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QUELQUES PARTS DE TÉNÈBRES - site officiel de Hervé Jubert

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<strong>Hervé</strong> <strong>Jubert</strong><br />

<strong>QUELQUES</strong> <strong>PARTS</strong><br />

<strong>DE</strong> <strong>TÉNÈBRES</strong><br />

Éditions du Masque, 1999<br />

sous le titre Le Virus <strong>de</strong> décembre


Table <strong>de</strong>s matières<br />

PHASE 1 .................................................................................... 3<br />

2 décembre, 16:00 (heure <strong>de</strong> Bombay) ....................................... 4<br />

New York-Versailles .................................................................... 8<br />

Paris ........................................................................................... 57<br />

PHASE 2 ................................................................................ 103<br />

Mesa Ver<strong>de</strong> .............................................................................. 104<br />

Taliesin Cinq ............................................................................ 149<br />

Carthage ................................................................................... 190<br />

PHASE 3 ................................................................................ 239<br />

Drak Cay Bay ........................................................................... 240<br />

Kho Phi Phi Gon ...................................................................... 277<br />

31 décembre, 22:00 (heure <strong>de</strong> New-York) .............................. 332<br />

Bibliographie ........................................................................ 341<br />

À propos <strong>de</strong> cette édition électronique ................................. 342


PHASE 1<br />

« Nous contrôlons la situation »<br />

Déclaration du Ministre ukrainien à l’Énergie atomique le<br />

soir du 26 avril 1986<br />

– 3 –


2 décembre, 16:00 (heure <strong>de</strong> Bombay)<br />

La mousson s’abattait sur Bombay lorsque le jet <strong>de</strong> la Millenium<br />

Corporation s’élança vers le ciel. Il traversa comme une<br />

flèche les colonnes <strong>de</strong> nuages striées d’éclairs. Dix minutes plus<br />

tard, il volait dans un mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> glace et <strong>de</strong> silence quelque part<br />

entre l’océan Indien et les étendues désertiques du Pakistan.<br />

Quatre hommes occupaient le bimoteur : Oscar Tripper<br />

(vice-prési<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> Millenium), Nandi Pandagar (vice-prési<strong>de</strong>nt<br />

<strong>de</strong>s Baba Industries), le pilote et un steward chargés <strong>de</strong> rendre<br />

le vol aussi agréable que possible. Ce <strong>de</strong>rnier était nouveau, Oscar<br />

ne l’avait jamais vu auparavant. Celui avec lequel il avait<br />

l’habitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> voyager était resté dans la mégalopole indienne.<br />

Une mauvaise infection, d’après ce qu’on lui avait dit.<br />

L’éminence grise <strong>de</strong> Françoise Desportes, celui qui n’était<br />

pas tout à fait étranger à la réus<strong>site</strong> spectaculaire du groupe Millenium,<br />

regardait la nuit tomber <strong>de</strong> l’autre côté du hublot. Les<br />

gouttes <strong>de</strong> pluie piégées au décollage étaient maintenant gelées<br />

et <strong>de</strong>ssinaient un réseau <strong>de</strong> passerelles brillantes entre les<br />

étoiles. Oscar pensa à l’héritière qui <strong>de</strong>vait voler à l’instant<br />

même pour Versailles.<br />

Il avait hâte <strong>de</strong> la rejoindre. La prési<strong>de</strong>nte du groupe<br />

l’inquiétait <strong>de</strong>puis qu’elle avait annoncé aux médias<br />

l’imminence <strong>de</strong> révélations fracassantes dont elle comptait offrir<br />

l’exclusivité aux plateaux <strong>de</strong> télévision français. Quelles révélations<br />

? À quel sujet ? Oscar n’en savait rien. C’était bien la première<br />

fois que Françoise provoquait un tel raz-<strong>de</strong>-marée médiatique<br />

sans l’avoir consulté auparavant.<br />

– 4 –


Il mit ses inquiétu<strong>de</strong>s <strong>de</strong> côté et sourit à l’Indien ventripotent<br />

assis en face <strong>de</strong> lui. Pandagar était son invité pour la semaine<br />

à venir. Oscar avait prévu le grand show pour ce nouvel<br />

associé : place d’honneur à la soirée versaillaise. Paris, ses bateaux-mouches<br />

et le Moulin Rouge. La Californie et le siège <strong>de</strong><br />

Millenium. Les Indiens étaient friands <strong>de</strong> démonstrations<br />

d’amitiés. Et ce n’était pas le moment <strong>de</strong> décevoir celui-là.<br />

Oscar appela le steward et lui <strong>de</strong>manda une Cristal <strong>de</strong> Roe<strong>de</strong>rer.<br />

Le steward revint avec un seau à champagne. Il s’installa<br />

sur une <strong>de</strong>sserte, à côté d’eux, et leur tourna le dos pour ouvrir<br />

la bouteille.<br />

Oscar se rappela rapi<strong>de</strong>ment la puissance que représentait<br />

Nandi Pandagar en termes <strong>de</strong> main-d’œuvre. Une dizaine <strong>de</strong><br />

milliers <strong>de</strong> fourmis humaines travaillaient pour lui dans les immeubles<br />

climatisés <strong>de</strong> Bombay et <strong>de</strong> Bénarès, réécrivant les millions<br />

<strong>de</strong> lignes <strong>de</strong> co<strong>de</strong>s susceptibles d’être affectées par le bug<br />

<strong>de</strong> l’an 2000. Baba Industries avait bâti son empire sur la construction<br />

<strong>de</strong>s autobus les plus tapeculs <strong>de</strong> la planète, mais elle<br />

avait su très vite se diversifier. L’Occi<strong>de</strong>nt frappait maintenant à<br />

la porte du parent pauvre pour préparer les systèmes<br />

d’exploitation et les applications spécifiques au passage du millénaire.<br />

Millenium s’était, elle, basée sur l’horloge à temps réel inventée<br />

par François Desportes, le père <strong>de</strong> la prési<strong>de</strong>nte, pour<br />

bâtir son empire. L’horloge ne craignait plus le bug <strong>de</strong> l’an<br />

