut ensuite,après un repos, quatorze apparitions: Ceci est un N; puis, encore après un repos, uneseule apparition: C'est un A; le mot est Ina.Quelle ne fut pas sa joie et son étonnement, quand les apparitions successives,toujours séparées par <strong>de</strong> petits repos, vinrent <strong>com</strong>pléter les mots suivants:INA PENSA A TE.195


Évi<strong>de</strong>mment: Gina pense à toi!Il répondit à l'instant par <strong>de</strong>s apparitions successives <strong>de</strong> sa lampe au vasistas par luipratiqué:FABRICE T'AIME!<strong>La</strong> correspondance continua jusqu'au jour. Cette nuit était la cent soixante-treizième<strong>de</strong> sa captivité, et on lui apprit que <strong>de</strong>puis quatre mois on faisait ces signaux toutesles nuits. Mais tout le mon<strong>de</strong> pouvait les voir et les <strong>com</strong>prendre; on <strong>com</strong>mença dèscette première nuit à établir <strong>de</strong>s abréviations: trois apparitions se suivant trèsrapi<strong>de</strong>ment indiquaient la duchesse; quatre, le prince; <strong>de</strong>ux, le <strong>com</strong>te Mosca; <strong>de</strong>uxapparitions rapi<strong>de</strong>s suivies <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux lentes voulaient dire évasion. On convint <strong>de</strong> suivreà l'avenir l'ancien alphabet alla Monaca, qui, afin <strong>de</strong> n'être pas <strong>de</strong>viné par <strong>de</strong>sindiscrets, change le numéro ordinaire <strong>de</strong>s lettres, et leur en donne d'arbitraires; A,par exemple, porte le numéro 10; le B, le numéro 3; c'est-à-dire que trois éclipsessuccessives <strong>de</strong> la lampe veulent dire B, dix éclipses successives, l'A, etc.; un momentd'obscurité fait la séparation <strong>de</strong>s mots. On prit ren<strong>de</strong>z-vous pour le len<strong>de</strong>main à uneheure après minuit, et le len<strong>de</strong>main la duchesse vint à cette tour qui était à un quart<strong>de</strong> lieue <strong>de</strong> la ville. Ses yeux se remplirent <strong>de</strong> larmes en voyant les signaux faits parce Fabrice qu'elle avait cru mort si souvent. Elle lui dit elle-même par <strong>de</strong>s apparitions<strong>de</strong> lampe: Je t'aime, bon courage, santé, bon espoir! Exerce tes forces dans tachambre, tu auras besoin <strong>de</strong> la force <strong>de</strong> tes bras. Je ne l'ai pas vu, se disait laduchesse, <strong>de</strong>puis le concert <strong>de</strong> la Fausta, lorsqu'il parut à la porte <strong>de</strong> mon salon habilléen chasseur. Qui m'eût dit alors le sort qui nous attendait!<strong>La</strong> duchesse fit faire <strong>de</strong>s signaux qui annonçaient à Fabrice que bientôt il serait délivré,GRÂCE À LA BONTÉ DU PRINCE (ces signaux pouvaient être <strong>com</strong>pris); puis elle revintà lui dire <strong>de</strong>s tendresses; elle ne pouvait s'arracher d'auprès <strong>de</strong> lui! Les seulesreprésentations <strong>de</strong> Ludovic, qui, parce qu'il avait été utile à Fabrice, était <strong>de</strong>venu sonfactotum, purent l'engager, lorsque le jour allait déjà paraître, à discontinuer <strong>de</strong>ssignaux qui pouvaient attirer les regards <strong>de</strong> quelque méchant. Cette annonce plusieursfois répétée d'une délivrance prochaine jeta Fabrice dans une profon<strong>de</strong> tristesse:Clélia, la remarquant le len<strong>de</strong>main, <strong>com</strong>mit l'impru<strong>de</strong>nce <strong>de</strong> lui en <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r la causé.- Je me vois sur le point <strong>de</strong> donner un grave sujet <strong>de</strong> mécontentement à la duchesse.- Et que peut-elle exiger <strong>de</strong> vous que vous lui refusiez? s'écria Clélia transportée <strong>de</strong> lacuriosité la plus vive.- Elle veut que je sorte d'ici, lui répondit-il, et c'est à quoi je ne consentirai jamais.Clélia ne put répondre, elle le regarda et fondit en larmes. S'il eût pu lui adresser laparole <strong>de</strong> près, peut-être alors eût-il obtenu l'aveu <strong>de</strong> sentiments dont l'incertitu<strong>de</strong> leplongeait souvent dans un profond découragement; il sentait vivement que la vie,sans l'amour <strong>de</strong> Clélia, ne pouvait être pour lui qu'une suite <strong>de</strong> chagrins amers oud'ennuis insupportables. Il lui semblait que ce n'était plus la peine <strong>de</strong> vivre pourretrouver ces mêmes bonheurs qui lui semblaient intéressants avant d'avoir connul'amour, et quoique le suici<strong>de</strong> ne soit pas encore à la mo<strong>de</strong> en Italie, il y avait songé<strong>com</strong>me à une ressource, si le <strong>de</strong>stin le séparait <strong>de</strong> Clélia.Le len<strong>de</strong>main il reçut d'elle une fort longue lettre.196


" Il faut, mon ami, que vous sachiez la vérité: bien souvent, <strong>de</strong>puis que vous êtes ici,l'on a cru à <strong>Parme</strong> que votre <strong>de</strong>rnier jour était arrivé. Il est vrai que vous n'êtescondamné qu'à douze années <strong>de</strong> forteresse; mais il est, par malheur, impossible <strong>de</strong>douter qu'une haine toute-puissante ne s'attache à vous poursuivre, et vingt fois j'aitremblé que le poison ne vînt mettre fin à vos jours: saisissez donc tous les moyenspossibles <strong>de</strong> sortir d'ici. Vous voyez que pour vous je manque aux <strong>de</strong>voirs les plussaints; jugez <strong>de</strong> l'imminence du danger par les choses que je me hasar<strong>de</strong> à vous direet qui sont si déplacées dans ma bouche. S'il le faut absolument, s'il n'est aucun autremoyen <strong>de</strong> salut, fuyez. Chaque instant que vous passez dans cette forteresse peutmettre votre vie dans le plus grand péril; songez qu'il est un parti à la cour que laperspective d'un crime n'arrêta jamais dans ses <strong>de</strong>sseins. Et ne voyez-vous pas tousles projets <strong>de</strong> ce parti sans cesse déjoués par l'habileté supérieure du <strong>com</strong>te Mosca?Or, on a trouvé un moyen certain <strong>de</strong> l'exiler <strong>de</strong> <strong>Parme</strong>, c'est le désespoir <strong>de</strong> laduchesse; et n'est-on pas trop certain d'amener ce désespoir par la mort d'un jeuneprisonnier? Ce mot seul, qui est sans réponse, doit vous faire juger <strong>de</strong> votre situation.Vous dites que vous avez <strong>de</strong> l'amitié pour moi: songez d'abord que <strong>de</strong>s obstaclesinsurmontables s'opposent à ce que ce sentiment prenne jamais une certaine fixitéentre nous. Nous nous serons rencontrés dans notre jeunesse, nous nous seronstendu une main secourable dans une pério<strong>de</strong> malheureuse; le <strong>de</strong>stin m'aura placée ence lieu <strong>de</strong> sévérité pour adoucir vos peines, mais je me ferais <strong>de</strong>s reproches éternels si<strong>de</strong>s illusions, que rien n'autorise et n'autorisera jamais, vous portaient à ne pas saisirtoutes les occasions possibles <strong>de</strong> soustraire votre vie à un si affreux péril. J'ai perdu lapaix <strong>de</strong> l'âme par la cruelle impru<strong>de</strong>nce que j'ai <strong>com</strong>mise en échangeant avec vousquelques signes <strong>de</strong> bonne amitié. Si nos jeux d'enfant, avec <strong>de</strong>s alphabets, vousconduisent à <strong>de</strong>s illusions si peu fondées et qui peuvent vous être si fatales, ce seraiten vain que pour me justifier je me rappellerais la tentative <strong>de</strong> Barbone. Je vousaurais jeté moi-même dans un péril bien plus affreux, bien plus certain, en croyantvous soustraire à un danger du moment; et mes impru<strong>de</strong>nces sont à jamaisimpardonnables si elles ont fait naître <strong>de</strong>s sentiments qui puissent vous porter àrésister aux conseils <strong>de</strong> la duchesse. Voyez ce que vous m'obligez à vous répéter;sauvez-vous, je vous l'ordonne... "Cette lettre était fort longue; certains passages, tels que le je vous l'ordonne, quenous venons <strong>de</strong> transcrire donnèrent <strong>de</strong>s moments d'espoir délicieux à l'amour <strong>de</strong>Fabrice. Il lui semblait que le fond <strong>de</strong>s sentiments était assez tendre, si lesexpressions étaient remarquablement pru<strong>de</strong>ntes. Dans d'autres instants, il payait lapeine <strong>de</strong> sa <strong>com</strong>plète ignorance en ce genre <strong>de</strong> guerre; il ne voyait que <strong>de</strong> la simpleamitié, ou même <strong>de</strong> l'humanité fort ordinaire, dans cette lettre <strong>de</strong> Clélia.Au reste, tout ce qu'elle lui apprenait ne lui fit pas changer un instant <strong>de</strong> <strong>de</strong>ssein: ensupposant que les périls qu'elle lui peignait fussent bien réels, était-ce trop qued'acheter, par quelques dangers du moment le bonheur <strong>de</strong> la voir tous les jours?Quelle vie mènerait-il quand il serait <strong>de</strong> nouveau réfugié à Bologne ou à Florence? car,en se sauvant <strong>de</strong> la cita<strong>de</strong>lle, il ne pouvait pas même espérer la permission <strong>de</strong> vivre à<strong>Parme</strong>. Et même, quand le prince changerait au point <strong>de</strong> le mettre en liberté (ce quiétait si peu probable, puisque lui, Fabrice, était <strong>de</strong>venu, pour une faction puissante, unmoyen <strong>de</strong> renverser le <strong>com</strong>te Mosca), quelle vie mènerait-il à <strong>Parme</strong>, séparé <strong>de</strong> Cléliapar toute la haine qui divisait les <strong>de</strong>ux partis? Une ou <strong>de</strong>ux fois par mois, peut-être, lehasard les placerait dans les mêmes salons; mais, même alors, quelle sorte <strong>de</strong>conversation pourrait-il avoir avec elle? Comment retrouver cette intimité parfaitedont chaque jour maintenant il jouissait pendant plusieurs heures? que serait laconversation <strong>de</strong> salon, <strong>com</strong>parée à celle qu'ils faisaient avec <strong>de</strong>s alphabets? Et, quandje <strong>de</strong>vrais acheter cette vie <strong>de</strong> délices et cette chance unique <strong>de</strong> bonheur par quelques197


petits dangers, où serait le mal? Et ne serait-ce pas encore un bonheur que <strong>de</strong> trouverainsi une faible occasion <strong>de</strong> lui donner une preuve <strong>de</strong> mon amour?Fabrice ne vit dans la lettre <strong>de</strong> Clélia que l'occasion <strong>de</strong> lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r une entrevue:c'était l'unique et constant objet <strong>de</strong> tous ses désirs; il ne lui avait parlé qu'une fois, etencore un instant, au moment <strong>de</strong> son entrée en prison, et il y avait alors <strong>de</strong> cela plus<strong>de</strong> <strong>de</strong>ux cents jours.Il se présentait un moyen facile <strong>de</strong> rencontrer Clélia: l'excellent abbé don Cesareaccordait à Fabrice une <strong>de</strong>mi-heure <strong>de</strong> promena<strong>de</strong> sur la terrasse <strong>de</strong> la tour Farnèsetous les jeudis, pendant le jour; mais les autres jours <strong>de</strong> la semaine, cette promena<strong>de</strong>,qui pouvait être remarquée par tous les habitants <strong>de</strong> <strong>Parme</strong> et <strong>de</strong>s environs et<strong>com</strong>promettre gravement le gouverneur, n'avait lieu qu'à la tombée <strong>de</strong> la nuit. Pourmonter sur la terrasse <strong>de</strong> la tour Farnèse il n'y avait d'autre escalier que celui du petitclocher dépendant <strong>de</strong> la chapelle si lugubrement décorée en marbre noir et blanc, etdont le lecteur se souvient peut-être. Grillo conduisait Fabrice à cette chapelle, il luiouvrait le petit escalier du clocher: son <strong>de</strong>voir eût été <strong>de</strong> l'y suivre, mais, <strong>com</strong>me lessoirées <strong>com</strong>mençaient à être fraîches, le geôlier le laissait monter seul, l'enfermait àclef dans ce clocher qui <strong>com</strong>muniquait à la terrasse, et retournait se chauffer dans sachambre. Eh bien! un soir, Clélia ne pourrait-elle pas se trouver, escortée par safemme <strong>de</strong> chambre, dans la chapelle <strong>de</strong> marbre noir?Toute la longue lettre par laquelle Fabrice répondait à celle <strong>de</strong> Clélia était calculée pourobtenir cette entrevue. Du reste, il lui faisait confi<strong>de</strong>nce avec une sincérité parfaite, et<strong>com</strong>me s'il se fût agi d'une autre personne, <strong>de</strong> toutes les raisons qui le décidaient à nepas quitter la cita<strong>de</strong>lle.Je m'exposerais chaque jour à la perspective <strong>de</strong> mille morts pour avoir le bonheur <strong>de</strong>vous parler à l'ai<strong>de</strong> <strong>de</strong> nos alphabets, qui maintenant ne nous arrêtent pas un instant,et vous voulez que je fasse la duperie <strong>de</strong> m'exiler à <strong>Parme</strong>, ou peut-être à Bologne oumême à Florence! Vous voulez que je marche pour m'éloigner <strong>de</strong> vous! Sachez qu'untel effort m'est impossible; c'est en vain que je vous donnerais ma parole, je nepourrais la tenir.Le résultat <strong>de</strong> cette <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong> ren<strong>de</strong>z-vous fut une absence <strong>de</strong> Clélia, qui ne durapas moins <strong>de</strong> cinq jours; pendant cinq jours elle ne vint à la volière que dans lesinstants où elle savait que Fabrice ne pouvait pas faire usage <strong>de</strong> la petite ouverturepratiquée à l'abat-jour. Fabrice fut au désespoir; il conclut <strong>de</strong> cette absence que,malgré certains regards qui lui avaient fait concevoir <strong>de</strong> folles espérances, jamais iln'avait inspiré à Clélia d'autres sentiments que ceux d'une simple amitié. En ce cas, sedisait-il, que m'importe la vie? que le prince me la fasse perdre, il sera le bienvenu;raison <strong>de</strong> plus pour ne pas quitter la forteresse. Et c'était avec un profond sentiment<strong>de</strong> dégoût que, toutes les nuits, il répondait aux signaux <strong>de</strong> la petite lampe. <strong>La</strong>duchesse le crut tout à fait fou quand elle lut, sur le bulletin <strong>de</strong>s signaux que Ludoviclui apportait tous les matins, ces mots étranges: je ne veux pas me sauver; je veuxmourir ici!Pendant ces cinq journées, si cruelles pour Fabrice, Clélia était plus malheureuse quelui; elle avait eu cette idée, si poignante pour une âme généreuse: mon <strong>de</strong>voir est <strong>de</strong>m'enfuir dans un couvent, loin <strong>de</strong> la cita<strong>de</strong>lle; quand Fabrice saura que je ne suis plusici, et je le lui ferai dire par Grillo et par tous les geôliers, alors il se déterminera à unetentative d'évasion. Mais aller au couvent, c'était renoncer à jamais revoir Fabrice; etrenoncer à le voir quand il donnait une preuve si évi<strong>de</strong>nte que les sentiments quiavaient pu autrefois le lier à la duchesse n'existaient plus maintenant! Quelle preuve198


d'amour plus touchante un jeune homme pouvait-il donner? Après sept longs mois <strong>de</strong>prison, qui avaient gravement altéré sa santé, il refusait <strong>de</strong> reprendre sa liberté. Unêtre léger, tel que les discours <strong>de</strong>s courtisans avaient dépeint Fabrice aux yeux <strong>de</strong>Clélia, eût sacrifié vingt maîtresses pour sortir un jour plus tôt <strong>de</strong> la cita<strong>de</strong>lle; et quen'eût-il pas fait pour sortir d'une prison où chaque jour le poison pouvait mettre fin àsa vie!Clélia manqua <strong>de</strong> courage, elle <strong>com</strong>mit la faute insigne <strong>de</strong> ne pas chercher un refugedans un couvent, ce qui en même temps lui eût donné un moyen tout naturel <strong>de</strong>rompre avec le marquis Crescenzi. Une fois cette faute <strong>com</strong>mise, <strong>com</strong>ment résister àce jeune homme si aimable, si naturel, si tendre, qui exposait sa vie à <strong>de</strong>s périlsaffreux pour obtenir le simple bonheur <strong>de</strong> l'apercevoir d'une fenêtre à l'autre? Aprèscinq jours <strong>de</strong> <strong>com</strong>bats affreux, entremêlés <strong>de</strong> moments <strong>de</strong> mépris pour elle-même,Clélia se détermina à répondre à la lettre par laquelle Fabrice sollicitait le bonheur <strong>de</strong>lui parler dans la chapelle <strong>de</strong> marbre noir. À la vérité elle refusait, et en termes assezdurs; mais <strong>de</strong> ce moment toute tranquillité fut perdue pour elle, à chaque instant sonimagination lui peignait Fabrice suc<strong>com</strong>bant aux atteintes du poison; elle venait six ouhuit fois par jour à la volière, elle éprouvait le besoin passionné <strong>de</strong> s'assurer par sesyeux que Fabrice vivait.S'il est encore à la forteresse, se disait-elle, s'il est exposé à toutes les horreurs que lafaction Raversi trame peut-être contre lui dans le but <strong>de</strong> chasser le <strong>com</strong>te Mosca, c'estuniquement parce que j'ai eu la lâcheté <strong>de</strong> ne pas m'enfuir au couvent! Quel prétextepour rester ici une fois qu'il eût été certain que je m'en étais éloignée à jamais?Cette fille si timi<strong>de</strong> à la fois et si hautaine en vint à courir la chance d'un refus <strong>de</strong> lapart du geôlier Grillo; bien plus, elle s'exposa à tous les <strong>com</strong>mentaires que cet hommepourrait se permettre sur la singularité <strong>de</strong> sa conduite. Elle <strong>de</strong>scendit à ce <strong>de</strong>gréd'humiliation <strong>de</strong> le faire appeler, et <strong>de</strong> lui dire d'une voix tremblante et qui trahissaittout son secret, que sous peu <strong>de</strong> jours Fabrice allait obtenir sa liberté, que la duchesseSanseverina se livrait dans cet espoir aux démarches les plus actives, que souvent ilétait nécessaire d'avoir à l'instant même la réponse du prisonnier à <strong>de</strong> certainespropositions qui étaient faites, et qu'elle l'engageait, lui Grillo, à permettre à Fabrice<strong>de</strong> pratiquer une ouverture dans l'abat-jour qui masquait sa fenêtre, afin qu'elle pût lui<strong>com</strong>muniquer par signes les avis qu'elle recevait plusieurs fois la journée <strong>de</strong> MmeSanseverina.Grillo sourit et lui donna l'assurance <strong>de</strong> son respect et <strong>de</strong> son obéissance. Clélia lui sutun gré infini <strong>de</strong> ce qu'il n'ajoutait aucune parole; il était évi<strong>de</strong>nt qu'il savait fort bientout ce qui se passait <strong>de</strong>puis plusieurs mois.À peine ce geôlier fut-il hors <strong>de</strong> chez elle que Clélia fit le signal dont elle étaitconvenue pour appeler Fabrice dans les gran<strong>de</strong>s occasions; elle lui avoua tout cequ'elle venait <strong>de</strong> faire. Vous voulez périr par le poison, ajouta-t-elle: j'espère avoir lecourage un <strong>de</strong> ces jours <strong>de</strong> quitter mon père, et <strong>de</strong> m'enfuir dans quelque couventlointain; voilà l'obligation que je vous aurai; alors j'espère que vous ne résisterez plusaux plans qui peuvent vous être proposés pour vous tirer d'ici; tant que vous y êtes,j'ai <strong>de</strong>s moments affreux et déraisonnables; <strong>de</strong> la vie je n'ai contribué au malheur <strong>de</strong>personne, et il me semble que je suis cause que vous mourrez. Une pareille idée quej'aurais au sujet d'un parfait inconnu me mettrait au désespoir, jugez <strong>de</strong> ce quej'éprouve quand je viens à me figurer qu'un ami, dont la déraison me donne <strong>de</strong> gravessujets <strong>de</strong> plaintes, mais qu'enfin je vois tous les jours <strong>de</strong>puis si longtemps, est enproie dans ce moment même aux douleurs <strong>de</strong> la mort. Quelquefois je sens le besoin<strong>de</strong> savoir <strong>de</strong> vous-même que vous vivez.199


C'est pour me soustraire à cette affreuse douleur que je viens <strong>de</strong> m'abaisser jusqu'à<strong>de</strong>man<strong>de</strong>r une grâce à un subalterne qui pouvait me la refuser, et qui peut encore metrahir. Au reste, je serais peut-être heureuse qu'il vînt me dénoncer à mon père, àl'instant je partirais pour le couvent, je ne serais plus la <strong>com</strong>plice bien involontaire <strong>de</strong>vos cruelles folies. Mais, croyez-moi, ceci ne peut durer longtemps, vous obéirez auxordres <strong>de</strong> la duchesse. Êtes-vous satisfait, ami cruel? c'est moi qui vous sollicite <strong>de</strong>trahir mon père! Appelez Grillo, et faites-lui un ca<strong>de</strong>au.Fabrice était tellement amoureux, la plus simple expression <strong>de</strong> la volonté <strong>de</strong> Clélia leplongeait dans une telle crainte, que même cette étrange <strong>com</strong>munication ne fut pointpour lui la certitu<strong>de</strong> d'être aimé. Il appela Grillo auquel il paya généreusement les<strong>com</strong>plaisances passées, et quant à l'avenir, il lui dit que pour chaque jour qu'il luipermettrait <strong>de</strong> faire usage <strong>de</strong> l'ouverture pratiquée dans l'abat-jour, il recevrait unsequin. Grillo fut enchanté <strong>de</strong> ces conditions.- Je vais vous parler le coeur sur la main, monseigneur: voulez-vous vous soumettre àmanger votre dîner froid tous les jours? il est un moyen bien simple d'éviter le poison.Mais je vous <strong>de</strong>man<strong>de</strong> la plus profon<strong>de</strong> discrétion, un geôlier doit tout voir et ne rien<strong>de</strong>viner, etc., etc. Au lieu d'un chien j'en aurai plusieurs, et vous-même vous leurferez goûter <strong>de</strong> tous les plats dont vous aurez le projet <strong>de</strong> manger; quant au vin, jevous donnerai du mien, et vous ne toucherez qu'aux bouteilles dont j'aurai bu. Mais siVotre Excellence veut me perdre à jamais, il suffit qu'elle fasse confi<strong>de</strong>nce <strong>de</strong> cesdétails même à Mlle Clélia; les femmes sont toujours femmes; si <strong>de</strong>main elle sebrouille avec vous, après-<strong>de</strong>main, pour se venger, elle raconte toute cette invention àson père, dont la plus douce joie serait d'avoir <strong>de</strong> quoi faire pendre un geôlier. AprèsBarbone, c'est peut-être l'être le plus méchant <strong>de</strong> la forteresse, et c'est là ce qui fait levrai danger <strong>de</strong> votre position; il sait manier le poison, soyez-en sûr, et il ne mepardonnerait pas cette idée d'avoir trois ou quatre petits chiens.Il y eut une nouvelle séréna<strong>de</strong>. Maintenant Grillo répondait à toutes les questions <strong>de</strong>Fabrice; il s'était bien promis toutefois d'être pru<strong>de</strong>nt, et <strong>de</strong> ne point trahir Mlle Clélia,qui, selon lui, tout en étant sur le point d'épouser le marquis Crescenzi, l'homme leplus riche <strong>de</strong>s états <strong>de</strong> <strong>Parme</strong>, n'en faisait pas moins l'amour, autant que les murs <strong>de</strong>la prison le permettaient, avec l'aimable monsignore <strong>de</strong>l Dongo. Il répondait aux<strong>de</strong>rnières questions <strong>de</strong> celui-ci sur la séréna<strong>de</strong>, lorsqu'il eut l'étour<strong>de</strong>rie d'ajouter: Onpense qu'il l'épousera bientôt. On peut juger <strong>de</strong> l'effet <strong>de</strong> ce simple mot sur Fabrice. <strong>La</strong>nuit il ne répondit aux signaux <strong>de</strong> la lampe que pour annoncer qu'il était mala<strong>de</strong>. Lelen<strong>de</strong>main matin, dès les dix heures, Clélia ayant paru à la volière, il lui <strong>de</strong>manda,avec un ton <strong>de</strong> politesse cérémonieuse bien nouveau entre eux, pourquoi elle ne luiavait pas dit tout simplement qu'elle aimait le marquis Crescenzi, et qu'elle était sur lepoint <strong>de</strong> l'épouser.- C'est que rien <strong>de</strong> tout cela n'est vrai, répondit Clélia avec impatience. Il est véritableaussi que le reste <strong>de</strong> sa réponse fut moins net: Fabrice le lui fit remarquer et profita<strong>de</strong> l'occasion pour renouveler la <strong>de</strong>man<strong>de</strong> d'une entrevue. Clélia, qui voyait sa bonnefoi mise en doute l'accorda presque aussitôt, tout en lui faisant observer qu'elle sedéshonorait à jamais aux yeux <strong>de</strong> Grillo. Le soir, quand la nuit fut faite, elle parut,ac<strong>com</strong>pagnée <strong>de</strong> sa femme <strong>de</strong> chambre, dans la chapelle <strong>de</strong> marbre noir; elle s'arrêtaau milieu, à côté <strong>de</strong> la lampe <strong>de</strong> veille; la femme <strong>de</strong> chambre et Grillo retournèrent àtrente pas auprès <strong>de</strong> la porte. Clélia, toute tremblante, avait préparé un beaudiscours: son but était <strong>de</strong> ne point faire d'aveu <strong>com</strong>promettant, mais la logique <strong>de</strong> lapassion est pressante; le profond intérêt qu'elle met à savoir la vérité ne lui permetpoint <strong>de</strong> gar<strong>de</strong>r <strong>de</strong> vains ménagements, en même temps que l'extrême dévouement200


qu'elle sent pour ce qu'elle aime lui ôte la crainte d'offenser. Fabrice fut d'abord ébloui<strong>de</strong> la beauté <strong>de</strong> Clélia, <strong>de</strong>puis près <strong>de</strong> huit mois il n'avait vu d'aussi près que <strong>de</strong>sgeôliers. Mais le nom du marquis Crescenzi lui rendit toute sa fureur, elle augmentaquand il vit clairement que Clélia ne répondait qu'avec <strong>de</strong>s ménagements pru<strong>de</strong>nts;Clélia elle-même <strong>com</strong>prit qu'elle augmentait les soupçons au lieu <strong>de</strong> les dissiper. Cettesensation fut trop cruelle pour elle.- Serez-vous bien heureux, lui dit-elle avec une sorte <strong>de</strong> colère et les larmes aux yeux,<strong>de</strong> m'avoir fait passer par-<strong>de</strong>ssus tout ce que je me dois à moi-même? Jusqu'au 3août <strong>de</strong> l'année passée, je n'avais éprouvé que <strong>de</strong> l'éloignement pour les hommes quiavaient cherché à me plaire. J'avais un mépris sans bornes et probablement exagérépour le caractère <strong>de</strong>s courtisans, tout ce qui était heureux à cette cour me déplaisait.Je trouvai au contraire <strong>de</strong>s qualités singulières à un prisonnier qui le 3 août fut amenédans cette cita<strong>de</strong>lle. J'éprouvai, d'abord sans m'en rendre <strong>com</strong>pte tous les tourments<strong>de</strong> la jalousie. Les grâces d'une femme charmante, et <strong>de</strong> moi bien connue, étaient <strong>de</strong>scoups <strong>de</strong> poignard pour mon coeur, parce que je croyais, et je crois encore un peu,que ce prisonnier lui était attaché. Bientôt les persécutions du marquis Crescenzi, quiavait <strong>de</strong>mandé ma main, redoublèrent; il est fort riche et nous n'avons aucunefortune; je les repoussais avec une gran<strong>de</strong> liberté d'esprit, lorsque mon père prononçale mot fatal <strong>de</strong> couvent; je <strong>com</strong>pris que si je quittais la cita<strong>de</strong>lle je ne pourrais plusveiller sur la vie du prisonnier dont le sort m'intéressait. Le chef-d'oeuvre <strong>de</strong> mesprécautions avait été que jusqu'à ce moment il ne se doutât en aucune façon <strong>de</strong>saffreux dangers qui menaçaient sa vie. Je m'étais bien promis <strong>de</strong> ne jamais trahir nimon père ni mon secret; mais cette femme d'une activité admirable, d'un espritsupérieur, d'une volonté terrible, qui protège ce prisonnier, lui offrit, à ce que jesuppose, <strong>de</strong>s moyens d'évasion, il les repoussa et voulut me persua<strong>de</strong>r qu'il serefusait à quitter la cita<strong>de</strong>lle pour ne pas s'éloigner <strong>de</strong> moi. Alors je fis une gran<strong>de</strong>faute, je <strong>com</strong>battis pendant cinq jours, j'aurais dû à l'instant me réfugier au couvent etquitter la forteresse: cette démarche m'offrait un moyen bien simple <strong>de</strong> rompre avecle marquis Crescenzi. Je n'eus point le courage <strong>de</strong> quitter la forteresse et je suis unefille perdue; je me suis attachée à un homme léger: je sais quelle a été sa conduite àNaples; et quelle raison aurais-je <strong>de</strong> croire qu'il aura changé <strong>de</strong> caractère? Enfermédans une prison sévère, il a fait la cour à la seule femme qu'il pût voir, elle a été unedistraction pour son ennui. Comme il ne pouvait lui parler qu'avec <strong>de</strong> certainesdifficultés, cet amusement a pris la fausse apparence d'une passion. Ce prisonniers'étant fait un nom dans le mon<strong>de</strong> par son courage, il s'imagine prouver que sonamour est mieux qu'un simple goût passager, en s'exposant à d'assez grands périlspour continuer à voir la personne qu'il croit aimer. Mais dès qu'il sera dans une gran<strong>de</strong>ville, entouré <strong>de</strong> nouveau <strong>de</strong>s séductions <strong>de</strong> la société, il sera <strong>de</strong> nouveau ce qu'il atoujours été, un homme du mon<strong>de</strong> adonné aux dissipations, à la galanterie, et sapauvre <strong>com</strong>pagne <strong>de</strong> prison finira ses jours dans un couvent, oubliée <strong>de</strong> cet être léger,et avec le mortel regret <strong>de</strong> lui avoir fait un aveu.Ce discours historique, dont nous ne donnons que les principaux traits, fut <strong>com</strong>me onle pense bien, vingt fois interrompu par Fabrice. Il était éperdument amoureux, aussi ilétait parfaitement convaincu qu'il n'avait jamais aimé avant d'avoir vu Clélia, et que la<strong>de</strong>stinée <strong>de</strong> sa vie était <strong>de</strong> ne vivre que pour elle.Le lecteur se figure sans doute les belles choses qu'il disait, lorsque la femme <strong>de</strong>chambre avertit sa maîtresse que onze heures et <strong>de</strong>mie venaient <strong>de</strong> sonner, et que legénéral pouvait rentrer à tout moment; la séparation fut cruelle.- Je vous vois peut-être pour la <strong>de</strong>rnière fois, dit Clélia au prisonnier: une mesure quiest dans l'intérêt évi<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> la cabale Raversi peut vous fournir une cruelle façon <strong>de</strong>201


prouver que vous n'êtes pas inconstant. Clélia quitta Fabrice étouffée par ses sanglots,et mourant <strong>de</strong> honte <strong>de</strong> ne pouvoir les dérober entièrement à sa femme <strong>de</strong> chambre nisurtout au geôlier Grillo. Une secon<strong>de</strong> conversation n'était possible que lorsque legénéral annoncerait <strong>de</strong>voir passer la soirée dans le mon<strong>de</strong>; et <strong>com</strong>me <strong>de</strong>puis la prison<strong>de</strong> Fabrice, et l'intérêt qu'elle inspirait à la curiosité du courtisan, il avait trouvépru<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> se donner un accès <strong>de</strong> goutte presque continuel, ses courses à la ville,soumises aux exigences d'une politique savante, ne se décidaient qu'au moment <strong>de</strong>monter en voiture.Depuis cette soirée dans la chapelle <strong>de</strong> marbre, la vie <strong>de</strong> Fabrice fut une suite <strong>de</strong>transports <strong>de</strong> joie. De grands obstacles, il est vrai, semblaient encore s'opposer à sonbonheur; mais enfin il avait cette joie suprême et peu espérée d'être aimé par l'êtredivin qui occupait toutes ses pensées.<strong>La</strong> troisième journée après cette entrevue, les signaux <strong>de</strong> la lampe finirent <strong>de</strong> fortbonne heure, à peu près sur le minuit; à l'instant où ils se terminaient, Fabrice eutpresque la tête cassée par une grosse balle <strong>de</strong> plomb qui, lancée dans la partiesupérieure <strong>de</strong> l'abat-jour <strong>de</strong> sa fenêtre, vint briser ses vitres <strong>de</strong> papier et tomba danssa chambre.Cette fort grosse balle n'était point aussi pesante à beaucoup près que l'annonçait sonvolume; Fabrice réussit facilement à l'ouvrir et trouva une lettre <strong>de</strong> la duchesse. Parl'entremise <strong>de</strong> l'archevêque qu'elle flattait avec soin, elle avait gagné un soldat <strong>de</strong> lagarnison <strong>de</strong> la cita<strong>de</strong>lle. Cet homme, fron<strong>de</strong>ur adroit, trompait les soldats placés ensentinelle aux angles et à la porte du palais du gouverneur ou s'arrangeait avec eux." Il faut te sauver avec <strong>de</strong>s cor<strong>de</strong>s: je frémis en te donnant cet avis étrange, j'hésite<strong>de</strong>puis plus <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux mois entiers à te dire cette parole; mais l'avenir officiel serembrunit chaque jour, et l'on peut s'attendre à ce qu'il y a <strong>de</strong> pis. À propos,re<strong>com</strong>mence à l'instant les signaux avec ta lampe, pour nous prouver que tu as reçucette lettre dangereuse; marque P, B et G à la monaca, c'est-à-dire quatre, douze et<strong>de</strong>ux; je ne respirerai pas jusqu'à ce que j'aie vu ce signal; je suis à la tour, onrépondra par N et O, sept et cinq. <strong>La</strong> réponse reçue, ne fais plus aucun signal, etoccupe-toi uniquement à <strong>com</strong>prendre ma lettre. "Fabrice se hâta d'obéir, et fit les signaux convenus qui furent suivis <strong>de</strong>s réponsesannoncées, puis il continua la lecture <strong>de</strong> la lettre." On peut s'attendre à ce qu'il y a <strong>de</strong> pis; c'est ce que m'ont déclaré les trois hommesdans lesquels j'ai le plus <strong>de</strong> confiance, après que je leur ai fait jurer sur l'Évangile <strong>de</strong>me dire la vérité, quelque cruelle qu'elle pût être pour moi. Le premier <strong>de</strong> ces hommesmenaça le chirurgien dénonciateur à Ferrare <strong>de</strong> tomber sur lui avec un couteau ouvertà la main; le second te dit à ton retour <strong>de</strong> Belgirate, qu'il aurait été plus strictementpru<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> donner un coup <strong>de</strong> pistolet au valet <strong>de</strong> chambre qui arrivait en chantantdans le bois et conduisant en laisse un beau cheval un peu maigre; tu ne connais pasle troisième, c'est un voleur <strong>de</strong> grand chemin <strong>de</strong> mes amis, homme d'exécution s'il enfut, et qui autant <strong>de</strong> courage que toi; c'est pourquoi surtout je lui ai <strong>de</strong>mandé <strong>de</strong> medéclarer ce que tu <strong>de</strong>vais faire. Tous les trois m'ont dit, sans savoir chacun que j'eusseconsulté les <strong>de</strong>ux autres, qu'il vaut mieux s'exposer à se casser le cou que <strong>de</strong> passerencore onze années et quatre mois dans la crainte continuelle d'un poison fortprobable." Il faut pendant un mois t'exercer dans ta chambre à monter et <strong>de</strong>scendre au moyend'une cor<strong>de</strong> nouée. Ensuite, un jour <strong>de</strong> fête où la garnison <strong>de</strong> la cita<strong>de</strong>lle aura reçu202


une gratification <strong>de</strong> vin, tu tenteras la gran<strong>de</strong> entreprise. Tu auras trois cor<strong>de</strong>s en soieet chanvre, <strong>de</strong> la grosseur d'une plume <strong>de</strong> cygne, la première <strong>de</strong> quatre-vingts piedspour <strong>de</strong>scendre les trente-cinq pieds qu'il y a <strong>de</strong> ta fenêtre au bois d'orangers, lasecon<strong>de</strong> <strong>de</strong> trois cents pieds, et c'est là la difficulté à cause du poids, pour <strong>de</strong>scendreles cent quatre-vingts pieds qu'a <strong>de</strong> hauteur le mur <strong>de</strong> la grosse tour; une troisième<strong>de</strong> trente pieds te servira à <strong>de</strong>scendre le rempart. Je passe ma vie à étudier le grandmur à l'orient, c'est-à-dire du côté <strong>de</strong> Ferrare: une fente causée par un tremblement<strong>de</strong> terre a été remplie au moyen d'un contrefort qui forme plan incliné. Mon voleur <strong>de</strong>grand chemin m'assure qu'il se ferait fort <strong>de</strong> <strong>de</strong>scendre <strong>de</strong> ce côté-là sans trop <strong>de</strong>difficulté et sous peine seulement <strong>de</strong> quelques écorchures, en se laissant glisser sur leplan incliné formé par ce contrefort. L'espace vertical n'est que <strong>de</strong> vingt-huit pieds toutà fait au bas; ce côté est le moins bien gardé. "" Cependant, à tout prendre, mon voleur, qui trois fois s'est sauvé <strong>de</strong> prison, et que tuaimerais si tu le connaissais, quoiqu'il exècre les gens <strong>de</strong> ta caste; mon voleur <strong>de</strong>grand chemin, dis-je, agile et leste <strong>com</strong>me toi, pense qu'il aimerait mieux <strong>de</strong>scendrepar le côté du couchant, exactement vis-à-vis le petit palais occupé jadis par laFausta, <strong>de</strong> vous bien connu. Ce qui le déci<strong>de</strong>rait pour ce côté, c'est que la muraille,quoique très peu inclinée, est presque constamment garnie <strong>de</strong> broussailles; il y a <strong>de</strong>sbrins <strong>de</strong> bois, gros <strong>com</strong>me le petit doigt, qui peuvent fort bien écorcher si l'on n'yprend gar<strong>de</strong>, mais qui, aussi, sont excellents pour se retenir. Encore ce matin, jeregardais ce côté du couchant avec une excellente lunette; la place à choisir, c'estprécisément au-<strong>de</strong>ssous d'une pierre neuve que l'on a placée à la balustra<strong>de</strong> d'enhaut, il y a <strong>de</strong>ux ou trois ans. Verticalement au-<strong>de</strong>ssous <strong>de</strong> cette pierre, tu trouverasd'abord un espace nu d'une vingtaine <strong>de</strong> pieds; il faut aller là très lentement (tu senssi mon coeur frémit en te donnant ces instructions terribles, mais le courage consiste àsavoir choisir le moindre mal, si affreux qu'il soit encore); après l'espace nu, tutrouveras quatre-vingts ou quatre-vingt-dix pieds <strong>de</strong> broussailles fort gran<strong>de</strong>s, où l'onvoit voler <strong>de</strong>s oiseaux, puis un espace <strong>de</strong> trente pieds qui n'a que <strong>de</strong>s herbes, <strong>de</strong>svioliers et <strong>de</strong>s pariétaires. Ensuite, en approchant <strong>de</strong> terre, vingt pieds <strong>de</strong> broussailles,et enfin vingt-cinq ou trente pieds récemment éparvérés. "" Ce qui me déci<strong>de</strong>rait pour ce côté, c'est que là se trouve verticalement, au-<strong>de</strong>ssous<strong>de</strong> la pierre neuve <strong>de</strong> la balustra<strong>de</strong> d'en haut, une cabane en bois bâtie par un soldatdans son jardin, et que le capitaine du génie employé à la forteresse veut le forcer àdémolir; elle a dix-sept pieds <strong>de</strong> haut, elle est couverte en chaume, et le toit toucheau grand mur <strong>de</strong> la cita<strong>de</strong>lle. C'est ce toit qui me tente; dans le cas affreux d'unacci<strong>de</strong>nt, il amortirait la chute. Une fois arrivé là, tu es dans l'enceinte <strong>de</strong>s rempartsassez négligemment gardés; si l'on t'arrêtait là, tire <strong>de</strong>s coups <strong>de</strong> pistolet et défendstoiquelques minutes. Ton ami <strong>de</strong> Ferrare et un autre homme <strong>de</strong> coeur, celui quej'appelle le voleur <strong>de</strong> grand chemin, auront <strong>de</strong>s échelles, et n'hésiteront pas àescala<strong>de</strong>r ce rempart assez bas, et à voler à ton secours. "" Le rempart n'a que vingt-trois pieds <strong>de</strong> haut, et un fort grand talus. Je serai au pied<strong>de</strong> ce <strong>de</strong>rnier mur avec bon nombre <strong>de</strong> gens armés. "" J'ai l'espoir <strong>de</strong> te faire parvenir cinq ou six lettres par la même voie que celle-ci. Jerépéterai sans cesse les mêmes choses en d'autres termes, afin que nous soyons biend'accord. Tu <strong>de</strong>vines <strong>de</strong> quel coeur je te dis que l'homme du coup <strong>de</strong> pistolet au valet<strong>de</strong> chambre, qui, après tout, est le meilleur <strong>de</strong>s êtres et se meurt <strong>de</strong> repentir, penseque tu en seras quitte pour un bras cassé. Le voleur <strong>de</strong> grand chemin, qui a plusd'expérience <strong>de</strong> ces sortes d'expéditions, pense que, si tu veux <strong>de</strong>scendre fortlentement, et surtout sans te presser, ta liberté ne te coûtera que <strong>de</strong>s écorchures. <strong>La</strong>203


gran<strong>de</strong> difficulté, c'est d'avoir <strong>de</strong>s cor<strong>de</strong>s; c'est à quoi aussi je pense uniquement<strong>de</strong>puis quinze jours que cette gran<strong>de</strong> idée occupe tous mes instants. "" Je ne réponds pas à cette folie, la seule chose sans esprit que tu aies dite <strong>de</strong> ta vie: "Je ne veux pas me sauver! " L'homme du coup <strong>de</strong> pistolet au valet <strong>de</strong> chambre s'écriaque l'ennui t'avait rendu fou. Je ne te cacherai point que nous redoutons un fortimminent danger qui peut-être fera hâter le jour <strong>de</strong> ta fuite. Pour t'annoncer cedanger, la lampe dira plusieurs fois <strong>de</strong> suite: Le feu a pris au château! "" Tu répondras: "" Mes livres sont-ils brûlés? "Cette lettre contenait encore cinq ou six pages <strong>de</strong> détails; elle était écrite encaractères microscopiques sur du papier très fin.- Tout cela est fort beau et fort bien inventé, se dit Fabrice; je dois unereconnaissance éternelle au <strong>com</strong>te et à la duchesse; ils croiront peut-être que j'ai eupeur, mais je ne me sauverai point. Est-ce que jamais l'on se sauva d'un lieu où l'onest au <strong>com</strong>ble du bonheur, pour aller se jeter dans un exil affreux où tout manquerajusqu'à l'air pour respirer? Que ferais-je au bout d'un mois que je serais à Florence? jeprendrais un déguisement pour venir rô<strong>de</strong>r auprès <strong>de</strong> la porte <strong>de</strong> cette forteresse, ettâcher d'épier un regard!Le len<strong>de</strong>main, Fabrice eut peur; il était à sa fenêtre vers les onze heures, regardant lemagnifique paysage et attendant l'instant heureux où il pourrait voir Clélia, lorsqueGrillo entra hors d'haleine dans sa chambre:- Et vite! vite! monseigneur, jetez-vous sur votre lit, faites semblant d'être mala<strong>de</strong>;voici trois juges qui montent! Ils vont vous interroger: réfléchissez bien avant <strong>de</strong>parler; ils viennent pour vous entortiller.En disant ces paroles Grillo se hâtait <strong>de</strong> fermer la petite trappe <strong>de</strong> l'abat-jour, poussaitFabrice sur son lit, et jetait sur lui <strong>de</strong>ux ou trois manteaux.- Dites que vous souffrez beaucoup et parlez peu, surtout faites répéter les questionspour réfléchir.Les trois juges entrèrent. Trois échappés <strong>de</strong>s galères, se dit Fabrice en voyant cesphysionomies basses, et non pas trois juges; ils avaient <strong>de</strong> longues robes noires. Ilssaluèrent gravement, et occupèrent, sans mot dire, les trois chaises qui étaient dansla chambre.- Monsieur Fabrice <strong>de</strong>l Dongo, dit le plus âgé, nous sommes peinés <strong>de</strong> la triste missionque nous venons remplir auprès <strong>de</strong> vous. Nous sommes ici pour vous annoncer ledécès <strong>de</strong> Son Excellence M. le marquis <strong>de</strong>l Dongo, votre père, second grandmajordome major du royaume lombardo-vénitien, chevalier grand-croix <strong>de</strong>s ordres <strong>de</strong>,etc., etc., etc. Fabrice fondit en larmes; le juge continua.- Madame la marquise <strong>de</strong>l Dongo, votre mère, vous fait part <strong>de</strong> cette nouvelle par unelettre missive; mais <strong>com</strong>me elle a joint au fait <strong>de</strong>s réflexions inconvenantes, par unarrêt d'hier, la cour <strong>de</strong> justice a décidé que sa lettre vous serait <strong>com</strong>muniquéeseulement par extrait, et c'est cet extrait que M. le greffier Bona va vous lire.204


Cette lecture terminée, le juge s'approcha <strong>de</strong> Fabrice toujours couché, et lui fit suivresur la lettre <strong>de</strong> sa mère les passages dont on venait <strong>de</strong> lire les copies. Fabrice vit dansla lettre les mots emprisonnement injuste, punition cruelle pour un crime qui n'en estpas un, et <strong>com</strong>prit ce qui avait motivé la visite <strong>de</strong>s juges. Du reste dans son méprispour <strong>de</strong>s magistrats sans probité, il ne leur dit exactement que ces paroles:- Je suis mala<strong>de</strong>, messieurs, je me meurs <strong>de</strong> langueur, et vous m'excuserez si je nepuis me lever.Les juges sortis, Fabrice pleura encore beaucoup, puis il se dit: Suis-je hypocrite? ilme semblait que je ne l'aimais point.Ce jour-là et les suivants, Clélia fut fort triste; elle l'appela plusieurs fois, mais eut àpeine le courage <strong>de</strong> lui dire quelques paroles. Le matin du cinquième jour qui suivit lapremière entrevue, elle lui dit que dans la soirée elle viendrait à la chapelle <strong>de</strong> marbre.- Je ne puis vous adresser que peu <strong>de</strong> mots, lui dit-elle en entrant. Elle était tellementtremblante qu'elle avait besoin <strong>de</strong> s'appuyer sur sa femme <strong>de</strong> chambre. Après l'avoirrenvoyée à l'entrée <strong>de</strong> la chapelle: -Vous allez me donner votre parole d'honneur,ajouta-t-elle d'une voix à peine intelligible, vous allez me donner votre paroled'honneur d'obéir à la duchesse, et <strong>de</strong> tenter <strong>de</strong> fuir le jour qu'elle vous l'ordonnera et<strong>de</strong> la façon qu'elle vous l'indiquera, ou <strong>de</strong>main matin je me réfugie dans un couvent,et je vous jure ici que <strong>de</strong> la vie je ne vous adresserai la parole.Fabrice resta muet.- Promettez, dit Clélia les larmes aux yeux et <strong>com</strong>me hors d'elle-même, ou bien nousnous parlons ici pour la <strong>de</strong>rnière fois. <strong>La</strong> vie que vous m'avez faite est affreuse: vousêtes ici à cause <strong>de</strong> moi et chaque jour peut être le <strong>de</strong>rnier <strong>de</strong> votre existence. En cemoment Clélia était si faible qu'elle fut obligée <strong>de</strong> chercher un appui sur un énormefauteuil placé jadis au milieu <strong>de</strong> la chapelle, pour l'usage du prince prisonnier; elleétait sur le point <strong>de</strong> se trouver mal.- Que faut-il promettre? dit Fabrice d'un air accablé.- Vous le savez.- Je jure donc <strong>de</strong> me précipiter sciemment dans un malheur affreux, et <strong>de</strong> mecondamner à vivre loin <strong>de</strong> tout ce que j'aime au mon<strong>de</strong>.- Promettez <strong>de</strong>s choses précises.- Je jure d'obéir à la duchesse, et <strong>de</strong> prendre la fuite le jour qu'elle le voudra et<strong>com</strong>me elle le voudra. Et que <strong>de</strong>viendrai-je une fois loin <strong>de</strong> vous?- Jurez <strong>de</strong> vous sauver, quoi qu'il puisse arriver.- Comment! êtes-vous décidée à épouser le marquis Crescenzi dès que je n'y seraiplus?- O Dieu! quelle âme me croyez-vous?... Mais jurez, ou je n'aurai plus un seul instantla paix <strong>de</strong> l'âme.205


- Eh bien! je jure <strong>de</strong> me sauver d'ici le jour que Mme Sanseverina l'ordonnera, et quoiqu'il puisse arriver d'ici là.Ce serment obtenu, Clélia était si faible qu'elle fut obligée <strong>de</strong> se retirer après avoirremercié Fabrice.- Tout était prêt pour ma fuite <strong>de</strong>main matin, lui dit-elle, si vous vous étiez obstiné àrester. Je vous aurais vu en cet instant pour la <strong>de</strong>rnière fois <strong>de</strong> ma vie, j'en avais faitle voeu à la Madone. Maintenant, dès que je pourrai sortir <strong>de</strong> ma chambre, j'iraiexaminer le mur terrible au-<strong>de</strong>ssous <strong>de</strong> la pierre neuve <strong>de</strong> la balustra<strong>de</strong>.Le len<strong>de</strong>main, il la trouva pâle au point <strong>de</strong> lui faire une vive peine. Elle lui dit <strong>de</strong> lafenêtre <strong>de</strong> la volière:- Ne nous faisons point illusion, cher ami; <strong>com</strong>me il y a du péché dans notre amitié, jene doute pas qu'il ne nous arrive malheur. Vous serez découvert en cherchant àprendre la fuite, et perdu à jamais, si ce n'est pis; toutefois il faut satisfaire à lapru<strong>de</strong>nce humaine, elle nous ordonne <strong>de</strong> tout tenter. Il vous faut pour <strong>de</strong>scendre en<strong>de</strong>hors <strong>de</strong> la grosse tour une cor<strong>de</strong> soli<strong>de</strong> <strong>de</strong> plus <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux cents pieds <strong>de</strong> longueur.Quelques soins que je me donne <strong>de</strong>puis que je sais le projet <strong>de</strong> la duchesse, je n'ai pume procurer que <strong>de</strong>s cor<strong>de</strong>s formant à peine ensemble une cinquantaine <strong>de</strong> pieds. Parun ordre du jour du gouverneur, toutes les cor<strong>de</strong>s que l'on voit dans la forteresse sontbrûlées, et tous les soirs on enlève les cor<strong>de</strong>s <strong>de</strong>s puits, si faibles d'ailleurs quesouvent elles cassent en remontant leur léger far<strong>de</strong>au. Mais priez Dieu qu'il mepardonne, je trahis mon père, et je travaille, fille dénaturée, à lui donner un chagrinmortel. Priez Dieu pour moi, et si votre vie est sauvée, faites le voeu d'en consacrertous les instants à sa gloire.Voici une idée qui m'est venue: dans huit jours je sortirai <strong>de</strong> la cita<strong>de</strong>lle pour assisteraux noces d'une <strong>de</strong>s soeurs du marquis Crescenzi. Je rentrerai le soir <strong>com</strong>me il estconvenable, mais je ferai tout au mon<strong>de</strong> pour ne rentrer que fort tard, et peut-êtreBarbone n'osera-t-il pas m'examiner <strong>de</strong> trop près. À cette noce <strong>de</strong> la soeur du marquisse trouveront les plus gran<strong>de</strong>s dames <strong>de</strong> la cour, et sans doute Mme Sanseverina. Aunom <strong>de</strong> Dieu! faites qu'une <strong>de</strong> ces dames me remette un paquet <strong>de</strong> cor<strong>de</strong>s bienserrées, pas trop grosses, et réduites au plus petit volume. Dussé-je m'exposer à millemorts, j'emploierai les moyens même les plus dangereux pour introduire ce paquet <strong>de</strong>cor<strong>de</strong>s dans la cita<strong>de</strong>lle, au mépris, hélas! <strong>de</strong> tout mes <strong>de</strong>voirs. Si mon père en aconnaissance je ne vous reverrai jamais; mais quelle que soit la <strong>de</strong>stinée qui m'attend,je serai heureuse dans les bornes d'une amitié <strong>de</strong> soeur si je puis contribuer à voussauver.Le soir même, par la correspondance <strong>de</strong> nuit au moyen <strong>de</strong> la lampe, Fabrice donnaavis à la duchesse <strong>de</strong> l'occasion unique qu'il y aurait <strong>de</strong> faire entrer dans la cita<strong>de</strong>lleune quantité <strong>de</strong> cor<strong>de</strong>s suffisante. Mais il la suppliait <strong>de</strong> gar<strong>de</strong>r le secret même enversle <strong>com</strong>te, ce qui parut bizarre. Il est fou, pensa la duchesse, la prison l'a changé, ilprend les choses au tragique. Le len<strong>de</strong>main, une balle <strong>de</strong> plomb, lancée par lefron<strong>de</strong>ur, apporta au prisonnier l'annonce du plus grand péril possible: la personne quise chargeait <strong>de</strong> faire entrer les cor<strong>de</strong>s, lui disait-on, lui sauvait positivement etexactement la vie. Fabrice se hâta <strong>de</strong> donner cette nouvelle à Clélia. Cette balle <strong>de</strong>plomb apportait aussi à Fabrice une vue fort exacte du mur du couchant par lequel il<strong>de</strong>vait <strong>de</strong>scendre du haut <strong>de</strong> la grosse tour dans l'espace <strong>com</strong>pris entre les bastions;<strong>de</strong> ce lieu, il était assez facile ensuite <strong>de</strong> se sauver, les remparts n'ayant que vingttroispieds <strong>de</strong> haut et étant assez négligemment gardés. Sur le revers du plan étaitécrit d'une petite écriture fine un sonnet magnifique: une âme généreuse exhortait206


Fabrice à prendre la fuite, et à ne pas laisser avilir son âme et dépérir son corps parles onze années <strong>de</strong> captivité qu'il avait encore à subir.Ici un détail nécessaire et qui explique en partie le courage qu'eut la duchesse <strong>de</strong>conseiller à Fabrice une fuite si dangereuse, nous oblige d'interrompre pour un instantl'histoire <strong>de</strong> cette entreprise hardie.Comme tous les partis qui ne sont point au pouvoir, le parti Raversi n'était pas fortuni. Le chevalier Riscara détestait le fiscal Rassi qu'il accusait <strong>de</strong> lui avoir fait perdreun procès important dans lequel, à la vérité, lui Riscara avait tort. Par Riscara, leprince reçut un avis anonyme qui l'avertissait qu'une expédition <strong>de</strong> la sentence <strong>de</strong>Fabrice avait été adressée officiellement au gouverneur <strong>de</strong> la cita<strong>de</strong>lle. <strong>La</strong> marquiseRaversi, cet habile chef <strong>de</strong> parti, fut excessivement contrariée <strong>de</strong> cette faussedémarche, et en fit aussitôt donner avis à son ami, le fiscal général; elle trouvait fortsimple qu'il voulût tirer quelque chose du ministre Mosca, tant que Mosca était aupouvoir. Rassi se présenta intrépi<strong>de</strong>ment au palais, pensant bien qu'il en serait quittepour quelques coups <strong>de</strong> pied; le prince ne pouvait se passer d'un jurisconsulte habile,et Rassi avait fait exiler <strong>com</strong>me libéraux un juge et un avocat, les seuls hommes dupays qui eussent pu prendre sa place.Le prince hors <strong>de</strong> lui le chargea d'injures et avançait sur lui pour le battre.- Eh bien, c'est une distraction <strong>de</strong> <strong>com</strong>mis, répondit Rassi du plus grand sang-froid; lachose est prescrite par la loi, elle aurait dû être faite le len<strong>de</strong>main <strong>de</strong> l'écrou du sieur<strong>de</strong>l Dongo à la cita<strong>de</strong>lle. Le <strong>com</strong>mis plein <strong>de</strong> zèle a cru avoir fait un oubli, et m'aurafait signer la lettre d'envoi <strong>com</strong>me une chose <strong>de</strong> forme.- Et tu prétends me faire croire <strong>de</strong>s mensonges aussi mal bâtis? s'écria le princefurieux; dis plutôt que tu t'es vendu à ce fripon <strong>de</strong> Mosca, et c'est pour cela qu'il t'adonné la croix. Mais parbleu, tu n'en seras pas quitte pour <strong>de</strong>s coups: je te feraimettre en jugement, je te révoquerai honteusement.- Je vous défie <strong>de</strong> me faire mettre en jugement! répondit Rassi avec assurance, ilsavait que c'était un sûr moyen <strong>de</strong> calmer le prince: la loi est pour moi, et vous n'avezpas un second Rassi pour savoir l'élu<strong>de</strong>r. Vous ne me révoquerez pas, parce qu'il est<strong>de</strong>s moments où votre caractère est sévère, vous avez soif <strong>de</strong> sang alors, mais enmême temps vous tenez à conserver l'estime <strong>de</strong>s Italiens raisonnables; cette estimeest un sine qua non pour votre ambition. Enfin, vous me rappellerez au premier acte<strong>de</strong> sévérité dont votre caractère vous fera un besoin, et, <strong>com</strong>me à l'ordinaire, je vousprocurerai une sentence bien régulière rendue par <strong>de</strong>s juges timi<strong>de</strong>s et assez honnêtesgens, et qui satisfera vos passions. Trouvez un autre homme dans vos états aussi utileque moi!Cela dit, Rassi s'enfuit; il en avait été quitte pour un coup <strong>de</strong> règle bien appliqué etcinq ou six coups <strong>de</strong> pied. En sortant du palais, il partit pour sa terre <strong>de</strong> Riva; il avaitquelque crainte d'un coup <strong>de</strong> poignard dans le premier mouvement <strong>de</strong> colère, mais ilne doutait pas non plus qu'avant quinze jours un courrier ne le rappelât dans lacapitale. Il employa le temps qu'il passa à la campagne à organiser un moyen <strong>de</strong>correspondance sûr avec le <strong>com</strong>te Mosca; il était amoureux fou du titre <strong>de</strong> baron, etpensait que le prince faisait trop <strong>de</strong> cas <strong>de</strong> cette chose jadis sublime, la noblesse, pourla lui conférer jamais; tandis que le <strong>com</strong>te, très fier <strong>de</strong> sa naissance, n'estimait que lanoblesse prouvée par <strong>de</strong>s titres avant l'an 1400.207


Le fiscal général ne s'était point trompé dans ses prévisions: il y avait à peine huitjours qu'il était à sa terre, lorsqu'un ami du prince, qui y vint par hasard, lui conseilla<strong>de</strong> retourner à <strong>Parme</strong> sans délai; le prince le reçut en riant, prit ensuite un air fortsérieux, et lui fit jurer sur l'Évangile qu'il gar<strong>de</strong>rait le secret sur ce qu'il allait luiconfier; Rassi jura d'un grand sérieux, et le prince, l'oeil enflammé <strong>de</strong> haine, s'écriaqu'il ne serait pas le maître chez lui tant que Fabrice <strong>de</strong>l Dongo serait en vie.- Je ne puis, ajouta-t-il, ni chasser la duchesse ni souffrir sa présence; ses regards mebravent et m'empêchent <strong>de</strong> vivre.Après avoir laissé le prince s'expliquer bien au long, lui, Rassi, jouant l'extrêmeembarras, s'écria enfin:- Votre Altesse sera obéie, sans doute, mais la chose est d'une horrible difficulté: il n'ya pas d'apparence <strong>de</strong> condamner un <strong>de</strong>l Dongo à mort pour le meurtre d'un Giletti;c'est déjà un tour <strong>de</strong> force étonnant que d'avoir tiré <strong>de</strong> cela douze années <strong>de</strong> cita<strong>de</strong>lle.De plus, je soupçonne la duchesse d'avoir découvert trois <strong>de</strong>s paysans qui travaillaientà la fouille <strong>de</strong> Sanguigna et qui se trouvaient hors du fossé au moment où ce brigand<strong>de</strong> Giletti attaqua <strong>de</strong>l Dongo.- Et où sont ces témoins? dit le prince irrité.- Cachés en Piémont, je suppose. Il faudrait une conspiration contre la vie <strong>de</strong> VotreAltesse...- Ce moyen a ses dangers, dit le prince, cela fait songer à la chose.- Mais pourtant, dit Rassi avec une feinte innocence, voilà tout mon arsenal officiel.- Reste le poison...- Mais qui le donnera? Sera-ce cet imbécile <strong>de</strong> Conti?- Mais, à ce qu'on dit, ce ne serait pas son coup d'essai...- Il faudrait le mettre en colère, reprit Rassi; et d'ailleurs, lorsqu'il expédia lecapitaine, il n'avait pas trente ans, et il était amoureux et infiniment moins pusillanimeque <strong>de</strong> nos jours. Sans doute, tout doit cé<strong>de</strong>r à la raison d'État; mais, ainsi pris audépourvu et à la première vue, je ne vois, pour exécuter les ordres du souverain,qu'un nommé Barbone, <strong>com</strong>mis-greffier <strong>de</strong> la prison, et que le sieur <strong>de</strong>l Dongorenversa d'un soufflet le jour qu'il y entra.Une fois le prince mis à son aise, la conversation fut infinie; il la termina en accordantà son fiscal général un délai d'un mois; le Rassi en voulait <strong>de</strong>ux. Le len<strong>de</strong>main, il reçutune gratification secrète <strong>de</strong> mille sequins. Pendant trois jours il réfléchit; le quatrièmeil revint à son raisonnement, qui lui semblait évi<strong>de</strong>nt: le seul <strong>com</strong>te Mosca aura lecoeur <strong>de</strong> me tenir parole parce que, en me faisant baron, il ne me donne pas ce qu'ilestime; secondo, en l'avertissant, je me sauve probablement un crime pour lequel jesuis à peu près payé d'avance; tertio, je venge les premiers coups humiliants qu'aitreçus le chevalier Rassi. <strong>La</strong> nuit suivante, il <strong>com</strong>muniqua au <strong>com</strong>te Mosca toute saconversation avec le prince.Le <strong>com</strong>te faisait en secret la cour à la duchesse; il est bien vrai qu'il ne la voyaittoujours chez elle qu'une ou <strong>de</strong>ux fois par mois, mais presque toutes les semaines et208


quand il savait faire naître les occasions <strong>de</strong> parler <strong>de</strong> Fabrice, la duchesse,ac<strong>com</strong>pagnée <strong>de</strong> Chékina, venait dans la soirée avancée, passer quelques instantsdans le jardin du <strong>com</strong>te. Elle savait tromper même son cocher, qui lui était dévoué etqui la croyait en visite dans une maison voisine.On peut penser si le <strong>com</strong>te, ayant reçu la terrible confi<strong>de</strong>nce du fiscal, fit aussitôt à laduchesse le signal convenu. Quoique l'on fût au milieu <strong>de</strong> la nuit, elle le fit prier par laChékina <strong>de</strong> passer à l'instant chez elle. Le <strong>com</strong>te, ravi <strong>com</strong>me un amoureux <strong>de</strong> cetteapparence d'intimité, hésitait cependant à tout dire à la duchesse; il craignait <strong>de</strong> lavoir <strong>de</strong>venir folle <strong>de</strong> douleur.Après avoir cherché <strong>de</strong>s <strong>de</strong>mi-mots pour mitiger l'annonce fatale, il finit cependant parlui tout dire; il n'était pas en son pouvoir <strong>de</strong> gar<strong>de</strong>r un secret qu'elle lui <strong>de</strong>mandait.Depuis neuf mois le malheur extrême avait eu une gran<strong>de</strong> influence sur cette âmear<strong>de</strong>nte, elle l'avait fortifiée, et la duchesse ne s'emporta point en sanglots ou enplaintes.Le len<strong>de</strong>main soir elle fit faire à Fabrice le signal du grand péril.Le feu a pris au château.Il répondit fort bien.Mes livres sont-ils brûlés?<strong>La</strong> même nuit elle eut le bonheur <strong>de</strong> lui faire parvenir une lettre dans une balle <strong>de</strong>plomb. Ce fut huit jours après qu'eut lieu le mariage <strong>de</strong> la soeur du marquis Crescenzi,où la duchesse <strong>com</strong>mit une énorme impru<strong>de</strong>nce dont nous rendrons <strong>com</strong>pte en sonlieu.Chapitre XXIÀ l'époque <strong>de</strong> ses malheurs il y avait déjà près d'une année que la duchesse avait faitune rencontre singulière: un jour qu'elle avait la luna, <strong>com</strong>me on dit dans le pays, elleétait allée à l'improviste, sur le soir, à son château <strong>de</strong> Sacca, situé au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> Colorno,sur la colline qui domine le Pô. Elle se plaisait à embellir cette terre; elle aimait lavaste forêt qui couronne la colline et touche au château; elle s'occupait à y faire tracer<strong>de</strong>s sentiers dans <strong>de</strong>s directions pittoresques.-Vous vous ferez enlever par les brigands, belle duchesse, lui disait un jour le prince; ilest impossible qu'une forêt où l'on sait que vous vous promenez, reste déserte. Leprince jetait un regard sur le <strong>com</strong>te dont il prétendait émoustiller la jalousie.- Je n'ai pas <strong>de</strong> craintes, Altesse Sérénissime, répondit la duchesse d'un air ingénu,quand je me promène dans mes bois; je me rassure par cette pensée: je n'ai fait <strong>de</strong>mal à personne, qui pourrait me haïr? Ce propos fut trouvé hardi, il rappelait lesinjures proférées par les libéraux du pays, gens fort insolents.Le jour <strong>de</strong> la promena<strong>de</strong> dont nous parlons, le propos du prince revint à l'esprit <strong>de</strong> laduchesse, en remarquant un homme fort mal vêtu qui la suivait <strong>de</strong> loin à travers lebois. À un détour imprévu que fit la duchesse en continuant sa promena<strong>de</strong>, cetinconnu se trouva tellement près d'elle qu'elle eut peur. Dans le premier mouvementelle appela son gar<strong>de</strong>-chasse qu'elle avait laissé à mille pas <strong>de</strong> là, dans le parterre <strong>de</strong>209


fleurs tout près du château. L'inconnu eut le temps <strong>de</strong> s'approcher d'elle et se jeta àses pieds. Il était jeune, fort bel homme, mais horriblement mal mis; ses habitsavaient <strong>de</strong>s déchirures d'un pied <strong>de</strong> long, mais ses yeux respiraient le feu d'une âmear<strong>de</strong>nte.- Je suis condamné à mort, je suis le mé<strong>de</strong>cin Ferrante Palla, je meurs <strong>de</strong> faim ainsique mes cinq enfants.<strong>La</strong> duchesse avait remarqué qu'il était horriblement maigre; mais ses yeux étaienttellement beaux et remplis d'une exaltation si tendre, qu'ils lui ôtèrent l'idée du crime.Pallagi, pensa-t-elle, aurait bien dû donner <strong>de</strong> tels yeux au saint Jean dans le désertqu'il vient <strong>de</strong> placer à la cathédrale. L'idée <strong>de</strong> saint Jean lui était suggérée parl'incroyable maigreur <strong>de</strong> Ferrante. <strong>La</strong> duchesse lui donna trois sequins qu'elle avaitdans sa bourse, s'excusant <strong>de</strong> lui offrir si peu sur ce qu'elle venait <strong>de</strong> payer un <strong>com</strong>pteà son jardinier. Ferrante la remercia avec effusion. - Hélas, lui dit-il, autrefoisj'habitais les villes, je voyais <strong>de</strong>s femmes élégantes; <strong>de</strong>puis qu'en remplissant mes<strong>de</strong>voirs <strong>de</strong> citoyen je me suis fait condamner à mort, je vis dans les bois, et je voussuivais, non pour vous <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r l'aumône ou vous voler, mais <strong>com</strong>me un sauvagefasciné par une angélique beauté. Il y a si longtemps que je n'ai vu <strong>de</strong>ux belles mainsblanches!- Levez-vous donc, lui dit la duchesse; car il était resté à genoux.- Permettez que je reste ainsi, lui dit Ferrante; cette position me prouve que je ne suispas occupé actuellement à voler, et elle me tranquillise; car vous saurez que je volepour vivre <strong>de</strong>puis que l'on m'empêche d'exercer ma profession. Mais dans ce momentcije ne suis qu'un simple mortel qui adore la sublime beauté. <strong>La</strong> duchesse <strong>com</strong>pritqu'il était un peu fou, mais elle n'eut point peur; elle voyait dans les yeux <strong>de</strong> cethomme qu'il avait une âme ar<strong>de</strong>nte et bonne, et d'ailleurs elle ne haïssait pas lesphysionomies extraordinaires.- Je suis donc mé<strong>de</strong>cin, et je faisais la cour à la femme <strong>de</strong> l'apothicaire Sarasine <strong>de</strong><strong>Parme</strong>: il nous a surpris et l'a chassée, ainsi que trois enfants qu'il soupçonnait avecraison être <strong>de</strong> moi et non <strong>de</strong> lui. J'en ai eu <strong>de</strong>ux <strong>de</strong>puis. <strong>La</strong> mère et les cinq enfantsvivent dans la <strong>de</strong>rnière misère, au fond d'une sorte <strong>de</strong> cabane construite <strong>de</strong> mesmains à une lieue d'ici, dans le bois. Car je dois me préserver <strong>de</strong>s gendarmes, et lapauvre femme ne veut pas se séparer <strong>de</strong> moi. Je fus condamné à mort, et fortjustement: je conspirais. J'exècre le prince, qui est un tyran. Je ne pris pas la fuitefaute d'argent. Mes malheurs sont bien plus grands, et j'aurais dû mille fois me tuer;je n'aime plus la malheureuse femme qui m'a donné ces cinq enfants et s'est perduepour moi; j'en aime une autre. Mais si je me tue, les cinq enfants et la mère mourrontlittéralement <strong>de</strong> faim. Cet homme avait l'accent <strong>de</strong> la sincérité.- Mais <strong>com</strong>ment vivez-vous? lui dit la duchesse attendrie.- <strong>La</strong> mère <strong>de</strong>s enfants file; la fille aînée est nourrie dans une ferme <strong>de</strong> libéraux, où ellegar<strong>de</strong> les moutons; moi, je vole sur la route <strong>de</strong> Plaisance à Gênes.- Comment accor<strong>de</strong>z-vous le vol avec vos principes libéraux?- Je tiens note <strong>de</strong>s gens que je vole, et si jamais j'ai quelque chose, je leur rendrai lessommes volées. J'estime qu'un tribun du peuple tel que moi exécute un travail qui, àraison <strong>de</strong> son danger, vaut bien cent francs par mois; ainsi je me gar<strong>de</strong> bien <strong>de</strong>prendre plus <strong>de</strong> douze cents francs par an.210


Je me trompe, je vole quelque petite somme au-<strong>de</strong>là, car je fais face par ce moyenaux frais d'impression <strong>de</strong> mes ouvrages.- Quels ouvrages?- <strong>La</strong>... aura-t-etle jamais une chambre et un budget?- Quoi! dit la duchesse étonnée, c'est vous, monsieur, qui êtes l'un <strong>de</strong>s plus grandspoètes du siècle, le fameux Ferrante Palla!- Fameux peut-être, mais fort malheureux, c'est sûr.- Et un homme <strong>de</strong> votre talent, monsieur, est obligé <strong>de</strong> voler pour vivre!- C'est peut-être pour cela que j'ai quelque talent. Jusqu'ici tous nos auteurs qui sesont fait connaître étaient <strong>de</strong>s gens payés par le gouvernement ou par le culte qu'ilsvoulaient saper. Moi, primo, j'expose ma vie; secundo, songez, madame, auxréflexions qui m'agitent lorsque je vais voler! Suis-je dans le vrai, me dis-je? <strong>La</strong> place<strong>de</strong> tribun rend-elle <strong>de</strong>s services valant réellement cent francs par mois? J'ai <strong>de</strong>uxchemises, l'habit que vous voyez, quelques mauvaises armes, et je suis sûr <strong>de</strong> finirpar la cor<strong>de</strong>: j'ose croire que je suis désintéressé. Je serais heureux sans ce fatalamour qui ne me laisse plus trouver que malheur auprès <strong>de</strong> la mère <strong>de</strong> mes enfants.<strong>La</strong> pauvreté me pèse <strong>com</strong>me lai<strong>de</strong>: j'aime les beaux habits, les mains blanches...Il regardait celles <strong>de</strong> la duchesse <strong>de</strong> telle sorte que la peur la saisit.- Adieu, monsieur, lui dit-elle: puis-je vous être bonne à quelque chose à <strong>Parme</strong>?- Pensez quelquefois à cette question: son emploi est <strong>de</strong> réveiller les coeurs et <strong>de</strong> lesempêcher <strong>de</strong> s'endormir dans ce faux bonheur tout matériel que donnent lesmonarchies. Le service qu'il rend à ses concitoyens vaut-il cent francs par mois?...Mon malheur est d'aimer, dit-il d'un air fort doux, et <strong>de</strong>puis près <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux ans monâme n'est occupée que <strong>de</strong> vous, mais jusqu'ici je vous avais vue sans vous faire peur.Et il prit la fuite avec une rapidité prodigieuse qui étonna la duchesse et la rassura. Lesgendarmes auraient <strong>de</strong> la peine à l'atteindre, pensa-t-elle; en effet, il est fou.Il est fou, lui dirent ses gens; nous savons tous <strong>de</strong>puis longtemps que le pauvrehomme est amoureux <strong>de</strong> madame; quand madame est ici nous le voyons errer dansles parties les plus élevées du bois, et dès que madame est partie, il ne manque pas<strong>de</strong> venir s'asseoir aux mêmes endroits où elle s'est arrêtée; il ramasse curieusementles fleurs qui ont pu tomber <strong>de</strong> son bouquet et les conserve longtemps attachées à sonmauvais chapeau.- Et vous ne m'avez jamais parlé <strong>de</strong> ces folies, dit la duchesse presque du ton dureproche.- Nous craignions que madame ne le dît au ministre Mosca. Le pauvre Ferrante est sibon enfant! ça n'a jamais fait <strong>de</strong> mal à personne, et parce qu'il aime notre Napoléon,on l'a condamné à mort.Elle ne dit mot au ministre <strong>de</strong> cette rencontre, et <strong>com</strong>me <strong>de</strong>puis quatre ans c'était lepremier secret qu'elle lui faisait, dix fois elle fut obligée <strong>de</strong> s'arrêter court au milieud'une phrase. Elle revint à Sacca avec <strong>de</strong> l'or. Ferrante ne se montra point. Elle revint211


quinze jours plus tard: Ferrante, après l'avoir suivie quelque temps en gambadantdans le bois à cent pas <strong>de</strong> distance, fondit sur elle avec la rapidité <strong>de</strong> l'épervier, et seprécipita à ses genoux <strong>com</strong>me la première fois.- Où étiez-vous il y a quinze jours?- Dans la montagne au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> Novi, pour voler <strong>de</strong>s muletiers qui revenaient <strong>de</strong> Milanoù ils avaient vendu <strong>de</strong> l'huile.- Acceptez cette bourse.Ferrante ouvrit la bourse, y prit un sequin qu'il baisa et qu'il mit dans son sein, puis larendit.- Vous me ren<strong>de</strong>z cette bourse et vous volez!- Sans doute; mon institution est telle, jamais je ne dois avoir plus <strong>de</strong> cent francs; or,maintenant, la mère <strong>de</strong> mes enfants a quatre-vingts francs et moi j'en ai vingt-cinq, jesuis en faute <strong>de</strong> cinq francs, et si l'on me pendait en ce moment j'aurais <strong>de</strong>s remords.J'ai pris ce sequin parce qu'il vient <strong>de</strong> vous et que je vous aime.L'intonation <strong>de</strong> ce mot fort simple fut parfaite. Il aime réellement, se dit la duchesse.Ce jour-là, il avait l'air tout à fait égaré. Il dit qu'il y avait à <strong>Parme</strong> <strong>de</strong>s gens qui lui<strong>de</strong>vaient six cents francs, et qu'avec cette somme il réparerait sa cabane oùmaintenant ses pauvres petits enfants s'enrhumaient.- Mais je vous ferai l'avance <strong>de</strong> ces six cents francs, dit la duchesse tout émue.- Mais alors, moi, homme public, le parti contraire ne pourra-t-il pas me calomnier, etdire que je me vends?<strong>La</strong> duchesse attendrie lui offrit une cachette à <strong>Parme</strong> s'il voulait lui jurer que pour lemoment il n'exercerait point sa magistrature dans cette ville, que surtout iln'exécuterait aucun <strong>de</strong>s arrêts <strong>de</strong> mort que, disait-il, il avait in petto.- Et si l'on me pend par suite <strong>de</strong> mon impru<strong>de</strong>nce, dit gravement Ferrante, tous cescoquins, si nuisibles au peuple, vivront <strong>de</strong> longues années, et à qui la faute? Que medira mon père en me recevant là-haut?<strong>La</strong> duchesse lui parla beaucoup <strong>de</strong> ses petits enfants à qui l'humidité pouvait causer<strong>de</strong>s maladies mortelles; il finit par accepter l'offre <strong>de</strong> la cachette à <strong>Parme</strong>.Le duc Sanseverina, dans la seule <strong>de</strong>mi-journée qu'il eût passée à <strong>Parme</strong> <strong>de</strong>puis sonmariage, avait montré à la duchesse une cachette fort singulière qui existe à l'angleméridional du palais <strong>de</strong> ce nom. Le mur <strong>de</strong> faça<strong>de</strong>, qui date du moyen âge, a huitpieds d'épaisseur; on l'a creusé en <strong>de</strong>dans, et là se trouve une cachette <strong>de</strong> vingt pieds<strong>de</strong> haut, mais <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux seulement <strong>de</strong> largeur. C'est tout à côté que l'on admire ceréservoir d'eau cité dans tous les voyages, fameux ouvrage du douzième siècle,pratiqué lors du siège <strong>de</strong> <strong>Parme</strong> par l'empereur Sigismond, et qui plus tard fut <strong>com</strong>prisdans l'enceinte du palais Sanseverina.On entre dans la cachette en faisant mouvoir une énorme pierre sur un axe <strong>de</strong> ferplacé vers le centre du bloc. <strong>La</strong> duchesse était si profondément touchée <strong>de</strong> la folie du212


Ferrante et du sort <strong>de</strong> ses enfants, pour lesquels il refusait obstinément tout ca<strong>de</strong>auayant une valeur, qu'elle lui permit <strong>de</strong> faire usage <strong>de</strong> cette cachette pendant assezlongtemps. Elle le revit un mois après, toujours dans les bois <strong>de</strong> Sacca, et <strong>com</strong>me cejour-là il était un peu plus calme, il lui récita un <strong>de</strong> ses sonnets qui lui sembla égal ousupérieur à tout ce qu'on a fait <strong>de</strong> plus beau en Italie <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>ux siècles. Ferranteobtint plusieurs entrevues; mais son amour s'exalta, <strong>de</strong>vint importun, et la duchesses'aperçut que cette passion suivait les lois <strong>de</strong> tous les amours que l'on met dans lapossibilité <strong>de</strong> concevoir une lueur d'espérance. Elle le renvoya dans ses bois, luidéfendit <strong>de</strong> lui adresser la parole: il obéit à l'instant et avec une douceur parfaite. Leschoses en étaient à ce point quand Fabrice fut arrêté. Trois jours après, à la tombée<strong>de</strong> la nuit, un capucin se présenta à la porte du palais Sanseverina; il avait, disait-il,un secret important à <strong>com</strong>muniquer à la maîtresse du logis. Elle était si malheureusequ'elle fit entrer: c'était Ferrante.- Il se passe ici une nouvelle iniquité dont le tribundu peuple doit prendre connaissance, lui dit cet homme fou d'amour. D'autre part,agissant <strong>com</strong>me simple particulier, ajouta-t-il, je ne puis donner à madame laduchesse Sanseverina que ma vie, et je la lui apporte.Ce dévouement si sincère <strong>de</strong> la part d'un voleur et d'un fou toucha vivement laduchesse. Elle parla longtemps à cet homme qui passait pour le plus grand poète dunord <strong>de</strong> l'Italie, et pleura beaucoup. Voilà un homme qui <strong>com</strong>prend mon coeur, sedisait-elle. Le len<strong>de</strong>main il reparut toujours à l'Ave Mana, déguisé en domestique etportant livrée.- Je n'ai point quitté <strong>Parme</strong>; j'ai entendu dire une horreur que ma bouche ne répéterapoint; mais me voici. Songez, madame, à ce que vous refusez! L'être que vous voyezn'est pas une poupée <strong>de</strong> cour, c'est un homme! Il était à genoux en prononçant cesparoles d'un air à leur donner <strong>de</strong> la valeur. Hier, je me suis dit, ajouta-t-il: Elle apleuré en ma présence; donc elle est un peu moins malheureuse!- Mais, monsieur, songez donc quels dangers vous environnent, on vous arrêtera danscette ville!- Le tribun vous dira: Madame, qu'est-ce que la vie quand le <strong>de</strong>voir parle? L'hommemalheureux, et qui a la douleur <strong>de</strong> ne plus sentir <strong>de</strong> passion pour la vertu <strong>de</strong>puis qu'ilest brûlé par l'amour, ajoutera: Madame la duchesse, Fabrice, un homme <strong>de</strong> coeur, vapérir peut-être; ne repoussez pas un autre homme <strong>de</strong> coeur qui s'offre à vous! Voiciun corps <strong>de</strong> fer et une âme qui ne craint au mon<strong>de</strong> que <strong>de</strong> vous déplaire.- Si vous me parlez encore <strong>de</strong> vos sentiments, je vous ferme ma porte à jamais.<strong>La</strong> duchesse eut bien l'idée, ce soir-là, d'annoncer à Ferrante qu'elle ferait une petitepension à ses enfants mais elle eut peur qu'il ne partît <strong>de</strong> là pour se tuer.À peine fut-il sorti que, remplie <strong>de</strong> pressentiments funestes, elle se dit: Moi aussi jepuis mourir, et plût à Dieu qu'il en fût ainsi, et bientôt! si je trouvais un homme digne<strong>de</strong> ce nom à qui re<strong>com</strong>man<strong>de</strong>r mon pauvre Fabrice.Une idée saisit la duchesse: elle prit un morceau <strong>de</strong> papier et reconnut, par un écritauquel elle mêla le peu <strong>de</strong> mots <strong>de</strong> droit qu'elle savait, qu'elle avait reçu du sieurFerrante Palla la somme <strong>de</strong> 25 000 francs, sous l'expresse condition <strong>de</strong> payer chaqueannée une rente viagère <strong>de</strong> 1 500 francs à la dame Sarasine et à ses cinq enfants. <strong>La</strong>duchesse ajouta: De plus je lègue une rente viagère <strong>de</strong> 300 francs à chacun <strong>de</strong> sescinq enfants, sous la condition que Ferrante Palla donnera <strong>de</strong>s soins <strong>com</strong>me mé<strong>de</strong>cin à213


mon neveu Fabrice <strong>de</strong>l Dongo, et sera pour lui un frère. Je l'en prie. Elle signa,antidata d'un an et serra ce papier.Deux jours après Ferrante reparut. C'était au moment où toute la ville était agitée parle bruit <strong>de</strong> la prochaine exécution <strong>de</strong> Fabrice. Cette triste cérémonie aurait-elle lieudans la cita<strong>de</strong>lle ou sous les arbres <strong>de</strong> la promena<strong>de</strong> publique? Plusieurs hommes dupeuple allèrent se promener ce soir-là <strong>de</strong>vant la porte <strong>de</strong> la cita<strong>de</strong>lle, pour tâcher <strong>de</strong>voir si l'on dressait l'échafaud: ce spectacle avait ému Ferrante. Il trouva la duchessenoyée dans les larmes, et hors d'état <strong>de</strong> parler; elle le salua <strong>de</strong> la main et lui montraun siège.Ferrante, déguisé ce jour-là en capucin, était superbe; au lieu <strong>de</strong> s'asseoir il se mit àgenoux et pria Dieu dévotement à <strong>de</strong>mi-voix. Dans un moment où la duchessesemblait un peu plus calme, sans se déranger <strong>de</strong> sa position, il interrompit un instantsa prière pour dire ces mots: De nouveau il offre sa vie.- Songez à ce que vous dites, s'écria la duchesse, avec cet oeil hagard qui, après lessanglots, annonce que la colère prend le <strong>de</strong>ssus sur l'attendrissement.-Il offre sa vie pour mettre obstacle au sort <strong>de</strong> Fabrice, ou pour le venger.- Il y a telle occurrence, répliqua la duchesse, où je pourrais accepter le sacrifice <strong>de</strong>votre vie.Elle le regardait avec une attention sévère. Un éclair <strong>de</strong> joie brilla dans son regard; ilse leva rapi<strong>de</strong>ment et tendit les bras vers le ciel. <strong>La</strong> duchesse alla se munir d'un papiercaché dans le secret d'une gran<strong>de</strong> armoire <strong>de</strong> noyer.- Lisez, dit-elle à Ferrante. C'étaitla donation en faveur <strong>de</strong> ses enfants, dont nous avons parlé.Les larmes et les sanglots empêchaient Ferrante <strong>de</strong> lire la fin; il tomba à genoux.- Ren<strong>de</strong>z-moi ce papier, dit la duchesse, et, <strong>de</strong>vant lui, elle le brûla à la bougie.Il ne faut pas, ajouta-t-elle, que mon nom paraisse si vous êtes pris et exécuté, car ily va <strong>de</strong> votre tête.- Ma joie est <strong>de</strong> mourir en nuisant au tyran, une bien plus gran<strong>de</strong> joie <strong>de</strong> mourir pourvous. Cela posé et bien <strong>com</strong>pris, daignez ne plus faire mention <strong>de</strong> ce détail d'argent,j'y verrais un doute injurieux.- Si vous êtes <strong>com</strong>promis, je puis l'être aussi, repartit la duchesse, et Fabrice aprèsmoi: c'est pour cela, et non pas parce que je doute <strong>de</strong> votre bravoure, que j'exige quel'homme qui me perce le coeur soit empoisonné et non tué. Par la même raisonimportante pour moi, je vous ordonne <strong>de</strong> faire tout au mon<strong>de</strong> pour vous sauver.-J'exécuterai fidèlement, ponctuellement et pru<strong>de</strong>mment. Je prévois, madame laduchesse, que ma vengeance sera mêlée à la vôtre: il en serait autrement, quej'obéirais encore fidèlement, ponctuellement et pru<strong>de</strong>mment. Je puis ne pas réussir,mais j'emploierai toute ma force d'homme.- Il s'agit d'empoisonner le meurtrier <strong>de</strong> Fabrice.- Je l'avais <strong>de</strong>viné, et <strong>de</strong>puis vingt-sept mois que je mène cette vie errante etabominable, j'ai souvent songé à une pareille action pour mon <strong>com</strong>pte.214


- Si je suis découverte et condamnée <strong>com</strong>me <strong>com</strong>plice, poursuivit la duchesse d'un ton<strong>de</strong> fierté, je ne veux point que l'on puisse m'imputer <strong>de</strong> vous avoir séduit. Je vousordonne <strong>de</strong> ne plus chercher à me voir avant l'époque <strong>de</strong> notre vengeance: il ne s'agitpoint <strong>de</strong> le mettre à mort avant que je vous en aie donné le signal. Sa mort en cetinstant, par exemple, me serait funeste loin <strong>de</strong> m'être utile. Probablement sa mort ne<strong>de</strong>vra avoir lieu que dans plusieurs mois, mais elle aura lieu. J'exige qu'il meure par lepoison, et j'aimerais mieux le laisser vivre que <strong>de</strong> le voir atteint d'un coup <strong>de</strong> feu. Pour<strong>de</strong>s intérêts que je ne veux pas vous expliquer, j'exige que votre vie soit sauvée.Ferrante était ravi <strong>de</strong> ce ton d'autorité que la duchesse prenait avec lui: ses yeuxbrillaient d'une profon<strong>de</strong> joie. Ainsi que nous l'avons dit, il était horriblement maigre;mais on voyait qu'il avait été fort beau dans sa première jeunesse, et il croyait êtreencore ce qu'il avait été jadis. Suis-je fou, se dit-il, ou bien la duchesse veut-elle unjour, quand je lui aurai donné cette preuve <strong>de</strong> dévouement, faire <strong>de</strong> moi l'homme leplus heureux? Et dans le fait, pourquoi pas? Est-ce que je ne vaux point cette poupée<strong>de</strong> <strong>com</strong>te Mosca qui, dans l'occasion, n'a rien pu pour elle, pas même faire éva<strong>de</strong>rmonsignore Fabrice?- Je puis vouloir sa mort dès <strong>de</strong>main, continua la duchesse, toujours du même aird'autorité. Vous connaissez cet immense réservoir d'eau qui est au coin du palais, toutprès <strong>de</strong> la cachette que vous avez occupée quelquefois; il est un moyen secret <strong>de</strong> fairecouler toute cette eau dans la rue: hé bien! ce sera là le signal <strong>de</strong> ma vengeance.Vous verrez, si vous êtes à <strong>Parme</strong>, ou vous entendrez dire, si vous habitez les bois,que le grand réservoir du palais Sanseverina a crevé. Agissez aussitôt, mais par lepoison, et surtout n'exposez votre vie que le moins possible. Que jamais personne nesache que j'ai trempé dans cette affaire.- Les paroles sont inutiles, répondit Ferrante avec un enthousiasme mal contenu: jesuis déjà fixé sur les moyens que j'emploierai. <strong>La</strong> vie <strong>de</strong> cet homme me <strong>de</strong>vient plusodieuse qu'elle n'était, puisque je n'oserai vous revoir tant qu'il vivra. J'attendrai lesignal du réservoir crevé dans la rue. Il salua brusquement et partit. <strong>La</strong> duchesse leregardait marcher.Quand il fut dans l'autre chambre, elle le rappela.- Ferrante! s'écria-t-elle; homme sublime!Il rentra, <strong>com</strong>me impatient d'être retenu; sa figure était superbe en cet instant.- Et vos enfants?- Madame, ils seront plus riches que moi; vous leur accor<strong>de</strong>z peut-être quelque petitepension.- Tenez, lui dit la duchesse en lui remettant une sorte <strong>de</strong> gros étui en bois d'olivier,voici tous les diamants qui me restent; ils valent cinquante mille francs.- Ah, madame! vous m'humiliez!... dit Ferrante avec un mouvement d'horreur; et safigure changea du tout au tout.- Je ne vous reverrai jamais avant l'action: prenez, je le veux, ajouta la duchesse avecun air <strong>de</strong> hauteur qui atterra Ferrante; il mit l'étui dans sa poche et sortit.215


<strong>La</strong> porte avait été refermée par lui. <strong>La</strong> duchesse le rappela <strong>de</strong> nouveau; il rentra d'unair inquiet: la duchesse était <strong>de</strong>bout au milieu du salon; elle se jeta dans ses bras. Aubout d'un instant, Ferrante s'évanouit presque <strong>de</strong> bonheur; la duchesse se dégagea <strong>de</strong>ses embrassements, et <strong>de</strong>s yeux lui montra la porte.-Voilà le seul homme qui m'ait <strong>com</strong>prise, se dit-elle, c'est ainsi qu'en eût agi Fabrice,s'il eût pu m'entendre.Il y avait <strong>de</strong>ux choses dans le caractère <strong>de</strong> la duchesse, elle voulait toujours ce qu'elleavait voulu une fois; elle ne remettait jamais en délibération ce qui avait été une foisdécidé. Elle citait à ce propos un mot <strong>de</strong> son premier mari, l'aimable généralPietranera: quelle insolence envers moi-même! disait-il; pourquoi croirai-je avoir plusd'esprit aujourd'hui que lorsque je pris ce parti?De ce moment, une sorte <strong>de</strong> gaieté reparut dans le caractère <strong>de</strong> la duchesse. Avant lafatale résolution, à chaque pas que faisait son esprit, à chaque chose nouvelle qu'ellevoyait, elle avait le sentiment <strong>de</strong> son infériorité envers le prince, <strong>de</strong> sa faiblesse et <strong>de</strong>sa duperie; le prince, suivant elle, l'avait lâchement trompée, et le <strong>com</strong>te Mosca, parsuite <strong>de</strong> son génie courtisanesque, quoique innocemment, avait secondé le prince. Dèsque la vengeance fut résolue, elle sentit sa force, chaque pas <strong>de</strong> son esprit lui donnaitdu bonheur. Je croirais assez que le bonheur immoral qu'on trouve à se venger enItalie tient à la force d'imagination <strong>de</strong> ce peuple; les gens <strong>de</strong>s autres pays nepardonnent pas à proprement parler, ils oublient.<strong>La</strong> duchesse ne revit Palla que vers les <strong>de</strong>rniers temps <strong>de</strong> la prison <strong>de</strong> Fabrice. Commeon l'a <strong>de</strong>viné peut-être, ce fut lui qui donna l'idée <strong>de</strong> l'évasion: il existait dans les bois,à <strong>de</strong>ux lieues <strong>de</strong> Sacca, une tour du moyen âge, à <strong>de</strong>mi ruinée, et haute <strong>de</strong> plus <strong>de</strong>cent pieds; avant <strong>de</strong> parler une secon<strong>de</strong> fois <strong>de</strong> fuite à la duchesse, Ferrante la suppliad'envoyer Ludovic, avec <strong>de</strong>s hommes sûrs, disposer une suite d'échelles auprès <strong>de</strong>cette tour. En présence <strong>de</strong> la duchesse il y monta avec les échelles, et en <strong>de</strong>scenditavec une simple cor<strong>de</strong> nouée; il renouvela trois fois l'expérience, puis il expliqua <strong>de</strong>nouveau son idée. Huit jours après, Ludovic voulut aussi <strong>de</strong>scendre <strong>de</strong> cette vieilletour avec une cor<strong>de</strong> nouée: ce fut alors que la duchesse <strong>com</strong>muniqua cette idée àFabrice.Dans les <strong>de</strong>rniers jours qui précédèrent cette tentative, qui pouvait amener la mort duprisonnier, et <strong>de</strong> plus d'une façon, la duchesse ne pouvait trouver un instant <strong>de</strong> reposqu'autant qu'elle avait Ferrante à ses côtés; le courage <strong>de</strong> cet homme électrisait lesien; mais l'on sent bien qu'elle <strong>de</strong>vait cacher au <strong>com</strong>te ce voisinage singulier. Ellecraignait, non pas qu'il se révoltât, mais elle eût été affligée <strong>de</strong> ses objections, quieussent redoublé ses inquiétu<strong>de</strong>s. Quoi! prendre pour conseiller intime un fou reconnu<strong>com</strong>me tel, et condamné à mort! Et, ajoutait la duchesse, se parlant à elle-même, unhomme qui, par la suite, pouvait faire <strong>de</strong> si étranges choses! Ferrante se trouvait dansle salon <strong>de</strong> la duchesse au moment où le <strong>com</strong>te vint lui donner connaissance <strong>de</strong> laconversation que le prince avait eue avec Rassi; et, lorsque le <strong>com</strong>te fut sorti, elle eutbeaucoup à faire pour empêcher Ferrante <strong>de</strong> marcher sur-le-champ à l'exécution d'unaffreux <strong>de</strong>ssein!- Je suis fort maintenant! s'écriait ce fou; je n'ai plus <strong>de</strong> doute sur la légitimité <strong>de</strong>l'action!- Mais, dans le moment <strong>de</strong> colère qui suivra inévitablement, Fabrice serait mis à mort!216


- Mais ainsi on lui épargnerait le péril <strong>de</strong> cette <strong>de</strong>scente: elle est possible, facile même,ajoutait-il; mais l'expérience manque à ce jeune homme.On célébra le mariage <strong>de</strong> la soeur du marquis Crescenzi, et ce fut à la fête donnéedans cette occasion que la duchesse rencontra Clélia, et put lui parler sans donner <strong>de</strong>soupçons aux observateurs <strong>de</strong> bonne <strong>com</strong>pagnie. <strong>La</strong> duchesse elle-même remit àClélia le paquet <strong>de</strong> cor<strong>de</strong>s dans le jardin, où ces dames étaient allées respirer uninstant. Ces cor<strong>de</strong>s, fabriquées avec le plus grand soin, mi-parties <strong>de</strong> chanvre et <strong>de</strong>soie, avec <strong>de</strong>s noeuds, étaient fort menues et assez flexibles; Ludovic avait éprouvéleur solidité, et, dans toutes leurs parties, elles pouvaient porter sans se rompre unpoids <strong>de</strong> huit quintaux. On les avait <strong>com</strong>primées <strong>de</strong> façon à en former plusieurspaquets <strong>de</strong> la forme d'un volume in-quarto; Clélia s'en empara, et promit à laduchesse que tout ce qui était humainement possible serait ac<strong>com</strong>pli pour faire arriverces paquets jusqu'à la tour Farnèse.- Mais je crains la timidité <strong>de</strong> votre caractère; et d'ailleurs, ajouta poliment laduchesse, quel intérêt peut vous inspirer un inconnu?- M. <strong>de</strong>l Dongo est malheureux, et je vous promets que par moi il sera sauvé!Mais la duchesse, ne <strong>com</strong>ptant que fort médiocrement sur la présence d'esprit d'unejeune personne <strong>de</strong> vingt ans, avait pris d'autres précautions dont elle se garda bien <strong>de</strong>faire part à la fille du gouverneur. Comme il était naturel <strong>de</strong> le supposer, cegouverneur se trouvait à la fête donnée pour le mariage <strong>de</strong> la soeur du marquisCrescenzi. <strong>La</strong> duchesse se dit que, si elle lui faisait donner un fort narcotique, onpourrait croire dans le premier moment qu'il s'agissait d'une attaque d'apoplexie, etalors, au lieu <strong>de</strong> le placer dans sa voiture pour le ramener à la cita<strong>de</strong>lle, on pourrait,avec un peu d'adresse, faire prévaloir l'avis <strong>de</strong> se servir d'une litière, qui se trouveraitpar hasard dans la maison où se donnait la fête. Là se rencontreraient aussi <strong>de</strong>shommes intelligents, vêtus en ouvriers employés pour la fête, et qui, dans le troublegénéral, s'offriraient obligeamment pour transporter le mala<strong>de</strong> jusqu'à son palais siélevé. Ces hommes, dirigés par Ludovic, portaient une assez gran<strong>de</strong> quantité <strong>de</strong>cor<strong>de</strong>s, adroitement cachées sous leurs habits. On voit que la duchesse avaitréellement l'esprit égaré <strong>de</strong>puis qu'elle songeait sérieusement à la fuite <strong>de</strong> Fabrice. Lepéril <strong>de</strong> cet être chéri était trop fort pour son âme, et surtout durait trop longtemps.Par excès <strong>de</strong> précautions, elle faillit faire manquer cette fuite, ainsi qu'on va le voir.Tout s'exécuta <strong>com</strong>me elle l'avait projeté avec cette seule différence que le narcotiqueproduisit un effet trop puissant; tout le mon<strong>de</strong> crut, et même les gens <strong>de</strong> l'art, que legénéral avait une attaque d'apoplexie.Par bonheur, Clélia, au désespoir, ne se douta en aucune façon <strong>de</strong> la tentative sicriminelle <strong>de</strong> la duchesse. Le désordre fut tel au moment <strong>de</strong> l'entrée à la cita<strong>de</strong>lle <strong>de</strong> lalitière où le général, à <strong>de</strong>mi-mort, était enfermé, que Ludovic et ses gens passèrentsans objection; ils ne furent fouillés que pour la bonne forme au pont <strong>de</strong> l'Esclave.Quand ils eurent transporté le général jusqu'à son lit, on les conduisit à l'office, où lesdomestiques les traitèrent fort bien; mais après ce repas, qui ne finit que fort près dumatin, on leur expliqua que l'usage <strong>de</strong> la prison exigeait que pour le reste <strong>de</strong> la nuit,ils fussent enfermés à clef dans les salles basses du palais; le len<strong>de</strong>main au jour ilsseraient mis en liberté par le lieutenant du gouverneur.Ces hommes avaient trouvé le moyen <strong>de</strong> remettre à Ludovic les cor<strong>de</strong>s dont ilss'étaient chargés, mais Ludovic eut beaucoup <strong>de</strong> peine à obtenir un instant d'attention<strong>de</strong> Clélia. À la fin, dans un moment où elle passait d'une chambre à une autre, il lui fitvoir qu'il déposait <strong>de</strong>s paquets <strong>de</strong> cor<strong>de</strong> dans l'angle obscur d'un <strong>de</strong>s salons du217


premier étage. Clélia fut profondément frappée <strong>de</strong> cette circonstance étrange: aussitôtelle conçut d'atroces soupçons.- Qui êtes-vous? dit-elle à Ludovic.Et, sur la réponse fort ambiguë <strong>de</strong> celui-ci, elle ajouta:- Je <strong>de</strong>vrais vous faire arrêter; vous ou les vôtres vous avez empoisonné mon père!...Avouez à l'instant quelle est la nature du poison dont vous avez fait usage, afin que lemé<strong>de</strong>cin <strong>de</strong> la cita<strong>de</strong>lle puisse administrer les remè<strong>de</strong>s convenables; avouez àl'instant, ou bien, vous et vos <strong>com</strong>plices, jamais vous ne sortirez <strong>de</strong> cette cita<strong>de</strong>lle!- Ma<strong>de</strong>moiselle a tort <strong>de</strong> s'alarmer, répondit Ludovic, avec une grâce et une politesseparfaites; il ne s'agit nullement <strong>de</strong> poison; on a eu l'impru<strong>de</strong>nce d'administrer augénéral une dose <strong>de</strong> laudanum, et il paraît que le domestique chargé <strong>de</strong> ce crime amis dans le verre quelques gouttes <strong>de</strong> trop; nous en aurons un remords éternel; maisma<strong>de</strong>moiselle peut croire que, grâce au ciel, il n'existe aucune sorte <strong>de</strong> danger: M. legouverneur doit être traité pour avoir pris, par erreur, une trop forte dose <strong>de</strong>laudanum; mais, j'ai l'honneur <strong>de</strong> le répéter à ma<strong>de</strong>moiselle, le laquais chargé ducrime ne faisait point usage <strong>de</strong> poisons véritables, <strong>com</strong>me Barbone, lorsqu'il voulutempoisonner monseigneur Fabrice. On n'a point prétendu se venger du péril qu'acouru monseigneur Fabrice; on n'a confié à ce laquais maladroit qu'une fiole où il yavait du laudanum, j'en fais serment à ma<strong>de</strong>moiselle! Mais il est bien entendu que, sij'étais interrogé officiellement, je nierais tout.D'ailleurs, si ma<strong>de</strong>moiselle parle à qui que ce soit <strong>de</strong> laudanum et <strong>de</strong> poison, fût-ce àl'excellent don Cesare, Fabrice est tué <strong>de</strong> la main <strong>de</strong> ma<strong>de</strong>moiselle. Elle rend à jamaisimpossibles tous les projets <strong>de</strong> fuite; et ma<strong>de</strong>moiselle sait mieux que moi que ce n'estpas avec du simple laudanum que l'on veut empoisonner monseigneur; elle sait aussique quelqu'un n'a accordé qu'un mois <strong>de</strong> délai pour ce crime, et qu'il y a déjà plusd'une semaine que l'ordre fatal a été reçu. Ainsi, si elle me fait arrêter, ou siseulement elle dit un mot à don Cesare ou à tout autre, elle retar<strong>de</strong> toutes nosentreprises <strong>de</strong> bien plus d'un mois, et j'ai raison <strong>de</strong> dire qu'elle tue <strong>de</strong> sa mainmonseigneur Fabrice.Clélia était épouvantée <strong>de</strong> l'étrange tranquillité <strong>de</strong> Ludovic.Ainsi, me voilà en dialogue réglé, se disait-elle, avec l'empoisonneur <strong>de</strong> mon père, etqui emploie <strong>de</strong>s tournures polies pour me parler! Et c'est l'amour qui m'a conduite àtous ces crimes!...Le remords lui laissait à peine la force <strong>de</strong> parler; elle dit à Ludovic:- Je vais vous enfermer à clef dans ce salon. Je cours apprendre au mé<strong>de</strong>cin qu'il nes'agit que <strong>de</strong> laudanum; mais, grand Dieu! <strong>com</strong>ment lui dirai-je que je l'ai appris moimême?Je reviens ensuite vous délivrer.Mais, dit Clélia revenant en courant d'auprès <strong>de</strong> la porte, Fabrice savait-il quelquechose du laudanum?- Mon Dieu non, ma<strong>de</strong>moiselle, il n'y eût jamais consenti. Et puis, à quoi bon faire uneconfi<strong>de</strong>nce inutile? nous agissons avec la pru<strong>de</strong>nce la plus stricte. Il s'agit <strong>de</strong> sauver lavie à monseigneur, qui sera empoisonné d'ici à trois semaines; l'ordre en a été donnépar quelqu'un qui d'ordinaire ne trouve point d'obstacle à ses volontés; et, pour tout218


dire à ma<strong>de</strong>moiselle, on prétend que c'est le terrible fiscal général Rassi qui a reçucette <strong>com</strong>mission.Clélia s'enfuit épouvantée: elle <strong>com</strong>ptait tellement sur la parfaite probité <strong>de</strong> donCesare, qu'en employant certaine précaution, elle osa lui dire qu'on avait administréau général du laudanum, et pas autre chose. Sans répondre, sans questionner, donCesare courut au mé<strong>de</strong>cin.Clélia revint au salon, où elle avait enfermé Ludovic dans l'intention <strong>de</strong> le presser <strong>de</strong>questions sur le laudanum. Elle ne l'y trouva plus: il avait réussi à s'échapper. Elle vitsur une table une bourse remplie <strong>de</strong> sequins, et une petite boîte renfermant diversessortes <strong>de</strong> poisons. <strong>La</strong> vue <strong>de</strong> ces poisons la fit frémir. Qui me dit, pensa-t-elle, que l'onn'a donné que du laudanum à mon père, et que la duchesse n'a pas voulu se venger<strong>de</strong> la tentative <strong>de</strong> Barbone?- Grand Dieu! s'écria-t-elle, me voici en rapport avec les empoisonneurs <strong>de</strong> mon père!Et je les laisse s'échapper! Et peut-être cet homme, mis à la question, eût avoué autrechose que du laudanum!Aussitôt Clélia tomba à genoux fondant en larmes, et pria la Madone avec ferveur.Pendant ce temps, le mé<strong>de</strong>cin <strong>de</strong> la cita<strong>de</strong>lle, fort étonné <strong>de</strong> l'avis qu'il recevait <strong>de</strong> donCesare, et d'après lequel il n'avait affaire qu'à du laudanum, donna les remè<strong>de</strong>sconvenables qui bientôt firent disparaître les symptômes les plus alarmants. Legénéral revint un peu à lui <strong>com</strong>me le jour <strong>com</strong>mençait à paraître. Sa première actionmarquant <strong>de</strong> la connaissance fut <strong>de</strong> charger d'injures le colonel <strong>com</strong>mandant ensecond la cita<strong>de</strong>lle, et qui s'était avisé <strong>de</strong> donner quelques ordres les plus simples dumon<strong>de</strong> pendant que le général n'avait pas sa connaissance.Le gouverneur se mit ensuite dans une fort gran<strong>de</strong> colère contre une fille <strong>de</strong> cuisinequi, en lui apportant un bouillon, s'avisa <strong>de</strong> prononcer le mot d'apoplexie.- Est-ce que je suis d'âge, s'écria-t-il, à avoir <strong>de</strong>s apoplexies? Il n'y a que mesennemis acharnés qui puissent se plaire à répandre <strong>de</strong> tels bruits. Et d'ailleurs, est-ceque j'ai été saigné, pour que la calomnie elle-même ose parler d'apoplexie?Fabrice, tout occupé <strong>de</strong>s préparatifs <strong>de</strong> sa fuite, ne put concevoir les bruits étrangesqui remplissaient la cita<strong>de</strong>lle au moment où l'on y rapportait le gouverneur à <strong>de</strong>mimort. D'abord il eut quelque idée que sa sentence était changée, et qu'on venait lemettre à mort. Voyant ensuite que personne ne se présentait dans sa chambre, ilpensa que Clélia avait été trahie, qu'à sa rentrée dans la forteresse on lui avait enlevéles cor<strong>de</strong>s que probablement elle rapportait, et qu'enfin ses projets <strong>de</strong> fuite étaientdésormais impossibles. Le len<strong>de</strong>main, à l'aube du jour, il vit entrer dans sa chambreun homme à lui inconnu, qui, sans dire mot, y déposa un panier <strong>de</strong> fruits: sous lesfruits était cachée la lettre suivante:" Pénétrée <strong>de</strong>s remords les plus vifs par ce qui a été fait, non pas, grâce au ciel, <strong>de</strong>mon consentement, mais à l'occasion d'une idée que j'avais eue, j'ai fait voeu à la trèssainte Vierge que si, par l'effet <strong>de</strong> sa sainte intercession, mon père est sauvé, jamaisje n'opposerai un refus à ses ordres; j'épouserai le marquis aussitôt que j'en serairequise par lui, et jamais je ne vous reverrai. Toutefois, je crois qu'il est <strong>de</strong> mon<strong>de</strong>voir d'achever ce qui a été <strong>com</strong>mencé. Dimanche prochain, au retour <strong>de</strong> la messeoù l'on vous conduira à ma <strong>de</strong>man<strong>de</strong> (songez à préparer votre âme, vous pouvez voustuer dans la difficile entreprise); au retour <strong>de</strong> la messe, dis-je, retar<strong>de</strong>z le plus219