2000 : l’inventeur avait lancé le programme <strong>de</strong> conversion <strong>de</strong>s<br />

lignes <strong>de</strong> co<strong>de</strong>s bien avant l’acci<strong>de</strong>nt qui lui avait coûté la vie. Le<br />

programme était bouclé <strong>de</strong>puis plus <strong>de</strong> trois ans et les dizaines<br />

<strong>de</strong> milliers d’horloges équipant les dizaines <strong>de</strong> milliers <strong>de</strong> machines<br />

frappées du sigle <strong>de</strong> Millenium étaient maintenant certifiées<br />

conforme troisième millénaire et suivants.<br />

– 5 –


Oscar n’avait pas frappé aux portes <strong>de</strong> Baba Industries<br />

pour <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r <strong>de</strong> l’ai<strong>de</strong> mais pour proposer une collaboration.<br />

Objet du contrat : le traitement du futur et non moins dévastateur<br />

effet Crouch-Echlin dont on ne parlait pas encore. Nandi<br />

Pandagar en avait entendu parler, évi<strong>de</strong>mment. Sans jamais<br />

avoir été témoin d’une manifestation directe <strong>de</strong> ce dysfonctionnement<br />

temporel. Oscar lui avait fait une démonstration le matin<br />

même et avait emporté son adhésion.<br />

Il suffisait <strong>de</strong> prendre une machine traitée An 2000 et <strong>de</strong><br />

l’accélérer. Les premières erreurs apparaissaient généralement<br />

vers le mois <strong>de</strong> janvier <strong>de</strong> l’an 2001. Dans leur cas, l’horloge<br />

avait commencé à s’affoler pour la Saint Sylvestre. L’ordinateur<br />

avait tout à coup sauté en 1933, puis en 5089, pour s’arrêter en<br />

1456. Il continuait à fonctionner, mais <strong>de</strong>ux générations avant<br />

que Colomb ne s’embarque pour l’Amérique.<br />

Seuls les ingénieurs <strong>de</strong> Millenium s’étaient pour l’instant<br />

penchés sur cet étrange comportement. Et ils étaient les seuls à<br />

en avoir trouvé la clé. Oscar était venu en In<strong>de</strong> pour proposer<br />

cette clé au géant <strong>de</strong> la réécriture <strong>de</strong>s lignes <strong>de</strong> co<strong>de</strong>s contre une<br />

substantielle participation aux bénéfices. Baba serait en effet la<br />

seule industrie capable <strong>de</strong> répondre au vent <strong>de</strong> panique qui agiterait<br />

les sphères industrielles lorsque la secon<strong>de</strong> menace apparaîtrait<br />

<strong>de</strong>rrière la première, qu’elle soit un pétard mouillé ou<br />

non. Mais Baba ne serait pas la seule à en profiter.<br />

– You are a bit expensive, my friend, jugea Pandagar. But I<br />

think it’s a good <strong>de</strong>al.<br />

– Je pense aussi, acquiesça Oscar qui se tourna vers le steward,<br />

toujours penché sur son seau à champagne. Vous avez<br />

besoin d’un coup <strong>de</strong> main ? lui <strong>de</strong>manda-t-il un peu excédé du<br />

temps qu’il mettait à ouvrir cette bouteille.<br />

– 6 –


L’homme se retourna et fixa le vice-prési<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> Millenium<br />

avec un sourire peiné. Il tenait une arme munie d’un silencieux.<br />

Une serviette était négligemment jetée par-<strong>de</strong>ssus. Oscar reconnut<br />

un Glock 17 Perfection. Pandagar n’avait rien vu. Le steward<br />

se tourna d’un quart <strong>de</strong> tour vers l’homme d’affaires indien<br />

qui découvrit le canon du Glock pointé sur sa bedaine. La<br />

stupéfaction puis la peur chassèrent toutes les couleurs <strong>de</strong> son<br />

visage.<br />

– Vous ne pouvez pas imaginer à quel point les bus déglingués<br />

m’insupportent, lui dit le steward avec une voix qui ne trahissait<br />

aucune émotion.<br />

Pandagar poussa un hurlement qui s’étrangla au fond <strong>de</strong> sa<br />

gorge lorsque <strong>de</strong>ux impacts rouge sang s’ouvrirent au niveau <strong>de</strong><br />

son cœur et entre ses <strong>de</strong>ux yeux. Sa carcasse glissa sur le côté.<br />

L’homme se retourna vers Oscar qui n’avait pas bougé. Le vieux<br />

conseiller aurait aimé <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r pourquoi, qui êtes-vous, que<br />

voulez-vous ? Mais il était incapable <strong>de</strong> parler. Le tueur le contempla<br />

et lui dit avec une mine <strong>de</strong> Pierrot triste :<br />

– Quant à vous, d’après ce qu’on m’a dit, on vous gar<strong>de</strong><br />

pour la fin.<br />

Oscar vit l’homme empoigner son arme par le canon et le<br />

Glock se précipiter vers sa figure. Il y eut un choc terrible, le<br />

sentiment que quelque chose (ses mâchoires ou son nez) venait<br />

<strong>de</strong> se briser. Puis les ténèbres enveloppèrent son esprit alors<br />

que le mon<strong>de</strong> basculait autour <strong>de</strong> lui, que le ciel se transformait<br />

en un puits sans fond dans lequel le jet <strong>de</strong> la Millenium tombait,<br />

tombait, tombait…<br />

– 7 –


New York-Versailles<br />

– Amie auditrice, ami auditeur bonjour ! Tout le mon<strong>de</strong> en<br />

parle, tout le mon<strong>de</strong> l’attend. J’ai nommé le bug <strong>de</strong> l’an 2000 !<br />

Même les représentants du G8 l’ont mis au centre <strong>de</strong> leurs discussions,<br />

au sommet extraordinaire <strong>de</strong> Cologne. Au chapitre<br />

chronique d’une catastrophe annoncée, accrochez-vous ! Ça décoiffe.<br />

Mister Bogue va être à l’origine d’une récession économique<br />

mondiale d’au moins trente pour cent. Des défaillances<br />

aux conséquences imprévisibles affecteront la moitié du parc<br />

nucléaire (<strong>de</strong> construction soviétique, en premier lieu). Une<br />

avalanche <strong>de</strong> problèmes et <strong>de</strong> défaillances (<strong>de</strong> votre magnétoscope<br />

au système <strong>de</strong> pilotage du <strong>de</strong>rnier Boeing) rendront votre<br />

existence aussi cauchemar<strong>de</strong>sque que les prophéties les plus<br />

sombres <strong>de</strong>s Nostradamus <strong>de</strong> Times Square ! Que nos auditeurs<br />

se rassurent : l’Amérique est la mieux préparée à cette nouvelle<br />

épreuve que le ciel nous impose, et New York située en pole position<br />

dans le top ten <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s cités qui survivront au nouvel<br />

an. Mais ne négligez pas pour autant les conseils prodigués par<br />

ceux qui vous veulent du bien, dont votre serviteur : établissez<br />

vos archives bancaires (si ce n’est déjà fait), munissez-vous <strong>de</strong><br />

liquidités, et achetez <strong>de</strong> bonnes couvertures (j’ajouterais,<br />

quelques bouteilles <strong>de</strong> Champagne), pour la nuit <strong>de</strong> la Saint-<br />

Sylvestre qui sera sans doute très très longue et très très froi<strong>de</strong>.<br />

Maximilien Varèse fit taire le chroniqueur en tournant d’un<br />

cran le bouton <strong>de</strong> volume du poste <strong>de</strong> radio. Le loft, immense et<br />

vi<strong>de</strong>, retomba dans un silence sépulcral.<br />

« Fin <strong>de</strong> l’agence E<strong>de</strong>n » songea-t-il. « Fin <strong>de</strong> l’aventure<br />

immobilière. »<br />

– 8 –


Il dénicha un paquet <strong>de</strong> Gauloises froissé au fond <strong>de</strong> sa<br />

poche <strong>de</strong> veste et en extirpa un tube blanc et fragile qu’il fit rouler<br />

entre ses doigts. Varèse déambula dans l’espace gigantesque,<br />

emportant sur ses semelles <strong>de</strong> chaussures poudre <strong>de</strong> gravats et<br />

moutons <strong>de</strong> poussières. Il s’arrêta <strong>de</strong>vant une baie qui ouvrait<br />

sur Lower Manhattan. La brume <strong>de</strong> pollution obscurcissait le<br />

ciel que <strong>de</strong>s hélicoptères sillonnaient en tous sens. Un panneau<br />

publicitaire accroché sur la faça<strong>de</strong> d’un immeuble montrait<br />

Ewan Mac Gregor brandissant son sabre laser.<br />

La publicité lui fit penser à Seiza et à la Sûreté française<br />

quittée presque six ans auparavant. Il avait alors trente-trois<br />

ans : un jeune agent avec une belle carrière <strong>de</strong>rrière lui. Son<br />

équipe <strong>de</strong>s Taupes avait réalisé quelques coups fumants en matière<br />

d’espionnage industriel et <strong>de</strong> piratage en gants <strong>de</strong> velours.<br />

Des cas d’écoles enseignés dans les académies.<br />

Le souvenir <strong>de</strong> Daria Seiza le fit sourire. La casseuse <strong>de</strong><br />

co<strong>de</strong>s prodige, dénichée dans le microcosme interlope <strong>de</strong>s otakus<br />

<strong>de</strong> Nagasaki, représentait le premier pilier technologique <strong>de</strong><br />

la petite équipe. Elle avait enfoncé, entre autres, les verrous informatiques<br />

du Pentagone pour en extirper les informations<br />

stratégiques que lui avaient <strong>de</strong>mandés les gouvernants <strong>de</strong><br />

l’Hexagone, en une <strong>de</strong>mi-heure, juste histoire <strong>de</strong> leur montrer<br />

<strong>de</strong> quoi elle était capable.<br />

La figure d’Ulysse apparut à côté <strong>de</strong> celle <strong>de</strong> Daria. Le vieux<br />

pirate était habillé <strong>de</strong> son éternel costume trois pièces sans<br />

forme ni âge. Ulysse était le maître incontesté <strong>de</strong>s virus informatiques,<br />

un Michel-Ange dans son domaine. Certains lui attribuaient<br />

la paternité du cheval <strong>de</strong> Troie, ce virus qui se nichait<br />

dans une machine et en ouvrait les portes <strong>de</strong> l’intérieur, prenant<br />

les sécurités par <strong>de</strong>rrière. Ulysse n’avait jamais réellement confirmé<br />

la rumeur. Le choix <strong>de</strong> ce pseudonyme s’en était chargé à<br />

sa place.<br />

– 9 –


Vlad Vsevolod s’intercala entre Ulysse et Seiza pour compléter<br />

l’armature dont Varèse représentait la tête. Le chien <strong>de</strong><br />

guerre ukrainien était mort lors <strong>de</strong> leur <strong>de</strong>rnière mission, lors<br />

<strong>de</strong> l’attaque <strong>de</strong> la Maison Blanche.<br />

Qu’étaient <strong>de</strong>venus Daria et Ulysse ? se <strong>de</strong>manda Varèse. Il<br />

n’en savait rien et il n’avait jamais cherché à le savoir. Ils<br />

s’étaient séparés juste après avoir donné leurs démissions à Michel<br />

Caran, le patron <strong>de</strong> la Sûreté.<br />

L’esprit du vieux briscard était réputé impénétrable. Il<br />

avait pourtant perdu son sang-froid lorsque Seiza, Ulysse et Varèse<br />

lui avaient claqué la porte au nez. Leurs démissions étaient<br />

sécurisées, bien entendu : chacun avait raconté ses missions<br />

accomplies pour l’état français et déposé sa prose dans <strong>de</strong>s cabinets<br />

indépendants, à l’étranger, avec clause <strong>de</strong> divulgation en<br />

cas <strong>de</strong> disparition quelle qu’elle fût. La frontière entre mort naturelle<br />

et soi-disant acci<strong>de</strong>ntelle était dans ce milieu trop mince<br />

pour prendre le risque <strong>de</strong> distinguer l’une <strong>de</strong> l’autre dans le contrat<br />