possible votre rentrée dans votre chambre; vous y trouverez ce qui vous estnécessaire pour l'entreprise méditée. Si vous périssez, j'aurai l'âme navrée! Pourrezvousm'accuser d'avoir contribué à votre mort? <strong>La</strong> duchesse elle-même ne m'a-t-ellepas répété à diverses reprises que la faction Raversi l'emporte? on veut lier le princepar une cruauté qui le sépare à jamais du <strong>com</strong>te Mosca. <strong>La</strong> duchesse, fondant enlarmes, m'a juré qu'il ne reste que cette ressource: vous périssez si vous ne tentezrien. Je ne puis plus vous regar<strong>de</strong>r, j'en ai fait le voeu; mais si dimanche, vers le soir,vous me voyez entièrement vêtue <strong>de</strong> noir, à la fenêtre accoutumée, ce sera le signalque la nuit suivante tout sera disposé autant qu'il est possible à mes faibles moyens.Après onze heures, peut-être seulement à minuit ou une heure, une petite lampeparaîtra à ma fenêtre, ce sera l'instant décisif; re<strong>com</strong>man<strong>de</strong>z-vous à votre saintpatron, prenez en hâte les habits <strong>de</strong> prêtre dont vous êtes pourvu, et marchez. "" Adieu, Fabrice, je serai en prière, et répandant les larmes les plus amères, vouspouvez le croire, pendant que vous courrez <strong>de</strong> si grands dangers. Si vous périssez, jene vous survivrai point; grand Dieu! qu'est-ce que je dis? mais si vous réussissez, jene vous reverrai jamais. Dimanche, après la messe, vous trouverez dans votre prisonl'argent, les poisons, les cor<strong>de</strong>s, envoyés par cette femme terrible qui vous aime avecpassion, et qui m'a répété jusqu'à trois fois qu'il fallait prendre ce parti. Dieu voussauve et la sainte Madone! "Fabio Conti était un geôlier toujours inquiet, toujours malheureux, voyant toujours ensonge quelqu'un <strong>de</strong> ses prisonniers lui échapper: il était abhorré <strong>de</strong> tout ce qui étaitdans la cita<strong>de</strong>lle; mais le malheur inspirant les mêmes résolutions à tous les hommes,les pauvres prisonniers, ceux-là mêmes qui étaient enchaînés dans <strong>de</strong>s cachots hauts<strong>de</strong> trois pieds, larges <strong>de</strong> trois pieds et <strong>de</strong> huit pieds <strong>de</strong> longueur et où ils ne pouvaientse tenir <strong>de</strong>bout ou assis, tous les prisonniers, même ceux-là, dis-je, eurent l'idée <strong>de</strong>faire chanter à leur frais un Te Deum lorsqu'ils surent que leur gouverneur était hors<strong>de</strong> danger. Deux ou trois <strong>de</strong> ces malheureux firent <strong>de</strong>s sonnets en l'honneur <strong>de</strong> FabioConti. O effet du malheur sur ces hommes! Que celui qui les blâme soit conduit par sa<strong>de</strong>stinée à passer un an dans un cachot haut <strong>de</strong> trois pieds, avec huit onces <strong>de</strong> painpar jour et jeûnant les vendredis.Clélia, qui ne quittait la chambre <strong>de</strong> son père que pour aller prier dans la chapelle, ditque le gouverneur avait décidé que les réjouissances n'auraient lieu que le dimanche.Le matin <strong>de</strong> ce dimanche, Fabrice assista à la messe et au Te Deum; le soir il y eut feud'artifice, et dans les salles basses du château l'on distribua aux soldats une quantité<strong>de</strong> vin quadruple <strong>de</strong> celle que le gouverneur avait accordée; une main inconnue avaitmême envoyé plusieurs tonneaux d'eau-<strong>de</strong>-vie que les soldats défoncèrent. <strong>La</strong>générosité <strong>de</strong>s soldats qui s'enivraient ne voulut pas que les cinq soldats qui faisaientfaction <strong>com</strong>me sentinelles autour du palais souffrissent <strong>de</strong> leur position; à mesurequ'ils arrivaient à leurs guérites, un domestique affidé leur donnait du vin, et l'on nesait par quelle main ceux qui furent placés en sentinelle à minuit et pendant le reste<strong>de</strong> la nuit reçurent aussi un verre d'eau-<strong>de</strong>-vie, et l'on oubliait à chaque fois labouteille auprès <strong>de</strong> la guérite (<strong>com</strong>me il a été prouvé au procès qui suivit).Le désordre dura plus longtemps que Clélia ne l'avait pensé, et ce ne fut que vers uneheure que Fabrice, qui, <strong>de</strong>puis plus <strong>de</strong> huit jours, avait scié <strong>de</strong>ux barreaux <strong>de</strong> safenêtre, celle qui ne donnait pas vers la volière, <strong>com</strong>mença à démonter l'abat-jour; iltravaillait presque sur la tête <strong>de</strong>s sentinelles qui gardaient le palais du gouverneur, ilsn'entendirent rien. Il avait fait quelques nouveaux noeuds seulement à l'immensecor<strong>de</strong> nécessaire pour <strong>de</strong>scendre <strong>de</strong> cette terrible hauteur <strong>de</strong> cent quatre-vingts pieds.Il arrangea cette cor<strong>de</strong> en bandoulière autour <strong>de</strong> son corps: elle le gênait beaucoup,220


son volume étant énorme; les noeuds l'empêchaient <strong>de</strong> former masse, et elles'écartait à plus <strong>de</strong> dix-huit pouces du corps. Voilà le grand obstacle, se dit Fabrice.Cette cor<strong>de</strong> arrangée tant bien que mal, Fabrice prit celle avec laquelle il <strong>com</strong>ptait<strong>de</strong>scendre les trente-cinq pieds qui séparaient sa fenêtre <strong>de</strong> l'esplana<strong>de</strong> où était lepalais du gouverneur. Mais <strong>com</strong>me pourtant, quelque enivrées que fussent lessentinelles, il ne pouvait pas <strong>de</strong>scendre exactement sur leurs têtes, il sortit, <strong>com</strong>menous l'avons dit, par la secon<strong>de</strong> fenêtre <strong>de</strong> sa chambre, celle qui avait jour sur le toitd'une sorte <strong>de</strong> vaste corps <strong>de</strong> gar<strong>de</strong>. Par une bizarrerie <strong>de</strong> mala<strong>de</strong>, dès que le généralFabio Conti avait pu parler, il avait fait monter <strong>de</strong>ux cents soldats dans cet anciencorps <strong>de</strong> gar<strong>de</strong> abandonné <strong>de</strong>puis un siècle. Il disait qu'après l'avoir empoisonné onvoulait l'assassiner dans son lit, et ces <strong>de</strong>ux cents soldats <strong>de</strong>vaient le gar<strong>de</strong>r. On peutjuger <strong>de</strong> l'effet que cette mesure imprévue produisit sur le coeur <strong>de</strong> Clélia: cette fillepieuse sentait fort bien jusqu'à quel point elle trahissait son père, et un père qui venaitd'être presque empoisonné dans l'intérêt du prisonnier qu'elle aimait. Elle vit presquedans l'arrivée imprévue <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux cents hommes un arrêt <strong>de</strong> la Provi<strong>de</strong>nce qui luidéfendait d'aller plus avant et <strong>de</strong> rendre la liberté à Fabrice.Mais tout le mon<strong>de</strong> dans <strong>Parme</strong> parlait <strong>de</strong> la mort prochaine du prisonnier. On avaitencore traité ce triste sujet à la fête même donnée à l'occasion du mariage <strong>de</strong> lasignora Giulia Crescenzi. Puisque pour une pareille vétille, un coup d'épée maladroitdonné à un <strong>com</strong>édien, un homme <strong>de</strong> la naissance <strong>de</strong> Fabrice n'était pas mis en libertéau bout <strong>de</strong> neuf mois <strong>de</strong> prison et avec la protection du premier ministre, c'est qu'il yavait <strong>de</strong> la politique dans son affaire. Alors, inutile <strong>de</strong> s'occuper davantage <strong>de</strong> lui,avait-on dit; s'il ne convenait pas au pouvoir <strong>de</strong> le faire mourir en place publique, ilmourrait bientôt <strong>de</strong> maladie. Un ouvrier serrurier qui avait été appelé au palais dugénéral Fabio Conti parla <strong>de</strong> Fabrice <strong>com</strong>me d'un prisonnier expédié <strong>de</strong>puis longtempset dont on taisait la mort par politique. Le mot <strong>de</strong> cet homme décida Clélia.Chapitre XXIIDans la journée Fabrice fut attaqué par quelques réflexions sérieuses et désagréables,mais à mesure qu'il entendait sonner les heures qui le rapprochaient du moment <strong>de</strong>l'action, il se sentait allègre et dispos. <strong>La</strong> duchesse lui avait écrit qu'il serait surpris parle grand air, et qu'à peine hors <strong>de</strong> sa prison il se trouverait dans l'impossibilité <strong>de</strong>marcher; dans ce cas il valait mieux pourtant s'exposer à être repris que se précipiterdu haut d'un mur <strong>de</strong> cent quatre-vingts pieds. Si ce malheur m'arrive, disait Fabrice,je me coucherai contre le parapet, je dormirai une heure, puis je re<strong>com</strong>mencerai;puisque je l'ai juré à Clélia, j'aime mieux tomber du haut d'un rempart, si élevé qu'ilsoit, que d'être toujours à faire <strong>de</strong>s réflexions sur le goût du pain que je mange.Quelles horribles douleurs ne doit-on pas éprouver avant la fin, quand on meurtempoisonné! Fabio Conti n'y cherchera pas <strong>de</strong> façons, il me fera donner <strong>de</strong> l'arsenicavec lequel il tue les rats <strong>de</strong> sa cita<strong>de</strong>lle.Vers le minuit un <strong>de</strong> ces brouillards épais et blancs que le Pô jette quelquefois sur sesrives s'étendit d'abord sur la ville, et ensuite gagna l'esplana<strong>de</strong> et les bastions aumilieu <strong>de</strong>squels s'élève la grosse tour <strong>de</strong> la cita<strong>de</strong>lle. Fabrice crut voir que du parapet<strong>de</strong> la plateforme, on n'apercevait plus les petits acacias qui environnaient les jardinsétablis par les soldats au pied du mur <strong>de</strong> cent quatre-vingts pieds. Voilà qui estexcellent, pensa-t-il.Un peu après que minuit et <strong>de</strong>mi eut sonné, le signal <strong>de</strong> la petite lampe parut à lafenêtre <strong>de</strong> la volière. Fabrice était prêt à agir; il fit un signe <strong>de</strong> croix, puis attacha à221


son lit la petite cor<strong>de</strong> <strong>de</strong>stinée à lui faire <strong>de</strong>scendre les trente-cinq pieds qui leséparaient <strong>de</strong> la plate-forme où était le palais. Il arriva sans en<strong>com</strong>bre sur le toit ducorps <strong>de</strong> gar<strong>de</strong> occupé <strong>de</strong>puis la veille par les <strong>de</strong>ux cents hommes <strong>de</strong> renfort dontnous avons parlé. Par malheur les soldats, à minuit trois quarts qu'il était alors,n'étaient pas encore endormis; pendant qu'il marchait à pas <strong>de</strong> loup sur le toit <strong>de</strong>grosses tuiles creuses, Fabrice les entendait qui disaient que le diable était sur le toit,et qu'il fallait essayer <strong>de</strong> le tuer d'un coup <strong>de</strong> fusil. Quelques voix prétendaient que cesouhait était d'une gran<strong>de</strong> impiété, d'autres disaient que si l'on tirait un coup <strong>de</strong> fusilsans tuer quelque chose, le gouverneur les mettrait tous en prison pour avoir alarméla garnison inutilement. Toute cette belle discussion faisait que Fabrice se hâtait leplus possible en marchant sur le toit et qu'il faisait beaucoup plus <strong>de</strong> bruit. Le fait estqu'au moment où, pendu à sa cor<strong>de</strong>, il passa <strong>de</strong>vant les fenêtres, par bonheur àquatre ou cinq pieds <strong>de</strong> distance à cause <strong>de</strong> l'avance du toit, elles étaient hérissées <strong>de</strong>baïonnettes. Quelques-uns ont prétendu que Fabrice toujours fou eut l'idée <strong>de</strong> jouer lerôle du diable, et qu'il jeta à ces soldats une poignée <strong>de</strong> sequins. Ce qui est sûr, c'estqu'il avait semé <strong>de</strong>s sequins sur le plancher <strong>de</strong> sa chambre, et il en sema aussi sur laplate-forme dans son trajet <strong>de</strong> la tour Farnèse au parapet, afin <strong>de</strong> se donner la chance<strong>de</strong> distraire les soldats qui auraient pu se mettre à le poursuivre.Arrivé sur la plate-forme et entouré <strong>de</strong> sentinelles qui ordinairement criaient tous lesquarts d'heure une phrase entière: Tout est bien autour <strong>de</strong> mon poste, il dirigea sespas vers le parapet du couchant et chercha la pierre neuve.Ce qui paraît incroyable et pourrait faire douter du fait si le résultat n'avait eu pourtémoin une ville entière, c'est que les sentinelles placées le long du parapet n'aientpas vu et arrêté Fabrice; à la vérité, le brouillard dont nous avons parlé <strong>com</strong>mençait àmonter, et Fabrice a dit que lorsqu'il était sur la plateforme, le brouillard lui semblaitarrivé déjà jusqu'à moitié <strong>de</strong> la tour Farnèse. Mais ce brouillard n'était point épais, et ilapercevait fort bien les sentinelles dont quelques-unes se promenaient. Il ajoutait que,poussé <strong>com</strong>me par une force surnaturelle, il alla se placer hardiment entre <strong>de</strong>uxsentinelles assez voisines. Il défit tranquillement la gran<strong>de</strong> cor<strong>de</strong> qu'il avait autour ducorps et qui s'embrouilla <strong>de</strong>ux fois; il lui fallut beaucoup <strong>de</strong> temps pour la débrouilleret l'étendre sur le parapet. Il entendait les soldats parler <strong>de</strong> tous les côtés, bien résoluà poignar<strong>de</strong>r le premier qui s'avancerait vers lui. Je n'étais nullement troublé, ajoutaitil,il me semblait que j'ac<strong>com</strong>plissais une cérémonie.Il attacha sa cor<strong>de</strong> enfin débrouillée à une ouverture pratiquée dans le parapet pourl'écoulement <strong>de</strong>s eaux, il monta sur ce même parapet, et pria Dieu avec ferveur; puis,<strong>com</strong>me un héros <strong>de</strong>s temps <strong>de</strong> chevalerie, il pensa un instant à Clélia. Combien je suisdifférent, se dit-il, du Fabrice léger et libertin qui entra ici il y a neuf mois! Enfin il semit à <strong>de</strong>scendre cette étonnante hauteur. Il agissait mécaniquement, dit-il, et <strong>com</strong>meil eût fait en plein jour, <strong>de</strong>scendant <strong>de</strong>vant <strong>de</strong>s amis, pour gagner un pari. Vers lemilieu <strong>de</strong> la hauteur, il sentit tout à coup ses bras perdre leur force; il croit même qu'illâcha la cor<strong>de</strong> un instant; mais bientôt il la reprit; peut-être, dit-il, il se retint auxbroussailles sur lesquelles il glissait et qui l'écorchaient. Il éprouvait <strong>de</strong> temps à autreune douleur atroce entre les épaules, elle allait jusqu'à lui ôter la respiration. Il y avaitun mouvement d'ondulation fort in<strong>com</strong>mo<strong>de</strong>; il était renvoyé sans cesse <strong>de</strong> la cor<strong>de</strong>aux broussailles. Il fut touché par plusieurs oiseaux assez gros qu'il réveillait et qui sejetaient sur lui en s'envolant. Les premières fois il crut être atteint par <strong>de</strong>s gens<strong>de</strong>scendant <strong>de</strong> la cita<strong>de</strong>lle par la même voie que lui pour le poursuivre, et il s'apprêtaità se défendre. Enfin il arriva au bas <strong>de</strong> la grosse tour sans autre inconvénient qued'avoir les mains en sang. Il raconte que <strong>de</strong>puis le milieu <strong>de</strong> la tour, le talus qu'elleforme lui fut fort utile; il frottait le mur en <strong>de</strong>scendant, et les plantes qui croissaiententre les pierres le retenaient beaucoup. En arrivant en bas dans les jardins <strong>de</strong>s222


soldats il tomba sur un acacia qui, vu d'en haut, lui semblait avoir quatre ou cinq pieds<strong>de</strong> hauteur, et qui en avait réellement quinze ou vingt. Un ivrogne qui se trouvait làendormi le prit pour un voleur. En tombant <strong>de</strong> cet arbre, Fabrice se démit presque lebras gauche. Il se mit à fuir vers le rempart, mais, à ce qu'il dit, ses jambes luisemblaient <strong>com</strong>me du coton; il n'avait plus aucune force. Malgré le péril, il s'assit etbut un peu d'eau-<strong>de</strong>-vie qui lui restait. Il s'endormit quelques minutes au point <strong>de</strong> neplus savoir où il était; en se réveillant il ne pouvait <strong>com</strong>prendre <strong>com</strong>ment, se trouvantdans sa chambre, il voyait <strong>de</strong>s arbres. Enfin la terrible vérité revint à sa mémoire.Aussitôt il marcha vers le rempart; il y monta par un grand escalier. <strong>La</strong> sentinelle, quiétait placée tout près, ronflait dans sa guérite. Il trouva une pièce <strong>de</strong> canon gisantdans l'herbe; il y attacha sa troisième cor<strong>de</strong>; elle se trouva un peu trop courte, et iltomba dans un fossé bourbeux où il pouvait y avoir un pied d'eau. Pendant qu'il serelevait et cherchait à se reconnaître, il se sentit saisi par <strong>de</strong>ux hommes: il eut peurun instant; mais bientôt il entendit prononcer près <strong>de</strong> son oreille et à voix basse: Ah!monsignore! monsignore! Il <strong>com</strong>prit vaguement que ces hommes appartenaient à laduchesse; aussitôt il s'évanouit profondément. Quelque temps après il sentit qu'il étaitporté par <strong>de</strong>s hommes qui marchaient en silence et fort vite; puis on s'arrêta, ce quilui donna beaucoup d'inquiétu<strong>de</strong>. Mais il n'avait ni la force <strong>de</strong> parler ni celle d'ouvrir lesyeux; il sentait qu'on le serrait; tout à coup il reconnut le parfum <strong>de</strong>s vêtements <strong>de</strong> laduchesse. Ce parfum le ranima; il ouvrit les yeux; il put prononcer les mots: Ah! chèreamie! puis il s'évanouit <strong>de</strong> nouveau profondément.Le fidèle Bruno, avec une escoua<strong>de</strong> <strong>de</strong> gens <strong>de</strong> police dévoués au <strong>com</strong>te, était enréserve à <strong>de</strong>ux cents pas; le <strong>com</strong>te lui-même était caché dans une petite maison toutprès du lieu où la duchesse attendait. Il n'eût pas hésité, s'il l'eût fallu, à mettre l'épéeà la main avec quelques officiers à <strong>de</strong>mi-sol<strong>de</strong>, ses amis intimes; il se regardait<strong>com</strong>me obligé <strong>de</strong> sauver la vie à Fabrice, qui lui semblait gran<strong>de</strong>ment exposé, et quijadis eût eu sa grâce signée du prince, si lui Mosca n'eût eu la sottise <strong>de</strong> vouloir éviterune sottise écrite au souverain.Depuis minuit la duchesse, entourée d'hommes armés jusqu'aux <strong>de</strong>nts, errait dans unprofond silence <strong>de</strong>vant les remparts <strong>de</strong> la cita<strong>de</strong>lle; elle ne pouvait rester en place, ellepensait qu'elle aurait à <strong>com</strong>battre pour enlever Fabrice à <strong>de</strong>s gens qui lepoursuivraient. Cette imagination ar<strong>de</strong>nte avait pris cent précautions, trop longues àdétailler ici, et d'une impru<strong>de</strong>nce incroyable. On a calculé que plus <strong>de</strong> quatre-vingtsagents étaient sur pied cette nuit-là, s'attendant à se battre pour quelque chosed'extraordinaire. Par bonheur, Ferrante et Ludovic étaient à la tête <strong>de</strong> tout cela, et leministre <strong>de</strong> la police n'était pas hostile; mais le <strong>com</strong>te lui-même remarqua que laduchesse ne fut trahie par personne, et qu'il ne sut rien <strong>com</strong>me ministre.<strong>La</strong> duchesse perdit la tête absolument en revoyant Fabrice; elle le serraitconvulsivement dans ses bras, puis fut au désespoir en se voyant couverte <strong>de</strong> sang:c'était celui <strong>de</strong>s mains <strong>de</strong> Fabrice; elle le crut dangereusement blessé. Aidée d'un <strong>de</strong>ses gens, elle lui ôtait son habit pour le panser, lorsque Ludovic, qui, par bonheur, setrouvait là, mit d'autorité la duchesse et Fabrice dans une <strong>de</strong>s petites voitures quiétaient cachées dans un jardin près <strong>de</strong> la porte <strong>de</strong> la ville, et l'on partit ventre à terrepour aller passer le Pô près <strong>de</strong> Sacca. Ferrante, avec vingt hommes bien armés, faisaitl'arrière-gar<strong>de</strong>, et avait promis sur sa tête d'arrêter la poursuite. Le <strong>com</strong>te, seul et àpied, ne quitta les environs <strong>de</strong> la cita<strong>de</strong>lle que <strong>de</strong>ux heures plus tard, quand il vit querien ne bougeait. Me voici en haute trahison! se disait-il ivre <strong>de</strong> joie.Ludovic eut l'idée excellente <strong>de</strong> placer dans une voiture un jeune chirurgien attaché àla maison <strong>de</strong> la duchesse, et qui avait beaucoup <strong>de</strong> la tournure <strong>de</strong> Fabrice.223


- Prenez la fuite, lui dit-il, du côté <strong>de</strong> Bologne; soyez fort maladroit, tâchez <strong>de</strong> vousfaire arrêter; alors coupez-vous dans vos réponses, et enfin avouez que vous êtesFabrice <strong>de</strong>l Dongo; surtout gagnez du temps. Mettez <strong>de</strong> l'adresse à être maladroit,vous en serez quitte pour un mois <strong>de</strong> prison, et madame vous donnera 50 sequins.- Est-ce qu'on songe à l'argent quand on sert madame?Il partit, et fut arrêté quelques heures plus tard, ce qui causa une joie bien plaisanteau général Fabio Conti et à Rassi, qui, avec le danger <strong>de</strong> Fabrice, voyait s'envoler sabaronnie.L'évasion ne fut connue à la cita<strong>de</strong>lle que sur les six heures du matin, et ce ne fut qu'àdix qu'on osa en instruire le prince. <strong>La</strong> duchesse avait été si bien servie que, malgré leprofond sommeil <strong>de</strong> Fabrice, qu'elle prenait pour un évanouissement mortel, ce qui fitque trois fois elle fit arrêter la voiture, elle passait le Pô dans une barque <strong>com</strong>mequatre heures sonnaient. Il y avait <strong>de</strong>s relais sur la rive gauche; on fit encore <strong>de</strong>uxlieues avec une extrême rapidité, puis on fut arrêté plus d'une heure pour lavérification <strong>de</strong>s passeports. <strong>La</strong> duchesse en avait <strong>de</strong> toutes les sortes pour elle et pourFabrice; mais elle était folle ce jour-là, elle s'avisa <strong>de</strong> donner dix napoléons au <strong>com</strong>mis<strong>de</strong> la police autrichienne, et <strong>de</strong> lui prendre la main en fondant en larmes. Ce <strong>com</strong>mis,fort effrayé, re<strong>com</strong>mença l'examen. On prit la poste; la duchesse payait d'une façon siextravagante, que partout elle excitait les soupçons en ce pays où tout étranger estsuspect. Ludovic lui vint encore en ai<strong>de</strong>; il dit que Mme la duchesse était folle <strong>de</strong>douleur, à cause <strong>de</strong> la fièvre continue du jeune <strong>com</strong>te Mosca, fils du premier ministre<strong>de</strong> <strong>Parme</strong>, qu'elle emmenait avec elle consulter les mé<strong>de</strong>cins <strong>de</strong> Pavie.Ce ne fut qu'à dix lieues par <strong>de</strong>là le Pô que le prisonnier se réveilla tout à fait, il avaitune épaule luxée et force écorchures. <strong>La</strong> duchesse avait encore <strong>de</strong>s façons siextraordinaires que le maître d'une auberge <strong>de</strong> village, où l'on dîna, crut avoir affaire àune princesse du sang impérial, et allait lui faire rendre les honneurs qu'il croyait luiêtre dus, lorsque Ludovic dit à cet homme que la princesse le ferait immanquablementmettre en prison s'il s'avisait <strong>de</strong> faire sonner les cloches.Enfin, sur les six heures du soir, on arriva au territoire piémontais. Là seulementFabrice était en toute sûreté; on le conduisit dans un petit village écarté <strong>de</strong> la gran<strong>de</strong>route; on pansa ses mains, et il dormit encore quelques heures.Ce fut dans ce village que la duchesse se livra à une action non seulement horrible auxyeux <strong>de</strong> la morale, mais qui fut encore bien funeste à la tranquillité du reste <strong>de</strong> sa vie.Quelques semaines avant l'évasion <strong>de</strong> Fabrice, et un jour que tout <strong>Parme</strong> était allé à laporte <strong>de</strong> la cita<strong>de</strong>lle pour tâcher <strong>de</strong> voir dans la cour l'échafaud qu'on dressait en sonhonneur, la duchesse avait montré à Ludovic, <strong>de</strong>venu le factotum <strong>de</strong> sa maison, lesecret au moyen duquel on faisait sortir d'un petit cadre <strong>de</strong> fer, fort bien caché, une<strong>de</strong>s pierres formant le fond du fameux réservoir d'eau du palais Sanseverina, ouvragedu treizième siècle, et dont nous avons parlé. Pendant que Fabrice dormait dans latrattoria <strong>de</strong> ce petit village, la duchesse fit appeler Ludovic; il la crut <strong>de</strong>venue folle,tant les regards qu'elle lui lançait étaient singuliers.-Vous <strong>de</strong>vez vous attendre, lui dit-elle, que je vais vous donner quelques milliers <strong>de</strong>francs: eh bien! non; je vous connais, vous êtes un poète, vous auriez bientôt mangécet argent. Je vous donne la petite terre <strong>de</strong> la Ricciarda, à une lieue <strong>de</strong> Casal-Maggiore. Ludovic se jeta à ses pieds fou <strong>de</strong> joie, et protestant avec l'accent du coeurque ce n'était point pour gagner <strong>de</strong> l'argent qu'il avait contribué à sauver monsignoreFabrice; qu'il l'avait toujours aimé d'une façon particulière <strong>de</strong>puis qu'il avait eu224


l'honneur <strong>de</strong> le conduire une fois en sa qualité <strong>de</strong> troisième cocher <strong>de</strong> madame. Quandcet homme, qui réellement avait du coeur, crut avoir assez occupé <strong>de</strong> lui une aussigran<strong>de</strong> dame, il prit congé; mais elle, avec <strong>de</strong>s yeux étincelants, lui dit:- Restez.Elle se promenait sans mot dire dans cette chambre <strong>de</strong> cabaret, regardant <strong>de</strong> temps àautre Ludovic avec <strong>de</strong>s yeux incroyables. Enfin cet homme, voyant que cette étrangepromena<strong>de</strong> ne prenait point <strong>de</strong> fin, crut <strong>de</strong>voir adresser la parole à sa maîtresse.- Madame m'a fait un don tellement exagéré, tellement au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> tout ce qu'unpauvre homme tel que moi pouvait s'imaginer, tellement supérieur surtout aux faiblesservices que j'ai eu l'honneur <strong>de</strong> rendre, que je crois en conscience ne pas pouvoirgar<strong>de</strong>r sa terre <strong>de</strong> la Ricciarda. J'ai l'honneur <strong>de</strong> rendre cette terre à madame, et <strong>de</strong> laprier <strong>de</strong> m'accor<strong>de</strong>r une pension <strong>de</strong> quatre cents francs.- Combien <strong>de</strong> fois en votre vie, lui dit-elle avec la hauteur la plus sombre, <strong>com</strong>bien <strong>de</strong>fois avez-vous ouï dire que j'avais déserté un projet une fois énoncé par moi?Après cette phrase, la duchesse se promena encore durant quelques minutes; puis,s'arrêtant tout à coup, elle s'écria:- C'est par hasard et parce qu'il a su plaire à cette petite fille, que la vie <strong>de</strong> Fabrice aété sauvée! S'il n'avait été aimable, il mourait. Est-ce que vous pourrez me nier cela?dit-elle en marchant sur Ludovic avec <strong>de</strong>s yeux où éclatait la plus sombre fureur.Ludovic recula <strong>de</strong> quelques pas et la crut folle, ce qui lui donna <strong>de</strong> vives inquiétu<strong>de</strong>spour la propriété <strong>de</strong> sa terre <strong>de</strong> la Ricciarda.- Eh bien! reprit la duchesse du ton le plus doux et le plus gai, et changée du tout autout, je veux que mes bons habitants <strong>de</strong> Sacca aient une journée folle et <strong>de</strong> laquelle ilsse souviennent longtemps. Vous allez retourner à Sacca, avez-vous quelque objection?Pensez-vous courir quelque danger?- Peu <strong>de</strong> chose, madame: aucun <strong>de</strong>s habitants <strong>de</strong> Sacca ne dira jamais que j'étais <strong>de</strong>la suite <strong>de</strong> monsignore Fabrice. D'ailleurs, si j'ose le dire à madame, je brûle <strong>de</strong> voirma terre <strong>de</strong> la Ricciarda: il me semble si drôle d'être propriétaire!- Ta gaieté me plaît. Le fermier <strong>de</strong> la Ricciarda me doit, je pense, trois ou quatre ans<strong>de</strong> son fermage: je lui fais ca<strong>de</strong>au <strong>de</strong> la moitié <strong>de</strong> ce qu'il me doit, et l'autre moitié <strong>de</strong>tous ces arrérages, je te la donne, mais à cette condition: tu vas aller à Sacca, tu dirasqu'après-<strong>de</strong>main est le jour <strong>de</strong> la fête d'une <strong>de</strong> mes patronnes, et, le soir qui suivraton arrivée, tu feras illuminer mon château <strong>de</strong> la façon la plus splendi<strong>de</strong>. N'épargne niargent ni peine: songe qu'il s'agit du plus grand bonheur <strong>de</strong> ma vie. De longue mainj'ai préparé cette illumination; <strong>de</strong>puis plus <strong>de</strong> trois ans j'ai réuni dans les caves duchâteau tout ce qui peut servir à cette noble fête; j'ai donné en dépôt au jardiniertoutes les pièces d'artifice nécessaires pour un feu magnifique: tu le feras tirer sur laterrasse qui regar<strong>de</strong> le Pô. J'ai quatre-vingt-neuf grands tonneaux <strong>de</strong> vin dans mescaves, tu feras établir quatre-vingt-neuf fontaines <strong>de</strong> vin dans mon parc. Si lelen<strong>de</strong>main il reste une bouteille <strong>de</strong> vin qui ne soit pas bue, je dirai que tu n'aimes pasFabrice. Quand les fontaines <strong>de</strong> vin, l'illumination et le feu d'artifice seront bien entrain, tu t'esquiveras pru<strong>de</strong>mment, car il est possible, et c'est mon espoir, qu'à <strong>Parme</strong>toutes ces belles choses-là paraissent une insolence.225


- C'est ce qui n'est pas possible, seulement c'est sûr; <strong>com</strong>me il est certain aussi que lefiscal Rassi, qui a signé la sentence <strong>de</strong> monsignore, en crèvera <strong>de</strong> rage. Et même...ajouta Ludovic avec timidité, si madame voulait faire plus <strong>de</strong> plaisir à son pauvreserviteur que <strong>de</strong> lui donner la moitié <strong>de</strong>s arrérages <strong>de</strong> la Ricciarda, elle me permettrait<strong>de</strong> faire une petite plaisanterie à ce Rassi...- Tu es un brave homme! s'écria la duchesse avec transport, mais je te défendsabsolument <strong>de</strong> rien faire à Rassi; j'ai le projet <strong>de</strong> le faire pendre en public, plus tard.Quant à toi, tâche <strong>de</strong> ne pas te faire arrêter à Sacca, tout serait gâté si je te perdais.- Moi, madame! Quand j'aurai dit que je fête une <strong>de</strong>s patronnes <strong>de</strong> madame, si lapolice envoyait trente gendarmes pour déranger quelque chose, soyez sûre qu'avantd'être arrivés à la croix rouge qui est au milieu du village, pas un d'eux ne serait àcheval. Ils ne se mouchent pas du cou<strong>de</strong>, non les habitants <strong>de</strong> Sacca; touscontrebandiers finis et qui adorent madame.- Enfin, reprit la duchesse d'un air singulièrement dégagé, si je donne du vin à mesbraves gens <strong>de</strong> Sacca, je veux inon<strong>de</strong>r les habitants <strong>de</strong> <strong>Parme</strong>, le même soir où monchâteau sera illuminé, prends le meilleur cheval <strong>de</strong> mon écurie, cours à mon palais, à<strong>Parme</strong>, et ouvre le réservoir.- Ah! l'excellente idée qu'a madame! s'écria Ludovic, riant <strong>com</strong>me un fou, du vin auxbraves gens <strong>de</strong> Sacca, <strong>de</strong> l'eau aux bourgeois <strong>de</strong> <strong>Parme</strong> qui étaient si sûrs, lesmisérables, que monsignore Fabrice allait être empoisonné <strong>com</strong>me le pauvre L...<strong>La</strong> joie <strong>de</strong> Ludovic n'en finissait point; la duchesse regardait avec <strong>com</strong>plaisance sesrires fous; il répétait sans cesse: Du vin aux gens <strong>de</strong> Sacca et <strong>de</strong> l'eau à ceux <strong>de</strong><strong>Parme</strong>! Madame sait sans doute mieux que moi que lorsqu'on vida impru<strong>de</strong>mment leréservoir, il y a une vingtaine d'années, il y eut jusqu'à un pied d'eau dans plusieurs<strong>de</strong>s rues <strong>de</strong> <strong>Parme</strong>.- Et <strong>de</strong> l'eau aux gens <strong>de</strong> <strong>Parme</strong>, répliqua la duchesse en riant. <strong>La</strong> promena<strong>de</strong> <strong>de</strong>vantla cita<strong>de</strong>lle eût été remplie <strong>de</strong> mon<strong>de</strong> si l'on eût coupé le cou à Fabrice... Tout lemon<strong>de</strong> l'appelle le grand coupable... Mais, surtout, fais cela avec adresse, que jamaispersonne vivante ne sache que cette inondation a été faite par toi, ni ordonnée parmoi. Fabrice, le <strong>com</strong>te lui-même, doivent ignorer cette folle plaisanterie... Maisj'oubliais les pauvres <strong>de</strong> Sacca; va-t'en écrire une lettre à mon homme d'affaires, queje signerai; tu lui diras que pour la fête <strong>de</strong> ma sainte patronne il distribue cent sequinsaux pauvres <strong>de</strong> Sacca et qu'il t'obéisse en tout pour l'illumination, le feu d'artifice et levin; que le len<strong>de</strong>main surtout il ne reste pas une bouteille pleine dans mes caves.- L'homme d'affaires <strong>de</strong> madame ne se trouvera embarrassé qu'en un point: <strong>de</strong>puiscinq ans que madame a le château, elle n'a pas laissé dix pauvres dans Sacca.- Et <strong>de</strong> l'eau pour les gens <strong>de</strong> <strong>Parme</strong>! reprit la duchesse en chantant. Commentexécuteras-tu cette plaisanterie?- Mon plan est tout fait: je pars <strong>de</strong> Sacca sur les neuf heures, à dix et <strong>de</strong>mie moncheval est à l'auberge <strong>de</strong>s Trois Ganaches, sur la route <strong>de</strong> Casal-Maggiore et <strong>de</strong> materre <strong>de</strong> la Ricciarda; à onze heures je suis dans ma chambre au palais, et à onzeheures et un quart <strong>de</strong> l'eau pour les gens <strong>de</strong> <strong>Parme</strong>, et plus qu'ils n'en voudront, pourboire à la santé du grand coupable. Dix minutes plus tard je sors <strong>de</strong> la ville par laroute <strong>de</strong> Bologne. Je fais, en passant, un profond salut à la cita<strong>de</strong>lle, que le courage226


<strong>de</strong> monsignore et l'esprit <strong>de</strong> madame viennent <strong>de</strong> déshonorer; je prends un sentierdans la campagne, <strong>de</strong> moi bien connu, et je fais mon entrée à la Ricciarda.Ludovic leva les yeux sur la duchesse et fut effrayé: elle regardait fixement la muraillenue à six pas d'elle et, il faut en convenir, son regard était atroce. Ah! ma pauvreterre! pensa Ludovic; le fait est qu'elle est folle! <strong>La</strong> duchesse le regarda et <strong>de</strong>vina sapensée.- Ah! monsieur Ludovic le grand poète, vous voulez une donation par écrit: courez mechercher une feuille <strong>de</strong> papier. Ludovic ne se fit pas répéter cet ordre, et la duchesseécrivit <strong>de</strong> sa main une longue reconnaissance antidatée d'un an, et par laquelle elledéclarait avoir reçu, <strong>de</strong> Ludovic San-Micheli la somme <strong>de</strong> 80 000 francs, et lui avoirdonné en gage la terre <strong>de</strong> la Ricciarda. Si après douze mois révolus la duchesse n'avaitpas rendu lesdits 80 000 francs à Ludovic, la terre <strong>de</strong> la Ricciarda resterait sapropriété.Il est beau, se disait la duchesse, <strong>de</strong> donner à un serviteur fidèle le tiers à peu près <strong>de</strong>ce qui me reste pour moi-même.- Ah ça! dit la duchesse à Ludovic, après la plaisanterie du réservoir, je ne te donneque <strong>de</strong>ux jours pour te réjouir à Casal-Maggiore. Pour que la vente soit valable, disque c'est une affaire qui remonte à plus d'un an. Reviens me rejoindre à Belgirate, etcela sans le moindre délai; Fabrice ira peut-être en Angleterre où tu le suivras.Le len<strong>de</strong>main <strong>de</strong> bonne heure la duchesse et Fabrice étaient à Belgirate.On s'établit dans ce village enchanteur; mais un chagrin mortel attendait la duchessesur ce beau lac. Fabrice était entièrement changé; dès les premiers moments où ils'était réveillé <strong>de</strong> son sommeil, en quelque sorte léthargique, après sa fuite, laduchesse s'était aperçue qu'il se passait en lui quelque chose d'extraordinaire. Lesentiment profond par lui caché avec beaucoup <strong>de</strong> soin était assez bizarre, ce n'étaitrien moins que ceci: il était au désespoir d'être hors <strong>de</strong> prison. Il se gardait biend'avouer cette cause <strong>de</strong> sa tristesse, elle eût amené <strong>de</strong>s questions auxquelles il nevoulait pas répondre.- Mais quoi! lui disait la duchesse étonnée, cette horrible sensation lorsque la faim teforçait à te nourrir, pour ne pas tomber, d'un <strong>de</strong> ces mets détestables fournis par lacuisine <strong>de</strong> la prison, cette sensation, y a-t-il ici quelque goût singulier, est-ce que jem'empoisonne en cet instant, cette sensation ne te fait pas horreur?- Je pensais à la mort, répondait Fabrice, <strong>com</strong>me je suppose qu'y pensent les soldats:c'était une chose possible que je pensais bien éviter par mon adresse.Ainsi quelle inquiétu<strong>de</strong>, quelle douleur pour la duchesse! Cet être adoré, singulier, vif,original, était désormais sous ses yeux en proie à une rêverie profon<strong>de</strong>; il préférait lasolitu<strong>de</strong> même au plaisir <strong>de</strong> parler <strong>de</strong> toutes choses, et à coeur ouvert, à la meilleureamie qu'il eût au mon<strong>de</strong>. Toujours il était bon, empressé, reconnaissant auprès <strong>de</strong> laduchesse, il eût <strong>com</strong>me jadis donné cent fois sa vie pour elle; mais son âme étaitailleurs. On faisait souvent quatre ou cinq lieues sur ce lac sublime sans se dire uneparole. <strong>La</strong> conversation, l'échange <strong>de</strong> pensées froi<strong>de</strong>s désormais possible entre eux,eût peut-être semblé agréable à d'autres: mais eux se souvenaient encore, laduchesse surtout, <strong>de</strong> ce qu'était leur conversation avant ce fatal <strong>com</strong>bat avec Gilettiqui les avait séparés. Fabrice <strong>de</strong>vait à la duchesse l'histoire <strong>de</strong>s neuf mois passés dans227


une horrible prison, et il se trouvait que sur ce séjour il n'avait à dire que <strong>de</strong>s parolesbrèves et in<strong>com</strong>plètes.Voilà ce qui <strong>de</strong>vait arriver tôt ou tard, se disait la duchesse avec une tristesse sombre.Le chagrin m'a vieillie, ou bien il aime réellement, et je n'ai plus que la secon<strong>de</strong> placedans son coeur. Avilie, atterrée par ce plus grand <strong>de</strong>s chagrins possibles, la duchessese disait quelquefois: Si le ciel voulait que Ferrante fût <strong>de</strong>venu tout à fait fou oumanquât <strong>de</strong> courage, il me semble que je serais moins malheureuse. Dès ce momentce <strong>de</strong>mi-remords empoisonna l'estime que la duchesse avait pour son proprecaractère. Ainsi, se disait-elle avec amertume, je me repens d'une résolution prise: Jene suis donc plus une <strong>de</strong>l Dongo!Le ciel l'a voulu, reprenait-elle: Fabrice est amoureux, et <strong>de</strong> quel droit voudrais-je qu'ilne fût pas amoureux? Une seule parole d'amour véritable a-t-elle jamais été échangéeentre nous?Cette idée si raisonnable lui ôta le sommeil, et enfin ce qui montrait que la vieillesse etl'affaiblissement <strong>de</strong> l'âme étaient arrivées pour elle avec la perspective d'une illustrevengeance, elle était cent fois plus malheureuse à Belgirate qu'à <strong>Parme</strong>. Quant à lapersonne qui pouvait causer l'étrange rêverie <strong>de</strong> Fabrice, il n'était guère possibled'avoir <strong>de</strong>s doutes raisonnables: Clélia Conti, cette fille si pieuse, avait trahi son pèrepuisqu'elle avait consenti à enivrer la garnison, et jamais Fabrice ne parlait <strong>de</strong> Clélia!Mais, ajoutait la duchesse se frappant la poitrine avec désespoir, si la garnison n'eûtpas été enivrée, toutes mes inventions, tous mes soins <strong>de</strong>venaient inutiles; ainsi c'estelle qui l'a sauvé!C'était avec une extrême difficulté que la duchesse obtenait <strong>de</strong> Fabrice <strong>de</strong>s détails surles événements <strong>de</strong> cette nuit, qui, se disait la duchesse, autrefois eût formé entrenous le sujet d'un entretien sans cesse renaissant! Dans ces temps fortunés, il eûtparlé tout un jour et avec une verve et une gaieté sans cesse renaissantes sur lamoindre bagatelle que je m'avisais <strong>de</strong> mettre en avant.Comme il fallait tout prévoir, la duchesse avait établi Fabrice au port <strong>de</strong> Locarno, villesuisse à l'extrémité du lac Majeur. Tous les jours elle allait le prendre en bateau pour<strong>de</strong> longues promena<strong>de</strong>s sur le lac. Eh bien! une fois qu'elle s'avisa <strong>de</strong> monter chez lui,elle trouva sa chambre tapissée d'une quantité <strong>de</strong> vues <strong>de</strong> la ville <strong>de</strong> <strong>Parme</strong> qu'il avaitfait venir <strong>de</strong> Milan ou <strong>de</strong> <strong>Parme</strong> même, pays qu'il aurait dû tenir en abomination. Sonpetit salon, changé en atelier, était en<strong>com</strong>bré <strong>de</strong> tout l'appareil d'un peintre àl'aquarelle, et elle le le trouva finissant une troisième vue <strong>de</strong> la tour Farnèse et dupalais du gouverneur.- Il ne te manque plus, lui dit-elle d'un air piqué, que <strong>de</strong> faire <strong>de</strong> souvenir le portrait<strong>de</strong> cet aimable gouverneur qui voulait seulement t'empoisonner. Mais j'y songe,continua la duchesse, tu <strong>de</strong>vrais lui écrire une lettre d'excuses d'avoir pris la liberté <strong>de</strong>te sauver et <strong>de</strong> donner un ridicule à sa cita<strong>de</strong>lle.<strong>La</strong> pauvre femme ne croyait pas dire si vrai: à peine arrivé en lieu <strong>de</strong> sûreté, lepremier soin <strong>de</strong> Fabrice avait été d'écrire au général Fabio Conti une lettreparfaitement polie et dans un certain sens bien ridicule; il lui <strong>de</strong>mandait pardon <strong>de</strong>s'être sauvé, alléguant pour excuse qu'il avait pu croire que certain subalterne <strong>de</strong> laprison avait été chargé <strong>de</strong> lui administrer du poison. Peu lui importait ce qu'il écrivait,Fabrice espérait que les yeux <strong>de</strong> Clélia verraient cette lettre, et sa figure était couverte<strong>de</strong> larmes en l'écrivant. Il la termina par une phrase bien plaisante: il osait dire que,se trouvant en liberté, souvent il lui arrivait <strong>de</strong> regretter sa petite chambre <strong>de</strong> la tour228


Farnèse. C'était là la pensée capitale <strong>de</strong> sa lettre, il espérait que Clélia la<strong>com</strong>prendrait. Dans son humeur écrivante, et dans l'espoir d'être lu par quelqu'un,Fabrice adressa <strong>de</strong>s remerciements à don Cesare, ce bon aumônier qui lui avait prêté<strong>de</strong>s livres <strong>de</strong> théologie. Quelques jours plus tard, Fabrice engagea le petit libraire <strong>de</strong>Locarno à faire le voyage <strong>de</strong> Milan, où ce libraire, ami du célèbre bibliomane Reina,acheta les plus magnifiques éditions qu'il pût trouver <strong>de</strong>s ouvrages prêtés par donCesare. Le bon aumônier reçut ces livres et une belle lettre qui lui disait que, dans <strong>de</strong>smoments d'impatience, peut-être pardonnables à un pauvre prisonnier, on avaitchargé les marges <strong>de</strong> ces livres <strong>de</strong> notes ridicules. On le suppliait en conséquence <strong>de</strong>les remplacer dans sa bibliothèque par les volumes que la plus vive reconnaissance sepermettait <strong>de</strong> lui présenter.Fabrice était bien bon <strong>de</strong> donner le simple nom <strong>de</strong> notes aux griffonnages infinis dontil avait chargé les marges d'un exemplaire in-folio <strong>de</strong>s oeuvres <strong>de</strong> saint Jérôme. Dansl'espoir qu'il pourrait renvoyer ce livre au bon aumônier, et l'échanger contre un autre,il avait écrit jour par jour sur les marges un journal fort exact <strong>de</strong> tout ce qui lui arrivaiten prison; les grands événements n'étaient autre chose que <strong>de</strong>s extases d'amour divin(ce mot divin en remplaçait un autre qu'on n'osait écrire). Tantôt cet amour divinconduisait le prisonnier à un profond désespoir, d'autres fois une voix entendue àtravers les airs rendait quelque espérance et causait <strong>de</strong>s transports <strong>de</strong> bonheur. Toutcela, heureusement, était écrit avec une encre <strong>de</strong> prison, formée <strong>de</strong> vin, <strong>de</strong> chocolat et<strong>de</strong> suie, et don Cesare n'avait fait qu'y jeter un coup d'oeil en replaçant dans sabibliothèque le volume <strong>de</strong> saint Jérôme. S'il en avait suivi les marges, il aurait vuqu'un jour le prisonnier, se croyant empoisonné, se félicitait <strong>de</strong> mourir à moins <strong>de</strong>quarante pas <strong>de</strong> distance <strong>de</strong> ce qu'il avait aimé le mieux dans ce mon<strong>de</strong>. Mais un autreoeil que celui du bon aumônier avait lu cette page <strong>de</strong>puis la fuite. Cette belle idée:Mourir près <strong>de</strong> ce qu'on aime! exprimée <strong>de</strong> cent façons différentes, était suivie d'unsonnet où l'on voyait que l'âme séparée, après <strong>de</strong>s tourments atroces, <strong>de</strong> ce corpsfragile qu'elle avait habité pendant vingt-trois ans, poussée par cet instinct <strong>de</strong> bonheurnaturel à tout ce qui exista une fois, ne remonterait pas au ciel se mêler aux choeurs<strong>de</strong>s anges aussitôt qu'elle serait libre et dans le cas où le jugement terrible luiaccor<strong>de</strong>rait le pardon <strong>de</strong> ses péchés mais que, plus heureuse après la mort qu'ellen'avait été durant la vie, elle irait à quelques pas <strong>de</strong> la prison, où si longtemps elleavait gémi, se réunir à tout ce qu'elle avait aimé au mon<strong>de</strong>. Et ainsi, disait le <strong>de</strong>rniervers du sonnet, j'aurai trouvé mon paradis sur la terre.Quoiqu'on ne parlât <strong>de</strong> Fabrice à la cita<strong>de</strong>lle <strong>de</strong> <strong>Parme</strong> que <strong>com</strong>me d'un traître infâmequi avait violé les <strong>de</strong>voirs les plus sacrés, toutefois le bon prêtre don Cesare fut ravipar la vue <strong>de</strong>s beaux livres qu'un inconnu lui faisait parvenir; car Fabrice avait eul'attention <strong>de</strong> n'écrire que quelques jours après l'envoi, <strong>de</strong> peur que son nom ne fîtrenvoyer tout le paquet avec indignation. Don Cesare ne parla point <strong>de</strong> cette attentionà son frère, qui entrait en fureur au seul nom <strong>de</strong> Fabrice; mais <strong>de</strong>puis la fuite <strong>de</strong> ce<strong>de</strong>rnier, il avait repris toute son ancienne intimité avec son aimable nièce; et <strong>com</strong>me illui avait enseigné jadis quelques mots <strong>de</strong> latin, il lui fit voir les beaux ouvrages qu'ilrecevait. Tel avait été l'espoir du voyageur. Tout à coup Clélia rougit extrêmement,elle venait <strong>de</strong> reconnaître l'écriture <strong>de</strong> Fabrice. De grands morceaux fort étroits <strong>de</strong>papier jaune étaient placés en guise <strong>de</strong> signets en divers endroits du volume. Et<strong>com</strong>me il est vrai <strong>de</strong> dire qu'au milieu <strong>de</strong>s plats intérêts d'argent, et <strong>de</strong> la froi<strong>de</strong>urdécolorée <strong>de</strong>s pensées vulgaires qui remplissent notre vie, les démarches inspirées parune vraie passion manquent rarement <strong>de</strong> produire leur effet; <strong>com</strong>me si une divinitépropice prenait le soin <strong>de</strong> les conduire par la main, Clélia, guidée par cet instinct et parla pensée d'une seule chose au mon<strong>de</strong>, <strong>de</strong>manda à son oncle <strong>de</strong> <strong>com</strong>parer l'ancienexemplaire <strong>de</strong> saint Jérôme avec celui qu'il venait <strong>de</strong> recevoir. Comment dire sonravissement au milieu <strong>de</strong> la sombre tristesse où l'absence <strong>de</strong> Fabrice l'avait plongée,229


lorsqu'elle trouva sur les marges <strong>de</strong> l'ancien saint Jérôme le sonnet dont nous avonsparlé, et les mémoires, jour par jour, <strong>de</strong> l'amour qu'on avait senti pour elle!Dès le premier jour elle sut le sonnet par coeur; elle le chantait, appuyée sur safenêtre, <strong>de</strong>vant la fenêtre désormais solitaire, où elle avait vu si souvent une petiteouverture se démasquer dans l'abat-jour. Cet abat-jour avait été démonté pour êtreplacé sur le bureau du tribunal et servir <strong>de</strong> pièce <strong>de</strong> conviction dans un procès ridiculeque Rassi instruisait contre Fabrice, accusé du crime <strong>de</strong> s'être sauvé, ou <strong>com</strong>me disaitle fiscal en riant lui-même, <strong>de</strong> s'être dérobé à la clémence d'un prince magnanime!Chacune <strong>de</strong>s démarches <strong>de</strong> Clélia était pour elle l'objet d'un vif remords, et <strong>de</strong>puisqu'elle était malheureuse les remords étaient plus vifs. Elle cherchait à apaiser un peules reproches qu'elle s'adressait, en se rappelant le voeu <strong>de</strong> ne jamais revoir Fabrice,fait par elle à la Madone lors du <strong>de</strong>mi-empoisonnement du général, et <strong>de</strong>puis chaquejour renouvelé. Son père avait été mala<strong>de</strong> <strong>de</strong> l'évasion <strong>de</strong> Fabrice, et, <strong>de</strong> plus, il avaitété sur le point <strong>de</strong> perdre sa place, lorsque le prince, dans sa colère, <strong>de</strong>stitua tous lesgeôliers <strong>de</strong> la tour Farnèse, et les fit passer <strong>com</strong>me prisonniers dans la prison <strong>de</strong> laville. Le général avait été sauvé en partie par l'intercession du <strong>com</strong>te Mosca, qui aimaitmieux le voir enfermé au sommet <strong>de</strong> sa cita<strong>de</strong>lle, que rival actif et intrigant dans lescercles <strong>de</strong> la cour.Ce fut pendant les quinze jours que dura l'incertitu<strong>de</strong> relativement à la disgrâce dugénéral Fabio Conti, réellement mala<strong>de</strong>, que Clélia eut le courage d'exécuter lesacrifice qu'elle avait annoncé à Fabrice. Elle avait eu l'esprit d'être mala<strong>de</strong> le jour <strong>de</strong>sréjouissances générales, qui fut aussi celui <strong>de</strong> la fuite du prisonnier <strong>com</strong>me le lecteurs'en souvient peut-être; elle fut mala<strong>de</strong> aussi le len<strong>de</strong>main, et, en un mot, sut si biense conduire, qu'à l'exception <strong>de</strong> geôlier Grillo, chargé spécialement <strong>de</strong> la gar<strong>de</strong> <strong>de</strong>Fabrice, personne n'eut <strong>de</strong> soupçons sur sa <strong>com</strong>plicité, et Grillo se tut.Mais aussitôt que Clélia n'eut plus d'inquiétu<strong>de</strong>s <strong>de</strong> ce côté, elle fut plus cruellementagitée encore par ses justes remords. Quelle raison au mon<strong>de</strong>, se disait-elle, peutdiminuer le crime d'une fille qui trahit son père?Un soir, après une journée passée presque tout entière à la chapelle et dans leslarmes, elle pria son oncle, don Cesare, <strong>de</strong> l'ac<strong>com</strong>pagner chez le général, dont lesaccès <strong>de</strong> fureur l'effrayaient d'autant plus, qu'à tout propos il y mêlait <strong>de</strong>simprécations contre Fabrice, cet abominable traître.Arrivée en présence <strong>de</strong> son père, elle eut le courage <strong>de</strong> lui dire que si toujours elleavait refusé <strong>de</strong> donner la main au marquis Crescenzi, c'est qu'elle ne sentait aucuneinclination pour lui, et qu'elle était assurée <strong>de</strong> ne point trouver le bonheur dans cetteunion. À ces mots, le général entra en fureur; et Clélia eut assez <strong>de</strong> peine à reprendrela parole. Elle ajouta que si son père, séduit par la gran<strong>de</strong> fortune du marquis, croyait<strong>de</strong>voir lui donner l'ordre précis <strong>de</strong> l'épouser, elle était prête à obéir. Le général fut toutétonné <strong>de</strong> cette conclusion, à laquelle il était loin <strong>de</strong> s'attendre; il finit pourtant pars'en réjouir. Ainsi, dit-il à son frère, je ne serai pas réduit à loger dans un secondétage, si ce polisson <strong>de</strong> Fabrice me fait perdre ma place par son mauvais procédé.Le <strong>com</strong>te Mosca ne manquait pas <strong>de</strong> se montrer profondément scandalisé <strong>de</strong> l'évasion<strong>de</strong> ce mauvais sujet <strong>de</strong> Fabrice, et répétait dans l'occasion la phrase inventée parRassi sur le plat procédé <strong>de</strong> ce jeune homme, fort vulgaire d'ailleurs, qui s'étaitsoustrait à la clémence du prince. Cette phrase spirituelle, consacrée par la bonne<strong>com</strong>pagnie, ne prit point dans le peuple. <strong>La</strong>issé à son bon sens, et tout en croyantFabrice fort coupable, il admirait la résolution qu'il avait fallu pour se lancer d'un mur230


si haut. Pas un être <strong>de</strong> la cour n'admira ce courage. Quant à la police, fort humiliée <strong>de</strong>cet échec, elle avait découvert officiellement qu'une troupe <strong>de</strong> vingt soldats gagnéspar les distributions d'argent <strong>de</strong> la duchesse, cette femme si atrocement ingrate, etdont on ne prononçait plus le nom qu'avec un soupir, avaient tendu à Fabrice quatreéchelles liées ensemble, et <strong>de</strong> quarante-cinq pieds <strong>de</strong> longueur chacune: Fabrice ayanttendu une cor<strong>de</strong> qu'on avait liée aux échelles n'avait eu que le mérite fort vulgaired'attirer ces échelles à lui. Quelques libéraux connus par leur impru<strong>de</strong>nce, et entreautre le mé<strong>de</strong>cin C***, agent payé directement par le prince, ajoutaient, mais en se<strong>com</strong>promettant, que cette police atroce avait eu la barbarie <strong>de</strong> faire fusiller huit <strong>de</strong>smalheureux soldats qui avaient facilité la fuite <strong>de</strong> cet ingrat Fabrice. Alors il fut blâmémême <strong>de</strong>s libéraux véritables, <strong>com</strong>me ayant causé par son impru<strong>de</strong>nce la mort <strong>de</strong> huitpauvres soldats. C'est ainsi que les petits <strong>de</strong>spotismes réduisent à rien la valeur <strong>de</strong>l'opinion.Chapitre XXIIIAu milieu <strong>de</strong> ce déchaînement général, le seul archevêque <strong>La</strong>ndriani se montra fidèle àla cause <strong>de</strong> son jeune ami; il osait répéter, même à la cour <strong>de</strong> la princesse, la maxime<strong>de</strong> droit suivant laquelle, dans tout procès, il faut réserver une oreille pure <strong>de</strong> toutpréjugé pour entendre les justifications d'un absent.Dès le len<strong>de</strong>main <strong>de</strong> l'évasion <strong>de</strong> Fabrice, plusieurs personnes avaient reçu un sonnetassez médiocre qui célébrait cette fuite <strong>com</strong>me une <strong>de</strong>s belles actions du siècle, et<strong>com</strong>parait Fabrice à un ange arrivant sur la terre les ailes étendues. Le surlen<strong>de</strong>mainsoir, tout <strong>Parme</strong> répétait un sonnet sublime. C'était le monologue <strong>de</strong> Fabrice selaissant glisser le long <strong>de</strong> la cor<strong>de</strong>, et jugeant les divers inci<strong>de</strong>nts <strong>de</strong> sa vie. Ce sonnetlui donna rang dans l'opinion par <strong>de</strong>ux vers magnifiques, tous les connaisseursreconnurent le style <strong>de</strong> Ferrante Palla.Mais ici il me faudrait chercher le style épique: où trouver <strong>de</strong>s couleurs pour peindreles torrents d'indignation qui tout à coup submergèrent tous les coeurs bien pensants,lorsqu'on apprit l'effroyable insolence <strong>de</strong> cette illumination du château <strong>de</strong> Sacca? Il n'yeut qu'un cri contre la duchesse; même les libéraux véritables trouvèrent que c'était<strong>com</strong>promettre d'une façon barbare les pauvres suspects retenus dans les diversesprisons, et exaspérer inutilement le coeur du souverain. Le <strong>com</strong>te Mosca déclara qu'ilne restait plus qu'une ressource aux anciens amis <strong>de</strong> la duchesse, c'était <strong>de</strong> l'oublier.Le concert d'exécration fut donc unanime: un étranger passant par la ville eût étéfrappé <strong>de</strong> l'énergie <strong>de</strong> l'opinion publique. Mais en ce pays où l'on sait apprécier leplaisir <strong>de</strong> la vengeance, l'illumination <strong>de</strong> Sacca et la fête admirable donnée dans leparc à plus <strong>de</strong> six mille paysans eurent un immense succès. Tout le mon<strong>de</strong> répétait à<strong>Parme</strong> que la duchesse avait fait distribuer mille sequins à ses paysans; on expliquaitainsi l'accueil un peu dur fait à une trentaine <strong>de</strong> gendarmes que la police avait eu lanigau<strong>de</strong>rie d'envoyer dans ce petit village, trente-six heures après la soirée sublime etl'ivresse générale qui l'avait suivie. Les gendarmes, accueillis à coups <strong>de</strong> pierres,avaient pris la fuite, et <strong>de</strong>ux d'entre eux, tombés <strong>de</strong> cheval, avaient été jetés dans lePô.Quant à la rupture du grand réservoir d'eau du palais Sanseverina, elle avait passé àpeu près inaperçue: c'était pendant la nuit que quelques rues avaient été plus oumoins inondées, le len<strong>de</strong>main on eût dit qu'il avait plu. Ludovic avait eu soin <strong>de</strong> briserles vitres d'une fenêtre du palais, <strong>de</strong> façon que l'entrée <strong>de</strong>s voleurs était expliquée.231