<strong>de</strong> dépôt.<br />

Caran avait été obligé d’accepter leur départ. Et Caran détestait<br />

être obligé.<br />

Varèse alla chercher du feu dans la cuisine. Il alluma sa<br />

Gauloise et aspira la première bouffée <strong>de</strong> tabac brun, les yeux<br />

mi-clos. La fumée lui incendia les poumons.<br />

Une seule cigarette suffisait à l’engourdir <strong>de</strong>puis qu’il ne<br />

dormait plus que par courtes pério<strong>de</strong>s. Il se laissa emporter par<br />

la sensation et vit apparaître celle qu’il avait perdu <strong>de</strong>rrière ses<br />

paupières, Catherine, sa petite brunette joyeuse aux mirettes<br />

pétillantes. Elle lui disait pour la énième fois :<br />

– Cette mer<strong>de</strong> te tuera, Max. Tu ferais mieux <strong>de</strong><br />

m’embrasser au lieu <strong>de</strong> fumer comme un pompier.<br />

– 10 –


Il se faisait prier. Il l’asticotait en tirant sur sa clope. Il attendait<br />

qu’elle lui arrache la cigarette <strong>de</strong>s lèvres, l’envoie d’une<br />

pichenette dans l’évier et se cale contre sa poitrine en ronronnant…<br />

Varèse sursauta en revenant à la réalité. La pièce était vi<strong>de</strong>,<br />

morte. Il donna un violent coup <strong>de</strong> pied dans une cloison qui<br />

résonna sous le choc. « Morte… Morte… » Les mots ne servaient<br />

à rien, il le savait <strong>de</strong>puis longtemps. Mais l’action.<br />

Il sentit la lettre pliée dans la poche intérieure <strong>de</strong> sa veste.<br />

Oui, l’action, peut-être, apporterait un peu <strong>de</strong> répit à sa douleur.<br />

Il récupéra son sac à dos <strong>de</strong> l’autre côté du loft, le jeta sur son<br />

épaule, traversa le plateau en diagonale jusqu’à la cage<br />

d’ascenseur, appela la cabine qui commença à grimper lentement<br />

<strong>de</strong>puis les profon<strong>de</strong>urs <strong>de</strong> l’immeuble.<br />

Une semaine. Lorsqu’ils s’étaient quittés, ils s’étaient promis<br />

<strong>de</strong> se retrouver une semaine plus tard, à Marseille, Toulouse<br />

ou Avignon, selon la maison qu’elle leur aurait trouvée.<br />

Trois ans avaient passés <strong>de</strong>puis.<br />

La cabine s’arrêta <strong>de</strong>vant lui. Il tira le ri<strong>de</strong>au métallique sur<br />

le côté et sauta sur le parquet <strong>de</strong> lino décalé par rapport à<br />

l’étage. Il ferma la grille et enfonça le bouton du rez-<strong>de</strong>chaussée.<br />

La cabine <strong>de</strong>scendit en grinçant.<br />

Varèse regarda l’agence E<strong>de</strong>n disparaître avec le sentiment<br />

<strong>de</strong> repartir en mission, comme au temps <strong>de</strong>s Taupes, <strong>de</strong>s<br />

planques et <strong>de</strong>s infiltrations. Mais il n’obéissait pas cette fois à<br />

<strong>de</strong>s ordres ni ne servait une cause obscure : il travaillait pour<br />

lui. Sa conscience le réclamait. Quelqu’un <strong>de</strong>vait payer le prix <strong>de</strong><br />

la douleur. Et ce quelqu’un, il l’avait enfin trouvé.<br />

– 11 –


Les locaux <strong>de</strong> l’agence E<strong>de</strong>n occupaient le <strong>de</strong>rnier étage<br />

d’un immeuble <strong>de</strong> Mercer Street installé en plein cœur du Village,<br />

l’un <strong>de</strong>s quartiers branchés <strong>de</strong> Manhattan. Le Walt Whitman,<br />

un Deli du début du siècle qui avait échappé aux gui<strong>de</strong>s<br />

touristiques en était un <strong>de</strong>s hauts lieux. Varèse y déjeunait régulièrement<br />

<strong>de</strong>puis la création <strong>de</strong> l’agence.<br />

Grand Dad vivait sur les cent mètres qui séparaient le<br />

Whitman <strong>de</strong> l’agence E<strong>de</strong>n. Grand Dad était un <strong>de</strong> ces clochards<br />

philosophes chassés <strong>de</strong>s beaux quartiers par le maire en exercice.<br />

Ses semblables avaient été refoulés vers les boroughs. Lui,<br />

avait réussi à s’incruster comme <strong>de</strong> la vieille crasse dans l’un <strong>de</strong>s<br />

<strong>de</strong>rniers coins <strong>de</strong> Manhattan épargné par les ven<strong>de</strong>urs <strong>de</strong> baskets<br />

à compensateurs d’effets et <strong>de</strong> sandwichs synthétiques.<br />

Varèse l’appréciait et l’invitait souvent au Whitman, dont<br />

les serveuses acceptaient à petites doses sa tenue extravagante<br />

et son o<strong>de</strong>ur délicate. Il n’avait jamais réussi à donner un âge à<br />

Grand Dad. Le vieillard avait l’air <strong>de</strong> voyager hors du temps, sur<br />

un autre plan <strong>de</strong> la réalité. C’était peut-être ce qui les rapprochait.<br />