On avait même trouvé une petite échelle. Le seul <strong>com</strong>te Mosca reconnut le génie <strong>de</strong>son amie.Fabrice était parfaitement décidé à revenir à <strong>Parme</strong> aussitôt qu'il le pourrait; il envoyaLudovic porter une longue lettre à l'archevêque, et ce fidèle serviteur revint mettre àla poste au premier village du Piémont, à Sannazaro, au couchant <strong>de</strong> Pavie, une épîtrelatine que le digne prélat adressait à son jeune protégé. Nous ajouterons un détail qui,<strong>com</strong>me plusieurs autres sans doute, fera longueur dans les pays où l'on n'a plusbesoin <strong>de</strong> précautions. Le nom <strong>de</strong> Fabrice <strong>de</strong>l Dongo n'était jamais écrit; toutes leslettres qui lui étaient <strong>de</strong>stinées étaient adressées à Ludovic San Micheli, à Locarno enSuisse, ou à Belgirate en Piémont. L'enveloppe était faite d'un papier grossier, lecachet mal appliqué, l'adresse à peine lisible, et quelquefois ornée <strong>de</strong>re<strong>com</strong>mandations dignes d'une cuisinière; toutes les lettres étaient datées <strong>de</strong> Naplessix jours avant la date véritable.Du village piémontais <strong>de</strong> Sannazaro, près <strong>de</strong> Pavie, Ludovic retourna en toute hâte à<strong>Parme</strong>: il était chargé d'une mission à laquelle Fabrice mettait la plus gran<strong>de</strong>importance; il ne s'agissait <strong>de</strong> rien moins que <strong>de</strong> faire parvenir à Clélia Conti unmouchoir <strong>de</strong> soie sur lequel était imprimé un sonnet <strong>de</strong> Pétrarque. Il est vrai qu'unmot était changé à ce sonnet; Clélia le trouva sur sa table <strong>de</strong>ux jours après avoir reçules remerciements du marquis Crescenzi qui se disait le plus heureux <strong>de</strong>s hommes, etil n'est pas besoin <strong>de</strong> dire quelle impression cette marque d'un souvenir toujoursconstant produisit sur son coeur.Ludovic <strong>de</strong>vait chercher à se procurer tous les détails possibles sur ce qui se passait àla cita<strong>de</strong>lle. Ce fut lui qui apprit à Fabrice la triste nouvelle que le mariage du marquisCrescenzi semblait désormais une chose décidée; il ne se passait presque pas <strong>de</strong>journée sans qu'il donnât une fête à Clélia, dans l'intérieur <strong>de</strong> la cita<strong>de</strong>lle. Une preuvedécisive du mariage c'est que ce marquis, immensément riche et par conséquent fortavare, <strong>com</strong>me c'est l'usage parmi les gens opulents du nord <strong>de</strong> l'Italie, faisait <strong>de</strong>spréparatifs immenses, et pourtant il épousait une fille sans dot. Il est vrai que lavanité du général Fabio Conti, fort choquée <strong>de</strong> cette remarque, la première qui se fûtprésentée à l'esprit <strong>de</strong> tous ses <strong>com</strong>patriotes, venait d'acheter une terre <strong>de</strong> plus <strong>de</strong>300 000 francs, et cette terre, lui qui n'avait rien, il l'avait payée <strong>com</strong>ptant,apparemment <strong>de</strong>s <strong>de</strong>niers du marquis. Aussi le général avait-il déclaré qu'il donnaitcette terre en mariage à sa fille. Mais les frais d'acte et autres, montant à plus <strong>de</strong> 12000 francs, semblèrent une dépense fort ridicule au marquis Crescenzi, êtreéminemment logique. De son côté il faisait fabriquer à Lyon <strong>de</strong>s tentures magnifiques<strong>de</strong> couleurs, fort bien agencées et calculées par l'agrément <strong>de</strong> l'oeil, par le célèbrePallagi, peintre <strong>de</strong> Bologne. Ces tentures, dont chacune contenait une partie prisedans les armes <strong>de</strong> la famille Crescenzi, qui, <strong>com</strong>me l'univers le sait, <strong>de</strong>scend dufameux Crescentius, consul <strong>de</strong> Rome en 985, <strong>de</strong>vaient meubler les dix-sept salons quiformaient le rez-<strong>de</strong>-chaussée du palais du marquis. Les tentures, les pendules et leslustres rendus à <strong>Parme</strong> coûtèrent plus <strong>de</strong> 350 000 francs; le prix <strong>de</strong>s glaces nouvelles,ajoutées à celles que la maison possédait déjà, s'éleva à 200 000 francs. À l'exception<strong>de</strong> <strong>de</strong>ux salons, ouvrages célèbres du <strong>Parme</strong>san, le grand peintre du pays après ledivin Corrège, toutes les pièces du premier et du second étage étaient maintenantoccupées par les peintres célèbres <strong>de</strong> Florence, <strong>de</strong> Rome et <strong>de</strong> Milan, qui les ornaient<strong>de</strong> peintures à fresque. Fokelberg, le grand sculpteur suédois; Tenerani <strong>de</strong> Rome, etMarchesi <strong>de</strong> Milan, travaillaient <strong>de</strong>puis un an à dix bas reliefs représentant autant <strong>de</strong>belles actions <strong>de</strong> Crescentius, ce véritable grand homme. <strong>La</strong> plupart <strong>de</strong>s plafonds,peints à fresque, offraient aussi quelque allusion à sa vie. On admirait généralement leplafond où Hayez, <strong>de</strong> Milan, avait représenté Crescentius reçu dans les Champs-Élysées par François Sforce; <strong>La</strong>urent le Magnifique, le roi Robert, le tribun Cola di232


Rienzi, Machiavel, le Dante et les autres grands hommes du moyen âge. L'admirationpour ces âmes d'élite est supposée faire épigramme contre les gens au pouvoir.Tous ces détails magnifiques occupaient exclusivement l'attention <strong>de</strong> la noblesse et<strong>de</strong>s bourgeois <strong>de</strong> <strong>Parme</strong>, et percèrent le coeur <strong>de</strong> notre héros lorsqu'il les lut racontés,avec une admiration naïve, dans une longue lettre <strong>de</strong> plus <strong>de</strong> vingt pages que Ludovicavait dictée à un douanier <strong>de</strong> Casal-Maggiore.Et moi je suis si pauvre! se disait Fabrice, quatre mille livres <strong>de</strong> rente en tout et pourtout! c'est vraiment une insolence à moi d'oser être amoureux <strong>de</strong> Clélia Conti, pour quise font tous ces miracles.Un seul article <strong>de</strong> la longue lettre <strong>de</strong> Ludovic, mais celui-là écrit <strong>de</strong> sa mauvaiseécriture, annonçait à son maître qu'il avait rencontré le soir, et dans l'état d'un hommequi se cache, le pauvre Grillo son ancien geôlier, qui avait été mis en prison, puisrelâché. Cet homme lui avait <strong>de</strong>mandé un sequin par charité, et Ludovic lui en avaitdonné quatre au nom <strong>de</strong> la duchesse. Les anciens geôliers récemment mis en liberté,au nombre <strong>de</strong> douze, se préparaient à donner une fête à coups <strong>de</strong> couteau (untrattamento di cortellate) aux nouveaux geôliers leurs successeurs, si jamais ilsparvenaient à les rencontrer hors <strong>de</strong> la cita<strong>de</strong>lle. Grillo avait dit que presque tous lesjours il y avait séréna<strong>de</strong> à la forteresse, que ma<strong>de</strong>moiselle Clélia Conti était fort pâle,souvent mala<strong>de</strong>, et autres choses semblables. Ce mot ridicule fit que Ludovic reçut,courrier par courrier, l'ordre <strong>de</strong> revenir à Locarno. Il revint, et les détails qu'il donna<strong>de</strong> vive voix furent encore plus tristes pour Fabrice.On peut juger <strong>de</strong> l'amabilité dont celui-ci était pour la pauvre duchesse; il eût souffertmille morts plutôt que <strong>de</strong> prononcer <strong>de</strong>vant elle le nom <strong>de</strong> Clélia Conti. <strong>La</strong> duchesseabhorrait <strong>Parme</strong>; et, pour Fabrice, tout ce qui rappelait cette ville était à la foissublime et attendrissant<strong>La</strong> duchesse avait moins que jamais oublié sa vengeance; elle était si heureuse avantl'inci<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> la mort <strong>de</strong> Giletti! et maintenant, quel était son sort! elle vivait dansl'attente d'un événement affreux dont elle se serait bien gardée <strong>de</strong> dire un mot àFabrice, elle qui autrefois, lors <strong>de</strong> son arrangement avec Ferrante, croyait tant réjouirFabrice en lui apprenant qu'un jour il serait vengé.On peut se faire quelque idée maintenant <strong>de</strong> l'agrément <strong>de</strong>s entretiens <strong>de</strong> Fabrice avecla duchesse: un silence morne régnait presque toujours entre eux. Pour augmenter lesagréments <strong>de</strong> leurs relations, la duchesse avait cédé à la tentation <strong>de</strong> jouer unmauvais tour à ce neveu trop chéri. Le <strong>com</strong>te lui écrivait presque tous les jours;apparemment il envoyait <strong>de</strong>s courriers <strong>com</strong>me du temps <strong>de</strong> leurs amours, car seslettres portaient toujours le timbre <strong>de</strong> quelque petite ville <strong>de</strong> la Suisse. Le pauvrehomme se torturait l'esprit pour ne pas parler trop ouvertement <strong>de</strong> sa tendresse, etpour construire <strong>de</strong>s lettres amusantes, à peine si on les parcourait d'un oeil distrait.Que fait, hélas! la fidélité d'un amant estimé, quand on a le coeur percé par la froi<strong>de</strong>ur<strong>de</strong> celui qu'on lui préfère?En <strong>de</strong>ux mois <strong>de</strong> temps la duchesse ne lui répondit qu'une fois et ce fut pour l'engagerà son<strong>de</strong>r le terrain auprès <strong>de</strong> la princesse, et à voir si, malgré l'insolence du feud'artifice, on recevrait avec plaisir une lettre d'elle duchesse. <strong>La</strong> lettre qu'il <strong>de</strong>vaitprésenter, s'il le jugeait à propos, <strong>de</strong>mandait la place <strong>de</strong> chevalier d'honneur <strong>de</strong> laprincesse, <strong>de</strong>venue vacante <strong>de</strong>puis peu, pour le marquis Crescenzi, et désirait qu'ellelui fût accordée en considération <strong>de</strong> son mariage. <strong>La</strong> lettre <strong>de</strong> la duchesse était unchef-d'oeuvre: c'était le respect le plus tendre et le mieux exprimé; on n'avait pas233


admis dans ce style courtisanesque le moindre mot dont les conséquences, même lesplus éloignées, pussent n'être pas agréables à la princesse. Aussi la réponse respiraitelleune amitié tendre et que l'absence met à la torture." Mon fils et moi, lui disait la princesse, n'avons pas eu une soirée un peu passable<strong>de</strong>puis votre départ si brusque. Ma chère duchesse ne se souvient donc plus que c'estelle qui m'a fait rendre une voix consultative dans la nomination <strong>de</strong>s officiers <strong>de</strong> mamaison? "" Elle se croit donc obligée <strong>de</strong> me donner <strong>de</strong>s motifs pour la place du marquis, <strong>com</strong>mesi son désir exprimé n'était pas pour moi le premier <strong>de</strong>s motifs? Le marquis aura laplace, si je puis quelque chose; et il y en aura toujours une dans mon coeur, et lapremière, pour mon aimable duchesse. Mon fils se sert absolument <strong>de</strong>s mêmesexpressions, un peu fortes pourtant dans la bouche d'un grand garçon <strong>de</strong> vingt et unans, et vous <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong>s échantillons <strong>de</strong> minéraux <strong>de</strong> la vallée d'Orta, voisine <strong>de</strong>Belgirate. Vous pouvez adresser vos lettres, que j'espère fréquentes, au <strong>com</strong>te, quivous déteste toujours et que j'aime surtout à cause <strong>de</strong> ces sentiments. L'archevêqueaussi vous est resté fidèle. Nous espérons tous vous revoir un jour: rappelez-vous qu'ille faut. <strong>La</strong> marquise Ghisleri, ma gran<strong>de</strong> maîtresse, se dispose à quitter ce mon<strong>de</strong>pour un meilleur: la pauvre femme m'a fait bien du mal; elle me déplaît encore en s'enallant mal à propos; sa maladie me fait penser au nom que j'eusse mis autrefois avectant <strong>de</strong> plaisir à la place du sien, si toutefois j'eusse pu obtenir ce sacrifice <strong>de</strong>l'indépendance <strong>de</strong> cette femme unique qui, en nous fuyant, a emporté avec elle toutela joie <strong>de</strong> ma petite cour, etc., etc. "C'était donc avec la conscience d'avoir cherché à hâter, autant qu'il était en elle, lemariage qui mettait Fabrice au désespoir, que la duchesse le voyait tous les jours.Aussi passaient-ils quelquefois quatre ou cinq heures à voguer ensemble sur le lac,sans se dire un seul mot. <strong>La</strong> bienveillance était entière et parfaite du côté <strong>de</strong> Fabrice;mais il pensait à d'autres choses, et son âme naïve et simple ne lui fournissait rien àdire. <strong>La</strong> duchesse le voyait, et c'était son supplice.Nous avons oublié <strong>de</strong> raconter en son lieu que la duchesse avait pris une maison àBelgirate, village charmant, et qui tient tout ce que son nom promet (voir un beautournant du lac). De la porte-fenêtre <strong>de</strong> son salon, la duchesse pouvait mettre le pieddans sa barque. Elle en avait pris une fort ordinaire, et pour laquelle quatre rameurseussent suffi; elle en engagea douze, et s'arrangea <strong>de</strong> façon à avoir un homme <strong>de</strong>chacun <strong>de</strong>s villages situés aux environs <strong>de</strong> Belgirate. <strong>La</strong> troisième ou quatrième foisqu'elle se trouva au milieu du lac avec tous ces hommes bien choisis, elle fit arrêter lemouvement <strong>de</strong>s rames.- Je vous considère tous <strong>com</strong>me <strong>de</strong>s amis, leur dit-elle, et je veux vous confier unsecret. Mon neveu Fabrice s'est sauvé <strong>de</strong> prison; et peut-être, par trahison, oncherchera à le reprendre, quoiqu'il soit sur votre lac, pays <strong>de</strong> franchise. Ayez l'oreilleau guet, et prévenez-moi <strong>de</strong> tout ce que vous apprendrez. Je vous autorise à entrerdans ma chambre le jour et la nuit.Les rameurs répondirent avec enthousiasme; elle savait se faire aimer. Mais elle nepensait pas qu'il fût question <strong>de</strong> reprendre Fabrice: c'était pour elle qu'étaient tous cessoins et, avant l'ordre fatal d'ouvrir le réservoir du palais Sanseverina, elle n'y eût passongé.Sa pru<strong>de</strong>nce l'avait aussi engagée à prendre un appartement au port <strong>de</strong> Locarno pourFabrice; tous les jours il venait la voir, ou elle-même allait en Suisse. On peut juger <strong>de</strong>234


l'agrément <strong>de</strong> leurs perpétuels tête-à-tête par ce détail: <strong>La</strong> marquise et ses fillesvinrent les voir <strong>de</strong>ux fois, et la présence <strong>de</strong> ces étrangères leur fit plaisir; car, malgréles liens du sang, on peut appeler étrangère une personne qui ne sait rien <strong>de</strong> nosintérêts les plus chers, et que l'on ne voit qu'une fois par an.<strong>La</strong> duchesse se trouvait un soir à Locarno, chez Fabrice, avec la marquise et ses <strong>de</strong>uxfilles. L'archiprêtre du pays et le curé étaient venus présenter leurs respects à cesdames: l'archiprêtre, qui était intéressé dans une maison <strong>de</strong> <strong>com</strong>merce, et se tenaitfort au courant <strong>de</strong>s nouvelles, s'avisa <strong>de</strong> dire:- Le prince <strong>de</strong> <strong>Parme</strong> est mort!<strong>La</strong> duchesse pâlit extrêmement; elle eut à peine le courage <strong>de</strong> dire:- Donne-t-on <strong>de</strong>s détails?- Non, répondit l'archiprêtre; la nouvelle se borne à dire la mort, qui est certaine.<strong>La</strong> duchesse regarda Fabrice. J'ai fait cela pour lui, se dit-elle; j'aurais fait mille foispis, et le voilà qui est là <strong>de</strong>vant moi indifférent et songeant à une autre! Il était au<strong>de</strong>ssus<strong>de</strong>s forces <strong>de</strong> la duchesse <strong>de</strong> supporter cette affreuse pensée; elle tomba dansun profond évanouissement. Tout le mon<strong>de</strong> s'empressa pour la secourir; mais, enrevenant à elle, elle remarqua que Fabrice se donnait moins <strong>de</strong> mouvement quel'archiprêtre et le curé; il rêvait <strong>com</strong>me à l'ordinaire.- Il pense à retourner à <strong>Parme</strong>, se dit la duchesse, et peut-être à rompre le mariage<strong>de</strong> Clélia avec le marquis; mais je saurai l'empêcher. Puis, se souvenant <strong>de</strong> laprésence <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux prêtres, elle se hâta d'ajouter:- C'était un grand prince, et qui a été bien calomnié! C'est une perte immense pournous!Les <strong>de</strong>ux prêtres prirent congé, et la duchesse, pour être seule, annonça qu'elle allaitse mettre au lit.- Sans doute, se disait-elle, la pru<strong>de</strong>nce m'ordonne d'attendre un mois ou <strong>de</strong>ux avant<strong>de</strong> retourner à <strong>Parme</strong>; mais je sens que je n'aurai jamais cette patience; je souffretrop ici. Cette rêverie continuelle, ce silence <strong>de</strong> Fabrice, sont pour mon coeur unspectacle intolérable. Qui me l'eût dit que je m'ennuierais en me promenant sur ce laccharmant, en tête à tête avec lui, et au moment où j'ai fait pour le venger plus que jene puis lui dire! Après un tel spectacle, la mort n'est rien. C'est maintenant que je paieles transports <strong>de</strong> bonheur et <strong>de</strong> joie enfantine que je trouvais dans mon palais à<strong>Parme</strong> lorsque j'y reçus Fabrice revenant <strong>de</strong> Naples. Si j'eusse dit un mot, tout étaitfini, et peut-être que, lié avec moi, il n'eût pas songé à cette petite Clélia; mais ce motme faisait une répugnance horrible. Maintenant elle l'emporte sur moi. Quoi <strong>de</strong> plussimple? elle a vingt ans; et moi, changée par les soucis, mala<strong>de</strong>, j'ai le double <strong>de</strong> sonâge! .. . Il faut mourir, il faut finir! Une femme <strong>de</strong> quarante ans n'est plus quelquechose que pour les hommes qui l'ont aimée dans sa jeunesse! Maintenant je netrouverai plus que <strong>de</strong>s jouissances <strong>de</strong> vanité; et cela vaut-il la peine <strong>de</strong> vivre? Raison<strong>de</strong> plus pour aller à <strong>Parme</strong>, et pour m'amuser. Si les choses tournaient d'une certainefaçon, on m'ôterait la vie. Eh bien! où est le mal? Je ferai une mort magnifique, et,avant que <strong>de</strong> finir, mais seulement alors, je dirai à Fabrice: Ingrat! c'est pour toi!...Oui, je ne puis trouver d'occupation pour ce peu <strong>de</strong> vie qui me reste qu'à <strong>Parme</strong>; j'yferai la gran<strong>de</strong> dame. Quel bonheur si je pouvais être sensible maintenant à toutes ces235


distinctions qui autrefois faisaient le malheur <strong>de</strong> la Raversi! Alors, pour voir monbonheur, j'avais besoin <strong>de</strong> regar<strong>de</strong>r dans les yeux <strong>de</strong> l'envie... Ma vanité a unbonheur; à l'exception du <strong>com</strong>te peut-être, personne n'aura pu <strong>de</strong>viner quel a étél'événement qui a mis fin à la vie <strong>de</strong> mon coeur... J'aimerai Fabrice, je serai dévouée àsa fortune, mais il ne faut pas qu'il rompe le mariage <strong>de</strong> la Clélia, et qu'il finisse parl'épouser... Non, cela ne sera pas!<strong>La</strong> duchesse en était là <strong>de</strong> son triste monologue lorsqu'elle entendit un grand bruitdans la maison.- Bon! se dit-elle, voilà qu'on vient m'arrêter; Ferrante se sera laissé prendre, il auraparlé. Eh bien tant mieux! je vais avoir une occupation, je vais leur disputer ma tête.Mais primo, il ne faut pas se laisser prendre.<strong>La</strong> duchesse, à <strong>de</strong>mi vêtue, s'enfuit au fond <strong>de</strong> son jardin: elle songeait déjà à passerpar-<strong>de</strong>ssus un petit mur et à se sauver dans la campagne; mais elle vit qu'on entraitdans sa chambre. Elle reconnut Bruno, l'homme <strong>de</strong> confiance du <strong>com</strong>te: il était seulavec sa femme <strong>de</strong> chambre. Elle s'approcha <strong>de</strong> la porte-fenêtre. Cet homme parlait àla femme <strong>de</strong> chambre <strong>de</strong>s blessures qu'il avait reçues. <strong>La</strong> duchesse rentra chez elle,Bruno se jeta presque à ses pieds, la conjurant <strong>de</strong> ne pas dire au <strong>com</strong>te l'heureridicule à laquelle il arrivait .- Aussitôt la mort du prince, ajouta-t-il, M. le <strong>com</strong>te a donné l'ordre, à toutes lespostes, <strong>de</strong> ne pas fournir <strong>de</strong> chevaux aux sujets <strong>de</strong>s états <strong>de</strong> <strong>Parme</strong>. En conséquence,je suis allé jusqu'au Pô avec les chevaux <strong>de</strong> la maison; mais au sortir <strong>de</strong> la barque, mavoiture a été renversée, brisée, abîmée, et j'ai eu <strong>de</strong>s contusions si graves que je n'aipu monter à cheval, <strong>com</strong>me c'était mon <strong>de</strong>voir.- Eh bien! dit la duchesse, il est trois heures du matin: je dirai que vous êtes arrivé àmidi; vous n'allez pas me contredire.- Je reconnais bien les bontés <strong>de</strong> madame.<strong>La</strong> politique dans une oeuvre littéraire, c'est un coup <strong>de</strong> pistolet au milieu d'unconcert, quelque chose <strong>de</strong> grossier et auquel pourtant il n'est pas possible <strong>de</strong> refuserson attention.Nous allons parler <strong>de</strong> fort vilaines choses, et que, pour plus d'une raison, nousvoudrions taire; mais nous sommes forcés d'en venir à <strong>de</strong>s événements qui sont <strong>de</strong>notre domaine, puisqu'ils ont pour théâtre le coeur <strong>de</strong>s personnages.- Mais, grand Dieu! <strong>com</strong>ment est mort ce grand prince? dit la duchesse à Bruno.- Il était à la chasse <strong>de</strong>s oiseaux <strong>de</strong> passage, dans les marais, le long du Pô, à <strong>de</strong>uxlieues <strong>de</strong> Sacca. Il est tombé dans un trou caché par une touffe d'herbe: il était touten sueur, et le froid l'a saisi; on l'a transporté dans une maison isolée, où il est mortau bout <strong>de</strong> quelques heures. D'autres préten<strong>de</strong>nt que MM. Catena et Borone sontmorts aussi, et que tout l'acci<strong>de</strong>nt provient <strong>de</strong>s casseroles <strong>de</strong> cuivre du paysan chezlequel on est entré, qui étaient remplies <strong>de</strong> vert-<strong>de</strong>-gris. On a déjeuné chez cethomme. Enfin, les têtes exaltées, les jacobins, qui racontent ce qu'ils désirent, parlent<strong>de</strong> poison. Je sais que mon ami Toto, fourrier <strong>de</strong> la cour, aurait péri sans les soinsgénéreux d'un manant qui paraissait avoir <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s connaissances en mé<strong>de</strong>cine, etlui a fait faire <strong>de</strong>s remè<strong>de</strong>s fort singuliers. Mais on ne parle déjà plus <strong>de</strong> cette mort duprince: au fait, c'était un homme cruel. Lorsque je suis parti, le peuple se rassemblait236


pour massacrer le fiscal général Rassi: on voulait aussi aller mettre le feu aux portes<strong>de</strong> la cita<strong>de</strong>lle, pour tâcher <strong>de</strong> faire sauver les prisonniers. Mais on prétendait queFabio Conti tirerait ses canons. D'autres assuraient que les canonniers <strong>de</strong> la cita<strong>de</strong>lleavaient jeté <strong>de</strong> l'eau sur leur poudre et ne voulaient pas massacrer leurs concitoyens.Mais voici qui est bien plus intéressant: tandis que le chirurgien <strong>de</strong> Sandolaroarrangeait mon pauvre bras, un homme est arrivé <strong>de</strong> <strong>Parme</strong>, qui a dit que le peupleayant trouvé dans les rues Barbone, ce fameux <strong>com</strong>mis <strong>de</strong> la cita<strong>de</strong>lle, l'a assommé,et ensuite on est allé le pendre à l'arbre <strong>de</strong> la promena<strong>de</strong> qui est le plus voisin <strong>de</strong> lacita<strong>de</strong>lle. Le peuple était en marche pour aller briser cette belle statue du prince quiest dans les jardins <strong>de</strong> la cour. Mais M. le <strong>com</strong>te a pris un bataillon <strong>de</strong> la gar<strong>de</strong>, l'arangé <strong>de</strong>vant la statue, et a fait dire au peuple qu'aucun <strong>de</strong> ceux qui entreraient dansles jardins n'en sortirait vivant, et le peuple avait peur. Mais ce qui est bien singulier,et que cet homme arrivant <strong>de</strong> <strong>Parme</strong>, et qui est un ancien gendarme, m'a répétéplusieurs fois, c'est que M. le <strong>com</strong>te a donné <strong>de</strong>s coups <strong>de</strong> pied au général P...,<strong>com</strong>mandant la gar<strong>de</strong> du prince, et l'a fait conduire hors du jardin par <strong>de</strong>ux fusiliers,après lui avoir arraché ses épaulettes.- Je reconnais bien là le <strong>com</strong>te, s'écria la duchesse avec un transport <strong>de</strong> joie qu'ellen'eût pas prévu une minute auparavant: il ne souffrira jamais qu'on outrage notreprincesse; et quant au général P..., par dévouement pour ses maîtres légitimes, il n'ajamais voulu servir l'usurpateur, tandis que le <strong>com</strong>te, moins délicat, a fait toutes lescampagnes d'Espagne, ce qu'on lui a souvent reproché à la cour<strong>La</strong> duchesse avait ouvert la lettre du <strong>com</strong>te, mais en interrompait la lecture pour fairecent questions à Bruno.<strong>La</strong> lettre était bien plaisante; le <strong>com</strong>te employait les termes les plus lugubres, etcependant la joie la plus vive éclatait à chaque mot; il évitait les détails sur le genre<strong>de</strong> mort du prince, et finissait sa lettre par ces mots:" Tu vas revenir sans doute, mon cher ange! mais je te conseille d'attendre un jour ou<strong>de</strong>ux le courrier que la princesse t'enverra, à ce que j'espère, aujourd'hui ou <strong>de</strong>main;il faut que ton retour soit magnifique <strong>com</strong>me ton départ a été hardi. Quant au grandcriminel qui est auprès <strong>de</strong> toi, je <strong>com</strong>pte bien le faire juger par douze juges appelés <strong>de</strong>toutes les parties <strong>de</strong> cet état. Mais, pour faire punir ce monstre-là <strong>com</strong>me il le mérite,il faut d'abord que je puisse faire <strong>de</strong>s papillotes avec la première sentence, si elleexiste. "Le <strong>com</strong>te avait rouvert sa lettre:" Voici bien une autre affaire: je viens <strong>de</strong> faire distribuer <strong>de</strong>s cartouches aux <strong>de</strong>uxbataillons <strong>de</strong> la gar<strong>de</strong>; je vais me battre et mériter <strong>de</strong> mon mieux ce surnom <strong>de</strong> Crueldont les libéraux m'ont gratifié <strong>de</strong>puis si longtemps. Cette vieille momie <strong>de</strong> général P...a osé parler dans la caserne d'entrer en pourparlers avec le peuple à <strong>de</strong>mi révolté. Jet'écris du milieu <strong>de</strong> la rue; je vais au palais, où l'on ne pénétrera que sur moncadavre. Adieu! Si je meurs, ce sera en t'adorant quand même, ainsi que j'ai vécu!N'oublie pas <strong>de</strong> faire prendre 300 000 francs déposés en ton nom chez D..., à Lyon. "" Voilà ce pauvre diable <strong>de</strong> Rassi pâle <strong>com</strong>me la mort, et sans perruque; tu n'as pasd'idée <strong>de</strong> cette figure! Le peuple veut absolument le pendre; ce serait un grand tortqu'on lui ferait, il mérite d'être écartelé. Il se réfugiait à mon palais, et m'a couruaprès dans la rue; je ne sais trop qu'en faire... je ne veux pas le conduire au palais duprince, ce serait faire éclater la révolte <strong>de</strong> ce côté. F... verra si je l'aime; mon premiermot à Rassi a été: Il me faut la sentence contre M. <strong>de</strong>l Dongo, et toutes les copies que237


vous pouvez en avoir, et dites à tous ces juges iniques, qui sont cause <strong>de</strong> cetterévolte, que je les ferai tous pendre, ainsi que vous, mon cher ami, s'ils soufflent unmot <strong>de</strong> cette sentence, qui n'a jamais existé. Au nom <strong>de</strong> Fabrice, j'envoie une<strong>com</strong>pagnie <strong>de</strong> grenadiers à l'archevêque. Adieu, cher ange! mon palais va être brûlé,et je perdrai les charmants portraits que j'ai <strong>de</strong> toi. Je cours au palais pour faire<strong>de</strong>stituer cet infâme général P..., qui fait <strong>de</strong>s siennes; il flatte bassement le peuple,<strong>com</strong>me autrefois il flattait le feu prince. Tous ces généraux ont une peur du diable; jevais, je crois, me faire nommer général en chef. "<strong>La</strong> duchesse eut la malice <strong>de</strong> ne pas envoyer réveiller Fabrice; elle se sentait pour le<strong>com</strong>te un accès d'admiration qui ressemblait fort à <strong>de</strong> l'amour. Toutes réflexionsfaites, se dit-elle, il faut que je l'épouse. Elle le lui écrivit aussitôt, et fit partir un <strong>de</strong>ses gens. Cette nuit, la duchesse n'eut pas le temps d'être malheureuse.Le len<strong>de</strong>main, sur le midi, elle vit une barque montée par dix rameurs et qui fendaitrapi<strong>de</strong>ment les eaux du lac; Fabrice et elle reconnurent bientôt un homme portant lalivrée du prince <strong>de</strong> <strong>Parme</strong>: c'était en effet un <strong>de</strong> ses courriers qui, avant <strong>de</strong> <strong>de</strong>scendreà terre, cria à la duchesse:- <strong>La</strong> révolte est apaisée! Ce courrier lui remit plusieurslettres du <strong>com</strong>te, une lettre admirable <strong>de</strong> la princesse et une ordonnance du princeRanuce-Ernest V, sur parchemin, qui la nommait duchesse <strong>de</strong> San Giovanni et gran<strong>de</strong>maîtresse <strong>de</strong> la princesse douairière. Ce jeune prince, savant en minéralogie, et qu'ellecroyait un imbécile, avait eu l'esprit <strong>de</strong> lui écrire un petit billet; mais il y avait <strong>de</strong>l'amour à la fin. Le billet <strong>com</strong>mençait ainsi:" Le <strong>com</strong>te dit, madame la duchesse, qu'il est content <strong>de</strong> moi; le fait est que j'aiessuyé quelques coups <strong>de</strong> fusil à ses côtés et que mon cheval a été touché: à voir lebruit qu'on fait pour si peu <strong>de</strong> chose, je désire vivement assister à une vraie bataille,mais que ce ne soit pas contre mes sujets. Je dois tout au <strong>com</strong>te; tous mes généraux,qui n'ont pas fait la guerre, se sont conduits <strong>com</strong>me <strong>de</strong>s lièvres; je crois que <strong>de</strong>ux outrois se sont enfuis jusqu'à Bologne. Depuis qu'un grand et déplorable événement m'adonné le pouvoir, je n'ai point signé d'ordonnance qui m'ait été aussi agréable quecelle qui vous nomme gran<strong>de</strong> maîtresse <strong>de</strong> ma mère. Ma mère et moi, nous noussommes souvenus qu'un jour vous admiriez la belle vue que l'on a du palazzeto <strong>de</strong>San Giovanni, qui jadis appartint à Pétrarque, du moins on le dit; ma mère a vouluvous donner cette petite terre; et moi, ne sachant que vous donner, et n'osant vousoffrir tout ce qui vous appartient, je vous ai faite duchesse dans mon pays; je ne saissi vous êtes assez savante pour savoir que Sanseverina est un titre romain. Je viens<strong>de</strong> donner le grand cordon <strong>de</strong> mon ordre à notre digne archevêque, qui a déployé unefermeté bien rare chez les hommes <strong>de</strong> soixante-dix ans. Vous ne m'en voudrez pasd'avoir rappelé toutes les dames exilées. On me dit que je ne dois plus signer,dorénavant, qu'après avoir écrit les mots votre affectionné: je suis fâché que l'on mefasse prodiguer une assurance qui n'est <strong>com</strong>plètement vraie que quand je vous écris" Votre affectionné," RANUCE-ERNEST. "Qui n'eût dit, d'après ce langage, que la duchesse allait jouir <strong>de</strong> la plus haute faveur?Toutefois elle trouva quelque chose <strong>de</strong> fort singulier dans d'autres lettres du <strong>com</strong>te,qu'elle reçut <strong>de</strong>ux heures plus tard. Il ne s'expliquait point autrement, mais luiconseillait <strong>de</strong> retar<strong>de</strong>r <strong>de</strong> quelques jours son retour à <strong>Parme</strong>, et d'écrire à la princessequ'elle était fort indisposée. <strong>La</strong> duchesse et Fabrice n'en partirent pas moins pour<strong>Parme</strong> aussitôt après dîner. Le but <strong>de</strong> la duchesse, que toutefois elle ne s'avouait pas,238


était <strong>de</strong> presser le mariage du marquis Crescenzi: Fabrice. <strong>de</strong> son côté, fit la routedans <strong>de</strong>s transports <strong>de</strong> bonheur fous, et qui semblèrent ridicules à sa tante. Il avaitl'espoir <strong>de</strong> revoir bientôt Clélia; il <strong>com</strong>ptait bien l'enlever, même malgré elle, s'il n'yavait que ce moyen <strong>de</strong> rompre son mariage.Le voyage <strong>de</strong> la duchesse et <strong>de</strong> son neveu fut très gai. À une poste avant <strong>Parme</strong>,Fabrice s'arrêta un instant pour reprendre l'habit ecclésiastique; d'ordinaire il étaitvêtu <strong>com</strong>me un homme en <strong>de</strong>uil. Quand il rentra dans la chambre <strong>de</strong> la duchesse:- Je trouve quelque chose <strong>de</strong> louche et d'inexplicable, lui dit-elle, dans les lettres du<strong>com</strong>te. Si tu m'en croyais, tu passerais ici quelques heures; je t'enverrai un courrierdès que j'aurai parlé à ce grand ministre.Ce fut avec beaucoup <strong>de</strong> peine que Fabrice se rendit à cet avis raisonnable. Destransports <strong>de</strong> joie dignes d'un enfant <strong>de</strong> quinze ans marquèrent la réception que le<strong>com</strong>te fit à la duchesse, qu'il appelait sa femme. Il fut longtemps sans vouloir parlerpolitique, et, quand enfin on en vint à la triste raison:- Tu as fort bien fait d'empêcher Fabrice d'arriver officiellement; nous sommes ici enpleine réaction. Devine un peu le collègue que le prince m'a donné <strong>com</strong>me ministre <strong>de</strong>la justice! c'est Rassi, ma chère, Rassi, que j'ai traité <strong>com</strong>me un gueux qu'il est, lejour <strong>de</strong> nos gran<strong>de</strong>s affaires. À propos, je t'avertis qu'on a supprimé tout ce qui s'estpassé ici. Si tu lis notre gazette, tu verras qu'un <strong>com</strong>mis <strong>de</strong> la cita<strong>de</strong>lle, nomméBarbone, est mort d'une chute <strong>de</strong> voiture. Quant aux soixante et tant <strong>de</strong> coquins quej'ai fait tuer à coups <strong>de</strong> balles, lorsqu'ils attaquaient la statue du prince dans lesjardins, ils se portent fort bien, seulement ils sont en voyage. Le <strong>com</strong>te Zurla, ministre<strong>de</strong> l'intérieur, est allé lui-même à la <strong>de</strong>meure <strong>de</strong> chacun <strong>de</strong> ces héros malheureux , eta remis quinze sequins à leurs familles ou à leurs amis, avec ordre <strong>de</strong> dire que ledéfunt était en voyage, et menace très expresse <strong>de</strong> la prison, si l'on s'avisait <strong>de</strong> faireentendre qu'il avait été tué. Un homme <strong>de</strong> mon propre ministère, les affairesétrangères, a été envoyé en mission auprès <strong>de</strong>s journalistes <strong>de</strong> Milan et <strong>de</strong> Turin, afinqu'on ne parle pas du malheureux événement, c'est le mot consacré; cet homme doitpousser jusqu'à Paris et Londres, afin <strong>de</strong> démentir dans tous les journaux, et presqueofficiellement, tout ce qu'on pourrait dire <strong>de</strong> nos troubles. Un autre agent s'estacheminé vers Bologne et Florence. J'ai haussé les épaules.Mais le plaisant, à mon âge, c'est que j'ai eu un moment d'enthousiasme en parlantaux soldats <strong>de</strong> la gar<strong>de</strong> et arrachant les épaulettes <strong>de</strong> ce pleutre <strong>de</strong> général P... En cetinstant j'aurais donné ma vie, sans balancer, pour le prince; j'avoue maintenant quec'eût été une façon bien bête <strong>de</strong> finir. Aujourd'hui, le prince, tout bon jeune hommequ'il est, donnerait cent écus pour que je mourusse <strong>de</strong> maladie; il n'ose pas encore me<strong>de</strong>man<strong>de</strong>r ma démission mais nous nous parlons le plus rarement possible, et je luienvoie une quantité <strong>de</strong> petits rapports par écrit, <strong>com</strong>me je le pratiquais avec le feuprince, après la prison <strong>de</strong> Fabrice. À propos, je n'ai point fait <strong>de</strong>s papillotes avec lasentence signée contre lui, par la gran<strong>de</strong> raison que ce coquin <strong>de</strong> Rassi ne me l'a pointremise. Vous avez donc fort bien fait d'empêcher Fabrice d'arriver ici officiellement. <strong>La</strong>sentence est toujours exécutoire; je ne crois pas pourtant que le Rassi osât fairearrêter notre neveu aujourd'hui, mais il est possible qu'il l'ose dans quinze jours. SiFabrice veut absolument rentrer en ville, qu'il vienne loger chez moi.- Mais la cause <strong>de</strong> tout ceci? s'écria la duchesse étonnée.- On a persuadé au prince que je me donne <strong>de</strong>s airs <strong>de</strong> dictateur et <strong>de</strong> sauveur <strong>de</strong> lapatrie, et que je veux le mener <strong>com</strong>me un enfant; qui plus est, en parlant <strong>de</strong> lui,239


j'aurais prononcé le mot fatal: cet enfant. Le fait peut être vrai, j'étais exalté ce jourlà:par exemple, je le voyais un grand homme, parce qu'il n'avait point trop <strong>de</strong> peurau milieu <strong>de</strong>s premiers coups <strong>de</strong> fusil qu'il entendît <strong>de</strong> sa vie. Il ne manque pointd'esprit, il a même un meilleur ton que son père: enfin, je ne saurais trop le répéter,le fond du coeur est honnête et bon; mais ce coeur sincère et jeune se crispe quandon lui raconte un tour <strong>de</strong> fripon, et croit qu'il faut avoir l'âme bien noire soi-mêmepour apercevoir <strong>de</strong> telles choses: songez à l'éducation qu'il a reçue!...- Votre Excellence <strong>de</strong>vait songer qu'un jour il serait le maître, et placer un hommed'esprit auprès <strong>de</strong> lui.- D'abord, nous avons l'exemple <strong>de</strong> l'abbé <strong>de</strong> Condillac, qui, appelé par le marquis <strong>de</strong>Felino, mon prédécesseur, ne fit <strong>de</strong> son élève que le roi <strong>de</strong>s nigauds. Il allait à laprocession, et, en 1796, il ne sut pas traiter avec le général Bonaparte, qui eût triplél'étendue <strong>de</strong> ses états. En second lieu, je n'ai jamais cru rester ministre dix ans <strong>de</strong>suite. Maintenant que je suis désabusé <strong>de</strong> tout, et cela <strong>de</strong>puis un mois, je veux réunirun million, avant <strong>de</strong> laisser à elle-même cette pétaudière que j'ai sauvée. Sans moi,<strong>Parme</strong> eût été république pendant <strong>de</strong>ux mois, avec le poète Ferrante Palla pourdictateur.Ce mot fit rougir la duchesse. Le <strong>com</strong>te ignorait tout.- Nous allons retomber dans la monarchie ordinaire du dix-huitième siècle: leconfesseur et la maîtresse. Au fond, le prince n'aime que la minéralogie, et peut-êtrevous, madame. Depuis qu'il règne, son valet <strong>de</strong> chambre dont je viens <strong>de</strong> faire le frèrecapitaine, ce frère a neuf mois <strong>de</strong> service, ce valet <strong>de</strong> chambre, dis-je, est allé luifourrer dans la tête qu'il doit être plus heureux qu'un autre parce que son profil va setrouver sur les écus. À la suite <strong>de</strong> cette belle idée est arrivé l'ennui.Maintenant il lui faut un ai<strong>de</strong> <strong>de</strong> camp, remè<strong>de</strong> à l'ennui. Eh bien! quand il m'offriraitce fameux million qui nous est nécessaire pour bien vivre à Naples ou à Paris, je nevoudrais pas être son remè<strong>de</strong> <strong>de</strong> l'ennui, et passer chaque jour quatre ou cinq heuresavec Son Altesse. D'ailleurs, <strong>com</strong>me j'ai plus d'esprit que lui, au bout d'un mois il meprendrait pour un monstre.Le feu prince était méchant et envieux, mais il avait fait la guerre et <strong>com</strong>mandé <strong>de</strong>scorps d'armée, ce qui lui avait donné <strong>de</strong> la tenue; on trouvait en lui l'étoffe d'unprince, et je pouvais être ministre bon ou mauvais. Avec cet honnête homme <strong>de</strong> filscandi<strong>de</strong> et vraiment bon, je suis forcé d'être un intrigant. Me voici le rival <strong>de</strong> la<strong>de</strong>rnière femmelette du château, et rival fort inférieur, car je mépriserai cent détailsnécessaires. Par exemple, il y a trois jours, une <strong>de</strong> ces femmes qui distribuent lesserviettes blanches tous les matins dans les appartements a eu l'idée <strong>de</strong> faire perdreau prince la clef d'un <strong>de</strong> ses bureaux anglais. Sur quoi Son Altesse a refusé <strong>de</strong>s'occuper <strong>de</strong> toutes les affaires dont les papiers se trouvent dans ce bureau; à la véritépour vingt francs on peut faire détacher les planches qui en forment le fond, ouemployer <strong>de</strong> fausses clefs; mais Ranuce-Ernest V m'a dit que ce serait donner <strong>de</strong>mauvaises habitu<strong>de</strong>s au serrurier <strong>de</strong> la cour.Jusqu'ici il lui a été absolument impossible <strong>de</strong> gar<strong>de</strong>r trois jours <strong>de</strong> suite la mêmevolonté. S'il fût né monsieur le marquis un tel, avec <strong>de</strong> la fortune, ce jeune prince eûtété un <strong>de</strong>s hommes les plus estimables <strong>de</strong> sa cour, une sorte <strong>de</strong> Louis XVI; mais<strong>com</strong>ment, avec sa naïveté pieuse, va-t-il résister à toutes les savantes embûches dontil est entouré? Aussi le salon <strong>de</strong> votre ennemie la Raversi est plus puissant quejamais; on y a découvert que moi, qui ai fait tirer sur le peuple, et qui étais résolu à240


tuer trois mille hommes s'il le fallait, plutôt que <strong>de</strong> laisser outrager la statue du princequi avait été mon maître, je suis un libéral enragé, je voulais faire signer uneconstitution, et cent absurdités pareilles. Avec ces propos <strong>de</strong> république, les fous nousempêcheraient <strong>de</strong> jouir <strong>de</strong> la meilleure <strong>de</strong>s monarchies... Enfin, madame, vous êtes laseule personne du parti libéral actuel dont mes ennemis me font le chef, sur le <strong>com</strong>pte<strong>de</strong> qui le prince ne se soit pas expliqué en termes désobligeants; l'archevêque,toujours parfaitement honnête homme, pour avoir parlé en termes raisonnables <strong>de</strong> ceque j'ai fait le jour malheureux, est en pleine disgrâce.Le len<strong>de</strong>main du jour qui ne s'appelait pas encore malheureux, quand il était encorevrai que la révolte avait existé, le prince dit à l'archevêque que, pour que vousn'eussiez pas à prendre un titre inférieur en m'épousant, il me ferait duc. Aujourd'huije crois que c'est Rassi, anobli par moi lorsqu'il me vendait les secrets du feu prince,qui va être fait <strong>com</strong>te. En présence d'un tel avancement je jouerai le rôle d'un nigaud.- Et le pauvre prince se mettra dans la crotte.- Sans doute: mais au fond il est le maître, qualité qui, en moins <strong>de</strong> quinze jours, faitdisparaître le ridicule. Ainsi, chère duchesse, faisons <strong>com</strong>me au jeu <strong>de</strong> tric-trac, allonsnous-en.- Mais nous ne serons guère riches.- Au fond, ni vous ni moi n'avons besoin <strong>de</strong> luxe. Si vous me donnez à Naples uneplace dans une loge à San Carlo et un cheval, je suis plus que satisfait; ce ne serajamais le plus ou moins <strong>de</strong> luxe qui nous donnera un rang à vous et à moi, c'est leplaisir que les gens d'esprit du pays pourront trouver peut-être à venir prendre unetasse <strong>de</strong> thé chez vous.- Mais, reprit la duchesse, que serait-il arrivé, le jour malheureux, si vous vous étieztenu à l'écart <strong>com</strong>me j'espère que vous le ferez à l'avenir?- Les troupes fraternisaient avec le peuple, il y avait trois jours <strong>de</strong> massacre etd'incendie (car il faut cent ans à ce pays pour que la république n'y soit pas uneabsurdité), puis quinze jours <strong>de</strong> pillage, jusqu'à ce que <strong>de</strong>ux ou trois régiments fournispar l'étranger fussent venus mettre le holà. Ferrante Palla était au milieu du peuple,plein <strong>de</strong> courage et furibond <strong>com</strong>me à l'ordinaire; il avait sans doute une douzained'amis qui agissaient <strong>de</strong> concert avec lui, ce dont Rassi fera une superbe conspiration.Ce qu'il y a <strong>de</strong> sûr, c'est que, porteur d'un habit d'un délabrement incroyable! ildistribuait l'or à pleines mains.<strong>La</strong> duchesse, émerveillée <strong>de</strong> toutes ces nouvelles, se hâta d'aller remercier laprincesse.Au moment <strong>de</strong> son entrée dans la chambre, la dame d'atours lui remit la petite clefd'or que l'on porte à la ceinture, et qui est la marque <strong>de</strong> l'autorité suprême dans lapartie du palais qui dépend <strong>de</strong> la princesse. Clara Paolina se hâta <strong>de</strong> faire sortir tout lemon<strong>de</strong>; et, une fois seule avec son amie, persista pendant quelques instants à nes'expliquer qu'à <strong>de</strong>mi. <strong>La</strong> duchesse ne <strong>com</strong>prenait pas trop ce que tout cela voulaitdire, et ne répondait qu'avec beaucoup <strong>de</strong> réserve. Enfin, la princesse fondit enlarmes, et, se jetant dans les bras <strong>de</strong> la duchesse, s'écria: Les temps <strong>de</strong> mon malheurvont re<strong>com</strong>mencer: mon fils me traitera plus mal que ne l'a fait son père!241


- C'est ce que j'empêcherai, répliqua vivement la duchesse. Mais d'abord j'ai besoin,continua-t-elle, que Votre Altesse Sérénissime daigne accepter ici l'hommage <strong>de</strong> toutema reconnaissance et <strong>de</strong> mon profond respect.- Que voulez-vous dire? s'écria la princesse remplie d'inquiétu<strong>de</strong>, et craignant unedémission.- C'est que toutes les fois que Votre Altesse Sérénissime me permettra <strong>de</strong> tourner àdroite le menton tremblant <strong>de</strong> ce magot qui est sur sa cheminée, elle me permettraaussi d'appeler les choses par leur vrai nom.- N'est-ce que ça, ma chère duchesse? s'écria Clara Paolina en se levant, et courantelle-même mettre le magot en bonne position; parlez donc en toute liberté, madamela gran<strong>de</strong> maîtresse, dit-elle avec un ton <strong>de</strong> voix charmant.- Madame, reprit celle-ci, Votre Altesse a parfaitement vu la position; nous courons,vous et moi, les plus grands dangers; la sentence contre Fabrice n'est point révoquée;par conséquent, le jour où l'on voudra se défaire <strong>de</strong> moi et vous outrager, on le remeten prison. Notre position est aussi mauvaise que jamais. Quant à moipersonnellement, j'épouse le <strong>com</strong>te, et nous allons nous établir à Naples ou à Paris. Le<strong>de</strong>rnier trait d'ingratitu<strong>de</strong> dont le <strong>com</strong>te est victime en ce moment, l'a entièrementdégoûté <strong>de</strong>s affaires et, sauf l'intérêt <strong>de</strong> Votre Altesse Sérénissime, je ne luiconseillerais <strong>de</strong> rester dans ce gâchis qu'autant que le prince lui donnerait une sommeénorme. Je <strong>de</strong>man<strong>de</strong>rai à Votre Altesse la permission <strong>de</strong> lui expliquer que le <strong>com</strong>te,qui avait 130 000 francs en arrivant aux affaires, possè<strong>de</strong> à peine aujourd'hui 20 000livres <strong>de</strong> rente. C'était en vain que <strong>de</strong>puis longtemps je le pressais <strong>de</strong> songer à safortune. Pendant mon absence, il a cherché querelle aux fermiers généraux du prince,qui étaient <strong>de</strong>s fripons; le <strong>com</strong>te les a remplacés par d'autres fripons qui lui ont donné800 000 francs.- Comment! s'écria la princesse étonnée, mon Dieu! que je suis fâchée <strong>de</strong> cela!- Madame, répliqua la duchesse d'un très grand sang-froid, faut-il retourner le nez dumagot à gauche?- Mon Dieu, non, s'écria la princesse; mais je suis fâchée qu'un homme du caractèredu <strong>com</strong>te ait songé à ce genre <strong>de</strong> gain.- Sans ce vol, il était méprisé <strong>de</strong> tous les honnêtes gens.- Grand Dieu! est-il possible!- Madame, reprit la duchesse, excepté mon ami, le marquis Crescenzi, qui a 3 ou 400000 livres <strong>de</strong> rente, tout le mon<strong>de</strong> vole ici; et <strong>com</strong>ment ne volerait-on pas dans unpays où la reconnaissance <strong>de</strong>s plus grands services ne dure pas tout à fait un mois? Iln'y a donc <strong>de</strong> réel et <strong>de</strong> survivant à la disgrâce que l'argent. Je vais me permettre,madame, <strong>de</strong>s vérités terribles.- Je vous les permets, moi, dit la princesse avec un profond soupir, et pourtant ellesme sont cruellement désagréables.- Eh bien! madame, le prince votre fils, parfaitement honnête homme, peut vousrendre bien plus malheureuse que ne fit son père; le feu prince avait du caractère àpeu près <strong>com</strong>me tout le mon<strong>de</strong>. Notre souverain actuel n'est pas sûr <strong>de</strong> vouloir la242


même chose trois jours <strong>de</strong> suite; par conséquent, pour qu'on puisse être sûr <strong>de</strong> lui, ilfaut vivre continuellement avec lui et ne le laisser parler à personne. Comme cettevérité n'est pas bien difficile à <strong>de</strong>viner, le nouveau parti ultra, dirigé par ces <strong>de</strong>uxbonnes têtes, Rassi et la marquise Raversi, va chercher à donner une maîtresse auprince. Cette maîtresse aura la permission <strong>de</strong> faire sa fortune et <strong>de</strong> distribuer quelquesplaces subalternes, mais elle <strong>de</strong>vra répondre au parti <strong>de</strong> la constante volonté dumaître.Moi, pour être bien établie à la cour <strong>de</strong> Votre Altesse, j'ai besoin que le Rassi soit exiléet conspué; je veux, <strong>de</strong> plus, que Fabrice soit jugé par les juges les plus honnêtes quel'on pourra trouver: si ces messieurs reconnaissent, <strong>com</strong>me je l'espère, qu'il estinnocent, il sera naturel d'accor<strong>de</strong>r à monsieur l'archevêque que Fabrice soit soncoadjuteur avec future succession. Si j'échoue, le <strong>com</strong>te et moi nous nous retirons;alors, je laisse en partant ce conseil à Votre Altesse Sérénissime: elle ne doit jamaispardonner à Rassi, et jamais non plus sortir <strong>de</strong>s états <strong>de</strong> son fils. De près, ce bon filsne lui fera pas <strong>de</strong> mal sérieux.- J'ai suivi vos raisonnements avec toute l'attention requise, répondit la princesse ensouriant; faudra-t-il donc que je me charge du soin <strong>de</strong> donner une maîtresse à monfils?- Non pas, madame, mais faites d'abord que votre salon soit le seul où il s'amuse.<strong>La</strong> conversation fut infinie dans ce sens, les écailles tombaient <strong>de</strong>s yeux <strong>de</strong> l'innocenteet spirituelle princesse.Un courrier <strong>de</strong> la duchesse alla dire à Fabrice qu'il pouvait entrer en ville, mais en secachant. On l'aperçut à peine: il passait sa vie déguisé en paysan dans la baraque enbois d'un marchand <strong>de</strong> marrons, établi vis-à-vis <strong>de</strong> la porte <strong>de</strong> la cita<strong>de</strong>lle, sous lesarbres <strong>de</strong> la promena<strong>de</strong>.Chapitre XXIV<strong>La</strong> duchesse organisa <strong>de</strong>s soirées charmantes au palais, qui n'avait jamais vu tant <strong>de</strong>gaieté; jamais elle ne fut plus aimable que cet hiver, et pourtant elle vécut au milieu<strong>de</strong>s plus grands dangers; mais aussi, pendant cette saison critique, il ne lui arriva pas<strong>de</strong>ux fois <strong>de</strong> songer avec un certain <strong>de</strong>gré <strong>de</strong> malheur à l'étrange changement <strong>de</strong>Fabrice. Le jeune prince venait <strong>de</strong> fort bonne heure aux soirées aimables <strong>de</strong> sa mère,qui lui disait toujours:- Allez-vous-en donc gouverner; je parie qu'il y a sur votre bureau plus <strong>de</strong> vingtrapports qui atten<strong>de</strong>nt un oui ou un non, et je ne veux pas que l'Europe m'accuse <strong>de</strong>faire <strong>de</strong> vous un roi fainéant pour régner à votre place.Ces avis avaient le désavantage <strong>de</strong> se présenter toujours dans les moments les plusinopportuns, c'est-à-dire quand Son Altesse, ayant vaincu sa timidité, prenait part àquelque chara<strong>de</strong> en action qui l'amusait fort. Deux fois la semaine il y avait <strong>de</strong>s parties<strong>de</strong> campagne où, sous prétexte <strong>de</strong> conquérir au nouveau souverain l'affection <strong>de</strong> sonpeuple, la princesse admettait les plus jolies femmes <strong>de</strong> la bourgeoisie. <strong>La</strong> duchesse,qui était l'âme <strong>de</strong> cette cour joyeuse, espérait que ces belles bourgeoises, qui toutesvoyaient avec une envie mortelle la haute fortune du bourgeois Rassi, raconteraient auprince quelqu'une <strong>de</strong>s friponneries sans nombre <strong>de</strong> ce ministre. Or, entre autres idéesenfantines, le prince prétendait avoir un ministère moral.243


Rassi avait trop <strong>de</strong> sens pour ne pas sentir <strong>com</strong>bien ces soirées brillantes <strong>de</strong> la cour <strong>de</strong>la princesse, dirigées par son ennemie, étaient dangereuses pour lui. Il n'avait pasvoulu remettre au <strong>com</strong>te Mosca la sentence fort légale rendue contre Fabrice; il fallaitdonc que la duchesse ou lui disparussent <strong>de</strong> la cour.Le jour <strong>de</strong> ce mouvement populaire, dont maintenant il était <strong>de</strong> bon ton <strong>de</strong> nierl'existence, on avait distribué <strong>de</strong> l'argent au peuple. Rassi partit <strong>de</strong> là: plus mal misencore que <strong>de</strong> coutume, il monta dans les maisons les plus misérables <strong>de</strong> la ville, etpassa <strong>de</strong>s heures entières en conversation réglée avec leurs pauvres habitants. Il futbien ré<strong>com</strong>pensé <strong>de</strong> tant <strong>de</strong> soins: après quinze jours <strong>de</strong> ce genre <strong>de</strong> vie il eut lacertitu<strong>de</strong> que Ferrante Palla avait été le chef secret <strong>de</strong> l'insurrection, et bien plus, quecet être, pauvre toute sa vie <strong>com</strong>me un grand poète, avait fait vendre huit ou dixdiamants à Gênes.On citait entre autres cinq pierres <strong>de</strong> prix qui valaient réellement plus <strong>de</strong> 40 000francs, et que, dix jours avant la mort du prince, on avait laissées pour 35 000 francs,parce que, disait-on, on avait besoin d'argent.Comment peindre les transports <strong>de</strong> joie du ministre <strong>de</strong> la justice à cette découverte? Ils'apercevait que tous les jours on lui donnait <strong>de</strong>s ridicules à la cour <strong>de</strong> la princessedouairière, et plusieurs fois le prince, parlant d'affaires avec lui, lui avait ri au nez avectoute la naïveté <strong>de</strong> la jeunesse. Il faut avouer que le Rassi avait <strong>de</strong>s habitu<strong>de</strong>ssingulièrement plébéiennes: par exemple, dès qu'une discussion l'intéressait, il croisaitles jambes et prenait son soulier dans la main; si l'intérêt croissait, il étalait sonmouchoir <strong>de</strong> coton rouge sur sa jambe, etc., etc. Le prince avait beaucoup ri <strong>de</strong> laplaisanterie d'une <strong>de</strong>s plus jolies femmes <strong>de</strong> la bourgeoisie, qui, sachant d'ailleursqu'elle avait la jambe fort bien faite, s'était mise à imiter ce geste élégant du ministre<strong>de</strong> la justice.Rassi sollicita une audience extraordinaire et dit au prince:- Votre Altesse voudrait-elle donner cent mille francs pour savoir au juste quel a été legenre <strong>de</strong> mort <strong>de</strong> son auguste père? avec cette somme, la justice serait mise à même<strong>de</strong> saisir les coupables, s'il y en a.<strong>La</strong> réponse du prince ne pouvait être douteuse.À quelque temps <strong>de</strong> là, la Chékina avertit la duchesse qu'on lui avait offert une grossesomme pour laisser examiner les diamants <strong>de</strong> sa maîtresse par un orfèvre; elle avaitrefusé avec indignation. <strong>La</strong> duchesse la gronda d'avoir refusé; et, à huit jours <strong>de</strong> là, laChékina eut <strong>de</strong>s diamants à montrer. Le jour pris pour cette exhibition <strong>de</strong>s diamants,le <strong>com</strong>te Mosca plaça <strong>de</strong>ux hommes sûrs auprès <strong>de</strong> chacun <strong>de</strong>s orfèvres <strong>de</strong> <strong>Parme</strong>, etsur le minuit il vint dire à la duchesse que l'orfèvre curieux n'était autre que le frère <strong>de</strong>Rassi. <strong>La</strong> duchesse, qui était fort gaie ce soir-là (on jouait au palais une <strong>com</strong>édie<strong>de</strong>ll'arte, c'est-à-dire où chaque personnage invente le dialogue à mesure qu'il le dit,le plan seul <strong>de</strong> la <strong>com</strong>édie est affiché dans la coulisse), la duchesse, qui jouait un rôle,avait pour amoureux dans la pièce le <strong>com</strong>te Baldi, l'ancien ami <strong>de</strong> la marquise Raversi,qui était présente. Le prince, l'homme le plus timi<strong>de</strong> <strong>de</strong> ses états, mais fort joli garçonet doué du coeur le plus tendre, étudiait le rôle du <strong>com</strong>te Baldi, et voulait le jouer à lasecon<strong>de</strong> représentation.- J'ai bien peu <strong>de</strong> temps, dit la duchesse au <strong>com</strong>te, je parais à la première scène dusecond acte; passons dans la salle <strong>de</strong>s gar<strong>de</strong>s.244


Là, au milieu <strong>de</strong> vingt gar<strong>de</strong>s du corps, tous fort éveillés et fort attentifs aux discoursdu premier ministre et <strong>de</strong> la gran<strong>de</strong> maîtresse, la duchesse dit en riant à son ami:- Vous me gron<strong>de</strong>z toujours quand je dis <strong>de</strong>s secrets inutilement. C'est par moi que futappelé au trône Ernest V; il s'agissait <strong>de</strong> venger Fabrice, que j'aimais alors bien plusqu'aujourd'hui, quoique toujours fort innocemment. Je sais bien que vous ne croyezguère à cette innocence, mais peu importe, puisque vous m'aimez malgré mes crimes.Eh bien! voici un crime véritable: j'ai donné tous mes diamants à une espèce <strong>de</strong> foufort intéressant, nommé Ferrante Palla, je l'ai même embrassé pour qu'il fît périrl'homme qui voulait faire empoisonner Fabrice. Où est le mal?- Ah! voilà donc où Ferrante avait pris <strong>de</strong> l'argent pour son émeute! dit le <strong>com</strong>te, unpeu stupéfait; et vous me racontez tout cela dans la salle <strong>de</strong>s gar<strong>de</strong>s!- C'est que je suis pressée, et voici le Rassi sur les traces du crime. Il est bien vrai queje n'ai jamais parlé d'insurrection, car j'abhorre les jacobins. Réfléchissez là-<strong>de</strong>ssus, etdites-moi votre avis après la pièce.- Je vous dirai tout <strong>de</strong> suite qu'il faut inspirer <strong>de</strong> l'amour au prince... Mais en tout bientout honneur, au moins!On appelait la duchesse pour son entrée en scène, elle s'enfuit.Quelques jours après, la duchesse reçut par la poste une gran<strong>de</strong> lettre ridicule, signéedu nom d'une ancienne femme <strong>de</strong> chambre à elle; cette femme <strong>de</strong>mandait à êtreemployée à la cour, mais la duchesse avait reconnu du premier coup d'oeil que cen'était ni son écriture ni son style. En ouvrant la feuille pour lire la secon<strong>de</strong> page, laduchesse vit tomber à ses pieds une petite image miraculeuse <strong>de</strong> la Madone, pliéedans une feuille imprimée d'un vieux livre. Après avoir jeté un coup d'oeil sur l'image,la duchesse lut quelques lignes <strong>de</strong> la vieille feuille imprimée. Ses yeux brillèrent, etelle y trouvait ces mots:Le tribun a pris cent francs par mois, non plus; avec le reste on voulut ranimer le feusacré dans <strong>de</strong>s âmes qui se trouvèrent glacées par l'égoïsme. Le renard est sur mestraces, c'est pourquoi je n'ai pas cherché à voir une <strong>de</strong>rnière fois l'être adoré. Je mesuis dit, elle n'aime pas la république, elle qui m'est supérieure par l'esprit autant quepar les grâces et la beauté. D'ailleurs, <strong>com</strong>ment faire une république sansrépublicains? Est-ce que je me tromperais? Dans six mois, je parcourrai, le microscopeà la main, et à pied, les petites villes d'Amérique, je verrai si je dois encore aimer laseule rivale que vous ayez dans mon coeur. Si vous recevez cette lettre, madame labaronne, et qu'aucun oeil profane ne l'ait lue avant vous, faites briser un <strong>de</strong>s jeunesfrênes plantés à vingt pas <strong>de</strong> l'endroit où j'osai vous parler pour la première fois. Alorsje ferai enterrer, sous le grand buis du jardin que vous remarquâtes une fois en mesjours heureux, une boîte où se trouveront <strong>de</strong> ces choses qui font calomnier les gens <strong>de</strong>mon opinion. Certes, je me fusse bien gardé d'écrire si le renard n'était sur mestraces, et ne pouvait arriver à cet être céleste; voir le buis dans quinze jours. "Puisqu'il a une imprimerie à ses ordres, se dit la duchesse, bientôt nous aurons unrecueil <strong>de</strong> sonnets, Dieu sait le nom qu'il m'y donnera!<strong>La</strong> coquetterie <strong>de</strong> la duchesse voulut faire un essai; pendant huit jours elle futindisposée, et la cour n'eut plus <strong>de</strong> jolies soirées. <strong>La</strong> princesse, fort scandalisée <strong>de</strong> toutce que la peur qu'elle avait <strong>de</strong> son fils l'obligeait <strong>de</strong> faire dès les premiers moments <strong>de</strong>245


son veuvage, alla passer ces huit jours dans un couvent attenant à l'église où le feuprince était inhumé. Cette interruption <strong>de</strong>s soirées jeta sur les bras du prince unemasse énorme <strong>de</strong> loisir, et porta un échec notable au crédit du ministre <strong>de</strong> la justice.Ernest V <strong>com</strong>prit tout l'ennui qui le menaçait si la duchesse quittait la cour, ouseulement cessait d'y répandre la joie. Les soirées re<strong>com</strong>mencèrent, et le prince semontra <strong>de</strong> plus en plus intéressé par les <strong>com</strong>édies <strong>de</strong>ll'arte. Il avait le projet <strong>de</strong>prendre un rôle, mais n'osait avouer cette ambition. Un jour, rougissant beaucoup, ildit à la duchesse: Pourquoi ne jouerais-je pas moi aussi?- Nous sommes tous ici aux ordres <strong>de</strong> Votre Altesse; si elle daigne m'en donnerl'ordre, je ferai arranger le plan d'une <strong>com</strong>édie, toutes les scènes brillantes du rôle <strong>de</strong>Votre Altesse seront avec moi, et <strong>com</strong>me les premiers jours tout le mon<strong>de</strong> hésite unpeu, si Votre Altesse veut me regar<strong>de</strong>r avec quelque attention, je lui dirai les réponsesqu'elle doit faire. Tout fut arrangé et avec une adresse infinie. Le prince fort timi<strong>de</strong>avait honte d'être timi<strong>de</strong>; les soins que se donna la duchesse pour ne pas faire souffrircette timidité innée firent une impression profon<strong>de</strong> sur le jeune souverain.Le jour <strong>de</strong> son début, le spectacle <strong>com</strong>mença une <strong>de</strong>mi-heure plus tôt qu'à l'ordinaire,et il n'y avait dans le salon, au moment où l'on passa dans la salle <strong>de</strong> spectacle, quehuit ou dix femmes âgées. Ces figures-là n'imposaient guère au prince, et d'ailleurs,élevées à Munich dans les vrais principes monarchiques, elles applaudissaienttoujours. Usant <strong>de</strong> son autorité <strong>com</strong>me gran<strong>de</strong> maîtresse, la duchesse ferma à clef laporte par laquelle le vulgaire <strong>de</strong>s courtisans entrait au spectacle. Le prince, qui avait<strong>de</strong> l'esprit littéraire et une belle figure, se tira fort bien <strong>de</strong> ses premières scènes; ilrépétait avec intelligence les phrases qu'il lisait dans les yeux <strong>de</strong> la duchesse, ouqu'elle lui indiquait à <strong>de</strong>mi-voix. Dans un moment où les rares spectateursapplaudissaient <strong>de</strong> toutes leurs forces, la duchesse fit un signe, la porte d'honneur futouverte, et la salle <strong>de</strong> spectacle occupée en un instant par toutes les jolies femmes <strong>de</strong>la cour, qui, trouvant au prince une figure charmante et l'air fort heureux, se mirent àapplaudir; le prince rougit <strong>de</strong> bonheur. Il jouait le rôle d'un amoureux <strong>de</strong> la duchesse.Bien loin d'avoir à lui suggérer <strong>de</strong>s paroles, bientôt elle fut obligée <strong>de</strong> l'engager àabréger les scènes; il parlait d'amour avec un enthousiasme qui souvent embarrassaitl'actrice; ses répliques duraient cinq minutes. <strong>La</strong> duchesse n'était plus cette beautééblouissante <strong>de</strong> l'année précé<strong>de</strong>nte; la prison <strong>de</strong> Fabrice, et, bien plus encore, leséjour sur le lac Majeur avec Fabrice, <strong>de</strong>venu morose et silencieux, avait donné dixans <strong>de</strong> plus à la belle Gina. Ses traits s'étaient marqués, ils avaient plus d'esprit etmoins <strong>de</strong> jeunesse.Ils n'avaient plus que bien rarement l'enjouement du premier âge; mais à la scène,avec du rouge et tous les secours que l'art fournit aux actrices, elle était encore la plusjolie femme <strong>de</strong> la cour. Les tira<strong>de</strong>s passionnées, débitées par le prince, donnèrentl'éveil aux courtisans; tous se disaient ce soir-là: Voici la Balbi <strong>de</strong> ce nouveau règne.Le <strong>com</strong>te se révolta intérieurement. <strong>La</strong> pièce finie, la duchesse dit au prince <strong>de</strong>vanttoute la cour:- Votre Altesse joue trop bien; on va dire que vous êtes amoureux d'une femme <strong>de</strong>trente-huit ans, ce qui fera manquer mon établissement avec le <strong>com</strong>te. Ainsi, je nejouerai plus avec Votre Altesse, à moins que le prince ne me jure <strong>de</strong> m'adresser laparole <strong>com</strong>me il le ferait à une femme d'un certain âge, à Mme la marquise Raversi,par exemple.On répéta trois fois la même pièce; le prince était fou <strong>de</strong> bonheur; mais, un soir, ilparut fort soucieux.246


- Ou je me trompe fort, dit la gran<strong>de</strong> maîtresse à sa princesse, ou le Rassi cherche ànous jouer quelque tour; je conseillerais à Votre Altesse d'indiquer un spectacle pour<strong>de</strong>main; le prince jouera mal, et, dans son désespoir, il vous dira quelque chose.Le prince joua fort mal en effet; on l'entendait à peine, et il ne savait plus terminer sesphrases. À la fin du premier acte, il avait presque les larmes aux yeux; la duchesse setenait auprès <strong>de</strong> lui, mais froi<strong>de</strong> et immobile. Le prince, se trouvant un instant seulavec elle, dans le foyer <strong>de</strong>s acteurs, alla fermer la porte.- Jamais, lui dit-il, je ne pourrai jouer le second et le troisième acte; je ne veux pasabsolument être applaudi par <strong>com</strong>plaisance; les applaudissements qu'on me donnaitce soir me fendaient le coeur. Donnez-moi un conseil, que faut-il faire?- Je vais m'avancer sur la scène, faire une profon<strong>de</strong> révérence à Son Altesse, uneautre au public, <strong>com</strong>me un véritable directeur <strong>de</strong> <strong>com</strong>édie, et dire que l'acteur quijouait le rôle <strong>de</strong> Lélio, se trouvant subitement indisposé, le spectacle se terminera parquelques morceaux <strong>de</strong> musique. Le <strong>com</strong>te Rusca et la petite Ghisolfi seront ravis <strong>de</strong>pouvoir montrer à une aussi brillante assemblée leurs petites voix aigrelettes.Le prince prit la main <strong>de</strong> la duchesse, et la baisa avec transport.- Que n'êtes-vous un homme, lui dit-il, vous me donneriez un bon conseil: Rassi vient<strong>de</strong> déposer sur mon bureau cent quatre-vingt-<strong>de</strong>ux dépositions contre les prétendusassassins <strong>de</strong> mon père. Outre les dépositions, il y a un acte d'accusation <strong>de</strong> plus <strong>de</strong><strong>de</strong>ux cents pages; il me faut lire tout cela, et, <strong>de</strong> plus, j'ai donné ma parole <strong>de</strong> n'enrien dire au <strong>com</strong>te. Ceci mène tout droit à <strong>de</strong>s supplices; déjà il veut que je fasseenlever en France, près d'Antibes, Ferrante Palla, ce grand poète que j'admire tant. Ilest là sous le nom <strong>de</strong> Poncet.- Le jour où vous ferez pendre un libéral, Rassi sera lié au ministère par <strong>de</strong>s chaînes<strong>de</strong> fer, et c'est ce qu'il veut avant tout; mais Votre Altesse ne pourra plus annoncerune promena<strong>de</strong> <strong>de</strong>ux heures à l'avance. Je ne parlerai ni à la princesse, ni au <strong>com</strong>tedu cri <strong>de</strong> douleur qui vient <strong>de</strong> vous échapper; mais, <strong>com</strong>me d'après mon serment jene dois avoir aucun secret pour la princesse, je serais heureuse si Votre Altesse voulaitdire à sa mère les mêmes choses qui lui sont échappées avec moi.Cette idée fit diversion à la douleur d'acteur chuté qui accablait le souverain.- Eh bien! allez avertir ma mère, je me rends dans son grand cabinet.Le prince quitta les coulisses, traversa le salon par lequel on arrivait au théâtre,renvoya d'un air dur le grand chambellan et l'ai<strong>de</strong> <strong>de</strong> camp <strong>de</strong> service qui le suivaient;<strong>de</strong> son côté la princesse quitta précipitamment le spectacle; arrivée dans le grandcabinet, la gran<strong>de</strong> maîtresse fit une profon<strong>de</strong> révérence à la mère et au fils, et leslaissa seuls. On peut juger <strong>de</strong> l'agitation <strong>de</strong> la cour, ce sont là les choses qui laren<strong>de</strong>nt si amusante. Au bout d'une heure le prince lui-même se présenta à la portedu cabinet et appela la duchesse; la princesse était en larmes, son fils avait unephysionomie tout altérée.Voici <strong>de</strong>s gens faibles qui ont <strong>de</strong> l'humeur, se dit la gran<strong>de</strong> maîtresse, et qui cherchentun prétexte pour se fâcher contre quelqu'un. D'abord la mère et le fils se disputèrentla parole pour raconter les détails à la duchesse, qui dans ses réponses eut grand soin<strong>de</strong> ne mettre en avant aucune idée. Pendant <strong>de</strong>ux mortelles heures les trois acteurs <strong>de</strong>cette scène ennuyeuse ne sortirent pas <strong>de</strong>s rôles que nous venons d'indiquer. Le247


prince alla chercher lui-même les <strong>de</strong>ux énormes portefeuilles que Rassi avait déposéssur son bureau; en sortant du grand cabinet <strong>de</strong> sa mère, il trouva toute la cour quiattendait.- Allez-vous-en, laissez-moi tranquille! s'écria-t-il, d'un ton fort impoli etqu'on ne lui avait jamais vu. Le prince ne voulait pas être aperçu portant lui-même les<strong>de</strong>ux portefeuilles, un prince ne doit rien porter. Les courtisans disparurent en un clind'oeil. En repassant le prince ne trouva plus que les valets <strong>de</strong> chambre qui éteignaientles bougies; il les renvoya avec fureur, ainsi que le pauvre Fontana, ai<strong>de</strong> <strong>de</strong> camp <strong>de</strong>service, qui avait eu la gaucherie <strong>de</strong> rester, par zèle.- Tout le mon<strong>de</strong> prend à tâche <strong>de</strong> m'impatienter ce soir, dit-il avec humeur à laduchesse, <strong>com</strong>me il rentrait dans le cabinet; il lui croyait beaucoup d'esprit et il étaitfurieux <strong>de</strong> ce qu'elle s'obstinait évi<strong>de</strong>mment à ne pas ouvrir un avis. Elle, <strong>de</strong> son côté,était résolue à ne rien dire qu'autant qu'on lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong>rait son avis bienexpressément. Il s'écoula encore une grosse <strong>de</strong>mi-heure avant que le prince, qui avaitle sentiment <strong>de</strong> sa dignité, se déterminât à lui dire: - Mais, madame, vous ne ditesrien.- Je suis ici pour servir la princesse, et oublier bien vite ce qu'on dit <strong>de</strong>vant moi.- Eh bien! madame, dit le prince en rougissant beaucoup, je vous ordonne <strong>de</strong> medonner votre avis.- On punit les crimes pour empêcher qu'ils ne se renouvellent. Le feu prince a-t-il étéempoisonné? C'est ce qui est fort douteux; a-t-il été empoisonné par les jacobins?c'est ce que Rassi voudrait bien prouver, car alors il <strong>de</strong>vient pour Votre Altesse uninstrument nécessaire à tout jamais. Dans ce cas, Votre Altesse, qui <strong>com</strong>mence sonrègne, peut se promettre bien <strong>de</strong>s soirées <strong>com</strong>me celle-ci. Vos sujets disentgénéralement, ce qui est <strong>de</strong> toute vérité, que Votre Altesse a <strong>de</strong> la bonté dans lecaractère; tant qu'elle n'aura pas fait pendre quelque libéral, elle jouira <strong>de</strong> cetteréputation, et bien certainement personne ne songera à lui préparer du poison.- Votre conclusion est évi<strong>de</strong>nte, s'écria la princesse avec humeur; vous ne voulez pasque l'on punisse les assassins <strong>de</strong> mon mari!- C'est qu'apparemment, madame, je suis liée à eux par une tendre amitié.<strong>La</strong> duchesse voyait dans les yeux du prince qu'il la croyait parfaitement d'accord avecsa mère pour lui dicter un plan <strong>de</strong> conduite. Il y eut entre les <strong>de</strong>ux femmes unesuccession assez rapi<strong>de</strong> d'aigres reparties, à la suite <strong>de</strong>squelles la duchesse protestaqu'elle ne dirait plus une seule parole, et elle fut fidèle à sa résolution; mais le prince,après une longue discussion avec sa mère, lui ordonna <strong>de</strong> nouveau <strong>de</strong> dire son avis.- C'est ce que je jure à Vos Altesses <strong>de</strong> ne point faire!- Mais c'est un véritable enfantillage! s'écria le prince.- Je vous prie <strong>de</strong> parler, madame la duchesse, dit la princesse d'un air digne.- C'est ce dont je vous supplie <strong>de</strong> me dispenser, madame; mais Votre Altesse, ajoutala duchesse en s'adressant au prince, lit parfaitement le français; pour calmer nosesprits agités, voudrait-elle nous lire une fable <strong>de</strong> <strong>La</strong> Fontaine?<strong>La</strong> princesse trouva ce nous fort insolent, mais elle eut l'air à la fois étonné et amusé,quand la gran<strong>de</strong> maîtresse, qui était allée du plus grand sang-froid ouvrir la248


ibliothèque, revint avec un volume <strong>de</strong>s Fables <strong>de</strong> <strong>La</strong> Fontaine; elle le feuilletaquelques instants, puis dit au prince, en le lui présentant:Je supplie Votre Altesse <strong>de</strong> lire toute la fable.LE JARDINIER ET SON SEIGNEURUn amateur <strong>de</strong> jardinageDemi-bourgeois, <strong>de</strong>mi-manant,Possédait en certain villageUn jardin assez propre, et le clos attenant.Il avait <strong>de</strong> plant vif fermé cette étendue:Là croissaient à plaisir l'oseille et la laitue,De quoi faire à Margot pour sa fête un bouquet,Peu <strong>de</strong> jasmin d'Espagne et force serpolet.Cette félicité par un lièvre troubléeFit qu'au seigneur du bourg notre homme se plaignit.Ce maudit animal vient prendre sa gouléeSoir et matin, dit-il, et <strong>de</strong>s pièges se rit;Les pierres, les bâtons y per<strong>de</strong>nt leur crédit:Il est sorcier, je crois. - Sorcier! je l'en défie,Repartit le seigneur: fût-il diable, Miraut,En dépit <strong>de</strong> ses tours, l'attrapera bientôt.Je vous en déferai, bonhomme, sur ma vie,-Et quand?- Et dès <strong>de</strong>main, sans tar<strong>de</strong>r plus longtemps.<strong>La</strong> partie ainsi faite, il vient avec ses gens.-Çà, déjeunons, dit-il: vos poulets sont-ils tendres?L'embarras <strong>de</strong>s chasseurs succè<strong>de</strong> au déjeuner.Chacun s'anime et se prépare;Les trompes et les cors font un tel tintamarreQue le bonhomme est étonné.Le pis fut que l'on mit en piteux équipageLe pauvre potager. Adieu planches, carreaux;Adieu chicorée et poireaux;Adieu <strong>de</strong> quoi mettre au potage.Le bonhomme disait: Ce sont là jeux <strong>de</strong> prince.Mais on le laissait dire; et les chiens et les gensFirent plus <strong>de</strong> dégât en une heure <strong>de</strong> tempsQue n'en auraient fait en cent ansTous les lièvres <strong>de</strong> la province.Petits princes, vi<strong>de</strong>z vos débats entre vous;De recourir aux rois vous serez <strong>de</strong> grands fous.Il ne les faut jamais engager dans vos guerres,Ni les faire entrer sur vos terres.Cette lecture fut suivie d'un long silence. Le prince se promenait dans le cabinet, aprèsêtre allé lui-même remettre le volume à sa place.- Eh bien! madame, dit la princesse, daignerez-vous parler?- Non pas, certes, madame! tant que Son Altesse ne m'aura pas nommée ministre; enparlant ici, je courrais risque <strong>de</strong> perdre ma place <strong>de</strong> gran<strong>de</strong> maîtresse.249


Nouveau silence d'un gros quart d'heure; enfin la princesse songea au rôle que jouajadis Marie <strong>de</strong> Médicis, mère <strong>de</strong> Louis XIII: tous les jours précé<strong>de</strong>nts, la gran<strong>de</strong>maîtresse avait fait lire par la lectrice l'excellente Histoire <strong>de</strong> Louis XIII, <strong>de</strong> M. Bazin.<strong>La</strong> princesse, quoique fort piquée, pensa que la duchesse pourrait fort bien quitter lepays, et alors Rassi, qui lui faisait une peur affreuse, pourrait bien imiter Richelieu etla faire exiler par son fils. Dans ce moment, la princesse eût donné tout au mon<strong>de</strong>pour humilier sa gran<strong>de</strong> maîtresse; mais elle ne pouvait: elle se leva, et vint, avec unsourire un peu exagéré, prendre la main <strong>de</strong> la duchesse et lui dire:- Allons , madame , prouvez-moi votre amitié en parlant .- Eh bien; <strong>de</strong>ux mots sans plus: brûler, dans la cheminée que voilà, tous les papiersréunis par cette vipère <strong>de</strong> Rassi, et ne jamais lui avouer qu'on les a brûlés.Elle ajouta tout bas, et d'un air familier, à l'oreille <strong>de</strong> la princesse.- Rassi peut être Richelieu!- Mais, diable! ces papiers me coûtent plus <strong>de</strong> quatre-vingt mille francs! s'écria leprince fâché.- Mon prince, répliqua la duchesse avec énergie, voilà ce qu'il en coûte d'employer <strong>de</strong>sscélérats <strong>de</strong> basse naissance. Plût à Dieu que vous pussiez perdre un million, et nejamais prêter créance aux bas coquins qui ont empêché votre père <strong>de</strong> dormir pendantles six <strong>de</strong>rnières années <strong>de</strong> son règne.Le mot basse naissance avait plu extrêmement à la princesse, qui trouvait que le<strong>com</strong>te et son amie avaient une estime trop exclusive pour l'esprit, toujours un peucousin germain du jacobinisme.Durant le court moment <strong>de</strong> profond silence, rempli par les réflexions <strong>de</strong> la princesse,l'horloge du château sonna trois heures. <strong>La</strong> princesse se leva, fit une profon<strong>de</strong>révérence à son fils, et lui dit;- Ma santé ne me permet pas <strong>de</strong> prolonger davantage ladiscussion. Jamais <strong>de</strong> ministre <strong>de</strong> basse naissance; vous ne m'ôterez pas <strong>de</strong> l'idée quevotre Rassi vous a volé la moitié <strong>de</strong> l'argent qu'il vous a fait dépenser en espionnage.<strong>La</strong> princesse prit <strong>de</strong>ux bougies dans les flambeaux et les plaça dans la cheminée, <strong>de</strong>façon à ne pas les éteindre; puis, s'approchant <strong>de</strong> son fils, elle ajouta:- <strong>La</strong> fable <strong>de</strong> <strong>La</strong>Fontaine l'emporte, dans mon esprit, sur le juste désir <strong>de</strong> venger un époux. VotreAltesse veut-elle me permettre <strong>de</strong> brûler ces écritures? Le prince restait immobile.Sa physionomie est vraiment stupi<strong>de</strong>, se dit la duchesse; le <strong>com</strong>te a raison: le feuprince ne nous eût pas fait veiller jusqu'à trois heures du matin, avant <strong>de</strong> prendre unparti.<strong>La</strong> princesse, toujours <strong>de</strong>bout, ajouta:- Ce petit procureur serait bien fier, s'il savait que ses paperasses, remplies <strong>de</strong>mensonges, et arrangées pour procurer son avancement, ont fait passer la nuit aux<strong>de</strong>ux plus grands personnages <strong>de</strong> l'état.Le prince se jeta sur un <strong>de</strong>s portefeuilles <strong>com</strong>me un furieux, et en vida tout le contenudans la cheminée. <strong>La</strong> masse <strong>de</strong>s papiers fut sur le point d'étouffer les <strong>de</strong>ux bougies;l'appartement se remplit <strong>de</strong> fumée. <strong>La</strong> princesse vit dans les yeux <strong>de</strong> son fils qu'il était250


tenté <strong>de</strong> saisir une carafe et <strong>de</strong> sauver ces papiers, qui lui coûtaient quatre-vingt millefrancs.- Ouvrez donc la fenêtre! cria-t-elle à la duchesse avec humeur. <strong>La</strong> duchesse se hâtad'obéir; aussitôt tous les papiers s'enflammèrent à la fois; il se fit un grand bruit dansla cheminée, et bientôt il fut évi<strong>de</strong>nt qu'elle avait pris feu.Le prince avait l'âme petite pour toutes les choses d'argent; il crut voir son palais enflammes, et toutes les richesses qu'il contenait détruites; il courut à la fenêtre etappela la gar<strong>de</strong> d'une voix toute changée. Les soldats en tumulte étant accourus dansla cour à la voix du prince, il revint près <strong>de</strong> la cheminée qui attirait l'air <strong>de</strong> la fenêtreouverte avec un bruit réellement effrayant; il s'impatienta, jura, fit <strong>de</strong>ux ou trois toursdans le cabinet <strong>com</strong>me un homme hors <strong>de</strong> lui, et, enfin, sortit en courant.<strong>La</strong> princesse et sa gran<strong>de</strong> maîtresse restèrent <strong>de</strong>bout, l'une vis-à-vis <strong>de</strong> l'autre, etgardant un profond silence.- <strong>La</strong> colère va-t-elle re<strong>com</strong>mencer? se dit la duchesse; ma foi, mon procès est gagné.Et elle se disposait à être fort impertinente dans ses répliques, quand une penséel'illumina; elle vit le second portefeuille intact. Non, mon procès n'est gagné qu'àmoitié! Elle dit à la princesse, d'un air assez froid:- Madame m'ordonne-t-elle <strong>de</strong> brûler le reste <strong>de</strong> ces papiers?- Et où les brûlerez-vous? dit la princesse avec humeur.- Dans la cheminée du salon; en les y jetant l'un après l'autre, il n'y a pas <strong>de</strong> danger.<strong>La</strong> duchesse plaça sous son bras le portefeuille regorgeant <strong>de</strong> papiers, prit une bougieet passa dans le salon voisin. Elle prit le temps <strong>de</strong> voir que ce portefeuille était celui<strong>de</strong>s dépositions, mit dans son châle cinq ou six liasses <strong>de</strong> papiers, brûla le reste avecbeaucoup <strong>de</strong> soin, puis disparut sans prendre congé <strong>de</strong> la princesse.- Voici une bonne impertinence, se dit-elle en riant; mais elle a failli, par sesaffectations <strong>de</strong> veuve inconsolable, me faire perdre la tête sur un échafaud.En entendant le bruit <strong>de</strong> la voiture <strong>de</strong> la duchesse, la princesse fut outrée contre sagran<strong>de</strong> maîtresse.Malgré l'heure indue, la duchesse fit appeler le <strong>com</strong>te; il était au feu du château, maisparut bientôt avec la nouvelle que tout était fini.- Ce petit prince a réellement montrébeaucoup <strong>de</strong> courage, et je lui en ai fait mon <strong>com</strong>pliment avec effusion.- Examinez bien vite ces dépositions, et brûlons-les au plus tôt.Le <strong>com</strong>te lut et pâlit.- Ma foi, ils arrivaient bien près <strong>de</strong> la vérité; cette procédure est fort adroitement faite,ils sont tout à fait sur les traces <strong>de</strong> Ferrante Palla; et, s'il parle, nous avons un rôledifficile.- Mais il ne parlera pas, s'écria la duchesse; c'est un homme d'honneur celui-là:brûlons, brûlons.251


- Pas encore. Permettez-moi <strong>de</strong> prendre les noms <strong>de</strong> douze ou quinze témoinsdangereux, et que je me permettrai <strong>de</strong> faire enlever, si jamais le Rassi veutre<strong>com</strong>mencer.- Je rappellerai à Votre Excellence que le prince a donné sa parole <strong>de</strong> ne rien dire àson ministre <strong>de</strong> la justice <strong>de</strong> notre expédition nocturne.- Par pusillanimité, et <strong>de</strong> peur d'une scène, il la tiendra.- Maintenant, mon ami, voici une nuit qui avance beaucoup notre mariage; je n'auraispas voulu vous apporter en dot un procès criminel, et encore pour un péché que me fit<strong>com</strong>mettre mon intérêt pour un autre.Le <strong>com</strong>te était amoureux, lui prit la main s'exclama; il avait les larmes aux yeux.- Avant <strong>de</strong> partir, donnez-moi <strong>de</strong>s conseils sur la conduite que je dois tenir avec laprincesse; je suis excédée <strong>de</strong> fatigue, j'ai joué une heure la <strong>com</strong>édie sur le théâtre, etcinq heures dans le cabinet.- Vous vous êtes assez vengée <strong>de</strong>s propos aigrelets <strong>de</strong> la princesse, qui n'étaient que<strong>de</strong> la faiblesse, par l'impertinence <strong>de</strong> votre sortie. Reprenez <strong>de</strong>main avec elle sur leton que vous aviez ce matin; le Rassi n'est pas encore en prison ou exilé, nousn'avons pas encore déchiré la sentence <strong>de</strong> Fabrice.Vous <strong>de</strong>mandiez à la princesse <strong>de</strong> prendre une décision, ce qui donne toujours <strong>de</strong>l'humeur aux princes et même aux premiers ministres; enfin vous êtes sa gran<strong>de</strong>maîtresse, c'est-à-dire sa petite servante. Par un retour, qui est immanquable chez lesgens faibles, dans trois jours le Rassi sera plus en faveur que jamais; il va chercher àfaire prendre quelqu'un: tant qu'il n'a pas <strong>com</strong>promis le prince, il n'est sûr <strong>de</strong> rien.Il v a eu un homme blessé à l'incendie <strong>de</strong> cette nuit; c'est un tailleur, qui a, ma foi,montré une intrépidité extraordinaire. Demain, je vais engager le prince à s'appuyersur mon bras, et à venir avec moi faire une visite au tailleur; je serai armé jusqu'aux<strong>de</strong>nts et j'aurai l'oeil au guet; d'ailleurs ce jeune prince n'est point encore haï. Moi, jeveux l'accoutumer à se promener dans les rues, c'est un tour que je joue au Rassi, quicertainement va me succé<strong>de</strong>r, et ne pourra plus permettre <strong>de</strong> telles impru<strong>de</strong>nces. Enrevenant <strong>de</strong> chez le tailleur, je ferai passer le prince <strong>de</strong>vant la statue <strong>de</strong> son père; ilremarquera les coups <strong>de</strong> pierre qui ont cassé le jupon à la romaine dont le nigaud <strong>de</strong>statuaire l'a affublé; et, enfin, le prince aura bien peu d'esprit si <strong>de</strong> lui-même il ne faitpas cette réflexion: Voilà ce qu'on gagne à faire prendre <strong>de</strong>s jacobins. À quoi jerépliquerai: Il faut en pendre dix mille ou pas un: la Saint-Barthélemy a détruit lesprotestants en France.Demain, chère amie, avant ma promena<strong>de</strong>, faites-vous annoncer chez le prince, etdites-lui: Hier soir, j'ai fait auprès <strong>de</strong> vous le service <strong>de</strong> ministre, je vous ai donné <strong>de</strong>sconseils, et, par vos ordres, j'ai encouru le déplaisir <strong>de</strong> la princesse; il faut que vousme payiez. Il s'attendra à une <strong>de</strong>man<strong>de</strong> d'argent, et froncera le sourcil; vous lelaisserez plongé dans cette idée malheureuse le plus longtemps que vous pourrez;puis vous direz: Je prie Votre Altesse d'ordonner que Fabrice soit jugécontradictoirement (ce qui veut dire lui présent) par les douze juges les plus respectés<strong>de</strong> vos états. Et, sans perdre <strong>de</strong> temps, vous lui présenterez à signer une petiteordonnance écrite <strong>de</strong> votre belle main, et que je vais vous dicter; je vais mettre, bienentendu, la clause que la première sentence est annulée. À cela, il n'y a qu'uneobjection; mais, si vous menez l'affaire chau<strong>de</strong>ment, elle ne viendra pas à l'esprit du252


prince. Il peut vous dire: Il faut que Fabrice se constitue prisonnier à la cita<strong>de</strong>lle. Àquoi vous répondrez: Il se constituera prisonnier à la prison <strong>de</strong> la ville (vous savez quej'y suis le maître, tous les soirs, votre neveu viendra vous voir). Si le prince vousrépond: Non, sa fuite a écorné l'honneur <strong>de</strong> ma cita<strong>de</strong>lle, et je veux, pour la forme,qu'il rentre dans la chambre où il était; vous répondrez à votre tour: Non, car là ilserait à la disposition <strong>de</strong> mon ennemi Rassi; et, par une <strong>de</strong> ces phrases <strong>de</strong> femme quevous savez si bien lancer, vous lui ferez entendre que, pour fléchir Rassi, vous pourrezbien lui raconter l'autodafé <strong>de</strong> cette nuit; s'il insiste, vous annoncerez que vous allezpasser quinze jours à votre château <strong>de</strong> Sacca.Vous allez faire appeler Fabrice et le consulter sur cette démarche qui peut le conduireen prison. Pour tout prévoir, si, pendant qu'il est sous les verrous, Rassi, tropimpatient, me fait empoisonner, Fabrice peut courir <strong>de</strong>s dangers. Mais la chose est peuprobable; vous savez que j'ai fait venir un cuisinier français, qui est le plus gai <strong>de</strong>shommes, et qui fait <strong>de</strong>s calembours; or, le calembour est in<strong>com</strong>patible avecl'assassinat. J'ai déjà dit à notre ami Fabrice que j'ai retrouvé tous les témoins <strong>de</strong> sonaction belle et courageuse; ce fut évi<strong>de</strong>mment ce Giletti qui voulut l'assassiner. Je nevous ai pas parlé <strong>de</strong> ces témoins, parce que je voulais vous faire une surprise, mais ceplan a manqué; le prince n'a pas voulu signer. J'ai dit à notre Fabrice que,certainement, je lui procurerai une gran<strong>de</strong> place ecclésiastique; mais j'aurai bien <strong>de</strong> lapeine si ses ennemis peuvent objecter en cour <strong>de</strong> Rome une accusation d'assassinat.Sentez-vous, Madame, que, s'il n'est pas jugé <strong>de</strong> la façon la plus solennelle, toute savie le nom <strong>de</strong> Giletti sera désagréable pour lui? Il y aurait une gran<strong>de</strong> pusillanimité àne pas se faire juger, quand on est sûr d'être innocent. D'ailleurs, fût-il coupable, je leferais acquitter. Quand je lui ai parlé, le bouillant jeune homme ne m'a pas laisséachever, il a pris l'almanach officiel, et nous avons choisi ensemble les douze juges lesplus intègres et les plus savants; la liste faite, nous avons effacé six noms, que nousavons remplacés par six jurisconsultes, mes ennemis personnels, et, <strong>com</strong>me nousn'avons pu trouver que <strong>de</strong>ux ennemis, nous y avons suppléé par quatre coquinsdévoués à Rassi.Cette proposition du <strong>com</strong>te inquiéta mortellement la duchesse, et non sans cause;enfin, elle se rendit à la raison, et, sous la dictée du ministre, écrivit l'ordonnance quinommait les juges.Le <strong>com</strong>te ne la quitta qu'à six heures du matin; elle essaya <strong>de</strong> dormir, mais en vain. Àneuf heures, elle déjeuna avec Fabrice, qu'elle trouva brûlant d'envie d'être jugé; à dixheures, elle était chez la princesse, qui n'était point visible; à onze heures, elle vit leprince, qui tenait son lever, et qui signa l'ordonnance sans la moindre objection. <strong>La</strong>duchesse envoya l'ordonnance au <strong>com</strong>te, et se mit au lit.Il serait peut-être plaisant <strong>de</strong> raconter la fureur <strong>de</strong> Rassi, quand le <strong>com</strong>te l'obligea àcontresigner, en présence du prince, l'ordonnance signée le matin par celui-ci; maisles événements nous pressent.Le <strong>com</strong>te discuta le mérite <strong>de</strong> chaque juge, et offrit <strong>de</strong> changer les noms. Mais lelecteur est peut-être un peu las <strong>de</strong> tous ces détails <strong>de</strong> procédure, non moins que <strong>de</strong>toutes ces intrigues <strong>de</strong> cour. De tout ceci, on peut tirer cette morale, que l'homme quiapproche <strong>de</strong> la cour <strong>com</strong>promet son bonheur, s'il est heureux, et, dans tous les cas,fait dépendre son avenir <strong>de</strong>s intrigues d'une femme <strong>de</strong> chambre.253


D'un autre côté, en Amérique, dans la république, il faut s'ennuyer toute la journée àfaire une cour sérieuse aux boutiquiers <strong>de</strong> la rue, et <strong>de</strong>venir aussi bête qu'eux, et là,pas d'Opéra.<strong>La</strong> duchesse, à son lever du soir, eut un moment <strong>de</strong> vive inquiétu<strong>de</strong>: on ne trouvaitplus Fabrice; enfin, vers minuit, au spectacle <strong>de</strong> la cour, elle reçut une lettre <strong>de</strong> lui. Aulieu <strong>de</strong> se constituer prisonnier à la prison <strong>de</strong> la ville, où le <strong>com</strong>te était le maître, ilétait allé reprendre son ancienne chambre à la cita<strong>de</strong>lle, trop heureux d'habiter àquelques pas <strong>de</strong> Clélia.Ce fut un événement d'une immense conséquence: en ce lieu il était exposé au poisonplus que jamais. Cette folie mit la duchesse au désespoir; elle en pardonna la cause,un fol amour pour Clélia, parce que décidément dans quelques jours elle allait épouserle riche marquis Crescenzi. Cette folie rendit à Fabrice toute l'influence qu'il avait euejadis sur l'âme <strong>de</strong> la duchesse.C'est ce maudit papier que je suis allée faire signer qui lui donnera la mort! Que ceshommes sont fous avec leurs idées d'honneur! Comme s'il fallait songer à l'honneurdans les gouvernements absolus, dans les pays où un Rassi est ministre <strong>de</strong> la justice!Il fallait bel et bien accepter la grâce que le prince eût signée tout aussi facilement quela convocation <strong>de</strong> ce tribunal extraordinaire. Qu'importe, après tout, qu'un homme <strong>de</strong>la naissance <strong>de</strong> Fabrice soit plus ou moins accusé d'avoir tué lui-même, et l'épée aupoing, un histrion tel que Giletti!À peine le billet <strong>de</strong> Fabrice reçu, la duchesse courut chez le <strong>com</strong>te, qu'elle trouva toutpâle.- Grand Dieu! chère amie, j'ai la main malheureuse avec cet enfant, et vous allezencore m'en vouloir. Je puis vous prouver que j'ai fait venir hier soir le geôlier <strong>de</strong> laprison <strong>de</strong> la ville; tous les jours, votre neveu serait venu prendre du thé chez vous. Cequ'il y a d'affreux, c'est qu'il est impossible à vous et à moi <strong>de</strong> dire au prince que l'oncraint le poison, et le poison administré par Rassi; ce soupçon lui semblerait le <strong>com</strong>ble<strong>de</strong> l'immoralité. Toutefois, si vous l'exigez, je suis prêt à monter au palais; mais jesuis sûr <strong>de</strong> la réponse. Je vais vous dire plus; je vous offre un moyen que jen'emploierais pas pour moi. Depuis que j'ai le pouvoir en ce pays, je n'ai pas fait périrun seul homme, et vous savez que je suis tellement nigaud <strong>de</strong> ce côté-là, quequelquefois, à la chute du jour, je pense encore à ces <strong>de</strong>ux espions que je fis fusillerun peu légèrement en Espagne. Eh bien; voulez-vous que je vous défasse <strong>de</strong> Rassi? Ledanger qu'il fait courir à Fabrice est sans bornes; il tient là un moyen sûr <strong>de</strong> me fairedéguerpir.Cette proposition plut extrêmement à la duchesse; mais elle ne l'adopta pas.- Je ne veux pas, dit-elle au <strong>com</strong>te, que, dans notre retraite, sous ce beau ciel <strong>de</strong>Naples, vous ayez <strong>de</strong>s idées noires le soir.- Mais, chère amie, il me semble que nous n'avons que le choix <strong>de</strong>s idées noires. Que<strong>de</strong>venez-vous, que <strong>de</strong>viens-je moi-même, si Fabrice est emporté par une maladie?<strong>La</strong> discussion reprit <strong>de</strong> plus belle sur cette idée, et la duchesse la termina par cettephrase:- Rassi doit la vie à ce que je vous aime mieux que Fabrice; non, je ne veux pasempoisonner toutes les soirées <strong>de</strong> la vieillesse que nous allons passer ensemble.254


<strong>La</strong> duchesse courut à la forteresse; le général Fabio Conti fut enchanté d'avoir à luiopposer le texte formel <strong>de</strong>s lois militaires: personne ne peut pénétrer dans une prisond'état sans un ordre signé du prince.- Mais le marquis Crescenzi et ses musiciens viennent chaque jour à la cita<strong>de</strong>lle?- C'est que j'ai obtenu pour eux un ordre du prince.<strong>La</strong> pauvre duchesse ne connaissait pas tous ses malheurs. Le général Fabio Contis'était regardé <strong>com</strong>me personnellement déshonoré par la fuite <strong>de</strong> Fabrice: lorsqu'il levit arriver à la cita<strong>de</strong>lle, il n'eût pas dû le recevoir, car il n'avait aucun ordre pour cela.Mais, se dit-il, c'est le ciel qui me l'envoie pour réparer mon honneur et me sauver duridicule qui flétrirait ma carrière militaire. Il s'agit <strong>de</strong> ne pas manquer à l'occasion:sans doute on va l'acquitter, et je n'ai que peu <strong>de</strong> jours pour me venger.Chapitre XXVL'arrivée <strong>de</strong> notre héros mit Clélia au désespoir: la pauvre fille, pieuse et sincère avecelle-même, ne pouvait se dissimuler qu'il n'y aurait jamais <strong>de</strong> bonheur pour elle loin<strong>de</strong> Fabrice; mais elle avait fait voeu à la Madone, lors du <strong>de</strong>mi-empoisonnement <strong>de</strong>son père, <strong>de</strong> faire à celui-ci le sacrifice d'épouser le marquis Crescenzi. Elle avait fait levoeu <strong>de</strong> ne jamais revoir Fabrice, et déjà elle était en proie aux remords les plusaffreux, pour l'aveu auquel elle avait été entraînée dans la lettre qu'elle avait écrite àFabrice la veille <strong>de</strong> sa fuite. Comment peindre ce qui se passa dans ce triste coeurlorsque, occupée mélancoliquement à voir voltiger ses oiseaux, et levant les yeux parhabitu<strong>de</strong> et avec tendresse vers la fenêtre <strong>de</strong> laquelle autrefois Fabrice la regardait,elle l'y vit <strong>de</strong> nouveau qui la saluait avec un tendre respect.Elle crut à une vision que le ciel permettait pour la punir; puis l'atroce réalité apparutà sa raison. Ils l'ont repris, se dit-elle, et il est perdu! Elle se rappelait les propos tenusdans la forteresse après la fuite; les <strong>de</strong>rniers <strong>de</strong>s geôliers s'estimaient mortellementoffensés. Clélia regarda Fabrice, et malgré elle, ce regard peignit en entier la passionqui la mettait au désespoir.Croyez-vous, semblait-elle dire à Fabrice, que je trouverai le bonheur dans ce palaissomptueux qu'on prépare pour moi? Mon père me répète à satiété que vous êtes aussipauvre que nous; mais, grand Dieu! avec quel bonheur je partagerais cette pauvreté!Mais, hélas! nous ne <strong>de</strong>vons jamais nous revoir.Clélia n'eut pas la force d'employer les alphabets: en regardant Fabrice elle se trouvamal et tomba sur une chaise à côté <strong>de</strong> la fenêtre. Sa figure reposait sur l'appui <strong>de</strong>cette fenêtre; et, <strong>com</strong>me elle avait voulu le voir jusqu'au <strong>de</strong>rnier moment, son visageétait tourné vers Fabrice, qui pouvait l'apercevoir en entier. Lorsque après quelquesinstants elle rouvrit les yeux, son premier regard fut pour Fabrice: elle vit <strong>de</strong>s larmesdans ses yeux; mais ces larmes étaient l'effet <strong>de</strong> l'extrême bonheur; il voyait quel'absence ne l'avait point fait oublier. Les <strong>de</strong>ux pauvres jeunes gens restèrent quelquetemps <strong>com</strong>me enchantés dans la vue l'un <strong>de</strong> l'autre. Fabrice osa chanter, <strong>com</strong>me s'ils'ac<strong>com</strong>pagnait <strong>de</strong> la guitare, quelques mots improvisés et qui disaient: C'est pourvous revoir; que je suis revenu en prison: on va me juger.Ces mots semblèrent réveiller toute la vertu <strong>de</strong> Clélia: elle se leva rapi<strong>de</strong>ment, secacha les yeux, et, par les gestes les plus vifs, chercha à lui exprimer qu'elle ne <strong>de</strong>vait255


jamais le revoir; elle l'avait promis à la Madone, et venait <strong>de</strong> le regar<strong>de</strong>r par oubli.Fabrice osant encore exprimer son amour, Clélia s'enfuit indignée et se jurant à ellemêmeque jamais elle ne le reverrait, car tels étaient les termes précis <strong>de</strong> son voeu àla Madone: Mes yeux ne le reverront jamais. Elle les avait inscrits dans un petit papierque son oncle Cesare lui avait permis <strong>de</strong> brûler sur l'autel au moment <strong>de</strong> l'offran<strong>de</strong>,tandis qu'il disait la messe.Mais, malgré tous les serments, la présence <strong>de</strong> Fabrice dans la tour Farnèse avaitrendu à Clélia toutes ses anciennes façons d'agir. Elle passait ordinairement toutes sesjournées seule, dans sa chambre. À peine remise du trouble imprévu où l'avait jetée lavue <strong>de</strong> Fabrice, elle se mit à parcourir le palais, et pour ainsi dire à renouvelerconnaissance avec tous ses amis subalternes. Une vieille femme très bavar<strong>de</strong>employée à la cuisine lui dit d'un air <strong>de</strong> mystère: Cette fois-ci, le seigneur Fabrice nesortira pas <strong>de</strong> la cita<strong>de</strong>lle.- Il ne <strong>com</strong>mettra plus la faute <strong>de</strong> passer par-<strong>de</strong>ssus les murs, dit Clélia; mais il sortirapar la porte, s'il est acquitté.- Je dis et je puis dire à Votre Excellence qu'il ne sortira que les pieds les premiers <strong>de</strong>la cita<strong>de</strong>lle.Clélia pâlit extrêmement, ce qui fut remarqué <strong>de</strong> la vieille femme, et arrêta tout courtson éloquence. Elle se dit qu'elle avait <strong>com</strong>mis une impru<strong>de</strong>nce en parlant ainsi <strong>de</strong>vantla fille du gouverneur, dont le <strong>de</strong>voir allait être <strong>de</strong> dire à tout le mon<strong>de</strong> que Fabriceétait mort <strong>de</strong> maladie. En remontant chez elle, Clélia rencontra le mé<strong>de</strong>cin <strong>de</strong> laprison, sorte d'honnête homme timi<strong>de</strong> qui lui dit d'un air tout effaré que Fabrice étaitbien mala<strong>de</strong>. Clélia pouvait à peine .se soutenir, elle chercha partout son oncle, le bonabbé don Cesare, et enfin le trouva à la chapelle, où il priait avec ferveur; il avait lafigure renversée. Le dîner sonna. À table, il n'y eut pas une parole d'échangée entreles <strong>de</strong>ux frères;seulement, vers la fin du repas, le général adressa quelques mots fort aigres à sonfrère. Celui-ci regarda les domestiques, qui sortirent.- Mon général, dit don Cesare au gouverneur, j'ai l'honneur <strong>de</strong> vous prévenir que jevais quitter la cita<strong>de</strong>lle: je donne ma démission.- Bravo! bravissimo! pour me rendre suspect!... Et la raison, s'il vous plaît?- Ma conscience.- Allez, vous n'êtes qu'un cabotin! vous ne connaissez rien à l'honneur.Fabrice est mort, se dit Clélia; on l'a empoisonné à dîner, ou c'est pour <strong>de</strong>main. Ellecourut à la volière, résolue <strong>de</strong> chanter en s'ac<strong>com</strong>pagnant avec le piano. Je meconfesserai, se dit-elle, et l'on me pardonnera d'avoir violé mon voeu pour sauver lavie d'un homme. Quelle ne fut pas sa consternation lorsque, arrivée à la volière, ellevit que les abat-jour venaient d'être remplacés par <strong>de</strong>s planches attachées auxbarreaux <strong>de</strong> fer! Éperdue, elle essaya <strong>de</strong> donner un avis au prisonnier par quelquesmots plutôt criés que chantés. Il n'y eut <strong>de</strong> réponse d'aucune sorte; un silence <strong>de</strong> mortrégnait déjà dans la tour Farnèse. Tout est consommé, se dit-elle. Elle <strong>de</strong>scendit horsd'elle-même, puis remonta afin <strong>de</strong> se munir du peu d'argent qu'elle avait et <strong>de</strong> petitesboucles d'oreilles en diamants; elle prit aussi, en passant, le pain qui restait du dîner,et qui avait été placé dans un buffet. S'il vit encore, mon <strong>de</strong>voir est <strong>de</strong> le sauver. Elle256


s'avança d'un air hautain vers la petite porte <strong>de</strong> la tour; cette porte était ouverte, etl'on venait seulement <strong>de</strong> placer huit soldats dans la pièce aux colonnes du rez-<strong>de</strong>chaussée.Elle regarda hardiment ces soldats; Clélia <strong>com</strong>ptait adresser la parole ausergent qui <strong>de</strong>vait les <strong>com</strong>man<strong>de</strong>r: cet homme était absent. Clélia s'élança sur le petitescalier <strong>de</strong> fer qui tournait en spirale autour d'une colonne; les soldats la regardèrentd'un air fort ébahi, mais, apparemment à cause <strong>de</strong> son châle <strong>de</strong> <strong>de</strong>ntelle et <strong>de</strong> sonchapeau, n'osèrent rien lui dire. Au premier étage il n'y avait personne; mais enarrivant au second, à l'entrée du corridor qui, si le lecteur s'en souvient, était fermépar trois portes en barreaux <strong>de</strong> fer et conduisait à la chambre <strong>de</strong> Fabrice, elle trouvaun guichetier à elle inconnu, et qui lui dit d'un air effaré:- Il n'a pas encore dîné.- Je le sais bien, dit Clélia avec hauteur. Cet homme n'osa l'arrêter. Vingt pas plusloin, Clélia trouva assis sur la première <strong>de</strong>s six marches en bois qui conduisaient à lachambre <strong>de</strong> Fabrice un autre guichetier fort âgé et fort rouge qui lui dit résolument:- Ma<strong>de</strong>moiselle, avez-vous un ordre du gouverneur?- Est-ce que vous ne me connaissez pas?Clélia, en ce moment, était animée d'une force surnaturelle, elle était hors d'ellemême.Je vais sauver mon mari, se disait-elle.Pendant que le vieux guichetier s'écriait: Mais mon <strong>de</strong>voir ne me permet pas... Cléliamontait rapi<strong>de</strong>ment les six marches; elle se précipita contre la porte: une clef énormeétait dans la serrure; elle eut besoin <strong>de</strong> toutes ses forces pour la faire tourner. À cemoment, le vieux guichetier à <strong>de</strong>mi ivre saisissait le bas <strong>de</strong> sa robe; elle entravivement dans la chambre, referma la porte en déchirant sa robe, et, <strong>com</strong>me leguichetier la poussait pour entrer après elle, elle la ferma avec un verrou qui setrouvait sous sa main. Elle regarda dans la chambre et vit Fabrice assis <strong>de</strong>vant unefort petite table où était son dîner. Elle se précipita sur la table, la renversa, et,saisissant le bras <strong>de</strong> Fabrice, lui dit:- As-tu mangé?Ce tutoiement ravit Fabrice. Dans son trouble, Clélia oubliait pour la première fois laretenue féminine, et laissait voir son amour.Fabrice allait <strong>com</strong>mencer ce fatal repas: il la prit dans ses bras et la couvrit <strong>de</strong> baisers.Ce dîner était empoisonné, pensa-t-il: si je lui dis que je n'y ai pas touché, la religionreprend ses droits et Clélia s'enfuit. Si elle me regar<strong>de</strong> au contraire <strong>com</strong>me unmourant, j'obtiendrai d'elle qu'elle ne me quitte point. Elle désire trouver un moyen <strong>de</strong>rompre son exécrable mariage, le hasard nous le présente: les geôliers vonts'assembler, ils enfonceront la porte, et voici une esclandre telle que peut-être lemarquis Crescenzi en sera effrayé, et le mariage rompu.Pendant l'instant <strong>de</strong> silence occupé par ces réflexions, Fabrice sentit que déjà Cléliacherchait à se dégager <strong>de</strong> ses embrassements.- Je ne me sens point encore <strong>de</strong> douleurs, lui dit-il, mais bientôt elles me renverserontà tes pieds; ai<strong>de</strong> moi à mourir.257