Varèse tourna dans Broome Street et la remonta vers l’East<br />

River.<br />

Le ciel était d’un bleu profond, le temps froid et sec. « Idéal<br />

pour traîner dans Central Park », projeta-t-il par pur réflexe :<br />

cela faisait <strong>de</strong>s années qu’il n’y avait pas traîné. Depuis<br />

l’acci<strong>de</strong>nt, il attachait un but à chacun <strong>de</strong> ses pas. Pour éviter <strong>de</strong><br />

penser, <strong>de</strong> laisser son esprit s’éva<strong>de</strong>r vers un temps qui n’était<br />

plus. Cela faisait trois ans qu’il jouait à l’homme pressé. Trois<br />

ans passés à faire prospérer l’agence E<strong>de</strong>n grâce à un travail<br />

acharné, maladif.<br />

Le visage lisse du jeune agent s’était creusé, une barbe<br />

naissante ombrait maintenant ses joues. Ces années d’épreuves<br />

– 12 –


lui avaient au moins données une gueule cassée à la Michel Caran.<br />

Comment était-il passé <strong>de</strong> Paris à New York, du renseignement<br />

à l’immobilier ? L’idée <strong>de</strong> l’agence E<strong>de</strong>n traînait dans<br />

son esprit bien avant qu’il n’arrive aux États-Unis : il l’avait déjà<br />

en travaillant pour la Sûreté. Elle avait mûri dans la fréquentation<br />

<strong>de</strong> la jet set internationale, lors <strong>de</strong> ses voyages sous les latitu<strong>de</strong>s<br />

exotiques pendants lesquels il avait noué <strong>de</strong>s rapports<br />

étroits avec ses homologues Vietnamiens, Malais, Chiliens, Néo-<br />

Zélandais… Cette idée tenait en une question toute simple : qui<br />

n’a pas rêvé <strong>de</strong> vivre sur une île déserte, d’être à la manière d’un<br />

Dieu, le maître <strong>de</strong> son propre paradis ?<br />

Les é<strong>de</strong>ns ne manquaient pas sur Terre, Varèse avait eu<br />

tout le loisir <strong>de</strong> s’en rendre compte. Et plus d’un gouvernement<br />

à qui ils appartenaient (<strong>de</strong> la junte militaire à la dictature en<br />

passant par les monarchies, califats et maharanis), ne sachant<br />

qu’en faire, avaient été séduits par ses offres d’achats. Il s’était<br />

ainsi constitué un fonds immobilier qu’aucune autre agence au<br />

mon<strong>de</strong> n’était en mesure <strong>de</strong> proposer.<br />

Le catalogue n’affichait pas ses prix. La clientèle concernée<br />

par ce genre <strong>de</strong> transactions était plutôt restreinte. Mais elle<br />

existait bel et bien. Elle avait fait gagner à Varèse, en à peine<br />

trois ans, plus d’argent qu’il n’aurait jamais pu rêver gagner en<br />

une seule existence. Il était rentier à moins <strong>de</strong> quarante ans et<br />

pouvait s’arrêter <strong>de</strong> travailler, surtout après le coup magnifique<br />

<strong>de</strong> Ko Phi Phi Gon, un archipel <strong>de</strong> huit îles enchâssées dans une<br />

barrière <strong>de</strong> corail, en plein cœur <strong>de</strong> la mer d’Andaman.<br />

Cette perle, préservée et sauvage, appartenait à la<br />

Thaïlan<strong>de</strong> qui l’avait vendue à Varèse à un tarif honorable. Lui,<br />

venait <strong>de</strong> la vendre à un groupe <strong>de</strong> huit acheteurs anonymes<br />

traitant par intermédiaires pour une somme vertigineuse. La<br />

– 13 –


transaction avait eu lieu à la fin <strong>de</strong> l’été. Elle avait un peu précipité<br />

sa décision.<br />

De toutes façons, son catalogue était presque épuisé : il ne<br />

lui restait qu’un caillou dans les Caraïbes et un plateau brumeux<br />

planté entre l’Irlan<strong>de</strong> et l’Écosse. Il les avait donc vendus à<br />

l’enchère, puis il avait rompu le bail <strong>de</strong> ses locaux <strong>de</strong> Mercer<br />

Street, offert une prime <strong>de</strong> départ substantielle à la petite<br />

équipe qui l’avait accompagné dans l’aventure immobilière,<br />

fragmenté ses comptes bancaires entre les îles Caïman, la Suisse<br />

et une succursale <strong>de</strong> la Bank of New Jersey basée à Princeton,<br />

établissement dans lequel il avait déposé les diamants achetés à<br />

la Beers avec la moitié <strong>de</strong> ses fonds.<br />

Varèse vivait dans ses bureaux <strong>de</strong>puis l’acci<strong>de</strong>nt. Il avait<br />

perdu <strong>de</strong> vue les quelques connaissances liées à New York. Personne<br />

ne l’attendait, nulle part. C’était donc un homme totalement<br />

libre qui venait <strong>de</strong> mettre la clé sous la porte <strong>de</strong> son<br />

agence. Tous les chemins du possible s’ouvraient <strong>de</strong>vant chacun<br />

<strong>de</strong> ses pas.<br />

Il passa Broadway, bruyante et enfumée, et s’engagea dans<br />

Crosby Street.<br />

Homme libre… Le poncif le fit sourire. Certes, son petit sac<br />

à dos ne contenait en tout et pour tout qu’un jeu <strong>de</strong> cartes <strong>de</strong><br />

crédits, son passeport, une brosse à <strong>de</strong>nts et un billet d’avion. Il<br />

pouvait, juste avec ça, faire le tour du mon<strong>de</strong> une dizaine <strong>de</strong><br />

fois. Il aurait pu si son billet n’avait été un aller simple pour Paris.<br />

Il s’arrêta en prenant la mesure <strong>de</strong> l’acte qu’il s’apprêtait à<br />

accomplir. Il craignit une fraction <strong>de</strong> secon<strong>de</strong> que le trottoir<br />

s’ouvre sous ses pieds, l’engouffre et se referme sur lui. Il était<br />

conscient qu’aucune cour <strong>de</strong> justice ne pourrait excuser ce qu’il<br />

allait commettre.<br />

– 14 –


La vengeance est-elle triviale dans nos sociétés évoluées ?<br />

La loi du Talion appartient-elle au passé ? Le prix réclamé pour<br />

sa mort ne la ramènera pas ? Varèse n’avait rien à foutre <strong>de</strong> ces<br />