- O mon unique ami! lui dit-elle, je mourrai avec toi. Elle le serrait dans ses bras,<strong>com</strong>me par un mouvement convulsif.Elle était si belle, à <strong>de</strong>mi vêtue et dans cet état d'extrême passion, que Fabrice ne putrésister à un mouvement presque involontaire. Aucune résistance ne fut opposée.Dans l'enthousiasme <strong>de</strong> passion et <strong>de</strong> générosité qui suit un bonheur extrême, il lui ditétourdirnent:- Il ne faut pas qu'un indigne mensonge vienne souiller les premiers instants <strong>de</strong> notrebonheur: sans ton courage je ne serais plus qu'un cadavre, ou je me débattrais contred'atroces douleurs; mais j'allais <strong>com</strong>mencer à dîner lorsque tu es entrée, et je n'aipoint touché à ces plats.Fabrice s'étendait sur ces images atroces pour conjurer l'indignation qu'il lisait dans lesyeux <strong>de</strong> Clélia. Elle le regarda quelques instants, <strong>com</strong>battue par <strong>de</strong>ux sentimentsviolents et opposés, puis elle se jeta dans ses bras. On entendit un grand bruit dans lecorridor, on ouvrait et on fermait avec violence les trois portes <strong>de</strong> fer, on parlait encriant.- Ah! si j'avais <strong>de</strong>s armes! s'écria Fabrice; on me les a fait rendre pour me permettred'entrer. Sans doute ils viennent pour m'achever! Adieu, ma Clélia, je bénis ma mortpuisqu'elle a été l'occasion <strong>de</strong> mon bonheur. Clélia l'embrassa et lui donna un petitpoignard à manche d'ivoire, dont la lame n'était guère plus longue que celle d'un canif.- Ne te laisse pas tuer, lui dit-elle, et défends-toi jusqu'au <strong>de</strong>rnier moment; si mononcle l'abbé a entendu le bruit, il a du courage et <strong>de</strong> la vertu, il te sauvera; je vais leurparler. En disant ces mots elle se précipita vers la porte.- Si tu n'es pas tué, dit-elle avec exaltation, en tenant le verrou <strong>de</strong> la porte, ettournant la tête <strong>de</strong> son côté, laisse-toi mourir <strong>de</strong> faim plutôt que <strong>de</strong> toucher à quoi quece soit. Porte ce pain toujours sur toi. Le bruit s'approchait, Fabrice la saisit à bras-lecorps,prit sa place auprès <strong>de</strong> la porte, et ouvrant cette porte avec fureur, il seprécipita sur l'escalier <strong>de</strong> bois <strong>de</strong> six marches. Il avait à la main le petit poignard àmanche d'ivoire, et fut sur le point d'en percer le gilet du général Fontana, ai<strong>de</strong> <strong>de</strong>camp du prince, qui recula bien vite, en s'écriant tout effrayé: - Mais je viens voussauver, monsieur <strong>de</strong>l Dongo.Fabrice remonta les six marches, dit dans la chambre: Fontana vient me sauver; puis,revenant près du général sur les marches <strong>de</strong> bois, s'expliqua froi<strong>de</strong>ment avec lui. Il lepria fort longuement <strong>de</strong> lui pardonner un premier mouvement <strong>de</strong> colère. - On voulaitm'empoisonner; ce dîner qui est là <strong>de</strong>vant moi, est empoisonné; j'ai eu l'esprit <strong>de</strong> nepas y toucher, mais je vous avouerai que ce procédé m'a choqué. En vous entendantmonter, j'ai cru qu'on venait m'achever à coups <strong>de</strong> dague... Monsieur le général, jevous requiers d'ordonner que personne n'entre dans ma chambre: on ôterait le poison,et notre bon prince doit tout savoir.Le général, fort pâle et tout interdit, transmit les ordres indiqués par Fabrice auxgeôliers d'élite qui le suivaient: ces gens, tout penauds <strong>de</strong> voir le poison découvert, sehâtèrent <strong>de</strong> <strong>de</strong>scendre; ils prenaient les <strong>de</strong>vants, en apparence, pour ne pas arrêterdans l'escalier si étroit l'ai<strong>de</strong> <strong>de</strong> camp du prince, et en effet pour se sauver etdisparaître. Au grand étonnement du général Fontana, Fabrice s'arrêta un gros quartd'heure au petit escalier <strong>de</strong> fer autour <strong>de</strong> la colonne du rez-<strong>de</strong>-chaussée; il voulaitdonner le temps à Clélia <strong>de</strong> se cacher au premier étage.258


C'était la duchesse qui, après plusieurs démarches folles, était parvenue à faireenvoyer le général Fontana à la cita<strong>de</strong>lle; elle y réussit par hasard. En quittant le<strong>com</strong>te Mosca aussi alarmé qu'elle, elle avait couru au palais. <strong>La</strong> princesse, qui avaitune répugnance marquée pour l'énergie qui lui semblait vulgaire, la crut folle, et neparut pas du tout disposée à tenter en sa faveur quelque démarche insolite. <strong>La</strong>duchesse, hors d'elle-même, pleurait à chau<strong>de</strong>s larmes, elle ne savait que répéter àchaque instant:- Mais, madame, dans un quart d'heure Fabrice sera mort par le poison!En voyant le sang-froid parfait <strong>de</strong> la princesse la duchesse <strong>de</strong>vint folle <strong>de</strong> douleur. Ellene fit point cette réflexion morale, qui n'eût pas échappé à une femme élevée dansune <strong>de</strong> ces religions du Nord qui admettent l'examen personnel: j'ai employé le poisonla première, et je péris par le poison. En Italie ces sortes <strong>de</strong> réflexions, dans lesmoments passionnés paraissent <strong>de</strong> l'esprit fort plat, <strong>com</strong>me ferait à Paris uncalembour en pareille circonstance.<strong>La</strong> duchesse, au désespoir, hasarda d'aller dans le salon où se tenait le marquisCrescenzi, <strong>de</strong> service ce jour-là. Au retour <strong>de</strong> la duchesse à <strong>Parme</strong>, il l'avait remerciéeavec effusion <strong>de</strong> la place <strong>de</strong> chevalier d'honneur à laquelle, sans elle, il n'eût jamais puprétendre. Les protestations <strong>de</strong> dévouement sans bornes n'avaient pas manqué <strong>de</strong> sapart. <strong>La</strong> duchesse l'aborda par ces mots:- Rassi va faire empoisonner Fabrice qui est à la cita<strong>de</strong>lle. Prenez dans votre poche duchocolat et une bouteille d'eau que je vais vous donner. Montez à la cita<strong>de</strong>lle, etdonnez-moi la vie en disant au général Fabio Conti que vous rompez avec sa fille s'ilne vous permet pas <strong>de</strong> remettre vous-même à Fabrice cette eau et ce chocolat.Le marquis pâlit, et sa physionomie, loin d'être animée par ces mots, peignitl'embarras le plus plat; il ne pouvait croire à un crime si épouvantable dans une villeaussi morale que <strong>Parme</strong>, et où régnait un si grand prince, etc.; et encore, cesplatitu<strong>de</strong>s, il les disait lentement. En un mot, la duchesse trouva un homme honnête,mais faible au possible et ne pouvant se déterminer à agir. Après vingt phrasessemblables interrompues par les cris d'impatience <strong>de</strong> Mme Sanseverina, il tomba surune idée excellente: le serment qu'il avait prêté <strong>com</strong>me chevalier d'honneur luidéfendait <strong>de</strong> se mêler <strong>de</strong> manoeuvres contre le gouvernement.Qui pourrait se figurer l'anxiété et le désespoir <strong>de</strong> la duchesse, qui sentait que letemps volait?- Mais, du moins, voyez le gouverneur, dites-lui que je poursuivrai jusqu'aux enfers lesassassins <strong>de</strong> Fabrice!...Le désespoir augmentait l'éloquence naturelle <strong>de</strong> la duchesse, mais tout ce feu nefaisait qu'effrayer davantage le marquis et redoubler son irrésolution; au bout d'uneheure, il était moins disposé à agir qu'au premier moment.Cette femme malheureuse, parvenue aux <strong>de</strong>rnières limites du désespoir, et sentantbien que le gouverneur ne refuserait rien à un gendre aussi riche, alla jusqu'à se jeterà ses genoux: alors la pusillanimité du marquis Crescenzi sembla augmenter encore;lui-même, à la vue <strong>de</strong> ce spectacle étrange, craignit d'être <strong>com</strong>promis sans le savoir;mais il arriva une chose singulière: le marquis, bon homme au fond, fut touché <strong>de</strong>s259


larmes et <strong>de</strong> la position, à ses pieds, d'une femme aussi belle et surtout aussipuissante.Moi-même, si noble et si riche, se dit-il, peut-être un jour je serai aussi aux genoux <strong>de</strong>quelque républicain! Le marquis se mit à pleurer, et enfin il fut convenu que laduchesse, en sa qualité <strong>de</strong> gran<strong>de</strong> maîtresse, le présenterait à la princesse, qui luidonnerait la permission <strong>de</strong> remettre à Fabrice un petit panier dont il déclarerait ignorerle contenu.<strong>La</strong> veille au soir, avant que la duchesse sût la folie faite par Fabrice d'aller à lacita<strong>de</strong>lle, on avait joué à la cour une <strong>com</strong>édie <strong>de</strong>ll'arte; et le prince, qui se réservaittoujours les rôles d'amoureux à jouer avec la duchesse, avait été tellement passionnéen lui parlant <strong>de</strong> sa tendresse, qu'il eût été ridicule, si, en Italie, un homme passionnéou un prince pouvait jamais l'être!Le prince, fort timi<strong>de</strong>, mais toujours prenant fort au sérieux les choses d'amour,rencontra dans l'un <strong>de</strong>s corridors du château la duchesse qui entraînait le marquisCrescenzi, tout troublé, chez la princesse. Il fut tellement surpris et ébloui par labeauté pleine d'émotion que le désespoir donnait à la gran<strong>de</strong> maîtresse, que, pour lapremière fois <strong>de</strong> sa vie, il eut du caractère. D'un geste plus qu'impérieux il renvoya lemarquis et se mit à faire une déclaration d'amour dans toutes les règles à la duchesse.Le prince l'avait sans doute arrangée longtemps à l'avance, car il y avait <strong>de</strong>s chosesassez raisonnables.- Puisque les convenances <strong>de</strong> mon rang me défen<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> me donner le suprêmebonheur <strong>de</strong> vous épouser, je vous jurerai sur la sainte hostie consacrée, <strong>de</strong> ne jamaisme marier sans votre permission par écrit. Je sens bien, ajoutait-il, que je vous faisperdre la main d'un premier ministre, homme d'esprit et fort aimable; mais enfin il acinquante-six ans, et moi je n'en ai pas encore vingt-<strong>de</strong>ux. Je croirais vous faire injureet mériter vos refus si je vous parlais <strong>de</strong>s avantages étrangers à l'amour; mais tout cequi tient à l'argent dans ma cour parle avec admiration <strong>de</strong> la preuve d'amour que le<strong>com</strong>te vous donne, en vous laissant la dépositaire <strong>de</strong> tout ce qui lui appartient. Jeserai trop heureux <strong>de</strong> l'imiter en ce point. Vous ferez un meilleur usage <strong>de</strong> ma fortuneque moi-même, et vous aurez l'entière disposition <strong>de</strong> la somme annuelle que mesministres remettent à l'intendant général <strong>de</strong> ma couronne; <strong>de</strong> façon que ce sera vous,madame la duchesse, qui déci<strong>de</strong>rez <strong>de</strong>s sommes que je pourrai dépenser chaquemois. <strong>La</strong> duchesse trouvait tous ces détails bien longs; les dangers <strong>de</strong> Fabrice luiperçaient le coeur.- Mais vous ne savez donc pas, mon prince s'écria-t-elle, qu'en ce moment, onempoisonne Fabrice dans votre cita<strong>de</strong>lle! Sauvez-le! je crois tout.L'arrangement <strong>de</strong> cette phrase était d'une maladresse <strong>com</strong>plète. Au seul mot <strong>de</strong>poison, tout l'abandon, toute la bonne foi que ce pauvre prince moral apportait danscette conversation disparurent en un clin d'oeil; la duchesse ne s'aperçut <strong>de</strong> cettemaladresse que lorsqu'il n'était plus temps d'y remédier, et son désespoir futaugmenté, chose qu'elle croyait impossible. Si je n'eusse pas parlé <strong>de</strong> poison, se ditelle,il m'accordait la liberté <strong>de</strong> Fabrice. O cher Fabrice! ajouta-t-elle, il est donc écritque c'est moi qui dois te percer le coeur par mes sottises!<strong>La</strong> duchesse eut besoin <strong>de</strong> beaucoup <strong>de</strong> temps et <strong>de</strong> coquetteries pour faire revenir leprince à ses propos d'amour passionné; mais il resta profondément effarouché. C'étaitson esprit seul qui parlait; son âme avait été glacée par l'idée du poison d'abord, etensuite par cette autre idée, aussi désobligeante que la première était terrible: on260


administre du poison dans mes états, et cela sans me le dire! Rassi veut donc medéshonorer aux yeux <strong>de</strong> l'Europe! Et Dieu sait ce que je lirai le mois prochain dans lesjournaux <strong>de</strong> Paris!Tout à coup l'âme <strong>de</strong> ce jeune homme si timi<strong>de</strong> se taisant, son esprit arriva à uneidée.- Chère duchesse! vous savez si je vous suis attaché. Vos idées atroces sur le poisonne sont pas fondées, j'aime à le croire; mais enfin elles me donnent aussi à penser,elles me font presque oublier pour un instant la passion que j'ai pour vous, et qui estla seule que <strong>de</strong> ma vie j'ai éprouvée. Je sens que je ne suis pas aimable; je ne suisqu'un enfant bien amoureux; mais enfin mettez-moi à l'épreuve.Le prince s'animait assez en tenant ce langage.- Sauvez Fabrice, et je crois tout! Sans doute je suis entraînée par les craintes follesd'une âme <strong>de</strong> mère; mais envoyez à l'instant chercher Fabrice à la cita<strong>de</strong>lle, que je levoie. S'il vit encore, envoyez-le du palais à la prison <strong>de</strong> la ville, où il restera <strong>de</strong>s moisentiers, si Votre Altesse l'exige, et jusqu'à son jugement.<strong>La</strong> duchesse vit avec désespoir que le prince, au lieu d'accor<strong>de</strong>r d'un mot une choseaussi simple, était <strong>de</strong>venu sombre; il était fort rouge, il regardait la duchesse, puisbaissait les yeux et ses joues pâlissaient. L'idée <strong>de</strong> poison, mal à propos mise enavant, lui avait suggéré une idée digne <strong>de</strong> son père ou <strong>de</strong> Philippe II: mais il n'osaitl'exprimer.- Tenez, madame, lui dit-il enfin <strong>com</strong>me se faisant violence, et d'un ton fort peugracieux, vous me méprisez <strong>com</strong>me un enfant, et <strong>de</strong> plus, <strong>com</strong>me un être sansgrâces: eh bien! je vais vous dire une chose horrible, mais qui m'est suggérée àl'instant par la passion profon<strong>de</strong> et vraie que j'ai pour vous. Si je croyais le moins dumon<strong>de</strong> au poison, j'aurais déjà agi, mon <strong>de</strong>voir m'en faisait une loi; mais je ne voisdans votre <strong>de</strong>man<strong>de</strong> qu'une fantaisie passionnée, et dont peut-être, je vous <strong>de</strong>man<strong>de</strong>la permission <strong>de</strong> le dire, je ne vois pas toute la portée. Vous voulez que j'agisse sansconsulter mes ministres, moi qui règne <strong>de</strong>puis trois mois à peine! vous me <strong>de</strong>man<strong>de</strong>zune gran<strong>de</strong> exception à ma façon d'agir ordinaire, et que je crois fort raisonnable, jel'avoue. C'est vous, madame, qui êtes ici en ce moment le souverain absolu, vous medonnez <strong>de</strong>s espérances pour l'intérêt qui est tout pour moi; mais, dans une heure,lorsque cette imagination <strong>de</strong> poison, lorsque ce cauchemar aura disparu, ma présencevous <strong>de</strong>viendra importune, vous me disgracierez, madame. Eh bien! il me faut unserment: jurez madame, que si Fabrice vous est rendu sain et sauf, j'obtiendrai <strong>de</strong>vous, d'ici à trois mois, tout ce que mon amour peut désirer <strong>de</strong> plus heureux; vousassurerez le bonheur <strong>de</strong> ma vie entière en mettant à ma disposition une heure <strong>de</strong> lavôtre, et vous serez toute à moi.En cet instant, l'horloge du château sonna <strong>de</strong>ux heures. Ah! il n'est plus temps peutêtre,se dit la duchesse.- Je le jure, s'écria-t-elle avec <strong>de</strong>s yeux égarés.Aussitôt le prince <strong>de</strong>vint un autre homme; il courut à l'extrémité <strong>de</strong> la galerie où setrouvait le salon <strong>de</strong>s ai<strong>de</strong>s <strong>de</strong> camp.261


- Général Fontana, courez à la cita<strong>de</strong>lle ventre à terre, montez aussi vite que possibleà la chambre où l'on gar<strong>de</strong> M. <strong>de</strong>l Dongo et amenez-le-moi, il faut que je lui parle dansvingt minutes, et dans quinze s'il est possible.- Ah! général, s'écria la duchesse qui avait suivi le prince, une minute peut déci<strong>de</strong>r <strong>de</strong>ma vie. Un rapport faux sans doute me fait craindre le poison pour Fabrice: criez-luidès que vous serez à portée <strong>de</strong> la voix, <strong>de</strong> ne pas manger. S'il a touché à son repas,faites-le vomir, dites-lui que c'est moi qui le veux, employez la force s'il le faut; ditesluique je vous suis <strong>de</strong> bien près, et croyez-moi votre obligée pour la vie.- Madame la duchesse, mon cheval est sellé, je passe pour savoir manier un cheval, etje cours ventre à terre, je serai à la cita<strong>de</strong>lle huit minutes avant vous.- Et moi, madame la duchesse, s'écria le prince, je vous <strong>de</strong>man<strong>de</strong> quatre <strong>de</strong> ces huitminutes.L'ai<strong>de</strong> <strong>de</strong> camp avait disparu, c'était un homme qui n'avait pas d'autre mérite quecelui <strong>de</strong> monter à cheval. À peine eut-il refermé la porte, que le jeune prince quisemblait avoir du caractère, saisit la main <strong>de</strong> la duchesse.- Daignez, madame, lui dit-il avec passion, venir avec moi à la chapelle.<strong>La</strong> duchesse, interdite pour la première fois <strong>de</strong> sa vie, le suivit sans mot dire. Le princeet elle parcoururent en courant toute la longueur <strong>de</strong> la gran<strong>de</strong> galerie du palais, lachapelle se trouvant à l'autre extrémité. Entré dans la chapelle, le prince se mit àgenoux, presque autant <strong>de</strong>vant la duchesse que <strong>de</strong>vant l'autel.- Répétez le serment, dit-il avec passion; si vous aviez été juste, si cette malheureusequalité <strong>de</strong> prince ne m'eût pas nui, vous m'eussiez accordé par pitié pour mon amource que vous me <strong>de</strong>vez maintenant parce que vous l'avez juré.- Si je revois Fabrice non empoisonné, s'il vit encore dans huit jours, si Son Altesse lenomme coadjuteur avec future succession <strong>de</strong> l'archevêque <strong>La</strong>ndriani, mon honneur,ma dignité <strong>de</strong> femme, tout par moi sera foulé aux pieds, et je serai à Son Altesse.- Mais, chère amie, dit le prince avec une timi<strong>de</strong> anxiété et une tendresse mélangéeset bien plaisantes, je crains quelque embûche que je ne <strong>com</strong>prends pas, et quipourrait détruire mon bonheur; j'en mourrais. Si l'archevêque m'oppose quelqu'une <strong>de</strong>ces raisons ecclésiastiques qui font durer les affaires <strong>de</strong>s années entières, qu'est-ceque je <strong>de</strong>viens? Vous voyez que j'agis avec une entière bonne foi; allez-vous être avecmoi un petit jésuite?- Non: <strong>de</strong> bonne foi, si Fabrice est sauvé, si, <strong>de</strong> tout votre pouvoir, vous le faitescoadjuteur et futur archevêque, je me déshonore et je suis à vous.Votre Altesse s'engage à mettre approuvé en marge d'une <strong>de</strong>man<strong>de</strong> que monseigneurl'archevêque vous présentera d'ici à huit jours.- Je vous signe un papier en blanc, régnez sur moi et sur mes états, s'écria le princerougissant <strong>de</strong> bonheur et réellement hors <strong>de</strong> lui. Il exigea un second serment. Il étaittellement ému, qu'il en oubliait la timidité qui lui était si naturelle, et, dans cettechapelle du palais où ils étaient seuls, il dit à voix basse à la duchesse <strong>de</strong>s choses qui,dites trois jours auparavant, auraient changé l'opinion qu'elle avait <strong>de</strong> lui. Mais chez262


elle le désespoir que lui causait le danger <strong>de</strong> Fabrice avait fait place à l'horreur <strong>de</strong> lapromesse qu'on lui avait arrachée.<strong>La</strong> duchesse était bouleversée <strong>de</strong> ce qu'elle venait <strong>de</strong> faire. Si elle ne sentait pasencore toute l'affreuse amertume du mot prononcé, c'est que son attention étaitoccupée à savoir si le général Fontana pourrait arriver à temps à la cita<strong>de</strong>lle.Pour se délivrer <strong>de</strong>s propos follement tendres <strong>de</strong> cet enfant et changer un peu lediscours, elle loua un tableau célèbre du <strong>Parme</strong>san, qui était au maître-autel <strong>de</strong> cettechapelle.- Soyez assez bonne pour me permettre <strong>de</strong> vous l'envoyer, dit le prince.- J'accepte, reprit la duchesse; mais souffrez que je coure au-<strong>de</strong>vant <strong>de</strong> Fabrice.D'un air égaré, elle dit à son cocher <strong>de</strong> mettre ses chevaux au galop. Elle trouva sur lepont du fossé <strong>de</strong> la cita<strong>de</strong>lle le général Fontana et Fabrice, qui sortaient à pied.- As-tu mangé?- Non, par miracle.<strong>La</strong> duchesse se jeta au cou <strong>de</strong> Fabrice, et tomba dans un évanouissement qui duraune heure et donna <strong>de</strong>s craintes d'abord pour sa vie, et ensuite pour sa raison.Le gouverneur Fabio Conti avait pâli <strong>de</strong> colère à la vue du général Fontana: il avaitapporté <strong>de</strong> telles lenteurs à obéir à l'ordre du prince, que l'ai<strong>de</strong> <strong>de</strong> camp, qui supposaitque la duchesse allait occuper la place <strong>de</strong> maîtresse régnante, avait fini par se fâcher.Le gouverneur <strong>com</strong>ptait faire durer la maladie <strong>de</strong> Fabrice <strong>de</strong>ux ou trois jours, et voilà,se disait-il, que le général, un homme <strong>de</strong> la cour, va trouver cet insolent se débattantdans les douleurs qui me vengent <strong>de</strong> sa fuite.Fabio Conti, tout pensif, s'arrêta dans le corps <strong>de</strong> gar<strong>de</strong> du rez-<strong>de</strong>-chaussée <strong>de</strong> la tourFarnèse, d'où il se hâta <strong>de</strong> renvoyez les soldats; il ne voulait pas <strong>de</strong> témoins à la scènequi se préparait. Cinq minutes après il fut pétrifié d'étonnement en entendant parlerFabrice, et le voyant, vif et alerte, faire au général Fontana la <strong>de</strong>scription <strong>de</strong> la prison.Il disparut.Fabrice se montra un parfait gentleman dans son entrevue avec le prince. D'abord ilne voulut point avoir l'air d'un enfant qui s'effraie à propos <strong>de</strong> rien. Le prince lui<strong>de</strong>mandant avec bonté <strong>com</strong>ment il se trouvait: - Comme un homme, AltesseSérénissime, qui meurt <strong>de</strong> faim, n'ayant par bonheur ni déjeuné, ni dîné. Après avoireu l'honneur <strong>de</strong> remercier le prince, il sollicita la permission <strong>de</strong> voir l'archevêque avant<strong>de</strong> se rendre à la prison <strong>de</strong> la ville. Le prince était <strong>de</strong>venu prodigieusement pâle,lorsque arriva dans sa tête d'enfant l'idée que le poison n'était point tout à fait unechimère <strong>de</strong> l'imagination <strong>de</strong> la duchesse. Absorbé dans cette cruelle pensée, il nerépondit pas d'abord à la <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong> voir l'archevêque, que Fabrice lui adressait; puisil se crut obligé <strong>de</strong> réparer sa distraction par beaucoup <strong>de</strong> grâces.- Sortez seul, monsieur, allez dans les rues <strong>de</strong> ma capitale sans aucune gar<strong>de</strong>. Versles dix ou onze heures vous vous rendrez en prison, où j'ai l'espoir que vous neresterez pas longtemps.263


Le len<strong>de</strong>main <strong>de</strong> cette gran<strong>de</strong> journée, la plus remarquable <strong>de</strong> sa vie, le prince secroyait un petit Napoléon; il avait lu que ce grand homme avait été bien traité parplusieurs <strong>de</strong>s jolies femmes <strong>de</strong> sa cour. Une fois Napoléon par les bonnes fortunes, ilse rappela qu'il l'avait été <strong>de</strong>vant les balles. Son coeur était encore tout transporté <strong>de</strong>la fermeté <strong>de</strong> sa conduite avec la duchesse. <strong>La</strong> conscience d'avoir fait quelque chose<strong>de</strong> difficile en fit un tout autre homme pendant quinze jours; il <strong>de</strong>vint sensible auxraisonnements généreux; il eut quelque caractère.Il débuta ce jour-là par brûler la patente <strong>de</strong> <strong>com</strong>te dressée en faveur <strong>de</strong> Rassi, quiétait sur son bureau <strong>de</strong>puis un mois. Il <strong>de</strong>stitua le général Fabio Conti, et <strong>de</strong>manda aucolonel <strong>La</strong>nge, son successeur, la vérité sur le poison. <strong>La</strong>nge, brave militaire polonais,fit peur aux geôliers, et dit au prince qu'on avait voulu empoisonner le déjeuner <strong>de</strong> M.<strong>de</strong>l Dongo; mais il eût fallu mettre dans la confi<strong>de</strong>nce un trop grand nombre <strong>de</strong>personnes. Les mesures furent mieux prises pour le dîner; et, sans l'arrivée du généralFontana, M. <strong>de</strong>l Dongo était perdu. Le prince fut consterné; mais, <strong>com</strong>me il étaitréellement fort amoureux, ce fut une consolation pour lui <strong>de</strong> pouvoir se dire: Il setrouve que j'ai réellement sauvé la vie à M. <strong>de</strong>l Dongo, et la duchesse n'osera pasmanquer à la parole qu'elle m'a donnée. Il arriva à une autre idée: Mon métier estbien plus difficile que je ne le pensais; tout le mon<strong>de</strong> convient que la duchesse ainfiniment d'esprit, la politique est ici d'accord avec mon coeur. Il serait divin pour moiqu'elle voulût être mon premier ministre.Le soir, le prince était tellement irrité <strong>de</strong>s horreurs qu'il avait découvertes, qu'il nevoulut pas se mêler <strong>de</strong> la <strong>com</strong>édie.- Je serais trop heureux, dit-il à la duchesse, si vous vouliez régner sur mes états<strong>com</strong>me vous régnez sur mon coeur. Pour <strong>com</strong>mencer, je vais vous dire l'emploi <strong>de</strong> majournée. Alors il lui conta tout fort exactement: la brûlure <strong>de</strong> la patente <strong>de</strong> <strong>com</strong>te <strong>de</strong>Rassi, la nomination <strong>de</strong> <strong>La</strong>nge, son rapport sur l'empoisonnement, etc., etc. Je metrouve bien peu d'expérience pour régner. Le <strong>com</strong>te m'humilie par ses plaisanteries, ilplaisante même au conseil, et, dans le mon<strong>de</strong>, il tient <strong>de</strong>s propos dont vous allezcontester la vérité; il dit que je suis un enfant qu'il mène où il veut. Pour être prince,madame, on n'en est pas moins homme, et ces choses-là fâchent. Afin <strong>de</strong> donner <strong>de</strong>l'invraisemblance aux histoires que peut faire M. Mosca, l'on m'a fait appeler auministère ce dangereux coquin Rassi, et voilà ce général Conti qui le croit encoretellement puissant, qu'il n'ose avouer que c'est lui ou la Raversi qui l'ont engagé àfaire périr votre neveu; j'ai bonne envie <strong>de</strong> renvoyer tout simplement par-<strong>de</strong>vant lestribunaux le général Fabio Conti; les juges verront s'il est coupable <strong>de</strong> tentatived'empoisonnement.- Mais, mon prince, avez-vous <strong>de</strong>s juges?- Comment? dit le prince étonné.- Vous avez <strong>de</strong>s jurisconsultes savants et qui marchent dans la rue d'un air grave; dureste, ils jugeront toujours <strong>com</strong>me il plaira au parti dominant dans votre cour.Pendant que le jeune prince, scandalisé, prononçait <strong>de</strong>s phrases qui montraient sacan<strong>de</strong>ur bien plus que sa sagacité, la duchesse se disait:- Me convient-il bien <strong>de</strong> laisser déshonorer Conti? Non, certainement, car alors lemariage <strong>de</strong> sa fille avec ce plat honnête homme <strong>de</strong> marquis Crescenzi <strong>de</strong>vientimpossible.264


Sur ce sujet, il y eut un dialogue infini entre la duchesse et le prince. Le prince futébloui d'admiration. En faveur du mariage <strong>de</strong> Clélia Conti avec le marquis Crescenzi,mais avec cette condition expresse par lui déclarée avec colère à l'ex-gouverneur, il luifit grâce sur sa tentative d'empoisonnement; mais, par l'avis <strong>de</strong> la duchesse, il l'exilajusqu'à l'époque du mariage <strong>de</strong> sa fille. <strong>La</strong> duchesse croyait n'aimer plus Fabriced'amour, mais elle désirait encore passionnément le mariage <strong>de</strong> Clélia Conti avec lemarquis; il y avait là le vague espoir que peu à peu elle verrait disparaître lapréoccupation <strong>de</strong> Fabrice.Le prince, transporté <strong>de</strong> bonheur, voulait, ce soir-là, <strong>de</strong>stituer avec scandale leministre Rassi. <strong>La</strong> duchesse lui dit en riant:- Savez-vous un mot <strong>de</strong> Napoléon? Un homme placé dans un lieu élevé, et que tout lemon<strong>de</strong> regar<strong>de</strong>, ne doit point se permettre <strong>de</strong> mouvements violents. Mais ce soir il esttrop tard, renvoyons les affaires à <strong>de</strong>main.Elle voulait se donner le temps <strong>de</strong> consulter le <strong>com</strong>te, auquel elle raconta fortexactement tout le dialogue <strong>de</strong> la soirée, en supprimant, toutefois, les fréquentesallusions faites par le prince à une promesse qui empoisonnait sa vie. <strong>La</strong> duchesse seflattait <strong>de</strong> se rendre tellement nécessaire qu'elle pourrait obtenir un ajournementindéfini en disant au prince: Si vous avez la barbarie <strong>de</strong> vouloir me soumettre à cettehumiliation, que je ne vous pardonnerais point, le len<strong>de</strong>main je quitte vos états.Consulté par la duchesse sur le sort <strong>de</strong> Rassi, le <strong>com</strong>te se montra très philosophe. Legénéral Fabio Conti et lui allèrent voyager en Piémont.Une singulière difficulté s'éleva pour le procès <strong>de</strong> Fabrice: les juges voulaientl'acquitter par acclamation, et dès la première séance. Le <strong>com</strong>te eut besoin d'employerla menace pour que le procès durât au moins huit jours, et que les juges sedonnassent la peine d'entendre tous les témoins. Ces gens sont toujours les mêmes,se dit-il.Le len<strong>de</strong>main <strong>de</strong> son acquittement, Fabrice <strong>de</strong>l Dongo prit enfin possession <strong>de</strong> la place<strong>de</strong> grand vicaire du bon archevêque <strong>La</strong>ndriani. Le même jour, le prince signa lesdépêches nécessaires pour obtenir que Fabrice fût nommé coadjuteur avec futuresuccession, et, moins <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux mois après, il fut installé dans cette place.Tout le mon<strong>de</strong> faisait <strong>com</strong>pliment à la duchesse sur l'air grave <strong>de</strong> son neveu; le fait estqu'il était au désespoir. Dès le len<strong>de</strong>main <strong>de</strong> sa délivrance, suivie <strong>de</strong> la <strong>de</strong>stitution et<strong>de</strong> l'exil du général Fabio Conti, et <strong>de</strong> la haute faveur <strong>de</strong> la duchesse, Clélia avait prisrefuge chez la <strong>com</strong>tesse Cantarini, sa tante, femme fort riche, fort âgée, etuniquement occupée <strong>de</strong>s soins <strong>de</strong> sa santé. Clélia eût pu voir Fabrice: mais quelqu'unqui eût connu ses engagements antérieurs, et qui l'eût vue agir maintenant, eût pupenser qu'avec les dangers <strong>de</strong> son amant son amour pour lui avait cessé. Nonseulement Fabrice passait le plus souvent qu'il le pouvait décemment <strong>de</strong>vant le palaisCantarini, mais encore il avait réussi, après <strong>de</strong>s peines infinies, à louer un petitappartement vis-à-vis les fenêtres du premier étage. Une fois, Clélia s'étant mise à lafenêtre à l'étourdie, pour voir passer une procession, se retira à l'instant, et <strong>com</strong>mefrappée <strong>de</strong> terreur; elle avait aperçu Fabrice, vêtu <strong>de</strong> noir, mais <strong>com</strong>me un ouvrier fortpauvre, qui la regardait d'une <strong>de</strong>s fenêtres <strong>de</strong> ce taudis qui avait <strong>de</strong>s vitres <strong>de</strong> papierhuilé, <strong>com</strong>me sa chambre à la tour Farnèse. Fabrice eût bien voulu pouvoir sepersua<strong>de</strong>r que Clélia le fuyait par suite <strong>de</strong> la disgrâce <strong>de</strong> son père, que la voix publiqueattribuait à la duchesse; mais il connaissait trop une autre cause <strong>de</strong> cet éloignement,et rien ne pouvait le distraire <strong>de</strong> sa mélancolie.265


Il n'avait été sensible ni à son acquittement, ni à son installation dans <strong>de</strong> bellesfonctions, les premières qu'il eût eues à remplir dans sa vie, ni à sa belle position dansle mon<strong>de</strong>, ni enfin à la cour assidue que lui faisaient tous les ecclésiastiques et tous lesdévots du diocèse. Le charmant appartement qu'il avait au palais Sanseverina ne setrouva plus suffisant. À son extrême plaisir, la duchesse fut obligée <strong>de</strong> lui cé<strong>de</strong>r tout lesecond étage <strong>de</strong> son palais et <strong>de</strong>ux beaux salons au premier, lesquels étaient toujoursremplis <strong>de</strong> personnages attendant l'instant <strong>de</strong> faire leur cour au jeune coadjuteur. <strong>La</strong>clause <strong>de</strong> future succession avait produit un effet surprenant dans le pays; on faisaitmaintenant <strong>de</strong>s vertus à Fabrice <strong>de</strong> toutes ces qualités fermes <strong>de</strong> son caractère, quiautrefois scandalisaient si fort les courtisans pauvres et nigauds.Ce fut une gran<strong>de</strong> leçon <strong>de</strong> philosophie pour Fabrice que <strong>de</strong> se trouver parfaitementinsensible à tous ces honneurs, et beaucoup plus malheureux dans cet appartementmagnifique, avec dix laquais portant sa livrée, qu'il n'avait été dans sa chambre <strong>de</strong>bois <strong>de</strong> la tour Farnèse, environné <strong>de</strong> hi<strong>de</strong>ux geôliers, et craignant toujours pour savie. Sa mère et sa soeur, la duchesse V***, qui vinrent à <strong>Parme</strong> pour le voir dans sagloire, furent frappées <strong>de</strong> sa profon<strong>de</strong> tristesse. <strong>La</strong> marquise <strong>de</strong>l Dongo, maintenant lamoins romanesque <strong>de</strong>s femmes, en fut si profondément alarmée qu'elle crut qu'à latour Farnèse on lui avait fait prendre quelque poison lent. Malgré son extrêmediscrétion, elle crut <strong>de</strong>voir lui parler <strong>de</strong> cette tristesse si extraordinaire, et Fabrice nerépondit que par <strong>de</strong>s larmes.Une foule d'avantages, conséquence <strong>de</strong> sa brillante position, ne produisaient chez luid'autre effet que <strong>de</strong> lui donner <strong>de</strong> l'humeur. Son frère, cette âme vaniteuse etgangrenée par le plus vil égoïsme, lui écrivit une lettre <strong>de</strong> congratulation presqueofficielle, et à cette lettre était joint un mandat <strong>de</strong> 50 000 francs, afin qu'il pût, disaitle nouveau marquis, acheter <strong>de</strong>s chevaux et une voiture dignes <strong>de</strong> son nom. Fabriceenvoya cette somme à sa soeur ca<strong>de</strong>tte, mal mariée.Le <strong>com</strong>te Mosca avait fait faire une belle traduction, en italien, <strong>de</strong> la généalogie <strong>de</strong> lafamille Valserra <strong>de</strong>l Dongo, publiée jadis en latin par l'archevêque <strong>de</strong> <strong>Parme</strong>, Fabrice.Il la fit imprimer magnifiquement avec le texte latin en regard; les gravures avaientété traduites par <strong>de</strong> superbes lithographies faites à Paris. <strong>La</strong> duchesse avait vouluqu'un beau portrait <strong>de</strong> Fabrice fût placé vis-à-vis celui <strong>de</strong> l'ancien archevêque. Cettetraduction fut publiée <strong>com</strong>me étant l'ouvrage <strong>de</strong> Fabrice pendant sa premièredétention. Mais tout était anéanti chez notre héros, même la vanité si naturelle àl'homme; il ne daigna pas lire une seule page <strong>de</strong> cet ouvrage qui lui était attribué. Saposition dans le mon<strong>de</strong> lui fit une obligation d'en présenter un exemplairemagnifiquement relié au prince, qui crut lui <strong>de</strong>voir un dédommagement pour la mortcruelle dont il avait été si près, et lui accorda les gran<strong>de</strong>s entrées <strong>de</strong> sa chambre,faveur qui donne l'excellence.Chapitre XXVILes seuls instants pendant lesquels Fabrice eut quelque chance <strong>de</strong> sortir <strong>de</strong> saprofon<strong>de</strong> tristesse, étaient ceux qu'il passait caché <strong>de</strong>rrière un carreau <strong>de</strong> vitre, parlequel il avait fait remplacer un carreau <strong>de</strong> papier huilé à la fenêtre <strong>de</strong> sonappartement vis-à-vis le palais Contarini, où, <strong>com</strong>me on sait, Clélia s'était réfugiée; lepetit nombre <strong>de</strong> fois qu'il l'avait vue <strong>de</strong>puis qu'il était sorti <strong>de</strong> la cita<strong>de</strong>lle, il avait étéprofondément affligé d'un changement frappant, et qui lui semblait du plus mauvaisaugure. Depuis sa faute, la physionomie <strong>de</strong> Clélia avait pris un caractère <strong>de</strong> noblesseet <strong>de</strong> sérieux vraiment remarquable; on eût dit qu'elle avait trente ans. Dans ce266


changement si extraordinaire, Fabrice aperçut le reflet <strong>de</strong> quelque ferme résolution. Àchaque instant <strong>de</strong> la journée, se disait-il, elle se jure à elle-même d'être fidèle au voeuqu'elle a fait à la Madone, et <strong>de</strong> ne jamais me revoir.Fabrice ne <strong>de</strong>vinait qu'en partie les malheurs <strong>de</strong> Clélia; elle savait que son père,tombé dans une profon<strong>de</strong> disgrâce, ne pouvait rentrer à <strong>Parme</strong> et reparaître à la cour(chose sans laquelle la vie était impossible pour lui) que le jour <strong>de</strong> son mariage avec lemarquis <strong>de</strong> Crescenzi, elle écrivit à son père qu'elle désirait ce mariage. Le généralétait alors réfugié à Turin, et mala<strong>de</strong> <strong>de</strong> chagrin. À la vérité, le contrecoup <strong>de</strong> cettegran<strong>de</strong> résolution avait été <strong>de</strong> la vieillir <strong>de</strong> dix ans.Elle avait fort bien découvert que Fabrice avait une fenêtre vis-à-vis le palaisContarini; mais elle n'avait eu le malheur <strong>de</strong> le regar<strong>de</strong>r qu'une fois; dès qu'elleapercevait un air <strong>de</strong> tête ou une tournure d'homme ressemblant un peu à la sienne,elle fermait les yeux à l'instant. Sa piété profon<strong>de</strong> et sa confiance dans le secours <strong>de</strong>la Madone étaient désormais ses seules ressources. Elle avait la douleur <strong>de</strong> ne pasavoir d'estime pour son père: le caractère <strong>de</strong> son futur mari lui semblait parfaitementplat et à la hauteur <strong>de</strong>s façons <strong>de</strong> sentir du grand mon<strong>de</strong>; enfin, elle adorait unhomme qu'elle ne <strong>de</strong>vait jamais revoir, et qui pourtant avait <strong>de</strong>s droits sur elle. Cetensemble <strong>de</strong> <strong>de</strong>stinée lui semblait le malheur parfait, et nous avouerons qu'elle avaitraison. Il eût fallu, après son mariage, aller vivre à <strong>de</strong>ux cents lieues <strong>de</strong> <strong>Parme</strong>.Fabrice connaissait la profon<strong>de</strong> mo<strong>de</strong>stie <strong>de</strong> Clélia; il savait <strong>com</strong>bien toute entrepriseextraordinaire, et pouvant faire anecdote, si elle était découverte, était assurée <strong>de</strong> luidéplaire. Toutefois, poussé à bout par l'excès <strong>de</strong> sa mélancolie et par ces regards <strong>de</strong>Clélia qui constamment se détournaient <strong>de</strong> lui, il osa essayer <strong>de</strong> gagner <strong>de</strong>uxdomestiques <strong>de</strong> Mme Contarini, sa tante. Un jour, à la tombée <strong>de</strong> la nuit, Fabrice,habillé <strong>com</strong>me un bourgeois <strong>de</strong> campagne, se présenta à la porte du palais, oùl'attendait l'un <strong>de</strong>s domestiques gagnés par lui; il s'annonça <strong>com</strong>me arrivant <strong>de</strong> Turin,et ayant pour Clélia <strong>de</strong>s lettres <strong>de</strong> son père. Le domestique alla porter son message, etle fit monter dans une immense antichambre, au premier étage du palais. C'est en celieu que Fabrice passa peut-être le quart d'heure <strong>de</strong> sa vie le plus rempli d'anxiété. SiClélia le repoussait, il n'y avait plus pour lui d'espoir <strong>de</strong> tranquillité. Afin <strong>de</strong> coupercourt aux soins importuns dont m'accable ma nouvelle dignité, j'ôterai à l'Église unmauvais prêtre, et, sous un nom supposé, j'irai me réfugier dans quelque chartreuse.Enfin le domestique vint lui annoncer que Mlle Clélia Conti était disposée à le recevoir.Le courage manqua tout à fait à notre héros; il fut sur le point <strong>de</strong> tomber <strong>de</strong> peur enmontant l'escalier du second étage.Clélia était assise <strong>de</strong>vant une petite table qui portait une seule bougie. À peine elle eutreconnu Fabrice sous son déguisement, qu'elle prit la fuite et alla se cacher au fond dusalon.-Voilà <strong>com</strong>ment vous êtes soigneux <strong>de</strong> mon salut, lui cria-t-elle, en se cachant lafigure avec les mains. Vous le savez pourtant, lorsque mon père fut sur le point <strong>de</strong>périr par suite du poison, je fis voeu à la Madone <strong>de</strong> ne jamais vous voir. Je n'aimanqué à ce voeu que ce jour, le plus malheureux <strong>de</strong> ma vie où je crus en conscience<strong>de</strong>voir vous soustraire à la mort. C'est déjà beaucoup que, par une interprétationforcée et sans doute criminelle, je consente à vous entendre.Cette <strong>de</strong>rnière phrase étonna tellement Fabrioe, qu'il lui fallut quelques secon<strong>de</strong>s pours'en réjouir. Il s'était attendu à la plus vive colère, et à voir Clélia enfuir; enfin laprésence d'esprit lui revint et il éteignit la bougie unique. Quoiqu'il crût avoir bien<strong>com</strong>pris les ordres <strong>de</strong> Clélia, il était tout tremblant en avançant vers le fond du salon267


où elle s'était réfugiée <strong>de</strong>rrière un canapé; il ne savait s'il ne l'offenserait pas en luibaisant la main; elle était toute tremblante d'amour, et se jeta dans ses bras.- Cher Fabrice, lui dit-elle, <strong>com</strong>bien tu as tardé <strong>de</strong> temps à venir! Je ne puis te parlerqu'un instant car c'est sans doute un grand péché; et lorsque je promis <strong>de</strong> ne te voirjamais, sans doute j'entendais aussi promettre <strong>de</strong> ne te point parler. Mais <strong>com</strong>mentas-tu pu poursuivre avec tant <strong>de</strong> barbarie l'idée <strong>de</strong> vengeance qu'a eue mon pauvrepère? car enfin c'est lui d'abord qui a été presque empoisonné pour faciliter ta fuite.Ne <strong>de</strong>vais-tu pas faire quelque chose pour moi qui ai tant exposé ma bonne renomméeafin <strong>de</strong> te sauver? Et d'ailleurs te voilà tout à fait lié aux ordres sacrés; tu ne pourraisplus m'épouser quand même je trouverais un moyen d'éloigner cet odieux marquis. Etpuis <strong>com</strong>ment as-tu osé, le soir <strong>de</strong> la procession, prétendre me voir en plein jour, etvioler ainsi, <strong>de</strong> la façon la plus criante, la sainte promesse que j'ai faite à la Madone?Fabrice la serrait dans ses bras, hors <strong>de</strong> lui <strong>de</strong> surprise et <strong>de</strong> bonheur.Un entretien qui <strong>com</strong>mençait avec cette quantité <strong>de</strong> choses à se dire ne <strong>de</strong>vait pasfinir <strong>de</strong> longtemps. Fabrice lui raconta l'exacte vérité sur l'exil <strong>de</strong> son père; laduchesse ne s'en était mêlée en aucune sorte, par la gran<strong>de</strong> raison qu'elle n'avait pascru un seul instant que l'idée du poison appartint au général Conti; elle avait toujourspensé que c'était un trait d'esprit <strong>de</strong> la faction Raversi, qui voulait chasser le <strong>com</strong>teMosca. Cette vérité historique longuement développée rendit Clélia fort heureuse; elleétait désolée <strong>de</strong> <strong>de</strong>voir haïr quelqu'un qui appartenait à Fabrioe. Maintenant elle nevoyait plus la duchesse d'un oeil jaloux.Le bonheur que cette soirée établit ne dura que quelques jours.L'excellent don Cesare arriva <strong>de</strong> Turin; et, puisant <strong>de</strong> la hardiesse dans la parfaitehonnêteté <strong>de</strong> son coeur, il osa se faire présenter à la duchesse. Après lui avoir<strong>de</strong>mandé sa parole <strong>de</strong> ne point abuser <strong>de</strong> la confiance qu'il allait lui faire, il avoua queson frère, abusé par un faux point d'honneur, et qui s'était cru bravé et perdu dansl'opinion par la fuite <strong>de</strong> Fabrice, avait cru <strong>de</strong>voir se venger.Don Cesare n'avait pas parlé <strong>de</strong>ux minutes, que son procès était gagné: sa vertuparfaite avait touché la duchesse, qui n'était point accoutumée à un tel spectacle. Il luiplut <strong>com</strong>me nouveauté.- Hâtez le mariage <strong>de</strong> la fille du général avec le marquis Crescenzi, et je vous donnema parole que je ferai tout ce qui est en moi pour que le général soit reçu <strong>com</strong>me s'ilrevenait <strong>de</strong> voyage. Je l'inviterai à dîner; êtes-vous content? Sans doute il y aura dufroid dans les <strong>com</strong>mencements, et le général ne <strong>de</strong>vra point se hâter <strong>de</strong> <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r saplace <strong>de</strong> gouverneur <strong>de</strong> la cita<strong>de</strong>lle. Mais vous savez que j'ai <strong>de</strong> l'amitié pour lemarquis, et je ne conserverai point <strong>de</strong> rancune contre son beau-père.Armé <strong>de</strong> ces paroles, don Cesare vint dire à sa nièce qu'elle tenait en ses mains la vie<strong>de</strong> son père, mala<strong>de</strong> <strong>de</strong> désespoir. Depuis plusieurs mois il n'avait paru à aucune cour.Clélia voulut aller voir son père, réfugié, sous un nom supposé, dans un village près <strong>de</strong>Turin; car il s'était figuré que la cour <strong>de</strong> <strong>Parme</strong> <strong>de</strong>mandait son extradition à celle <strong>de</strong>Turin, pour le mettre en jugement. Elle le trouva mala<strong>de</strong> et presque fou. Le soir mêmeelle écrivit à Fabrice une lettre d'éternelle rupture. En recevant cette lettre, Fabrice,qui développait un caractère tout à fait semblable à celui <strong>de</strong> sa maîtresse, alla semettre en retraite au couvent <strong>de</strong> Velleja, situé dans les montagnes à dix lieues <strong>de</strong><strong>Parme</strong>. Clélia lui écrivait une lettre <strong>de</strong> dix pages: elle lui avait juré jadis <strong>de</strong> ne jamais268


épouser le marquis sans son consentement; maintenant elle le lui <strong>de</strong>mandait, etFabrice le lui accorda du fond <strong>de</strong> sa retraite <strong>de</strong> Velleja, par une lettre remplie <strong>de</strong>l'amitié la plus pure.En recevant cette lettre dont, il faut l'avouer, l'amitié l'irrita, Clélia fixa elle-même lejour <strong>de</strong> son mariage, dont les fêtes vinrent encore augmenter l'éclat dont brilla cethiver la cour <strong>de</strong> <strong>Parme</strong>.Ranuce-Ernest V était avare au fond; mais il était éperdument amoureux, et il espéraitfixer la duchesse à sa cour: il pria sa mère d'accepter une somme fort considérable, et<strong>de</strong> donner <strong>de</strong>s fêtes. <strong>La</strong> gran<strong>de</strong> maîtresse sut tirer un admirable parti <strong>de</strong> cetteaugmentation <strong>de</strong> richesses; les fêtes <strong>de</strong> <strong>Parme</strong>, cet hiver-là, rappelèrent les beauxjours <strong>de</strong> la cour <strong>de</strong> Milan et <strong>de</strong> cet aimable prince Eugène, vice-roi d'Italie, dont labonté laisse un si long souvenir.Les <strong>de</strong>voirs du coadjuteur l'avaient rappelé à <strong>Parme</strong> mais il déclara que, par <strong>de</strong>s motifs<strong>de</strong> piété, il continuerait sa retraite dans le petit appartement que son protecteur,monseigneur <strong>La</strong>ndriani, l'avait forcé <strong>de</strong> prendre à l'archevêché; et il alla s'y enfermer,suivi d'un seul domestique. Ainsi il n'assista à aucune <strong>de</strong>s fêtes si brillantes <strong>de</strong> la cour,ce qui lui valut à <strong>Parme</strong> et dans son futur diocèse une immense réputation <strong>de</strong> sainteté.Par un effet inattendu <strong>de</strong> cette retraite qu'inspirait seule à Fabrice sa tristesseprofon<strong>de</strong> et sans espoir, le bon archevêque <strong>La</strong>ndriani, qui l'avait toujours aimé, et qui,dans le fait, avait eu l'idée <strong>de</strong> le faire coadjuteur, conçut contre lui un peu <strong>de</strong> jalousie.L'archevêque croyait avec raison <strong>de</strong>voir aller à toutes les fêtes <strong>de</strong> la cour, <strong>com</strong>me il estd'usage en Italie. Dans ces occasions, il portait son costume <strong>de</strong> gran<strong>de</strong> cérémonie,qui, à peu <strong>de</strong> chose près est le même que celui qu'on lui voyait dans le choeur <strong>de</strong> sacathédrale. Les centaines <strong>de</strong> domestiques réunis dans l'antichambre en colonna<strong>de</strong> dupalais ne manquaient pas <strong>de</strong> se lever et <strong>de</strong> <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r sa bénédiction à monseigneur,qui voulait bien s'arrêter et la leur donner. Ce fut dans un <strong>de</strong> ces moments <strong>de</strong> silencesolennel que monseigneur <strong>La</strong>ndriani entendit une voix qui disait: Notre archevêque vaau bal, et monsignore <strong>de</strong>l Dongo ne sort pas <strong>de</strong> sa chambre!De ce moment prit fin à l'archevêché l'immense faveur dont Fabrice y avait joui; maisil pouvait voler <strong>de</strong> ses propres ailes. Toute cette conduite, qui n'avait été inspirée quepar le désespoir où le plongeait le mariage <strong>de</strong> Clélia, passa pour l'effet d'une piétésimple et sublime, et les dévotes lisaient, <strong>com</strong>me un livre d'édification, la traduction<strong>de</strong> la généalogie <strong>de</strong> sa famille, où perçait la vanité la plus folle. Les libraires firent uneédition lithographiée <strong>de</strong> son portrait, qui fut enlevée en quelques jours, et surtout parles gens du peuple; le graveur, par ignorance, avait reproduit autour du portrait <strong>de</strong>Fabrice plusieurs <strong>de</strong>s ornements qui ne doivent se trouver qu'aux portraits <strong>de</strong>sévêques, et auxquels un coadjuteur ne saurait prétendre. L'archevêque vit un <strong>de</strong> cesportraits, et sa fureur ne connut plus <strong>de</strong> bornes; il fit appeler Fabrice, et lui adressa leschoses les plus dures, et dans <strong>de</strong>s termes que la passion rendit quelquefois fortgrossiers. Fabrice n'eut aucun effort à faire, <strong>com</strong>me on le pense bien, pour se conduire<strong>com</strong>me l'eût fait Fénelon en pareille occurrence; il écouta l'archevêque avec toutel'humilité et tout le respect possibles; et, lorsque ce prélat eut cessé <strong>de</strong> parler, il luiraconta toute l'histoire <strong>de</strong> la traduction <strong>de</strong> cette généalogie faite par les ordres du<strong>com</strong>te Mosca, à l'époque <strong>de</strong> sa première prison. Elle avait été publiée dans <strong>de</strong>s finsmondaines, et qui toujours lui avaient semblé peu convenables pour un homme <strong>de</strong> sonétat. Quant au portrait, il avait été parfaitement étranger à la secon<strong>de</strong> édition, <strong>com</strong>meà la première; et le libraire lui ayant adressé à l'archevêché, pendant sa retraite,vingt-quatre exemplaires <strong>de</strong> cette secon<strong>de</strong> édition, il avait envoyé son domestique enacheter un vingt-cinquième; et, ayant appris par ce moyen que ce portrait se vendait269


trente sous, il avait envoyé cent francs <strong>com</strong>me paiement <strong>de</strong>s vingt-quatreexemplaires.Toutes ces raisons, quoique exposées du ton le plus raisonnable par un homme quiavait bien d'autres chagrins dans le coeur, portèrent jusqu'à l'égarement la colère <strong>de</strong>l'archevêque; il alla jusqu'à accuser Fabrice d'hypocrisie.-Voilà ce que c'est que les gens du <strong>com</strong>mun, se dit Fabrice, même quand ils ont <strong>de</strong>l'esprit!Il avait alors un souci plus sérieux; c'étaient les lettres <strong>de</strong> sa tante, qui exigeaitabsolument qu'il vînt reprendre son appartement au palais Sanseverina, ou que dumoins il vînt la voir quelquefois. Là Fabrice était certain d'entendre parler <strong>de</strong>s fêtessplendi<strong>de</strong>s données par le marquis Crescenzi à l'occasion <strong>de</strong> son mariage: or, c'est cequ'il n'était pas sûr <strong>de</strong> pouvoir supporter sans se donner en spectacle.Lorsque la cérémonie du mariage eut lieu, il y avait huit jours entiers que Fabrices'était voué au silence le plus <strong>com</strong>plet, après avoir ordonné à son domestique et auxgens <strong>de</strong> l'archevêché avec lesquels il avait <strong>de</strong>s rapports <strong>de</strong> ne jamais lui adresser laparole.Monsignore <strong>La</strong>ndriani ayant appris cette nouvelle affectation, fit appeler Fabricebeaucoup plus souvent qu'à l'ordinaire, et voulut avoir avec lui <strong>de</strong> fort longuesconversations; il l'obligea même à <strong>de</strong>s conférences avec certains chanoines <strong>de</strong>campagne, qui prétendaient que l'archevêché avait agi contre leurs privilèges. Fabriceprit toutes ces choses avec l'indifférence parfaite d'un homme qui a d'autres pensées.Il vaudrait mieux pour moi, pensait-il, me faire chartreux; je souffrirais moins dans lesrochers <strong>de</strong> Velleja.Il alla voir sa tante, et ne put retenir ses larmes en l'embrassant. Elle le trouvatellement changé, ses yeux encore agrandis par l'extrême maigreur, avaient tellementl'air <strong>de</strong> lui sortir <strong>de</strong> la tête, et lui-même avait une apparence tellement chétive etmalheureuse, avec son petit habit noir et râpé <strong>de</strong> simple prêtre, qu'à ce premier abordla duchesse, elle aussi, ne put retenir ses larmes;mais un instant après, lorsqu'elle se fut dit que tout ce changement dans l'apparence<strong>de</strong> ce beau jeune homme était causé par le mariage <strong>de</strong> Clélia, elle eut <strong>de</strong>s sentimentspresque égaux en véhémence à ceux <strong>de</strong> l'archevêque, quoique plus habilementcontenus. Elle eut la barbarie <strong>de</strong> parler longuement <strong>de</strong> certains détails pittoresques quiavaient signalé les fêtes charmantes données par le marquis Crescenzi. Fabrice nerépondait pas; mais ses yeux se fermèrent un peu par un mouvement convulsif, et il<strong>de</strong>vint encore plus pâle qu'il ne l'était, ce qui d'abord eût semblé impossible. Dans cesmoments <strong>de</strong> vive douleur, sa pâleur prenait une teinte verte.Le <strong>com</strong>te Mosca survint, et ce qu'il voyait, et qui lui semblait incroyable, le guérit enfintout à fait <strong>de</strong> la jalousie que jamais Fabrice n'avait cessé <strong>de</strong> lui inspirer. Cet hommehabile employa les tournures les plus délicates et les plus ingénieuses pour chercher àredonner à Fabrice quelque intérêt pour les choses <strong>de</strong> ce mon<strong>de</strong>. Le <strong>com</strong>te avaittoujours eu pour lui beaucoup d'estime et assez d'amitié; cette amitié, n'étant pluscontrebalancée par la jalousie, <strong>de</strong>vint en ce moment presque dévouée. En effet, il abien acheté sa belle fortune, se disait-il, en récapitulant ses malheurs. Sous prétexte<strong>de</strong> lui faire voir le tableau du <strong>Parme</strong>san que le prince avait envoyé à la duchesse, le<strong>com</strong>te prit à part Fabrice:270


- Ah ça, mon ami, parlons en hommes! Puis-je vous être bon à quelque chose? Vousne <strong>de</strong>vez point redouter <strong>de</strong> questions <strong>de</strong> ma part; mais enfin l'argent peut-il vous êtreutile, le pouvoir peut-il vous servir? Parlez, je suis à vos ordres; si vous aimez mieuxécrire, écrivez-moi.Fabrice l'embrassa tendrement et parla du tableau.-Votre conduite est le chef-d'oeuvre <strong>de</strong> la plus fine politique, lui dit le <strong>com</strong>te enrevenant au ton léger <strong>de</strong> la conversation; vous vous ménagez un avenir fort agréable,le prince vous respecte, le peuple vous vénère, votre petit habit noir râpé fait passer<strong>de</strong> mauvaises nuits à monsignore <strong>La</strong>ndriani. J'ai quelque habitu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s affaires, et jepuis vous jurer que je ne saurais quel conseil vous donner pour perfectionner ce queJe vois. Votre premier pas dans le mon<strong>de</strong> à vingt-cinq ans vous fait atteindre à laperfection. On parle beaucoup <strong>de</strong> vous à la cour; et savez-vous à quoi vous <strong>de</strong>vezcette distinction unique à votre âge? au petit habit noir râpé. <strong>La</strong> duchesse et moi nousdisposons, <strong>com</strong>me vous le savez, <strong>de</strong> l'ancienne maison <strong>de</strong> Pétrarque sur cette bellecolline au milieu <strong>de</strong> la forêt, aux environs du Pô: si jamais vous êtes las <strong>de</strong>s petitsmauvais procédés <strong>de</strong> l'envie, j'ai pensé que vous pourriez être le successeur <strong>de</strong>Pétrarque, dont le renom augmentera le vôtre. Le <strong>com</strong>te se mettait l'esprit à la torturepour faire naître un sourire sur cette figure d'anachorète, mais il n'y put parvenir. Cequi rendait le changement plus frappant, c'est qu'avant ces <strong>de</strong>rniers temps, si la figure<strong>de</strong> Fabrice avait un défaut, c'était <strong>de</strong> présenter quelquefois, hors <strong>de</strong> propos,l'expression <strong>de</strong> la volupté et <strong>de</strong> la gaieté.Le <strong>com</strong>te ne le laissa point partir sans lui dire que, malgré son état <strong>de</strong> retraite, il yaurait peut-être <strong>de</strong> l'affectation à ne pas paraître à la cour le samedi suivant, c'était lejour <strong>de</strong> naissance <strong>de</strong> la princesse. Ce mot fut un coup <strong>de</strong> poignard pour Fabrice. GrandDieu! pensa-t-il, que suis-je venu faire dans ce palais! Il ne pouvait penser sans frémirà la rencontre qu'il pouvait faire à la cour. Cette idée absorba toutes les autres; ilpensa que l'unique ressource qui lui restât était d'arriver au palais au moment précisoù l'on ouvrirait les portes <strong>de</strong>s salons.En effet, le nom <strong>de</strong> monsignore <strong>de</strong>l Dongo fut un <strong>de</strong>s premiers annoncés à la soirée <strong>de</strong>grand gala, et la princesse le reçut avec toute la distinction possible. Les yeux <strong>de</strong>Fabrice étaient fixés sur la pendule, et, à l'instant où elle marqua la vingtième minute<strong>de</strong> sa présence dans ce salon, il se levait pour prendre congé, lorsque le prince entrachez sa mère. Après lui avoir fait la cour quelques instants, Fabrice se rapprochait <strong>de</strong>la porte par une savante manoeuvre, lorsque vint éclater à ses dépens un <strong>de</strong> cespetits riens <strong>de</strong> cour que la gran<strong>de</strong> maîtresse savait si bien ménager: le chambellan <strong>de</strong>service lui courut après pour lui dire qu'il avait été désigné pour faire le whist duprince. À <strong>Parme</strong>, c'est un honneur insigne et bien au-<strong>de</strong>ssus du rang que le coadjuteuroccupait dans le mon<strong>de</strong>. Faire le whist était un honneur marqué même pourl'archevêque. À la parole du chambellan, Fabrice se sentit percer le coeur, et quoiqueennemi mortel <strong>de</strong> toute scène publique, il fut sur le point d'aller lui dire qu'il avait étésaisi d'un étourdissement subit; mais il pensa qu'il serait en butte à <strong>de</strong>s questions et à<strong>de</strong>s <strong>com</strong>pliments <strong>de</strong> condoléances, plus intolérables encore que le jeu. Ce jour-là ilavait horreur <strong>de</strong> parler.Heureusement le général <strong>de</strong>s frères mineurs se trouvait au nombre <strong>de</strong>s grandspersonnages qui étaient venus faire leur cour à la princesse. Ce moine, fort savant,digne émule <strong>de</strong>s Fontana et <strong>de</strong>s Duvoisin, s'était placé dans un coin reculé du salon:Fabrice prit poste <strong>de</strong>bout <strong>de</strong>vant lui <strong>de</strong> façon à ne point apercevoir la porte d'entrée,et lui parla théologie. Mais il ne put faire que son oreille n'entendît pas annoncer M. le271


marquis et madame la marquise Crescenzi. Fabrice, contre son attente, éprouva unviolent mouvement <strong>de</strong> colère.- Si j'étais Borso Valserra, se dit-il (c'était un <strong>de</strong>s généraux du premier Sforce), j'iraispoignar<strong>de</strong>r ce lourd marquis, précisément avec ce petit poignard à manche d'ivoireque Clélia me donna ce jour heureux, et je lui apprendrais s'il doit avoir l'insolence <strong>de</strong>se présenter avec cette marquise dans un lieu où je suis!Sa physionomie changea tellement, que le général <strong>de</strong>s frères mineurs lui dit:- Est-ce que Votre Excellence se trouve in<strong>com</strong>modée?- J'ai un mal à la tête fou... ces lumières me font mal... et je ne reste que parce quej'ai été nommé pour la partie <strong>de</strong> whist du prince.À ce mot, le général <strong>de</strong>s frères mineurs, qui était un bourgeois, fut tellementdéconcerté, que, ne sachant plus que faire, il se mit à saluer Fabrice, lequel, <strong>de</strong> soncôté, bien autrement troublé que le général <strong>de</strong>s mineurs, se prit à parler avec unevolubilité étrange; il entendait qu'il se faisait un grand silence <strong>de</strong>rrière lui et ne voulaitpas regar<strong>de</strong>r. Tout à coup un archet frappa un pupitre; on joua une ritournelle, et lacélèbre madame P... chanta cet air <strong>de</strong> Cimarosa autrefois si célèbre:Quelle pupille tenere!Fabrice tint bon aux premières mesures, mais bientôt sa colère s'évanouit, et iléprouva un besoin extrême <strong>de</strong> répandre <strong>de</strong>s larmes. Grand Dieu! se dit-il, quelle scèneridicule! et avec mon habit encore! Il crut plus sage <strong>de</strong> parler <strong>de</strong> lui.- Ces maux <strong>de</strong> tête excessifs, quand je les contrarie, <strong>com</strong>me ce soir, dit-il au général<strong>de</strong>s frères mineurs, finissent par <strong>de</strong>s accès <strong>de</strong> larmes qui pourraient donner pâture à lamédisance dans un homme <strong>de</strong> notre état; ainsi je prie Votre Révérence Illustrissime<strong>de</strong> permettre que je pleure en la regardant, et <strong>de</strong> n'y pas faire autrement attention.- Notre père provincial <strong>de</strong> Catanzara est atteint <strong>de</strong> la même in<strong>com</strong>modité, dit legénéral <strong>de</strong>s mineurs. Et il <strong>com</strong>mença à voix basse une histoire infinie.Le ridicule <strong>de</strong> cette histoire, qui avait amené le détail <strong>de</strong>s repas du soir <strong>de</strong> ce pèreprovincial, fit sourire Fabrice, ce qui ne lui était pas arrivé <strong>de</strong>puis longtemps; maisbientôt il cessa d'écouter le général <strong>de</strong>s mineurs. Madame P... chantait, avec un talentdivin, un air <strong>de</strong> Pergolèse (la princesse aimait la musique surannée). Il se fit un petitbruit à trois pas <strong>de</strong> Fabrice; pour la première fois <strong>de</strong> la soirée il détourna les yeux. Lefauteuil qui venait d'occasionner ce petit craquement sur le parquet était occupé par lamarquise Crescenzi, dont les yeux remplis <strong>de</strong> larmes rencontrèrent en plein ceux <strong>de</strong>Fabrice, qui n'étaient guère en meilleur état. <strong>La</strong> marquise baissa la tête; Fabricecontinua à la regar<strong>de</strong>r quelques secon<strong>de</strong>s: il faisait connaissance avec cette têtechargée <strong>de</strong> diamants; mais son regard exprimait la colère et le dédain. Puis, se disant:et mes yeux ne te regar<strong>de</strong>ront jamais, il se retourna vers son père général, et lui dit:-Voici mon in<strong>com</strong>modité qui me prend plus fort que jamais.En effet, Fabrice pleura à chau<strong>de</strong>s larmes pendant plus d'une <strong>de</strong>mi-heure. Parbonheur, une symphonie <strong>de</strong> Mozart, horriblement écorchée, <strong>com</strong>me c'est l'usage enItalie, vint à son secours et l'aida à sécher ses larmes.272


Il tint ferme et ne tourna pas les yeux vers la marquise Crescenzi; mais madame P...chanta <strong>de</strong> nouveau, et l'âme <strong>de</strong> Fabrice, soulagée par les larmes, arriva à un état <strong>de</strong>repos parfait. Alors la vie lui apparut sous un nouveau jour. Est-ce que je prétends, sedit-il, pouvoir l'oublier entièrement dès les premiers moments? cela me serait-ilpossible? Il arriva à cette idée: Puis-je être plus malheureux que je ne le suis <strong>de</strong>puis<strong>de</strong>ux mois? et si rien ne peut augmenter mon angoisse, pourquoi résister au plaisir <strong>de</strong>la voir. Elle a oublié ses serments, elle est légère: toutes les femmes ne le sont-ellespas? Mais qui pourrait lui refuser une beauté céleste? Elle a un regard qui me ravit enextase, tandis que je suis obligé <strong>de</strong> faire effort sur moi-même pour regar<strong>de</strong>r lesfemmes qui passent pour les plus belles! eh bien! pourquoi ne pas me laisser ravir? cesera du moins un moment <strong>de</strong> répit.Fabrice avait quelque connaissance <strong>de</strong>s hommes; mais aucune expérience <strong>de</strong>spassions, sans quoi il se fût dit que ce plaisir d'un moment, auquel il allait cé<strong>de</strong>r,rendrait inutiles tous les efforts qu'il faisait <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>ux mois pour oublier Clélia.Cette pauvre femme n'était venue à cette fête que forcée par son mari; elle voulait dumoins se retirer après une <strong>de</strong>mi-heure, sous prétexte <strong>de</strong> santé, mais le marquis luidéclara que, faire avancer sa voiture pour partir, quand beaucoup <strong>de</strong> voituresarrivaient encore serait une chose tout à fait hors d'usage, et qui pourrait même êtreinterprétée <strong>com</strong>me une critique indirecte <strong>de</strong> la fête donnée par la princesse.- En ma qualité <strong>de</strong> chevalier d'honneur, ajouta le marquis, je dois me tenir dans lesalon aux ordres <strong>de</strong> la princesse, jusqu'à ce que tout le mon<strong>de</strong> soit sorti: il peut yavoir et il y aura sans doute <strong>de</strong>s ordres à donner aux gens, ils sont si négligents! Etvoulez-vous qu'un simple écuyer <strong>de</strong> la princesse usurpe cet honneur?Clélia se résigna; elle n'avait pas vu Fabrice, elle espérait encore qu'il ne serait pasvenu à cette fête. Mais au moment où le concert allait <strong>com</strong>mencer, la princesse ayantpermis aux dames <strong>de</strong> s'asseoir, Clélia fort peu alerte pour ces sortes <strong>de</strong> choses, selaissa ravir les meilleures places auprès <strong>de</strong> la princesse, et fut obligée <strong>de</strong> venirchercher un fauteuil au fond <strong>de</strong> la salle, jusque dans le coin reculé où Fabrioe s'étaitréfugié. En arrivant à son fauteuil, le costume singulier en un tel lieu du général <strong>de</strong>sfrères mineurs arrêta ses yeux, et d'abord elle ne remarqua pas l'homme mince etrevêtu d'un simple habit noir qui lui parlait; toutefois un certain mouvement secretarrêtait ses yeux sur cet homme. Tout le mon<strong>de</strong> ici a <strong>de</strong>s uniformes ou <strong>de</strong>s habitsrichement brodés: quel peut être ce jeune homme en habit noir si simple? Elle leregardait profondément attentive, lorsqu'une dame, en venant se placer, fit faire unmouvement à son fauteuil. Fabrioe tourna la tête: elle ne le reconnut pas, tant il étaitchangé. D'abord elle se dit: Voilà quelqu'un qui lui ressemble, ce sera son frère aîné;mais je ne le croyais que <strong>de</strong> quelques années plus âgé que lui, et celui-ci est unhomme <strong>de</strong> quarante ans. Tout à coup elle le reconnut à un mouvement <strong>de</strong> la bouche.Le malheureux, qu'il a souffert! se dit-elle; et elle baissa la tête accablée par ladouleur, et non pour être fidèle à son voeu. Son coeur était bouleversé par la pitié;qu'il était loin d'avoir cet air après neuf mois <strong>de</strong> prison! Elle ne le regarda plus; mais,sans tourner précisément les yeux <strong>de</strong> son côté, elle voyait tous ses mouvements.Après le concert, elle le vit se rapprocher <strong>de</strong> la table <strong>de</strong> jeu du prince, placée àquelques pas du trône; elle respira quand Fabrice fut ainsi fort loin d'elle.Mais le marquis Crescenzi avait été fort piqué <strong>de</strong> voir sa femme reléguée aussi loin dutrône; toute la soirée il avait été occupé à persua<strong>de</strong>r à une dame assise à troisfauteuils <strong>de</strong> la princesse, et dont le mari lui avait <strong>de</strong>s obligations d'argent, qu'elle273


ferait bien <strong>de</strong> changer <strong>de</strong> place avec la marquise. <strong>La</strong> pauvre femme résistant, <strong>com</strong>meil était naturel, il alla chercher le mari débiteur, qui fit entendre à sa moitié la tristevoix <strong>de</strong> la raison, et enfin le marquis eut le plaisir <strong>de</strong> consommer l'échange, il allachercher sa femme.-Vous serez toujours trop mo<strong>de</strong>ste, lui dit-il; pourquoi marcher ainsi les yeux baissés?on vous prendra pour une <strong>de</strong> ces bourgeoises tout étonnées <strong>de</strong> se trouver ici, et quetout le mon<strong>de</strong> est étonné d'y voir. Cette folle <strong>de</strong> gran<strong>de</strong> maîtresse n'en fait jamaisd'autres! Et l'on parle <strong>de</strong> retar<strong>de</strong>r les progrès du jacobinisme! Songez que votre marioccupe la première place mâle <strong>de</strong> la cour <strong>de</strong> la princesse; et quand même lesrépublicains parviendraient à supprimer la cour et même la noblesse, votre mari seraitencore l'homme le plus riche <strong>de</strong> cet État. C'est là une idée que vous ne vous mettezpoint assez dans la tête.Le fauteuil où le marquis eut le plaisir d'installer sa femme n'était qu'à six pas <strong>de</strong> latable <strong>de</strong> jeu du prince; elle ne voyait Fabrice qu'en profil, mais elle le trouva tellementmaigri, il avait surtout l'air tellement au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> tout ce qui pouvait arriver en cemon<strong>de</strong>, lui qui autrefois ne laissait passer aucun inci<strong>de</strong>nt sans dire son mot, qu'ellefinit par arriver à cette affreuse conclusion: Fabrice était tout à fait changé; il l'avaitoubliée; s'il était tellement maigri, c'était l'effet <strong>de</strong>s jeûnes sévères auxquels sa piétése soumettait. Clélia fut confirmée dans cette triste idée par la conversation <strong>de</strong> tousses voisins: le nom du coadjuteur était dans toutes les bouches; on cherchait la cause<strong>de</strong> l'insigne faveur dont on le voyait l'objet: lui, si jeune, être admis au jeu du prince!On admirait l'indifférence polie et les airs <strong>de</strong> hauteur avec lesquels il jetait ses cartes,même quand il coupait Son Altesse.- Mais cela est incroyable, s'écriaient <strong>de</strong> vieux courtisans; la faveur <strong>de</strong> sa tante luitourne tout à fait la tête... mais, grâce au ciel, cela ne durera pas; notre souverainn'aime pas que l'on prenne <strong>de</strong> ces petits airs <strong>de</strong> supériorité. <strong>La</strong> duchesse s'approchadu prince; les courtisans qui se tenaient à distance fort respectueuse <strong>de</strong> la table <strong>de</strong>jeu, <strong>de</strong> façon à ne pouvoir entendre <strong>de</strong> la conversation du prince que quelques motsau hasard, remarquèrent que Fabrice rougissait beaucoup. Sa tante lui aura fait laleçon, se dirent-ils, sur ses grands airs d'indifférence. Fabrice venait d'entendre la voix<strong>de</strong> Clélia, elle répondait à la princesse qui, en faisant son tour dans le bal avaitadressé la parole à la femme <strong>de</strong> son chevalier d'honneur. Arriva le moment où Fabrioedut changer <strong>de</strong> place au whist; alors il se trouva précisément en face <strong>de</strong> Clélia, et selivra plusieurs fois au bonheur <strong>de</strong> la contempler. <strong>La</strong> pauvre marquise, se sentantregardée par lui perdait tout à fait contenance. Plusieurs fois elle oublia ce qu'elle<strong>de</strong>vait à son voeu: dans son désir <strong>de</strong> <strong>de</strong>viner ce qui se passait dans le coeur <strong>de</strong>Fabrice, elle fixait les yeux sur lui.Le jeu du prince terminé, les dames se levèrent pour passer dans la salle du souper. Ily eut un peu <strong>de</strong> désordre. Fabrice se trouva tout près <strong>de</strong> Clélia; il était encore trèsrésolu, mais il vint à reconnaître un parfum très faible qu'elle mettait dans ses robes;cette sensation renversa tout ce qu'il s'était promis. Il s'approcha d'elle et prononça à<strong>de</strong>mi-voix et <strong>com</strong>me se parlant à soi-même, <strong>de</strong>ux vers <strong>de</strong> ce sonnet <strong>de</strong> Pétrarque,qu'il lui avait envoyé du lac Majeur, imprimé sur un mouchoir <strong>de</strong> soie: " Quel n'étaitpas mon bonheur quand le vulgaire me croyait malheureux, et maintenant que monsort est changé! "Non, il ne m'a point oubliée, se dit Clélia, avec un transport <strong>de</strong> joie. Cette belle âmen'est point inconstante!Non, vous ne me verrez jamais changer,274


Beaux yeux qui m'avez appris à aimer.Clélia osa se répéter à elle-même ces <strong>de</strong>ux vers <strong>de</strong> Pétrarque.<strong>La</strong> princesse se retira aussitôt après le souper; le prince l'avait suivie jusque chez elle,et ne reparut point dans les salles <strong>de</strong> réception. Dès que cette nouvelle fut connue,tout le mon<strong>de</strong> voulut partir à la fois; il y eut un désordre <strong>com</strong>plet dans lesantichambres; Clélia se trouva tout près <strong>de</strong> Fabrice; le profond malheur peint dans sestraits lui fit pitié. - Oublions le passé, lui dit-elle, et gar<strong>de</strong>z ce souvenir d'amitié. Endisant ces mots, elle plaçait son éventail <strong>de</strong> façon à ce qu'il pût le prendre.Tout changea aux yeux <strong>de</strong> Fabrice: en un instant il fut un autre homme; dès lelen<strong>de</strong>main il déclara que sa retraite était terminée, et revint prendre son magnifiqueappartement au palais Sanseverina. L'archevêque dit et crut que la faveur que leprince lui avait faite en l'admettant à son jeu avait fait perdre entièrement la tête à cenouveau saint: la duchesse vit qu'il était d'accord avec Clélia. Cette pensée, venantredoubler le malheur que donnait le souvenir d'une promesse fatale, acheva <strong>de</strong> ladéterminer à faire une absence. On admira sa folie. Quoi! s'éloigner <strong>de</strong> la cour aumoment où la faveur dont elle était l'objet paraissait sans bornes! Le <strong>com</strong>te,parfaitement heureux <strong>de</strong>puis qu'il voyait qu'il n'y avait point d'amour entre Fabrice etla duchesse, disait à son amie:- Ce nouveau prince est la vertu incarnée, mais je l'aiappelé cet enfant: me pardonnera-t-il jamais? Je ne vois qu'un moyen <strong>de</strong> me remettreexcellemment bien avec lui, c'est l'absence. Je vais me montrer parfait <strong>de</strong> grâces et <strong>de</strong>respects, après quoi je suis mala<strong>de</strong> et je <strong>de</strong>man<strong>de</strong> mon congé. Vous me le permettrez,puisque la fortune <strong>de</strong> Fabrice est assurée. Mais me ferez-vous le sacrifice immense,ajouta-t-il en riant, <strong>de</strong> changer le titre sublime <strong>de</strong> duchesse contre un autre bieninférieur? Pour m'amuser, je laisse toutes les affaires ici dans un désordre inextricable;j'avais quatre ou cinq travailleurs dans mes divers ministères, je les ai fait mettre à lapension <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>ux mois, parce qu'ils lisent les journaux français; et je les airemplacés par <strong>de</strong>s nigauds incroyables.Après notre départ, le prince se trouvera dans un tel embarras, que, malgré l'horreurqu'il a pour le caractère <strong>de</strong> Rassi, je ne doute pas qu'il ne soit obligé <strong>de</strong> le rappeler, etmoi je n'attends qu'un ordre du tyran qui dispose <strong>de</strong> mon sort, pour écrire une lettre<strong>de</strong> tendre amitié à mon ami Rassi, et lui dire que j'ai tout lieu d'espérer que bientôt onrendra justice à son mérite.Chapitre XXVIICette conversation sérieuse eut lieu le len<strong>de</strong>main du retour <strong>de</strong> Fabrice au palaisSanseverina; la duchesse était encore sous le coup <strong>de</strong> la joie qui éclatait dans toutesles actions <strong>de</strong> Fabrice. Ainsi, se disait-elle, cette petite dévote m'a trompée! Elle n'apas su résister à son amant seulement pendant trois mois.<strong>La</strong> certitu<strong>de</strong> d'un dénouement heureux avait donné à cet être si pusillanime, le jeuneprince, le courage d'aimer; il eut quelque connaissance <strong>de</strong>s préparatifs <strong>de</strong> départ quel'on faisait au palais Sanseverina; et son valet <strong>de</strong> chambre français, qui croyait peu àla vertu <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s dames, lui donna du courage à l'égard <strong>de</strong> la duchesse. Ernest Vse permit une démarche qui fut sévèrement blâmée par la princesse et par tous lesgens sensés <strong>de</strong> la cour; le peuple y vit le sceau <strong>de</strong> la faveur étonnante dont jouissait laduchesse. Le prince vint la voir dans son palais.275


- Vous partez, lui dit-il d'un ton sérieux qui parut odieux à la duchesse, vous partez;vous allez me trahir et manquer à vos serments! Et pourtant, si j'eusse tardé dixminutes à vous accor<strong>de</strong>r la grâce <strong>de</strong> Fabrice, il était mort. Et vous me laissezmalheureux! et sans vos serments je n'eusse jamais eu le courage <strong>de</strong> vous aimer<strong>com</strong>me je fais! Vous n'avez donc pas d'honneur!- Réfléchissez mûrement, mon prince. Dans toute votre vie y a-t-il eu d'espace égal enbonheur aux quatre mois qui viennent <strong>de</strong> s'écouler? Votre gloire <strong>com</strong>me souverain, et,j'ose le croire, votre bonheur <strong>com</strong>me homme aimable, ne se sont jamais élevés à cepoint. Voici le traité que je vous propose: si vous daignez y consentir, je ne serai pasvotre maîtresse pour un instant fugitif, et en vertu d'un serment extorqué par la peur,mais je consacrerai tous les instants <strong>de</strong> ma vie à faire votre félicité, je serai toujoursce que j'ai été <strong>de</strong>puis quatre mois, et peut-être l'amour viendra-t-il couronner l'amitié.Je ne jurerais pas du contraire.- Eh bien! dit le prince ravi, prenez un autre rôle, soyez plus encore, régnez à la foissur moi et sur mes états, soyez mon premier ministre; je vous offre un mariage telqu'il est permis par les tristes convenances <strong>de</strong> mon rang; nous en avons un exempleprès <strong>de</strong> nous: le roi <strong>de</strong> Naples vient d'épouser la duchesse <strong>de</strong> Partana. Je vous offretout ce que je puis faire, un mariage du même genre. Je vais ajouter une idée <strong>de</strong> tristepolitique pour vous montrer que je ne suis plus un enfant, et que j'ai réfléchi à tout. Jene vous ferai point valoir la condition que je m'impose d'être le <strong>de</strong>rnier souverain <strong>de</strong>ma race, le chagrin <strong>de</strong> voir <strong>de</strong> mon vivant les gran<strong>de</strong>s puissances disposer <strong>de</strong> masuccession; je bénis ces désagréments fort réels, puisqu'ils m'offrent un moyen <strong>de</strong>plus <strong>de</strong> vous prouver mon estime et ma passion.<strong>La</strong> duchesse n'hésita pas un instant; le prince l'ennuyait, et le <strong>com</strong>te lui semblaitparfaitement aimable; il n'y avait au mon<strong>de</strong> qu'un homme qu'on pût lui préférer.D'ailleurs elle régnait sur le <strong>com</strong>te, et le prince, dominé par les exigences <strong>de</strong> son rang,eût plus ou moins régné sur elle. Et puis, il pouvait <strong>de</strong>venir inconstant et prendre <strong>de</strong>smaîtresses; la différence d'âge semblerait, dans peu d'années, lui en donner le droit.Dès le premier instant, la perspective <strong>de</strong> s'ennuyer avait décidé <strong>de</strong> tout; toutefois laduchesse, qui voulait être charmante, <strong>de</strong>manda la permission <strong>de</strong> réfléchir.Il serait trop long <strong>de</strong> rapporter ici les tournures <strong>de</strong> phrases presque tendres et lestermes infiniment gracieux dans lesquels elle sut envelopper son refus. Le prince semit en colère; il voyait tout son bonheur lui échapper. Que <strong>de</strong>venir après que laduchesse aurait quitté sa cour? D'ailleurs, quelle humiliation d'être refusé! Enfinqu'est-ce que va me dire mon valet <strong>de</strong> chambre français quand je lui conterai madéfaite?<strong>La</strong> duchesse eut l'art <strong>de</strong> calmer le prince, et <strong>de</strong> ramener peu à peu la négociation à sesvéritables termes.- Si Votre Altesse daigne consentir à ne point presser l'effet d'une promesse fatale, ethorrible à mes yeux, <strong>com</strong>me me faisant encourir mon propre mépris, je passerai mavie à sa cour, et cette cour sera toujours ce qu'elle a été cet hiver; tous mes instantsseront consacrés à contribuer à son bonheur <strong>com</strong>me homme, et à sa gloire <strong>com</strong>mesouverain. Si elle exige que j'obéisse à mon serment, elle aura flétri le reste <strong>de</strong> mavie, et à l'instant elle me verra quitter ses états pour n'y jamais rentrer. Le jour oùj'aurai perdu l'honneur sera aussi le <strong>de</strong>rnier jour où je vous verrai.276


Mais le prince était obstiné <strong>com</strong>me les êtres pusillanimes; d'ailleurs son orgueild'homme et <strong>de</strong> souverain était irrité du refus <strong>de</strong> sa main; il pensait à toutes lesdifficultés qu'il eût eues à surmonter pour faire accepter ce mariage, et que pourtant ils'était résolu à vaincre.Durant trois heures on se répéta <strong>de</strong> part et d'autre les mêmes arguments, souventmêlés <strong>de</strong> mots fort vifs. Le prince s'écria:- Vous voulez donc me faire croire, madame, que vous manquez d'honneur? Si j'eussehésité aussi longtemps le jour où le général Fabio Conti donnait du poison à Fabrice,vous seriez occupée aujourd'hui à lui élever un tombeau dans une <strong>de</strong>s églises <strong>de</strong><strong>Parme</strong>.- Non pas à <strong>Parme</strong>, certes, dans ce pays d'empoisonneurs.- Eh bien! partez, madame la duchesse, reprit le prince avec colère, et vousemporterez mon mépris.Comme il s'en allait, la duchesse lui dit à voix basse:- Eh bien! présentez-vous ici à dix heures du soir, dans le plus strict incognito, et vousferez un marché <strong>de</strong> dupe. Vous m'aurez vue pour la <strong>de</strong>rnière fois, et j'eusse consacréma vie à vous rendre aussi heureux qu'un prince absolu peut l'être dans ce siècle <strong>de</strong>jacobins. Et songez à ce que sera votre cour quand je n y serai plus pour la tirer parforce <strong>de</strong> sa platitu<strong>de</strong> et <strong>de</strong> sa méchanceté naturelles.- De votre côté, vous refusez la couronne <strong>de</strong> <strong>Parme</strong>, et mieux que la couronne, carvous n'eussiez point été une princesse vulgaire, épousée par politique, et qu'on n'aimepoint; mon coeur est tout à vous, et vous vous fussiez vue à jamais la maîtresseabsolue <strong>de</strong> mes actions <strong>com</strong>me <strong>de</strong> mon gouvernement.- Oui, mais la princesse votre mère eût eu le droit <strong>de</strong> me mépriser <strong>com</strong>me une vileintrigante.- Eh bien! j'eusse exilé la princesse avec une pension.Il y eut encore trois quarts d'heure <strong>de</strong> répliques incisives. Le prince, qui avait l'âmedélicate, ne pouvait se résoudre ni à user <strong>de</strong> son droit, ni à laisser partir la duchesse.On lui avait dit qu'après le premier moment obtenu, n'importe <strong>com</strong>ment, les femmesreviennent.Chassé par la duchesse indignée, il osa reparaître tout tremblant et fort malheureux àdix heures moins trois minutes. À dix heures et <strong>de</strong>mie, la duchesse montait en voitureet partait pour Bologne. Elle écrivit au <strong>com</strong>te dès qu'elle fut hors <strong>de</strong>s états du prince:" Le sacrifice est fait. Ne me <strong>de</strong>man<strong>de</strong>z pas d'être gaie pendant un mois. Je ne verraiplus Fabrice; je vous attends à Bologne, et quand vous voudrez je serai la <strong>com</strong>tesseMosca. Je ne vous <strong>de</strong>man<strong>de</strong> qu'une chose, ne me forcez jamais à reparaître dans lepays que je quitte, et songez toujours qu'au lieu <strong>de</strong> 150 000 livres <strong>de</strong> rentes, vousallez en avoir 30 ou 40 tout au plus. Tous les sots vous regardaient bouche béante, etvous ne serez plus considéré qu'autant que vous voudrez bien vous abaisser à<strong>com</strong>prendre toutes leurs petites idées. Tu l'as voulu, Georges Dandin! "277


Huit jours après, le mariage se célébrait à Pérouse dans une église où les ancêtres du<strong>com</strong>te ont leurs tombeaux. Le prince était au désespoir. <strong>La</strong> duchesse avait reçu <strong>de</strong> luitrois ou quatre courriers, et n'avait pas manqué <strong>de</strong> lui renvoyer sous enveloppes seslettres non décachetées. Ernest V avait fait un traitement magnifique au <strong>com</strong>te, etdonné le grand cordon <strong>de</strong> son ordre à Fabrice.- C'est là surtout ce qui m'a plu <strong>de</strong> ses adieux. Nous nous sommes séparés, disait le<strong>com</strong>te à la nouvelle <strong>com</strong>tesse Mosca <strong>de</strong>lla Rovere, les meilleurs amis du mon<strong>de</strong>; il m'adonné un grand cordon espagnol, et <strong>de</strong>s diamants qui valent bien le grand cordon. Ilm'a dit qu'il me ferait duc, s'il ne voulait se réserver ce moyen pour vous rappelerdans ses états. Je suis donc chargé <strong>de</strong> vous déclarer, belle mission pour un mari, quesi vous daignez revenir à <strong>Parme</strong>, ne fût-ce que pour un mois, je serai fait duc, sous lenom que vous choisirez, et vous aurez une belle terre.C'est ce que la duchesse refusa avec une sorte d'horreur.Après la scène qui s'était passée au bal <strong>de</strong> la cour, et qui semblait assez décisive,Clélia parut ne plus se souvenir <strong>de</strong> l'amour qu'elle avait semblé partager un instant;les remords les plus violents s'étaient emparés <strong>de</strong> cette âme vertueuse et croyante.C'est ce que Fabrice <strong>com</strong>prenait fort bien, et malgré toutes les espérances qu'ilcherchait à se donner, un sombre malheur ne s'en était pas moins emparé <strong>de</strong> sonâme. Cette fois cependant le malheur ne le conduisit point dans la retraite, <strong>com</strong>me àl'époque du mariage <strong>de</strong> Clélia.Le <strong>com</strong>te avait prié son neveu <strong>de</strong> lui man<strong>de</strong>r avec exactitu<strong>de</strong> ce qui se passait à lacour, et Fabrice, qui <strong>com</strong>mençait à <strong>com</strong>prendre tout ce qu'il lui <strong>de</strong>vait, s'était promis<strong>de</strong> remplir cette mission en honnête homme.Ainsi que la ville et la cour, Fabrice ne doutait pas que son ami n'eût le projet <strong>de</strong>revenir au ministère, et avec plus <strong>de</strong> pouvoir qu'il n'en avait jamais eu. Les prévisionsdu <strong>com</strong>te ne tardèrent pas à se vérifier: moins <strong>de</strong> six semaines après son départ,Rassi était premier ministre; Fabio Conti, ministre <strong>de</strong> la guerre, et les prisons, que le<strong>com</strong>te avait presque vidées, se remplissaient <strong>de</strong> nouveau. Le prince, en appelant cesgens-là au pouvoir, crut se venger <strong>de</strong> la duchesse; il était fou d'amour et haïssaitsurtout le <strong>com</strong>te Mosca <strong>com</strong>me un rival.Fabrice avait bien <strong>de</strong>s affaires; monseigneur <strong>La</strong>ndriani, âgé <strong>de</strong> soixante-douze ans,étant tombé dans un grand état <strong>de</strong> langueur et ne sortant presque plus <strong>de</strong> son palais,c'était au coadjuteur à s'acquitter <strong>de</strong> presque toutes ses fonctions.<strong>La</strong> marquise Crescenzi, accablée <strong>de</strong> remords, et effrayée par le directeur <strong>de</strong> saconscience, avait trouvé un excellent moyen pour se soustraire aux regards <strong>de</strong>Fabrice. Prenant prétexte <strong>de</strong> la fin d'une première grossesse, elle s'était donné pourprison son propre palais; mais ce palais avait un immense jardin. Fabrice sut ypénétrer et plaça dans l'allée que Clélia affectionnait le plus <strong>de</strong>s fleurs arrangées enbouquets, et disposées dans un ordre qui leur donnait un langage, <strong>com</strong>me jadis elle luien faisait parvenir tous les soirs dans les <strong>de</strong>rniers jours <strong>de</strong> sa prison à la tour Farnèse.<strong>La</strong> marquise fut très irritée <strong>de</strong> cette tentative; les mouvements <strong>de</strong> son âme étaientdirigés tantôt par les remords, tantôt par la passion. Durant plusieurs mois elle ne sepermit pas <strong>de</strong> <strong>de</strong>scendre une seule fois dans le jardin <strong>de</strong> son palais; elle se faisaitmême scrupule d'y jeter un regard.278


Fabrice <strong>com</strong>mençait à croire qu'il était séparé d'elle pour toujours, et le désespoir<strong>com</strong>mençait aussi à s'emparer <strong>de</strong> son âme. Le mon<strong>de</strong> où il passait sa vie lui déplaisaitmortellement, et s'il n'eût été intimement persuadé que le <strong>com</strong>te ne pouvait trouver lapaix <strong>de</strong> l'âme hors du ministère, il se fût mis en retraite dans son petit appartement<strong>de</strong> l'archevêché. Il lui eût été doux <strong>de</strong> vivre tout à ses pensées, et <strong>de</strong> n'entendre plusla voix humaine que dans l'exercice officiel <strong>de</strong> ses fonctions.Mais, se disait-il, dans l'intérêt du <strong>com</strong>te et <strong>de</strong> la <strong>com</strong>tesse Mosca, personne ne peutme remplacer.Le prince continuait à le traiter avec une distinction qui le plaçait au premier rang danscette cour et cette faveur il la <strong>de</strong>vait en gran<strong>de</strong> partie à lui-même. L'extrême réservequi, chez Fabrice, provenait d'une indifférence allant jusqu'au dégoût pour toutes lesaffectations ou les petites passions qui remplissent la vie <strong>de</strong>s hommes, avait piqué lavanité du jeune prince; il disait souvent que Fabrice avait autant d'esprit que sa tante.L'âme candi<strong>de</strong> du prince s'apercevait à <strong>de</strong>mi d'une vérité: c'est que personnen'approchait <strong>de</strong> lui avec les mêmes dispositions <strong>de</strong> coeur que Fabrice. Ce qui nepouvait échapper, même au vulgaire <strong>de</strong>s courtisans, c'est que la considérationobtenue par Fabrice n'était point celle d'un simple coadjuteur, mais l'emportait mêmesur les égards que le souverain montrait à l'archevêque. Fabrice écrivait au <strong>com</strong>te quesi jamais le prince avait assez d'esprit pour s'apercevoir du gâchis dans lequel lesministres Rassi, Fabio Conti, Zurla et autres <strong>de</strong> même force avaient jeté ses affaires,lui, Fabrice, serait le canal naturel par lequel il ferait une démarche, sans trop<strong>com</strong>promettre son amour-propre.Sans le souvenir du mot fatal, cet enfant, disait-il à la <strong>com</strong>tesse Mosca, appliqué parun homme <strong>de</strong> génie à une auguste personne, l'auguste personne se serait déjà écriée:Revenez bien vite et chassez-moi tous ces va-nu-pieds. Dès aujourd'hui, si la femme<strong>de</strong> l'homme <strong>de</strong> génie daignait faire une démarche, si peu significative qu'elle fût, onrappellerait le <strong>com</strong>te avec transport; mais il rentrera par une bien plus belle porte, s'ilveut attendre que le fruit soit mûr. Du reste, on s'ennuie à ravir dans les salons <strong>de</strong> laprincesse, on n'y a pour se divertir que la folie du Rassi, qui, <strong>de</strong>puis qu'il est <strong>com</strong>te,est <strong>de</strong>venu maniaque <strong>de</strong> noblesse. On vient <strong>de</strong> donner <strong>de</strong>s ordres sévères pour quetoute personne qui ne peut pas prouver huit quartiers <strong>de</strong> noblesse n'ose plus seprésenter aux soirées <strong>de</strong> la princesse (ce sont les termes du rescrit). Tous les hommesqui sont en possession d'entrer le matin dans la gran<strong>de</strong> galerie, et <strong>de</strong> se trouver sur lepassage du souverain lorsqu'il se rend à la messe, continueront à jouir <strong>de</strong> ce privilège;mais les nouveaux arrivants <strong>de</strong>vront faire preuve <strong>de</strong>s huit quartiers. Sur quoi l'on a ditqu'on voit bien que Rassi est sans quartier.On pense que <strong>de</strong> telles lettres n'étaient point confiées à la poste. <strong>La</strong> <strong>com</strong>tesse Moscarépondait <strong>de</strong> Naples: " Nous avons un concert tous les jeudis, et conversation tous lesdimanches; on ne peut pas se remuer dans nos salons. Le <strong>com</strong>te est enchanté <strong>de</strong> sesfouilles, il y consacre mille francs par mois, et vient <strong>de</strong> faire venir <strong>de</strong>s ouvriers <strong>de</strong>smontagnes <strong>de</strong> l'Abruzze, qui ne lui coûtent que vingt-trois sous par jour. Tu <strong>de</strong>vraisbien venir nous voir. Voici plus <strong>de</strong> vingt fois, monsieur l'ingrat, que je vous fais cettesommation. "Fabrice n'avait gar<strong>de</strong> d'obéir: la simple lettre qu'il écrivait tous les jours au <strong>com</strong>te ou àla <strong>com</strong>tesse lui semblait une corvée presque insupportable. On lui pardonnera quandon saura qu'une année entière se passa ainsi, sans qu'il pût adresser une parole à lamarquise. Toutes ses tentatives pour établir quelque correspondance avaient étérepoussées avec horreur. Le silence habituel que, par ennui <strong>de</strong> la vie, Fabrice gardaitpartout, excepté dans l'exercice <strong>de</strong> ses fonctions et à la cour, joint à la pureté parfaite279


<strong>de</strong> ses moeurs, l'avait mis dans une vénération si extraordinaire qu'il se décida enfin àobéir aux conseils <strong>de</strong> sa tante." Le prince a pour toi une vénération telle, lui écrivait-elle, qu'il faut t'attendre bientôtà une disgrâce; il te prodiguera les marques d'inattention et les mépris atroces <strong>de</strong>scourtisans suivront les siens. Ces petits <strong>de</strong>spotes, si honnêtes qu'ils soient, sontchangeants <strong>com</strong>me la mo<strong>de</strong> et par la même raison: l'ennui. Tu ne peux trouver <strong>de</strong>forces contre le caprice du souverain que dans la prédication. Tu improvises si bien envers! essaye <strong>de</strong> parler une <strong>de</strong>mi-heure sur la religion; tu diras <strong>de</strong>s hérésies dans les<strong>com</strong>mencements; mais paye un théologien savant et discret qui assistera à tessermons, et t'avertira <strong>de</strong> tes fautes, tu les répareras le len<strong>de</strong>main. "Le genre <strong>de</strong> malheur que porte dans l'âme un amour contrarié, fait que toute chose<strong>de</strong>mandant <strong>de</strong> l'attention et <strong>de</strong> l'action <strong>de</strong>vient une atroce corvée. Mais Fabrice se ditque son crédit sur le peuple, s'il en acquérait, pourrait un jour être utile à sa tante etau <strong>com</strong>te, pour lequel sa vénération augmentait tous les jours, à mesure que lesaffaires lui apprenaient à connaître la méchanceté <strong>de</strong>s hommes. Il se détermina àprêcher, et son succès, préparé par sa maigreur et son habit râpé, fut sans exemple.On trouvait dans ses discours un parfum <strong>de</strong> tristesse profon<strong>de</strong>, qui, réuni à sacharmante figure et aux récits <strong>de</strong> la haute faveur dont il jouissait à la cour, enlevatous les coeurs <strong>de</strong> femme. Elles inventèrent qu'il avait été un <strong>de</strong>s plus bravescapitaines <strong>de</strong> l'armée <strong>de</strong> Napoléon. Bientôt ce fait absur<strong>de</strong> fut hors <strong>de</strong> doute. On faisaitgar<strong>de</strong>r <strong>de</strong>s places dans les églises où il <strong>de</strong>vait prêcher; les pauvres s y établissaientpar spéculation dès cinq heures du matin .Le succès fut tel que Fabrice eut enfin l'idée qui changea tout dans son âme, que, nefût-ce que par simple curiosité, la marquise Crescenzi pourrait bien un jour venirassister à l'un <strong>de</strong> ses sermons. Tout à coup le public ravi s'aperçut que son talentredoublait; il se permettait, quand il était ému, <strong>de</strong>s images dont la hardiesse eût faitfrémir les orateurs les plus exercés; quelquefois, s'oubliant soi-même, il se livrait à<strong>de</strong>s moments d'inspiration passionnée, et tout l'auditoire fondait en larmes. Maisc'était en vain que son oeil aggrottato cherchait parmi tant <strong>de</strong> figures tournées vers lachaire celle dont la présence eût été pour lui un si grand événement.Mais si jamais j'ai ce bonheur, se dit-il, ou je me trouverai mal, ou je resteraiabsolument court. Pour parer à ce <strong>de</strong>rnier inconvénient, il avait <strong>com</strong>posé une sorte <strong>de</strong>prière tendre et passionnée qu'il plaçait toujours dans sa chaire, sur un tabouret; ilavait le projet <strong>de</strong> se mettre à lire ce morceau, si jamais la présence <strong>de</strong> la marquisevenait le mettre hors d'état <strong>de</strong> trouver un mot.Il apprit un jour, par ceux <strong>de</strong>s domestiques du marquis qui étaient à sa sol<strong>de</strong>, que <strong>de</strong>sordres avaient été donnés afin que l'on préparât pour le len<strong>de</strong>main la loge <strong>de</strong> la CasaCrescenzi au grand théâtre. Il y avait une année que la marquise n'avait paru à aucunspectacle, et c'était un ténor qui faisait fureur et remplissait la salle tous les soirs quila faisait déroger à ses habitu<strong>de</strong>s. Le premier mouvement <strong>de</strong> Fabrice fut une joieextrême. Enfin je pourrai la voir toute une soirée! On dit qu'elle est bien pâle. Et ilcherchait à se figurer ce que pouvait être cette tête charmante, avec <strong>de</strong>s couleurs à<strong>de</strong>mi effacées par les <strong>com</strong>bats <strong>de</strong> l'âme.Son ami Ludovic, tout consterné <strong>de</strong> ce qu'il appelait la folie <strong>de</strong> son maître, trouva,mais avec beaucoup <strong>de</strong> peine, une loge au quatrième rang, presque en face <strong>de</strong> celle<strong>de</strong> la marquise. Une idée se présenta à Fabrice: J'espère lui donner l'idée <strong>de</strong> venir ausermon, et je choisirai une église fort petite, afin d'être en état <strong>de</strong> la bien voir. Fabriceprêchait ordinairement à trois heures. Dès le matin du jour où la marquise <strong>de</strong>vait aller280


au spectacle, il fit annoncer qu'un <strong>de</strong>voir <strong>de</strong> son état le retenant à l'archevêchépendant toute la journée, il prêcherait par extraordinaire à huit heures et <strong>de</strong>mie dusoir, dans la petite église <strong>de</strong> Sainte-Marie <strong>de</strong> la Visitation, située précisément en faced'une <strong>de</strong>s ailes du palais Crescenzi. Ludovic présenta <strong>de</strong> sa part une quantité énorme<strong>de</strong> cierges aux religieuses <strong>de</strong> la Visitation, avec prière d'illuminer à jour leur église. Ileut toute une <strong>com</strong>pagnie <strong>de</strong> grenadiers <strong>de</strong> la gar<strong>de</strong>, et l'on plaça une sentinelle, labaïonnette au bout du fusil, <strong>de</strong>vant chaque chapelle, pour empêcher les vols.Le sermon n'était annoncé que pour huit heures et <strong>de</strong>mie, et à <strong>de</strong>ux heures l'égliseétant entièrement remplie, l'on peut se figurer le tapage qu'il y eut dans la ruesolitaire que dominait la noble architecture du palais Crescenzi. Fabrice avait faitannoncer qu'en l'honneur <strong>de</strong> Notre-Dame <strong>de</strong> Pitié, il prêcherait sur la pitié qu'une âmegénéreuse doit avoir pour un malheureux, même quand il serait coupable.Déguisé avec tout le soin possible, Fabrice gagna sa loge au théâtre au moment <strong>de</strong>l'ouverture <strong>de</strong>s portes, et quand rien n'était encore allumé. Le spectacle <strong>com</strong>mençavers huit heures, et quelques minutes après il eut cette joie qu'aucun esprit ne peutconcevoir s'il ne l'a pas éprouvée, il vit la porte <strong>de</strong> la loge Crescenzi s'ouvrir; peuaprès, la marquise entra; il ne l'avait pas vue aussi bien <strong>de</strong>puis le jour où elle lui avaitdonné son éventail. Fabrice crut qu'il suffoquerait <strong>de</strong> joie; il sentait <strong>de</strong>s mouvements siextraordinaires, qu'il se dit: Peut-être je vais mourir! Quelle façon charmante <strong>de</strong> finircette vie si triste! Peut-être je vais tomber dans cette loge; les fidèles réunis à laVisitation ne me verront point arriver, et <strong>de</strong>main, ils apprendront que leur futurarchevêque s'est oublié dans une loge <strong>de</strong> l'Opéra, et encore, déguisé en domestique etcouvert d'une livrée! Adieu toute ma réputation! Et que me fait ma réputation!Toutefois, vers les huit heures trois quarts, Fabrice fit effort sur lui-même; il quitta saloge <strong>de</strong>s quatrièmes et eut toutes les peines du mon<strong>de</strong> à gagner, à pied, le lieu où il<strong>de</strong>vait quitter son habit <strong>de</strong> <strong>de</strong>mi-livrée et prendre un vêtement plus convenable. Ce nefut que vers les neuf heures qu'il arriva à la Visitation, dans un état <strong>de</strong> pâleur et <strong>de</strong>faiblesse tel que le bruit se répandit dans l'église que M. le coadjuteur ne pourrait pasprêcher ce soir-là. On peut juger <strong>de</strong>s soins que lui prodiguèrent les religieuses, à lagrille <strong>de</strong> leur parloir intérieur où il s'était réfugié. Ces dames parlaient beaucoup;Fabrice <strong>de</strong>manda à être seul quelques instants, puis il courut à sa chaire. Un <strong>de</strong> sesai<strong>de</strong>s <strong>de</strong> camp lui avait annoncé, vers les trois heures, que l'église <strong>de</strong> la Visitation étaitentièrement remplie mais <strong>de</strong> gens appartenant à la <strong>de</strong>rnière classe et attirésapparemment par le spectacle <strong>de</strong> l'illumination. En entrant en chaire, Fabrice futagréablement surpris <strong>de</strong> trouver toutes les chaises occupées par les jeunes gens à lamo<strong>de</strong> et par les personnages <strong>de</strong> la plus haute distinction.Quelques phrases d'excuses <strong>com</strong>mencèrent son sermon et furent reçues avec <strong>de</strong>s cris<strong>com</strong>primés d'admiration. Ensuite vint la <strong>de</strong>scription passionnée du malheureux dont ilfaut avoir pitié pour honorer dignement la Madone <strong>de</strong> Pitié, qui, elle-même, a tantsouffert sur la terre. L'orateur était fort ému; il y avait <strong>de</strong>s moments où il pouvait àpeine prononcer les mots <strong>de</strong> façon à être entendu dans toutes les parties <strong>de</strong> cettepetite église. Aux yeux <strong>de</strong> toutes les femmes et <strong>de</strong> bon nombre <strong>de</strong>s hommes, il avaitl'air lui-même du malheureux dont il fallait prendre pitié, tant sa pâleur était extrême.Quelques minutes après les phrases d'excuses par lesquelles il avait <strong>com</strong>mencé sondiscours, on s'aperçut qu'il était hors <strong>de</strong> son assiette ordinaire: on le trouvait ce soir-làd'une tristesse plus profon<strong>de</strong> et plus tendre que <strong>de</strong> coutume. Une fois on lui vit leslarmes aux yeux: à l'instant il s'éleva dans l'auditoire un sanglot général et si bruyant,que le sermon en fut tout à fait interrompu.281