fausses questions et plus rien à perdre qu’il n’ait perdu déjà.<br />

Sinon la raison qui s’obstinait à ne pas vouloir lui faire défaut.<br />

Jamais ses idées n’avaient été aussi claires qu’en cet instant précis,<br />

alors que chacun <strong>de</strong> ses pas le rapprochait <strong>de</strong> son but. Rien<br />

ni personne ne pouvait plus l’arrêter.<br />

Il sentait avec acuité la moindre brise, le moindre transport<br />

d’o<strong>de</strong>urs, le moindre mouvement traversant la périphérie <strong>de</strong> son<br />

champ <strong>de</strong> vision. C’était une sensation bien agréable que <strong>de</strong> retrouver<br />

la position du mercenaire comme disait le vieux Caran<br />

lorsqu’il envoyait les Taupes en mission. Varèse regretta<br />

presque <strong>de</strong> ne pas avoir Ulysse, Vsevolod et Seiza à ses côtés.<br />

« Au moins, pensa-t-il, le Vieux m’accompagne ».<br />

Il tapota à nouveau la poche intérieure <strong>de</strong> sa veste et fit<br />

mine d’en sortir la lettre que le barou<strong>de</strong>ur lui avait adressée en<br />

réponse à la <strong>de</strong>man<strong>de</strong> dont l’ancien agent et ami lui avait fait<br />

part.<br />

– Alors gamin, on paye une pinte à Grand Dad avant <strong>de</strong><br />

disparaître ? !<br />

Le clochard était affalé sur un perron et mâchonnait un<br />

mégot <strong>de</strong> cigare cubain. Varèse avait choisi Grand Dad comme<br />

confi<strong>de</strong>nt pendant les quelques mauvaises cuites qu’il s’était<br />

permises <strong>de</strong>puis l’acci<strong>de</strong>nt. Il lui avait même présenté Catherine,<br />

à peu près au même endroit, un jour comme aujourd’hui.<br />

Varèse n’avait pas pris beaucoup <strong>de</strong> risques en lui dévoilant<br />

ses projets les plus secrets : ce vieil homme abandonné <strong>de</strong> tous<br />

n’avait plus toute sa tête et alternait <strong>de</strong>s phases <strong>de</strong> pur délire et<br />

<strong>de</strong>s pério<strong>de</strong>s <strong>de</strong> clairvoyance quasi prophétique. L’ancien agent<br />

– 15 –


traversa Crosby Street en sautant au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong>s flaques qui<br />

transformaient la chaussée en bourbier et il ouvrit la porte du<br />

Walt Whitman <strong>de</strong>vant le clochard qui n’attendit pas que Varèse<br />

lui répon<strong>de</strong> pour comprendre son invitation.<br />

*<br />

Grand Dad engouffrait sa troisième part <strong>de</strong> tarte. Varèse le<br />

contemplait en sirotant son troisième café à coups <strong>de</strong> petites<br />

rasa<strong>de</strong>s brûlantes. Le clochard n’avait presque pas touché à sa<br />

pinte. Il avait l’air particulièrement luci<strong>de</strong>. Varèse trouva cela <strong>de</strong><br />

bon augure, sans savoir pourquoi.<br />

– Tu nous quittes aujourd’hui, c’est ça ? Tu vas venger ta<br />

brune ? lui lança le clochard avec un air malicieux.<br />

Varèse se renfonça dans la banquette <strong>de</strong> moleskine. Il avait<br />

donc parlé <strong>de</strong> ses projets au vieillard ? Un réflexe <strong>de</strong> tueur<br />

l’effleura (faire disparaître le témoin) chassé par le caractère<br />

inéluctable <strong>de</strong> sa mission. Il répondit par un hochement <strong>de</strong> tête<br />

aux <strong>de</strong>ux questions <strong>de</strong> Grand Dad.<br />

– T’as raison gamin. Ceux qui doivent payer doivent payer.<br />

(Il désigna Varèse avec sa cuillère) J’ai bien suriné le patron <strong>de</strong><br />

la compagnie d’omnibus après que ma poule soit passée sous un<br />

d’ses chevaux. C’était pendant la guerre, et j’étais plus jeune que<br />

toi. Mais c’est kiffe-kiffe bourricot.<br />

Grand Dad avala le reste <strong>de</strong> sa part en une bouchée et tendit<br />

son assiette vi<strong>de</strong> à la serveuse qui le resservit pour la quatrième<br />

fois en souriant à Varèse. Quitter cet endroit, cette ville,<br />

ces gens… Finalement, il s’y était attaché.<br />

– Je ne reviendrai pas, Grand Dad.<br />

– 16 –


Le clochard partit d’un franc éclat <strong>de</strong> rire qui permit à Varèse<br />

d’apprécier l’étendue du désastre dont sa bouche était le<br />

théâtre. Son hilarité se communiqua à la serveuse et à quelques<br />

clients qui se retournèrent vers eux. Varèse coinça une cigarette<br />

entre ses lèvres et l’alluma machinalement. Grand Dad essuya<br />

les larmes qui coulaient le long <strong>de</strong> ses joues.<br />

– Avec ça, tu ne reviendras pas, gamin (il désignait la Gauloise<br />

allumée). Pour sûr. (Varèse ne réagissait pas et observait le<br />

philosophe au travers d’un écran <strong>de</strong> fumée bleue.) Mais sans ça,<br />

je suis prêt à parier ma première liquette que ton histoire se finira<br />

là où tu l’as commencée.<br />

Varèse ne pouvait pas lui dire que ce qu’il préparait <strong>de</strong>puis<br />

<strong>de</strong> longs mois, la tactique qu’il avait patiemment planifiée, son<br />

acte qu’il avait répété en pensée chaque nuit d’insomnie que ses<br />

souvenirs lui faisaient subir, que l’accomplissement <strong>de</strong> son but<br />

enfin ferait <strong>de</strong> lui un hors-la-loi à l’échelle internationale. Certes<br />