Cette première interruption fut suivie <strong>de</strong> dix autres; on poussait <strong>de</strong>s cris d'admiration,il y avait <strong>de</strong>s éclats <strong>de</strong> larmes; on entendait à chaque instant <strong>de</strong>s cris tels que: Ah!sainte Madone! Ah! grand Dieu! L'émotion était si générale et si invincible dans cepublic d'élite, que personne n'avait honte <strong>de</strong> pousser <strong>de</strong>s cris, et les gens qui y étaiententraînés ne semblaient point ridicules à leurs voisins.Au repos qu'il est d'usage <strong>de</strong> prendre au milieu du sermon, on dit à Fabrice qu'il n'étaitresté absolument personne au spectacle; une seule dame se voyait encore dans saloge, la marquise Crescenzi. Pendant ce moment <strong>de</strong> repos on entendit tout à coupbeaucoup <strong>de</strong> bruit dans la salle: c'étaient les fidèles qui votaient une statue à M. lecoadjuteur. Son succès dans la secon<strong>de</strong> partie du discours fut tellement fou etmondain, les élans <strong>de</strong> contrition chrétienne furent tellement remplacés par <strong>de</strong>s crisd'admiration tout à fait profanes, qu'il crut <strong>de</strong>voir adresser, en quittant la chaire, unesorte <strong>de</strong> répriman<strong>de</strong> aux auditeurs. Sur quoi tous sortirent à la fois avec unmouvement qui avait quelque chose <strong>de</strong> singulier et <strong>de</strong> <strong>com</strong>passé; et, en arrivant à larue, tous se mettaient à applaudir avec fureur et à crier: E viva <strong>de</strong>l Dongo!Fabrice consulta sa montre avec précipitation, et courut à une petite fenêtre grillée quiéclairait l'étroit passage <strong>de</strong> l'orgue à l'intérieur du couvent. Par politesse envers lafoule incroyable et insolite qui remplissait la rue, le suisse du palais Crescenzi avaitplacé une douzaine <strong>de</strong> torches dans ces mains <strong>de</strong> fer que l'on voit sortir <strong>de</strong>s murs <strong>de</strong>face <strong>de</strong>s palais bâtis au moyen âge. Après quelques minutes, et longtemps avant queles cris eussent cessé, l'événement que Fabrice attendait avec tant d'anxiété arriva, lavoiture <strong>de</strong> la marquise revenant du spectacle, parut dans la rue, le cocher fut obligé<strong>de</strong> s'arrêter, et ce ne fut qu'au plus petit pas, et à force <strong>de</strong> cris, que la voiture putgagner la porte.<strong>La</strong> marquise avait été touchée <strong>de</strong> la musique sublime, <strong>com</strong>me le sont les coeursmalheureux, mais bien plus encore <strong>de</strong> la solitu<strong>de</strong> parfaite du spectacle lorsqu'elle enapprit la cause. Au milieu du second acte, et le ténor admirable étant en scène, lesgens même du parterre avaient tout à coup déserté leurs places pour aller tenterfortune et essayer <strong>de</strong> pénétrer dans l'église <strong>de</strong> la Visitation. <strong>La</strong> marquise, se voyantarrêtée par la foule <strong>de</strong>vant sa porte, fondit en larmes. Je n'avais pas fait un mauvaischoix! se dit-elle.Mais précisément à cause <strong>de</strong> ce moment d'attendrissement elle résista avec fermetéaux instances du marquis et <strong>de</strong> tous les amis <strong>de</strong> la maison, qui ne concevaient pasqu'elle n'allât point voir un prédicateur aussi étonnant. Enfin, disait-on, il l'emportemême sur le meilleur ténor <strong>de</strong> l'Italie! Si je le vois, je suis perdue! se disait lamarquise.Ce fut en vain que Fabrice, dont le talent semblait plus brillant chaque jour, prêchaencore plusieurs fois dans cette même petite église, voisine du palais Crescenzi,jamais il n'aperçut Clélia, qui même à la fin prit <strong>de</strong> l'humeur <strong>de</strong> cette affectation àvenir troubler sa rue solitaire, après l'avoir déjà chassée <strong>de</strong> son jardin.En parcourant les figures <strong>de</strong> femmes qui l'écoutaient, Fabrice remarquait <strong>de</strong>puis assezlongtemps une petite figure brune fort jolie, et dont les yeux jetaient <strong>de</strong>s flammes.Ces yeux magnifiques étaient ordinairement baignés <strong>de</strong> larmes dès la huitième oudixième phrase du sermon. Quand Fabrice était obligé <strong>de</strong> dire <strong>de</strong>s choses longues etennuyeuses pour lui-même, il reposait assez volontiers ses regards sur cette tête dontla jeunesse lui plaisait. Il apprit que cette jeune personne s'appelait Anetta Marini, filleunique et héritière du plus riche marchand drapier <strong>de</strong> <strong>Parme</strong>, mort quelques moisauparavant.282


Bientôt le nom <strong>de</strong> cette Anetta Marini, fille du drapier, fut dans toutes les bouches; elleétait <strong>de</strong>venue éperdument amoureuse <strong>de</strong> Fabrice. Lorsque les fameux sermons<strong>com</strong>mencèrent, son mariage était arrêté avec Gia<strong>com</strong>o Rassi, fils aîné du ministre <strong>de</strong>la justice, lequel ne lui déplaisait point; mais à peine eut-elle entendu <strong>de</strong>ux foismonsignore Fabrice, qu'elle déclara qu'elle ne voulait plus se marier; et, <strong>com</strong>me on lui<strong>de</strong>mandait la cause d'un si singulier changement, elle répondit qu'il n'était pas digned'une honnête fille d'épouser un homme en se sentant éperdument éprise d'un autre.Sa famille chercha d'abord sans succès quel pouvait être cet autre.Mais les larmes brûlantes qu'Anetta versait au sermon mirent sur la voie <strong>de</strong> la vérité;sa mère et ses oncles lui ayant <strong>de</strong>mandé si elle aimait monsignore Fabrice, ellerépondit avec hardiesse que, puisqu'on avait découvert la vérité, elle ne s'aviliraitpoint par un mensonge; elle ajouta que, n'ayant aucun espoir d'épouser l'hommequ'elle adorait, elle voulait du moins n'avoir plus les yeux offensés par la figure ridiculedu contino Rassi. Ce ridicule donné au fils d'un homme que poursuivait l'envie <strong>de</strong> toutela bourgeoisie <strong>de</strong>vint, en <strong>de</strong>ux jours, l'entretien <strong>de</strong> toute la ville. <strong>La</strong> réponse d'AnettaMarini parut charmante, et tout le mon<strong>de</strong> la répéta. On en parla au palais Crescenzi<strong>com</strong>me on en parlait partout.Clélia se garda bien d'ouvrir la bouche sur un tel sujet dans son salon; mais elle fit <strong>de</strong>squestions à sa femme <strong>de</strong> chambre, et, le dimanche suivant, après avoir entendu lamesse à la chapelle <strong>de</strong> son palais, elle fit monter sa femme <strong>de</strong> chambre dans savoiture, et alla chercher une secon<strong>de</strong> messe à la paroisse <strong>de</strong> Mlle Marini. Elle y trouvaréunis tous les beaux <strong>de</strong> la ville attirés par le même motif; ces messieurs se tenaient<strong>de</strong>bout près <strong>de</strong> la porte. Bientôt, au grand mouvement qui se fit parmi eux, lamarquise <strong>com</strong>prit que cette Mlle Marini entrait dans l'église; elle se trouva fort bienplacée pour la voir, et, malgré sa piété, ne donna guère d'attention à la messe. Cléliatrouva à cette beauté bourgeoise un petit air décidé qui, suivant elle, eût pu convenirtout au plus à une femme mariée <strong>de</strong>puis plusieurs années. Du reste elle étaitadmirablement bien prise dans sa petite taille, et ses yeux, <strong>com</strong>me l'on dit enLombardie, semblaient faire la conversation avec les choses qu'ils regardaient. <strong>La</strong>marquise s'enfuit avant la fin <strong>de</strong> la messe.Dès le len<strong>de</strong>main, les amis <strong>de</strong> la maison Crescenzi, lesquels venaient tous les soirspasser la soirée, racontèrent un nouveau trait ridicule <strong>de</strong> l'Anetta Marini. Comme samère, craignant quelque folie <strong>de</strong> sa part, ne laissait que peu d'argent à sa disposition,Anetta était allée offrir une magnifique bague en diamants, ca<strong>de</strong>au <strong>de</strong> son père, aucélèbre Hayez, alors à <strong>Parme</strong> pour les salons du palais Crescenzi, et lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r leportrait <strong>de</strong> M. <strong>de</strong>l Dongo; mais elle voulut que ce portrait fût vêtu simplement <strong>de</strong> noir,et non point en habit <strong>de</strong> prêtre. Or, la veille, la mère <strong>de</strong> la petite Anetta avait été biensurprise, et encore plus scandalisée <strong>de</strong> trouver dans la chambre <strong>de</strong> sa fille unmagnifique portrait <strong>de</strong> Fabrice <strong>de</strong>l Dongo, entouré du plus beau cadre que l'on eûtdoré à <strong>Parme</strong> <strong>de</strong>puis vingt ans.Chapitre XXVIIIEntraîné par les événements, nous n'avons pas eu le temps d'esquisser la race<strong>com</strong>ique <strong>de</strong> courtisans qui pullulent à la cour <strong>de</strong> <strong>Parme</strong> et faisaient <strong>de</strong> drôles <strong>de</strong><strong>com</strong>mentaires sur les événements par nous racontés. Ce qui rend en ce pays-là unpetit noble, garni <strong>de</strong> ses trois ou quatre mille livres <strong>de</strong> rente, digne <strong>de</strong> figurer en basnoirs, aux levers du prince, c'est d'abord <strong>de</strong> n'avoir jamais lu Voltaire et Rousseau:cette condition est peu difficile à remplir. Il fallait ensuite savoir parler avec283


attendrissement du rhume du souverain, ou <strong>de</strong> la <strong>de</strong>rnière caisse <strong>de</strong> minéralogie qu'ilavait reçue <strong>de</strong> Saxe. Si après cela on ne manquait pas à la messe un seul jour <strong>de</strong>l'année, si l'on pouvait <strong>com</strong>pter au nombre <strong>de</strong> ses amis intimes <strong>de</strong>ux ou trois grosmoines, le prince daignait vous adresser une fois la parole tous les ans, quinze joursavant ou quinze jours après le premier janvier, ce qui vous donnait un grand reliefdans votre paroisse, et le percepteur <strong>de</strong>s contributions n'osait pas trop vous vexer sivous étiez en retard sur la somme annuelle <strong>de</strong> cent francs à laquelle étaient imposéesvos petites propriétés.M. Gonzo était un pauvre hère <strong>de</strong> cette sorte, fort noble, qui, outre qu'il possédaitquelque petit bien, avait obtenu par le crédit du marquis Crescenzi une placemagnifique, rapportant mille cent cinquante francs par an. Cet homme eût pu dînerchez lui, mais il avait une passion: il n'était à son aise et heureux que lorsqu'il setrouvait dans le salon <strong>de</strong> quelque grand personnage qui lui dît <strong>de</strong> temps à autre:Taisez-vous, Gonzo, vous n'êtes qu'un sot. Ce jugement était dicté par l'humeur, carGonzo avait presque toujours plus d'esprit que le grand personnage. Il parlait à propos<strong>de</strong> tout et avec assez <strong>de</strong> grâce: <strong>de</strong> plus, il était prêt à changer d'opinion sur unegrimace du maître <strong>de</strong> la maison. À vrai dire, quoique d'une adresse profon<strong>de</strong> pour sesintérêts, il n'avait pas une idée, et quand le prince n'était pas enrhumé, il étaitquelquefois embarrassé au moment d'entrer dans un salon.Ce qui dans <strong>Parme</strong> avait valu une réputation à Gonzo, c'était un magnifique chapeau àtrois cornes garni d'une plume noire un peu délabrée, qu'il mettait, même en frac;mais il fallait voir la façon dont il portait cette plume, soit sur la tête, soit à la main; làétait le talent et l'importance. Il s'informait avec une anxiété véritable <strong>de</strong> l'état <strong>de</strong>santé du petit chien <strong>de</strong> la marquise, et si le feu eût pris au palais Crescenzi, il eûtexposé sa vie pour sauver un <strong>de</strong> ces beaux fauteuils <strong>de</strong> brocart d'or, qui <strong>de</strong>puis tantd'années accrochaient sa culotte <strong>de</strong> soie noire, quand par hasard il osait s'y asseoir uninstant.Sept ou huit personnages <strong>de</strong> cette espèce arrivaient tous les soirs à sept heures dansle salon <strong>de</strong> la marquise Crescenzi. À peine assis, un laquais magnifiquement vêtud'une livrée jonquille toute couverte <strong>de</strong> galons d'argent, ainsi que la veste rouge quien <strong>com</strong>plétait la magnificence, venait prendre les chapeaux et les cannes <strong>de</strong>s pauvresdiables. Il était immédiatement suivi d'un valet <strong>de</strong> chambre apportant une tasse <strong>de</strong>café infiniment petite, soutenue par un pied d'argent en filigrane; et toutes les <strong>de</strong>miheuresun maître d'hôtel, portant épée et habit magnifique à la française, venait offrir<strong>de</strong>s glaces.Une <strong>de</strong>mi-heure après les petits courtisans râpés, on voyait arriver cinq ou six officiersparlant haut et d'un air tout militaire et discutant habituellement sur le nombre etl'espèce <strong>de</strong>s boutons que doit porter l'habit du soldat pour que le général en chefpuisse remporter <strong>de</strong>s victoires. Il n'eût pas été pru<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> citer dans ce salon unjournal français; car, quand même la nouvelle se fût trouvée <strong>de</strong>s plus agréables, parexemple cinquante libéraux fusillés en Espagne, le narrateur n'en fût pas moins restéconvaincu d'avoir lu un journal français. Le chef-d'oeuvre <strong>de</strong> l'habileté <strong>de</strong> tous cesgens-là était d'obtenir tous les dix ans une augmentation <strong>de</strong> pension <strong>de</strong> cent cinquantefrancs. C'est ainsi que le prince partage avec sa noblesse le plaisir <strong>de</strong> régner sur lespaysans et sur les bourgeois.Le principal personnage, sans contredit, du salon Crescenzi, était le chevalierFoscarini, parfaitement honnête homme; aussi avait-il été un peu en prison sous tousles régimes. Il était membre <strong>de</strong> cette fameuse chambre <strong>de</strong>s députés qui, à Milan,rejeta la loi <strong>de</strong> l'enregistrement présentée par Napoléon, trait peu fréquent dans284


l'histoire. Le chevalier Foscarini, après avoir été vingt ans l'ami <strong>de</strong> la mère du marquis,était resté l'homme influent dans la maison. Il avait toujours quelque conte plaisant àfaire, mais rien n'échappait à sa finesse, et la jeune marquise, qui se sentait coupableau fond du coeur, tremblait <strong>de</strong>vant lui.Comme Gonzo avait une véritable passion pour le grand seigneur, qui lui disait <strong>de</strong>sgrossièretés et le faisait pleurer une ou <strong>de</strong>ux fois par an, sa manie était <strong>de</strong> chercher àlui rendre <strong>de</strong> petits services; et, s'il n'eût été paralysé par les habitu<strong>de</strong>s d'une extrêmepauvreté, il eût pu réussir quelquefois, car il n'était pas sans une certaine dose <strong>de</strong>finesse et une beaucoup plus gran<strong>de</strong> d'effronterie.Le Gonzo, tel que nous le connaissons, méprisait assez la marquise Crescenzi, car <strong>de</strong>sa vie elle ne lui avait adressé une parole peu polie; mais enfin elle était la femme <strong>de</strong>ce fameux marquis Crescenzi, chevalier d'honneur <strong>de</strong> la princesse, et qui, une fois ou<strong>de</strong>ux par mois, disait à Gonzo:- Tais-toi, Gonzo, tu n'es qu'une bête.Le Gonzo remarqua que tout ce qu'on disait <strong>de</strong> la petite Anetta Marini faisait sortir lamarquise, pour un instant, <strong>de</strong> l'état <strong>de</strong> rêverie et d'incurie où elle restaithabituellement plongée jusqu'au moment où onze heures sonnaient, alors elle faisaitle thé, et en offrait à chaque homme présent, en l'appelant par son nom. Après quoi,au moment <strong>de</strong> rentrer chez elle, elle semblait trouver un moment <strong>de</strong> gaieté, c'étaitl'instant qu'on choisissait pour lui réciter les sonnets satiriques.On en fait d'excellents en Italie: c'est le seul genre <strong>de</strong> littérature qui ait encore un peu<strong>de</strong> vie; à la vérité il n'est pas soumis à la censure, et les courtisans <strong>de</strong> la casaCrescenzi annonçaient toujours leur sonnet par ces mots: Madame la marquise veutellepermettre que l'on récite <strong>de</strong>vant elle un bien mauvais sonnet? et quand le sonnetavait fait rire et avait été répété <strong>de</strong>ux ou trois fois, l'un <strong>de</strong>s officiers ne manquait pas<strong>de</strong> s'écrier: M. le ministre <strong>de</strong> la police <strong>de</strong>vrait bien s'occuper <strong>de</strong> faire un peu pendre lesauteurs <strong>de</strong> telles infamies. Les sociétés bourgeoises, au contraire, accueillent cessonnets avec l'admiration la plus franche, et les clercs <strong>de</strong> procureurs en ven<strong>de</strong>nt <strong>de</strong>scopies.D'après la sorte <strong>de</strong> curiosité montrée par la marquise, Gonzo se figura qu'on avait tropvanté <strong>de</strong>vant elle la beauté <strong>de</strong> la petite Marini qui d'ailleurs avait un million <strong>de</strong> fortune,et qu'elle en était jalouse. Comme avec son sourire continu et son effronterie <strong>com</strong>plèteenvers tout ce qui n'était pas noble, Gonzo pénétrait partout, dès le len<strong>de</strong>main il arrivadans le salon <strong>de</strong> la marquise, portant son chapeau à plumes d'une certaine façontriomphante et qu'on ne lui voyait guère qu'une fois ou <strong>de</strong>ux chaque année lorsque leprince lui avait dit: Adieu Gonzo.Après avoir salué respectueusement la marquise, Gonzo ne s'éloigna point <strong>com</strong>me <strong>de</strong>coutume pour aller prendre place sur le fauteuil qu'on venait <strong>de</strong> lui avancer. Il se plaçaau milieu du cercle, et s'écria brutalement: - J'ai vu le portrait <strong>de</strong> monseigneur <strong>de</strong>lDongo. Clélia fut tellement surprise qu'elle fut obligée <strong>de</strong> s'appuyer sur le bras <strong>de</strong> sonfauteuil; elle essaya <strong>de</strong> faire tête à l'orage, mais bientôt fut obligée <strong>de</strong> déserter lesalon.- Il faut convenir, mon pauvre Gonzo, que vous êtes d'une maladresse rare, s'écriaavec hauteur l'un <strong>de</strong>s officiers qui finissait sa quatrième glace. Comment ne savezvouspas que le coadjuteur, qui a été l'un <strong>de</strong>s plus braves colonels <strong>de</strong> l'armée <strong>de</strong>Napoléon, a joué jadis un tour pendable au père <strong>de</strong> la marquise, en sortant <strong>de</strong> la285


cita<strong>de</strong>lle où le général Conti <strong>com</strong>mandait <strong>com</strong>me il fût sorti <strong>de</strong> la Steccata (laprincipale église <strong>de</strong> <strong>Parme</strong>)?- J'ignore en effet bien <strong>de</strong>s choses, mon cher capitaine, et je suis un pauvre imbécilequi fais <strong>de</strong>s bévues toute la journée.Cette réplique, tout à fait dans le goût italien, fit rire aux dépens du brillant officier. <strong>La</strong>marquise rentra bientôt; elle s'était armée <strong>de</strong> courage, et n'était pas sans quelquevague espérance <strong>de</strong> pouvoir elle-même admirer ce portrait <strong>de</strong> Fabrice, que l'on disaitexcellent. Elle parla <strong>de</strong>s éloges du talent <strong>de</strong> Hayez, qui l'avait fait. Sans le savoir elleadressait <strong>de</strong>s sourires charmants au Gonzo qui regardait l'officier d'un air malin.Comme tous les autres courtisans <strong>de</strong> la maison se livraient au même plaisir, l'officierprit la fuite, non sans vouer une haine mortelle au Gonzo; celui-ci triomphait, et, lesoir, en prenant congé, fut engagé à dîner pour le len<strong>de</strong>main.- En voici bien d'une autre! s'écria Gonzo, le len<strong>de</strong>main, après le dîner, quand lesdomestiques furent sortis, n'arrive-t-il pas que notre coadjuteur est tombé amoureux<strong>de</strong> la petite Marini!...On peut juger du trouble qui s'éleva dans le coeur <strong>de</strong> Clélia en entendant un mot aussiextraordinaire. Le marquis lui-même fut ému.- Mais Gonzo, mon ami, vous battez la campagne <strong>com</strong>me à l'ordinaire! et vous <strong>de</strong>vriezparler avec un peu plus <strong>de</strong> retenue d'un personnage qui a eu l'honneur <strong>de</strong> faire onzefois la partie <strong>de</strong> whist <strong>de</strong> Son Altesse!- Eh bien! monsieur le marquis, répondit le Gonzo avec la grossièreté <strong>de</strong>s gens <strong>de</strong>cette espèce, je puis vous jurer qu'il voudrait bien aussi faire la partie <strong>de</strong> la petiteMarini. Mais il suffit que ces détails vous déplaisent; ils n'existent plus pour moi, quiveux avant tout ne pas choquer mon adorable marquis.Toujours, après le dîner, le marquis se retirait pour faire la sieste. Il n'eut gar<strong>de</strong>, cejour-là; mais le Gonzo se serait plutôt coupé la langue que d'ajouter un mot sur lapetite Marini; et, à chaque instant, il <strong>com</strong>mençait un discours, calculé <strong>de</strong> façon à ceque le marquis pût espérer qu'il allait revenir aux amours <strong>de</strong> la petite bourgeoise. LeGonzo avait supérieurement cet esprit italien qui consiste à différer avec délices <strong>de</strong>lancer le mot désiré. Le pauvre marquis, mourant <strong>de</strong> curiosité, fut obligé <strong>de</strong> faire <strong>de</strong>savances: il dit à Gonzo que, quand il avait le plaisir <strong>de</strong> dîner avec lui, il mangeait <strong>de</strong>uxfois davantage. Gonzo ne <strong>com</strong>prit pas, et se mit à décrire une magnifique galerie <strong>de</strong>tableaux que formait la marquise Balbi, la maîtresse du feu prince; trois ou quatre foisil parla <strong>de</strong> Hayez, avec l'accent plein <strong>de</strong> lenteur <strong>de</strong> l'admiration la plus profon<strong>de</strong>. Lemarquis se disait: Bon! il va arriver enfin au portrait <strong>com</strong>mandé par la petite Marini!Mais c'est ce que Gonzo n'avait gar<strong>de</strong> <strong>de</strong> faire. Cinq heures sonnèrent, ce qui donnabeaucoup d'humeur au marquis, qui était accoutumé à monter en voiture à cinqheures et <strong>de</strong>mie, après sa sieste, pour aller au Corso.- Voilà <strong>com</strong>ment vous êtes, avec vos bêtises! dit-il grossièrement au Gonzo; vous meferez arriver au Corso après la princesse, dont je suis le chevalier d'honneur, et quipeut avoir <strong>de</strong>s ordres à me donner. Allons! dépêchez! dites-moi en peu <strong>de</strong> paroles, sivous le pouvez, ce que c'est que ces prétendus amours <strong>de</strong> monseigneur le coadjuteur?Mais le Gonzo voulait réserver ce récit pour l'oreille <strong>de</strong> la marquise, qui l'avait invité àdîner; il dépêcha donc, en fort peu <strong>de</strong> mots, l'histoire réclamée, et le marquis, à moitiéendormi, courut faire sa sieste. Le Gonzo prit une tout autre manière avec la pauvre286


marquise. Elle était restée tellement jeune et naïve au milieu <strong>de</strong> sa haute fortune,qu'elle crut <strong>de</strong>voir réparer la grossièreté avec laquelle le marquis venait d'adresser laparole au Gonzo. Charmé <strong>de</strong> ce succès, celui-ci retrouva toute son éloquence, et se fitun plaisir, non moins qu'un <strong>de</strong>voir, d'entrer avec elle dans <strong>de</strong>s détails infinis.<strong>La</strong> petite Anetta Marini donnait jusqu'à un sequin par place qu'on lui retenait ausermon; elle arrivait toujours avec <strong>de</strong>ux <strong>de</strong> ses tantes et l'ancien caissier <strong>de</strong> son père.Ces places, qu'elle faisait gar<strong>de</strong>r dès la veille, étaient choisies en général presque visà-visla chaire, mais un peu du côté du grand autel, car elle avait remarqué que lecoadjuteur se tournait souvent vers l'autel. Or, ce que le public avait remarqué aussi,c'est que non rarement les yeux si parlants du jeune prédicateur s'arrêtaient avec<strong>com</strong>plaisance sur la jeune héritière, cette beauté si piquante; et apparemment avecquelque attention, car, dès qu'il avait les yeux fixés sur elle, son sermon <strong>de</strong>venaitsavant; les citations y abondaient, l'on n'y trouvait plus <strong>de</strong> ces mouvements quipartent du coeur; et les dames, pour qui l'intérêt cessait presque aussitôt, semettaient à regar<strong>de</strong>r la Marini et à en médire.Clélia se fit répéter jusqu'à trois fois tous ces détails singuliers. À la troisième, elle<strong>de</strong>vint fort rêveuse; elle calculait qu'il y avait justement quatorze mois qu'elle n'avaitvu Fabrice. Y aurait-il un bien grand mal, se disait-elle, à passer une heure dans uneéglise, non pour voir Fabrice, mais pour entendre un prédicateur célèbre? D'ailleurs, jeme placerai loin <strong>de</strong> la chaire, et je ne regar<strong>de</strong>rai Fabrice qu'une fois en entrant et uneautre fois à la fin du sermon... Non, se disait Clélia, ce n'est pas Fabrice que je vaisvoir, je vais entendre le prédicateur étonnant! Au milieu <strong>de</strong> tous ces raisonnements, lamarquise avait <strong>de</strong>s remords; sa conduite avait été si belle <strong>de</strong>puis quatorze mois! Enfin,se dit-elle, pour trouver quelque paix avec elle-même, si la première femme quiviendra ce soir a été entendre prêcher monsignore <strong>de</strong>l Dongo, j'irai aussi; si elle n'yest point allée, je m'abstiendrai.Une fois ce parti pris, la marquise fit le bonheur du Gonzo en lui disant:- Tâchez <strong>de</strong> savoir quel jour le coadjuteur prêchera, et dans quelle église? Ce soir,avant que vous ne sortiez, j'aurai peut-être une <strong>com</strong>mission à vous donner.À peine Gonzo parti pour le Corso, Clélia alla prendre l'air dans le jardin <strong>de</strong> son palais.Elle ne se fit pas l'objection que <strong>de</strong>puis dix mois elle n'y avait pas mis les pieds. Elleétait vive, animée; elle avait <strong>de</strong>s couleurs. Le soir, à chaque ennuyeux qui entrait dansle salon, son coeur palpitait d'émotion. Enfin on annonça le Gonzo, qui, du premiercoup d'oeil, vit qu'il allait être l'homme nécessaire pendant huit jours; la marquise estjalouse <strong>de</strong> la petite Marini, et ce serait, ma foi, une <strong>com</strong>édie bien montée, se dit-il,que celle dans laquelle la marquise jouerait le premier rôle, la petite Anetta lasoubrette, et monsignore <strong>de</strong>l Dongo l'amoureux! Ma foi, le billet d'entrée ne serait pastrop payé à <strong>de</strong>ux francs. Il ne se sentait pas <strong>de</strong> joie, et, pendant toute la soirée, ilcoupait la parole à tout le mon<strong>de</strong> et racontait les anecdotes les plus saugrenues (parexemple, la célèbre actrice et le marquis <strong>de</strong> Pequigny, qu'il avait apprise la veille d'unvoyageur français). <strong>La</strong> marquise, <strong>de</strong> son côté, ne pouvait tenir en place; elle sepromenait dans le salon, elle passait dans une galerie voisine du salon, où le marquisn'avait admis que <strong>de</strong>s tableaux coûtant chacun plus <strong>de</strong> vingt mille francs. Ces tableauxavaient un langage si clair ce soir-là qu'ils fatiguaient le coeur <strong>de</strong> la marquise à forced'émotion. Enfin, elle entendit ouvrir les <strong>de</strong>ux battants, elle courut au salon; c'était lamarquise Raversi! Mais en lui adressant les <strong>com</strong>pliments d'usage, Clélia sentait que lavoix lui manquait. <strong>La</strong> marquise lui fit répéter <strong>de</strong>ux fois la question:- Que dites-vous du prédicateur à la mo<strong>de</strong>? qu'elle n'avait point entendue d'abord.287


- Je le regardais <strong>com</strong>me un petit intrigant, très digne neveu <strong>de</strong> l'illustre <strong>com</strong>tesseMosca; mais à la <strong>de</strong>rnière fois qu'il a prêché, tenez, à l'église <strong>de</strong> la Visitation, vis-à-vis<strong>de</strong> chez vous, il a été tellement sublime, que, toute haine cessante, je le regar<strong>de</strong><strong>com</strong>me l'homme le plus éloquent que j'aie jamais entendu.- Ainsi vous avez assisté à un <strong>de</strong> ses sermons? dit Clélia toute tremblante <strong>de</strong> bonheur.- Mais, <strong>com</strong>ment, dit la marquise en riant, vous ne m'écoutiez donc pas? Je n'ymanquerais pas pour tout au mon<strong>de</strong>. On dit qu'il est attaqué <strong>de</strong> la poitrine, et quebientôt il ne prêchera plus!À peine la marquise sortie, Clélia appela le Gonzo dans la galerie.- Je suis presque résolue, lui dit-elle, à entendre ce prédicateur si vanté. Quandprêchera-t-il?- Lundi prochain, c'est-à-dire dans trois jours; et l'on dirait qu'il a <strong>de</strong>viné le projet <strong>de</strong>Votre Excellence; car il vient prêcher à l'église <strong>de</strong> la Visitation.Tout n'était pas expliqué; mais Clélia ne trouvait plus <strong>de</strong> voix pour parler; elle fit cinqou six tours dans la galerie, sans ajouter une parole. Gonzo se disait: Voilà lavengeance qui la travaille. Comment peut-on être assez insolent pour se sauver d'uneprison, surtout quand on a l'honneur d'être gardé par un héros tel que le général FabioConti!- Au reste, il faut se presser, ajouta-t-il avec une fine ironie; il est touché à la poitrine.J'ai entendu le docteur Rambo dire qu'il n'a pas un an <strong>de</strong> vie; Dieu le punit d'avoirrompu son ban en se sauvant traîtreusement <strong>de</strong> la cita<strong>de</strong>lle.<strong>La</strong> marquise s'assit sur le divan <strong>de</strong> la galerie, et fit signe à Gonzo <strong>de</strong> l'imiter. Aprèsquelques instants, elle lui remit une petite bourse où elle avait préparé quelquessequins. -Faites-moi retenir quatre places.- Sera-t-il permis au pauvre Gonzo <strong>de</strong> se glisser à la suite <strong>de</strong> Votre Excellence?- Sans doute; faites retenir cinq places... Je ne tiens nullement, ajouta-t-elle, à êtreprès <strong>de</strong> la chaire mais j'aimerais à voir Mlle Marini, que l'on dit si jolie.<strong>La</strong> marquise ne vécut pas pendant les trois jours qui la séparaient du fameux lundi,jour du sermon. Le Gonzo, pour qui c'était un insigne honneur d'être vu en public à lasuite d'une aussi gran<strong>de</strong> dame, avait arboré son habit français avec l'épée; ce n'estpas tout, profitant du voisinage du palais, il fit porter dans l'église un fauteuil dorémagnifique <strong>de</strong>stiné à la marquise, ce qui fut trouvé <strong>de</strong> la <strong>de</strong>rnière insolence par lesbourgeois. On peut penser ce que <strong>de</strong>vint la pauvre marquise, lorsqu'elle aperçut cefauteuil, et qu'on l'avait placé précisément vis-à-vis la chaire. Clélia était si confuse,baissant les yeux, et réfugiée dans un coin <strong>de</strong> cet immense fauteuil, qu'elle n'eut pasmême le courage <strong>de</strong> regar<strong>de</strong>r la petite Marini, que le Gonzo lui indiquait <strong>de</strong> la main,avec une effronterie dont elle ne pouvait revenir. Tous les êtres non nobles n'étaientabsolument rien aux yeux du courtisan.Fabrice parut dans la chaire; il était si maigre, si pâle, tellement consumé, que lesyeux <strong>de</strong> Clélia se remplirent <strong>de</strong> larmes à l'instant. Fabrice dit quelques paroles, puis288


s'arrêta, <strong>com</strong>me si la voix lui manquait tout à coup; il essaya vainement <strong>de</strong><strong>com</strong>mencer quelques phrases; il se retourna, et prit un papier écrit.- Mes frères, dit-il, une âme malheureuse et bien digne <strong>de</strong> toute votre pitié vousengage, par ma voix, à prier pour la fin <strong>de</strong> ses tourments, qui ne cesseront qu'avec savie.Fabrice lut la suite <strong>de</strong> son papier fort lentement; mais l'expression <strong>de</strong> sa voix étaittelle, qu'avant le milieu <strong>de</strong> la prière tout le mon<strong>de</strong> pleurait, même le Gonzo.- Au moinson ne me remarquera pas, se disait la marquise en fondant en larmes.Tout en lisant le papier écrit, Fabrice trouva <strong>de</strong>ux ou trois idées sur l'état <strong>de</strong> l'hommemalheureux pour lequel il venait solliciter les prières <strong>de</strong>s fidèles. Bientôt les penséeslui arrivèrent en foule. En ayant l'air <strong>de</strong> s'adresser au public, il ne parlait qu'à lamarquise. Il termina son discours un peu plus tôt que <strong>de</strong> coutume, parce que, quoiqu'il pût faire, les larmes le gagnaient à un tel point qu'il ne pouvait plus prononcerd'une manière intelligible. Les bons juges trouvèrent ce sermon singulier, mais égal aumoins, pour le pathétique, au fameux sermon prêché aux lumières. Quant à Clélia, àpeine eut-elle entendu les dix premières lignes <strong>de</strong> la prière lue par Fabrice, qu'elleregarda <strong>com</strong>me un crime atroce d'avoir pu passer quatorze mois sans le voir. Enrentrant chez elle, elle se mit au lit pour pouvoir penser à Fabrice en toute liberté; etle len<strong>de</strong>main d'assez bonne heure, Fabrice reçut un billet ainsi conçu:" On <strong>com</strong>pte sur votre honneur; cherchez quatre braves <strong>de</strong> la discrétion <strong>de</strong>squels voussoyez sûr, et <strong>de</strong>main au moment où minuit sonnera à la Steccata, trouvez-vous prèsd'une petite porte qui porte le numéro 19, dans la rue Saint-Paul. Songez que vouspouvez être attaqué, ne venez pas seul. "En reconnaissant ces caractères divins, Fabrice tomba à genoux et fondit en larmes:Enfin, s'écria-t-il, après quatorze mois et huit jours! Adieu les prédications.Il serait bien long <strong>de</strong> décrire tous les genres <strong>de</strong> folies auxquels furent en proie, cejour-là, les coeurs <strong>de</strong> Fabrice et <strong>de</strong> Clélia. <strong>La</strong> petite porte indiquée dans le billet n'étaitautre que celle <strong>de</strong> l'orangerie du palais Crescenzi, et, dix fois dans la journée, Fabricetrouva le moyen <strong>de</strong> la voir. Il prit <strong>de</strong>s armes, et seul, un peu avant minuit, d'un pasrapi<strong>de</strong>, il passait près <strong>de</strong> cette porte, lorsque à son inexprimable joie, il entendit unevoix bien connue, dire d'un ton très bas:- Entre ici, ami <strong>de</strong> mon coeur.Fabrice entra avec précaution, et se trouva à la vérité dans l'orangerie, mais vis-à-visune fenêtre fortement grillée et élevée, au-<strong>de</strong>ssus du sol, <strong>de</strong> trois ou quatre pieds.L'obscurité était profon<strong>de</strong>, Fabrice avait entendu quelque bruit dans cette fenêtre, et ilen reconnaissait la grille avec la main, lorsqu'il sentit une main, passée à travers lesbarreaux, prendre la sienne et la porter à <strong>de</strong>s lèvres qui lui donnèrent un baiser.- C'est moi, lui dit une voix chérie, qui suis venue ici pour te dire que je t'aime, et pourte <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r si tu veux m'obéir.On peut juger <strong>de</strong> la réponse, <strong>de</strong> la joie, <strong>de</strong> l'étonnement <strong>de</strong> Fabrice; après lespremiers transports, Clélia lui dit:- J'ai fait voeu à la Madone, <strong>com</strong>me tu sais, <strong>de</strong> ne jamais te voir; c'est pourquoi je tereçois dans cette obscurité profon<strong>de</strong>. Je veux bien que tu saches que, si jamais tu me289


forçais à te regar<strong>de</strong>r en plein jour, tout serait fini entre nous. Mais d'abord, je ne veuxpas que tu prêches <strong>de</strong>vant Anetta Marini, et ne va pas croire que c'est moi qui ai eu lasottise <strong>de</strong> faire porter un fauteuil dans la maison <strong>de</strong> Dieu.- Mon cher ange, je ne prêcherai plus <strong>de</strong>vant qui que ce soit; je n'ai prêché que dansl'espoir qu'un jour je te verrais.- Ne parle pas ainsi, songe qu'il ne m'est pas permis, à moi, <strong>de</strong> te voir.Ici, nous <strong>de</strong>mandons la permission <strong>de</strong> passer, sans en dire un seul mot, sur un espace<strong>de</strong> trois années.À l'époque où reprend notre récit, il y avait déjà longtemps que le <strong>com</strong>te Mosca était<strong>de</strong> retour à <strong>Parme</strong>, <strong>com</strong>me premier ministre, plus puissant que jamais.Après ces trois années <strong>de</strong> bonheur divin, l'âme <strong>de</strong> Fabrice eut un caprice <strong>de</strong> tendressequi vint tout changer. <strong>La</strong> marquise avait un charmant petit garçon <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux ans,Sandrino, qui faisait la joie <strong>de</strong> sa mère; il était toujours avec elle ou sur les genoux dumarquis Crescenzi;, Fabrice au contraire, ne le voyait presque jamais; il ne voulut pasqu'il s'accoutumât à chérir un autre père. Il conçut le <strong>de</strong>ssein d'enlever l'enfant avantque ses souvenirs fussent bien distincts.Dans les longues heures <strong>de</strong> chaque journée où la marquise ne pouvait voir son ami, laprésence <strong>de</strong> Sandrino la consolait; car nous avons à avouer une chose qui semblerabizarre au nord <strong>de</strong>s Alpes: malgré ses erreurs elle était restée fidèle à son voeu; elleavait promis à la Madone, l'on se le rappelle peut-être, <strong>de</strong> ne jamais voir Fabrice;telles avaient été ses paroles précises: en conséquence elle ne le recevait que <strong>de</strong> nuit,et jamais il n'y avait <strong>de</strong> lumières dans l'appartement.Mais tous les soirs il était reçu par son amie; et, ce qui est admirable, au milieu d'unecour dévorée par la curiosité et par l'ennui, les précautions <strong>de</strong> Fabrice avaient été sihabilement calculées, que jamais cette amicizia, <strong>com</strong>me on dit en Lombardie, ne futmême soupçonnée. Cet amour était trop vif pour qu'il n'y eût pas <strong>de</strong>s brouilles; Cléliaétait fort sujette à la jalousie, mais presque toujours les querelles venaient d'une autrecause. Fabrice avait abusé <strong>de</strong> quelque cérémonie publique pour se trouver dans lemême lieu que la marquise et la regar<strong>de</strong>r, elle saisissait alors un prétexte pour sortirbien vite, et pour longtemps exilait son ami.On était étonné à la cour <strong>de</strong> <strong>Parme</strong> <strong>de</strong> ne connaître aucune intrigue à une femme aussiremarquable par sa beauté et l'élévation <strong>de</strong> son esprit; elle fit naître <strong>de</strong>s passions quiinspirèrent bien <strong>de</strong>s folies, et souvent Fabrice aussi fut jaloux.Le bon archevêque <strong>La</strong>ndriani était mort <strong>de</strong>puis longtemps; la piété, les moeursexemplaires, l'éloquence <strong>de</strong> Fabrice l'avaient fait oublier; son frère aîné était mort ettous les biens <strong>de</strong> la famille lui étaient arrivés. À partir <strong>de</strong> cette époque il distribuachaque année aux vicaires et aux curés <strong>de</strong> son diocèse les cent et quelque mille francsque rapportait l'archevêché <strong>de</strong> <strong>Parme</strong>.Il eût été difficile <strong>de</strong> rêver une vie plus honorée, plus honorable et plus utile que celleque Fabrice s'était faite, lorsque tout fut troublé par ce malheureux caprice <strong>de</strong>tendresse.- D'après ce voeu que je respecte et qui fait pourtant le malheur <strong>de</strong> ma vie puisque tune veux pas me voir <strong>de</strong> jour, dit-il un jour à Clélia, je suis obligé <strong>de</strong> vivre290


constamment seul, n'ayant d'autre distraction que le travail; et encore le travail memanque. Au milieu <strong>de</strong> cette façon sévère et triste <strong>de</strong> passer les longues heures <strong>de</strong>chaque journée, une idée s'est présentée, qui fait mon tourment et que je <strong>com</strong>bats envain <strong>de</strong>puis six mois: mon fils ne m'aimera point, il ne m'entend jamais nommer.Élevé au milieu du luxe aimable du palais Crescenzi, à peine s'il me connaît. Le petitnombre <strong>de</strong> fois que je le vois, je songe à sa mère, dont il me rappelle la beauté célesteet que je ne puis regar<strong>de</strong>r, et il doit me trouver une figure sérieuse ce qui, pour lesenfants, veut dire triste.- Eh bien! dit la marquise, où tend tout ce discours qui m'effraye?- À ravoir mon fils! Je veux qu'il habite avec moi je veux le voir tous les jours, je veuxqu'il s'accoutume à m'aimer; je veux l'aimer moi-même à loisir. Puisqu'une fatalitéunique au mon<strong>de</strong> veut que je sois privé <strong>de</strong> ce bonheur dont jouissent tant d'âmestendres, et que je ne passe pas ma vie avec tout ce que j'adore, je veux du moinsavoir auprès <strong>de</strong> moi un être qui te rappelle à mon coeur, qui te remplace en quelquesorte. Les affaires et les hommes me sont à charge dans ma solitu<strong>de</strong> forcée; tu saisque l'ambition a toujours été un mot vi<strong>de</strong> pour moi, <strong>de</strong>puis l'instant où j'eus lebonheur d'être écroué par Barbone, et tout ce qui n'est pas sensation <strong>de</strong> l'âme mesemble ridicule dans la mélancolie qui loin <strong>de</strong> toi m'accable.On peut <strong>com</strong>prendre la vive douleur dont le chagrin <strong>de</strong> son ami remplit l'âme <strong>de</strong> lapauvre Clélia; sa tristesse fut d'autant plus profon<strong>de</strong> qu'elle sentait que Fabrice avaitune sorte <strong>de</strong> raison. Elle alla jusqu'à mettre en doute si elle ne <strong>de</strong>vait pas tenter <strong>de</strong>rompre son voeu. Alors elle eût reçu Fabrice <strong>de</strong> jour <strong>com</strong>me tout autre personnage <strong>de</strong>la société, et sa réputation <strong>de</strong> sagesse était trop bien établie pour qu'on en médît. Ellese disait qu'avec beaucoup d'argent elle pourrait se faire relever <strong>de</strong> son voeu; maiselle sentait aussi que cet arrangement tout mondain ne tranquilliserait pas saconscience, et peut-être le ciel irrité la punirait <strong>de</strong> ce nouveau crime.D'un autre côté, si elle consentait à cé<strong>de</strong>r au désir si naturel <strong>de</strong> Fabrice, si ellecherchait à ne pas faire le malheur <strong>de</strong> cette âme tendre qu'elle connaissait si bien, etdont son voeu singulier <strong>com</strong>promettait si étrangement la tranquillité, quelle apparenced'enlever le fils unique d'un <strong>de</strong>s plus grands seigneurs d'Italie sans que la frau<strong>de</strong> fûtdécouverte? Le marquis Crescenzi prodiguerait <strong>de</strong>s sommes énormes, se mettrait luimêmeà la tête <strong>de</strong>s recherches, et tôt ou tard l'enlèvement serait connu. Il n'y avaitqu'un moyen <strong>de</strong> parer à ce danger, il fallait envoyer l'enfant au loin, à Édimbourg, parexemple, ou à Paris; mais c'est à quoi la tendresse d'une mère ne pouvait serésoudre. L'autre moyen proposé par Fabrice, et en effet le plus raisonnable, avaitquelque chose <strong>de</strong> sinistre augure et <strong>de</strong> presque encore plus affreux aux yeux <strong>de</strong> cettemère éperdue; il fallait, disait Fabrice, feindre une maladie; l'enfant serait <strong>de</strong> plus enplus mal, enfin il viendrait à mourir pendant une absence du marquis Crescenzi.Une répugnance qui, chez Clélia, allait jusqu'à la terreur, causa une rupture qui ne putdurer.Clélia prétendait qu'il ne fallait pas tenter Dieu; que ce fils si chéri était le fruit d'uncrime, et que, si encore l'on irritait la colère céleste, Dieu ne manquerait pas <strong>de</strong> leretirer à lui. Fabrice reparlait <strong>de</strong> sa <strong>de</strong>stinée singulière: L'état que le hasard m'adonné, disait-il à Clélia, et mon amour m'obligent à une solitu<strong>de</strong> éternelle, je ne puis,<strong>com</strong>me la plupart <strong>de</strong> mes confrères avoir les douceurs d'une société intime, puisquevous ne voulez me recevoir que dans l'obscurité, ce qui réduit à <strong>de</strong>s instants, pourainsi dire, la partie <strong>de</strong> ma vie que je puis passer avec vous.291


Il y eut bien <strong>de</strong>s larmes répandues. Clélia tomba mala<strong>de</strong>; mais elle aimait trop Fabricepour se refuser constamment au sacrifice terrible qu'il lui <strong>de</strong>mandait En apparence,Sandrino tomba mala<strong>de</strong>; le marquis se hâta <strong>de</strong> faire appeler les mé<strong>de</strong>cins les pluscélèbres, et Clélia rencontra dès cet instant un embarras terrible qu'elle n'avait pasprévu; il fallait empêcher cet enfant adoré <strong>de</strong> prendre aucun <strong>de</strong>s remè<strong>de</strong>s ordonnéspar les mé<strong>de</strong>cins; ce n'était pas une petite affaire.L'enfant, retenu au lit plus qu'il ne fallait pour sa santé, <strong>de</strong>vint réellement mala<strong>de</strong>.Comment dire au mé<strong>de</strong>cin la cause <strong>de</strong> ce mal? Déchirée par <strong>de</strong>ux intérêts contraires etsi chers, Clélia fut sur le point <strong>de</strong> perdre la raison. Fallait-il consentir à une guérisonapparente, et sacrifier ainsi tout le fruit d'une feinte si longue et si pénible? Fabrice, <strong>de</strong>son côté, ne pouvait ni se pardonner la violence qu'il exerçait sur le coeur <strong>de</strong> sonamie, ni renoncer à son projet. Il avait trouvé le moyen d'être introduit toutes les nuitsauprès <strong>de</strong> l'enfant mala<strong>de</strong>, ce qui avait amené une autre <strong>com</strong>plication. <strong>La</strong> marquisevenait soigner son fils, et quelquefois Fabrice était obligé <strong>de</strong> la voir à la clarté <strong>de</strong>sbougies, ce qui semblait au pauvre coeur mala<strong>de</strong> <strong>de</strong> Clélia un péché horrible et quiprésageait la mort <strong>de</strong> Sandrino. C'était en vain que les casuistes les plus célèbres,consultés sur l'obéissance à un voeu, dans le cas où l'ac<strong>com</strong>plissement en seraitévi<strong>de</strong>mment nuisible, avaient répondu que le voeu ne pouvait être considéré <strong>com</strong>merompu d'une façon criminelle, tant que la personne engagée par une promesse enversla Divinité s'abstenait non pour un vain plaisir <strong>de</strong>s sens mais pour ne pas causer unmal évi<strong>de</strong>nt. <strong>La</strong> marquise n'en fut pas moins au désespoir, et Fabrice vit le moment oùson idée bizarre allait amener la mort <strong>de</strong> Clélia et celle <strong>de</strong> son fils.Il eut recours à son ami intime, le <strong>com</strong>te Mosca, qui tout vieux ministre qu'il était, futattendri <strong>de</strong> cette histoire d'amour qu'il ignorait en gran<strong>de</strong> partie.- Je vous procurerai l'absence du marquis pendant cinq ou six jours au moins: quandla voulez-vous?À quelque temps <strong>de</strong> là, Fabrice vint dire au <strong>com</strong>te que tout était préparé pour que l'onpût profiter <strong>de</strong> l'absence.Deux jours après, <strong>com</strong>me le marquis revenait à cheval d'une <strong>de</strong> ses terres auxenvirons <strong>de</strong> Mantoue, <strong>de</strong>s brigands, soldés apparemment par une vengeanceparticulière, l'enlevèrent, sans le maltraiter en aucune façon et le placèrent dans unebarque, qui employa trois jours à <strong>de</strong>scendre le Pô et à faire le même voyage queFabrice avait exécuté autrefois après la fameuse affaire Giletti. Le quatrième jour, lesbrigands déposèrent le marquis dans une île déserte du Pô, après avoir eu le soin <strong>de</strong> levoler <strong>com</strong>plètement, et <strong>de</strong> ne lui laisser ni argent ni aucun effet ayant la moindrevaleur. Le marquis fut <strong>de</strong>ux jours entiers avant <strong>de</strong> pouvoir regagner son palais à<strong>Parme</strong>; il le trouva tendu <strong>de</strong> noir et tout son mon<strong>de</strong> dans la désolation.Cet enlèvement, fort adroitement exécuté, eut un résultat bien funeste: Sandrino,établi en secret dans une gran<strong>de</strong> et belle maison où la marquise venait le voir presquetous les jours, mourut au bout <strong>de</strong> quelques mois. Clélia se figura qu'elle était frappéepar une juste punition, pour avoir été infidèle à son voeu à la Madone: elle avait vu sisouvent Fabrice aux lumières, et même <strong>de</strong>ux fois en plein jour et avec <strong>de</strong>s transportssi tendres, durant la maladie <strong>de</strong> Sandrino! Elle ne survécut que <strong>de</strong> quelques mois à cefils si chéri, mais elle eut la douceur <strong>de</strong> mourir dans les bras <strong>de</strong> son ami.Fabrice était trop amoureux et trop croyant pour avoir recours au suici<strong>de</strong>; il espéraitretrouver Clélia dans un meilleur mon<strong>de</strong>, mais il avait trop d'esprit pour ne pas sentirqu'il avait beaucoup à réparer.292


Peu <strong>de</strong> jours après la mort <strong>de</strong> Clélia, il signa plusieurs actes par lesquels il assurait unepension <strong>de</strong> mille francs à chacun <strong>de</strong> ses domestiques, et se réservait, pour lui-même,une pension égale; il donnait <strong>de</strong>s terres, valant cent milles livres <strong>de</strong> rente à peu près,à la <strong>com</strong>tesse Mosca; pareille somme à la marquise <strong>de</strong>l Dongo, sa mère, et ce quipouvait rester <strong>de</strong> la fortune paternelle, à l'une <strong>de</strong> ses soeurs mal mariée. Le len<strong>de</strong>mainaprès avoir adressé à qui <strong>de</strong> droit la démission <strong>de</strong> son archevêché et <strong>de</strong> toutes lesplaces dont l'avaient successivement <strong>com</strong>blé la faveur d'Ernest V et l'amitié dupremier ministre, il se retira à la <strong>Chartreuse</strong> <strong>de</strong> <strong>Parme</strong>, située dans les bois voisins duPô, à <strong>de</strong>ux lieues <strong>de</strong> Sacca.<strong>La</strong> <strong>com</strong>tesse Mosca avait fort approuvé, dans le temps, que son mari reprît leministère, mais jamais elle n'avait voulu consentir à rentrer dans les états d'Ernest V.Elle tenait sa cour à Vignano, à un quart <strong>de</strong> lieue <strong>de</strong> Casal-Maggiore, sur la rivegauche du Pô, et par conséquent dans les états <strong>de</strong> l'Autriche. Dans ce magnifique quepalais <strong>de</strong> Vignano, que le <strong>com</strong>te lui avait fait bâtir, elle recevait les jeudis toute lahaute société <strong>de</strong> <strong>Parme</strong>, et tous les jours ses nombreux amis. Fabrice n'eût pasmanqué un jour <strong>de</strong> venir à Vignano. <strong>La</strong> <strong>com</strong>tesse en un mot réunissait toutes lesapparences du bonheur, mais elle ne survécut que fort peu <strong>de</strong> temps à Fabrice, qu'elleadorait, et qui ne passa qu'une année dans sa <strong>Chartreuse</strong>.Les prisons <strong>de</strong> <strong>Parme</strong> étaient vi<strong>de</strong>s, le <strong>com</strong>te immensément riche, Ernest V adoré <strong>de</strong>ses sujets qui <strong>com</strong>paraient son gouvernement à celui <strong>de</strong>s grands-ducs <strong>de</strong> Toscane.*** FIN ***www.<strong>livrefrance</strong>.<strong>com</strong>293

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