Caran l’avait renseigné. Mais jamais il ne le couvrirait. Et,<br />

somme toutes, c’était la stratégie du suici<strong>de</strong> que l’ancien agent<br />

avait décidé d’adopter.<br />

– T’as entendu parler du millénaire qui approche, gamin ?<br />

<strong>de</strong>manda le vieillard qui considérait que le silence <strong>de</strong> son interlocuteur<br />

valait à nouveau pour un oui. Et t’es au courant que le<br />

mon<strong>de</strong> va, comme qui dirait, connaître un grand nettoyage <strong>de</strong><br />

printemps ?<br />

– L’Apocalypse ? se moqua Varèse en se rappelant le reportage<br />

qu’il avait entendu avant <strong>de</strong> quitter Mercer Street.<br />

– Foutaises ! hurla Grand Dad. Y aura pas plus<br />

d’Apocalypse que j’ai <strong>de</strong> beurre au cul ! (Une cliente gloussa<br />

dans son dos. Grand Dad se tourna vers elle et lui lança :) Parfaitement<br />

Madame ! Ce serait un peu facile d’arrêter tout d’un<br />

– 17 –


coup, et hop, <strong>de</strong>rnier jugement, chacun dans sa case et on n’en<br />

parle plus ! Trouvez pas ? !<br />

– Si, si, répondit-elle en essayant d’échapper à la conversation.<br />

Grand Dad se tourna à nouveau vers Varèse. Un sourire<br />

radieux illuminait ses traits.<br />

– Non, c’est pas à un jugement auquel on va avoir droit,<br />

mais à une rémission. La rémission <strong>de</strong>s péchés. Le retour aux<br />

origines. Les pendules à zéro !<br />

Grand Dad s’était levé et braillait, les bras écartés. Une serveuse<br />

jeta son torchon par terre avec colère, marcha sur lui,<br />

l’attrapa par le col et le traîna vers la porte. Le vieillard, hilare,<br />

continuait en fixant Varèse :<br />

– Tu reviendras ici, gamin, tu reviendras propre comme un<br />

sou neuf ! Et nous boirons à la santé <strong>de</strong> tous ceux qu’on aura<br />

laissés <strong>de</strong>rrière nous !<br />

La serveuse le poussa <strong>de</strong>hors et resta plantée <strong>de</strong>vant la<br />

porte. Varèse contemplait la part <strong>de</strong> tarte à laquelle Grand Dad<br />

n’avait pas touché. Il tira l’assiette jusqu’à lui, s’empara <strong>de</strong> la<br />

cuillère graisseuse et entreprit <strong>de</strong> faire disparaître la pâtisserie<br />

jusqu’à la <strong>de</strong>rnière miette. Peu lui importait que le vieillard soit<br />

fou ou prophète : son message lui plaisait, et il décida <strong>de</strong> le faire<br />

sien envers et contre tout. D’accord : il boirait à la santé <strong>de</strong> celle<br />

qu’il avait laissée <strong>de</strong>rrière lui.<br />

Il avala la <strong>de</strong>rnière bouchée et jeta un coup d’œil à la pendule<br />

accrochée au-<strong>de</strong>ssus du portrait du poète américain. Il<br />

avait <strong>de</strong>ux heures pour rejoindre JFK et sauter dans le vol pour<br />

Paris. Il se leva, paya en laissant un bon pourboire et adressa un<br />

signe <strong>de</strong> tête à la serveuse en guise d’au revoir. Elle lui rendit<br />

– 18 –


son salut, bon gré mal gré dans un premier temps, avec enthousiasme<br />

lorsqu’elle vit le billet <strong>de</strong> vingt dollars qu’il avait laissé<br />

sur la table.<br />

– À bientôt Monsieur Varèse ! lança-t-elle en se retournant.<br />

La porte s’était déjà refermée sur l’homme qui s’éloigna<br />

sans regar<strong>de</strong>r <strong>de</strong>rrière lui.<br />

*<br />

Les moteurs du 747 s’emballèrent pour se calmer aussitôt.<br />

L’énorme carcasse du Boeing trembla en s’engageant dans le<br />

virage qui menait à la piste d’envol. Un 727 <strong>de</strong> la Koweit Airlines<br />

le précédait. Un bimoteur d’une compagnie intérieure américaine<br />

le suivait comme un animal para<strong>site</strong>.<br />

– Nous vous remercions <strong>de</strong> votre attention.<br />

La voix était féminine, rassurante, douce comme <strong>de</strong> la soie.<br />

Les figurants s’étaient prêtés au jeu <strong>de</strong> la catastrophe aérienne<br />

avec le sourire, du début à la fin. La démonstration <strong>de</strong>s procédures<br />

<strong>de</strong> sécurité laissait penser que, si l’avion <strong>de</strong>vait s’écraser,<br />

ce serait dans un nid d’ouate aussi rose que les fesses d’un bébé.<br />

Varèse jeta un coup d’œil à l’extérieur.<br />

Le terminal <strong>de</strong> JFK oscillait au bout <strong>de</strong> l’aile longue comme<br />

une piste <strong>de</strong> bowling. L’après-midi touchait à sa fin et le temps,<br />

couvert, faisait peser sur toutes choses une lumière grise et<br />

froi<strong>de</strong>. Un avion décolla, suivi quelques secon<strong>de</strong>s plus tard par<br />

son rugissement assourdi. La double traînée <strong>de</strong> gaz<br />

d’échappements <strong>de</strong>ssina une rampe <strong>de</strong> lancement vers le ciel, le<br />

temps d’être chassée par le vent latéral qui soulevait les tuyères<br />

plantées en bord <strong>de</strong> piste.<br />

– 19 –


– Nous allons maintenant vous diffuser un message du Bureau<br />

National <strong>de</strong> la Sécurité <strong>de</strong>s Transports.<br />

Varèse reporta son attention sur l’écran à projection trichrome.<br />

Un Boeing vu du <strong>de</strong>ssus et glissant sur le côté, transperçant<br />

les nuages. Fondu enchaîné sur le sigle du NTSB, remplacé par<br />

un homme au visage grave assis <strong>de</strong>rrière un bureau, simple<br />

faire-valoir <strong>de</strong> la toute-puissante bureaucratie américaine. Le<br />

nom <strong>de</strong> l’<strong>officiel</strong> s’inscrivit en sous-titre. Varèse ne le retint pas<br />

mais s’intéressa au regard <strong>de</strong> l’homme. Combien d’années <strong>de</strong><br />

mensonges y étaient inscrites en filigrane ? Le fonctionnaire<br />

garda le silence, captant l’attention <strong>de</strong>s passagers blasés ou inquiets,<br />

et commença son discours lorsque toutes les têtes furent<br />

tournées vers lui, comme s’il se trouvait là, avec eux, en cet instant.<br />

– Vous avez sans doute entendu parler du bug <strong>de</strong> l’an<br />

2000 ? (L’homme sourit et son sourire était étincelant. Une<br />

vraie rigola<strong>de</strong>, ce bug.) Vous avez dû entendre les prévisions les<br />

plus alarmistes à ce sujet ? (Le sourire, à nouveau, plus con<strong>de</strong>scendant,<br />

comme s’il fallait excuser les oiseaux <strong>de</strong> mauvais augure<br />

qui véhiculent toutes ces théories apocalyptiques à quatre<br />

sous.) À quoi aurons-nous droit ? À un cataclysme nucléaire<br />

total ?<br />

Les mines se figèrent dans l’habitacle. « Le vieux démon<br />

atomique a encore <strong>de</strong> belles années <strong>de</strong>vant lui » remarqua Varèse.<br />

– À un nouveau Black Monday ?<br />

Le ton était re<strong>de</strong>venu facétieux et les visages se détendirent,<br />

un peu.<br />

– 20 –


– À une panne généralisée <strong>de</strong> nos cafetières et <strong>de</strong> nos magnétoscopes<br />

?<br />

Quelques passagers rirent nerveusement.<br />

– Restons sérieux. (L’homme présenta ses paumes pour, à<br />

la manière d’un prestidigitateur, montrer qu’il ne cachait rien.)<br />

Ce bug est, certes, un réel problème technique. Mais il a été prévu,<br />

circonscrit et éradiqué grâce à la vigilance et à l’esprit<br />

d’anticipation <strong>de</strong> nos chercheurs. (Images <strong>de</strong>s dits chercheurs<br />

en tenue anti-poussières penchés sur <strong>de</strong>s circuits imprimés.)<br />

Tous les équipements embarqués sur les avions visés par le<br />

NTSB ont été soumis aux plus ru<strong>de</strong>s simulations. Et le Bureau<br />

est désormais en mesure d’annoncer que le bug <strong>de</strong> l’an 2000<br />

(nouveau sourire moqueur)… ne représente aucun danger pour<br />

les passagers <strong>de</strong>s vols longs ou moyen courriers américains.<br />

Aussi (l’homme écarta les bras comme s’il allait congratuler<br />

l’ensemble <strong>de</strong>s passagers)… je n’ai plus qu’à vous souhaiter bon<br />

voyage. Et gar<strong>de</strong>z confiance : l’Amérique vous protège ! Dieu<br />

protège l’Amérique !<br />

Nouveau fondu-enchaîné sur le sigle du NTSB avant que<br />

l’image ne s’éteigne.<br />

Le 747 était maintenant dans l’axe <strong>de</strong> la piste d’envol. Le<br />

727 qui le précédait venait <strong>de</strong> s’élancer et <strong>de</strong>vait ressembler à un<br />

trait gris accroché entre le ciel et la terre.<br />

– Salopards d’<strong>officiel</strong>s, maugréa l’homme assis à la droite<br />

<strong>de</strong> Varèse. Ils veulent vraiment nous faire avaler n’importe quoi.<br />

Le passager <strong>de</strong>vait faire ses cent kilos. Il se trémoussait<br />

dans son fauteuil, dégageant une fesse puis l’autre <strong>de</strong>s accoudoirs<br />

hérissés <strong>de</strong> comman<strong>de</strong>s. Ils étaient pourtant en classe Affaires.<br />

Mais les ingénieurs <strong>de</strong> la TWA ne <strong>de</strong>vaient pas dépasser<br />

une moyenne <strong>de</strong> soixante-dix kilos et d’un mètre soixante-<br />

– 21 –


quinze. Il soufflait et suait. Il épongea son front constellé <strong>de</strong><br />

sueur. Varèse se <strong>de</strong>manda si l’homme avait peur ou s’il avait<br />

simplement un problème <strong>de</strong> réglage thermique.<br />

– J’ai une petite affaire à Cincinnati. Pièces détachées pour<br />

la Navale, expliqua-t-il. Ces salopards <strong>de</strong> consultants ont bouffé<br />

cinq pour cent <strong>de</strong> mon budget, rien que pour m’assurer le passage<br />

<strong>de</strong> l’an 2000. Tout mon putain <strong>de</strong> parc immobilier à changer.<br />

Il avait <strong>de</strong>ux ans. Le constructeur et le fabricant du système<br />

d’exploitation se renvoient la balle pour ne pas payer la facture.<br />

Salopards d’informaticiens.<br />

L’homme reprit son souffle. Le 747 attendait toujours en<br />

bout <strong>de</strong> piste, sans doute qu’un avion atterrisse.<br />

– Et ces salopards d’<strong>officiel</strong>s qui font la pub <strong>de</strong>s lignes<br />

américaines ! Remarquez (l’homme regarda autour <strong>de</strong> lui : la<br />

moitié <strong>de</strong> la classe Affaires était vi<strong>de</strong>)… les gens sont pas fous,<br />

pas comme nous, hein ? !<br />

L’obèse essayait obstinément <strong>de</strong> gagner Varèse à sa cause<br />

qui commençait à comprendre pourquoi il s’était assis à côté <strong>de</strong><br />

lui : ce type avait la conversation maladive, il était du genre à<br />

parler pour évacuer son stress.<br />

– Z’avez vus la KLM ? Clouée au sol pour la première quinzaine<br />

<strong>de</strong> janvier. La British aussi. Et ces cinglés <strong>de</strong> Chinois qui<br />

feront voler leurs ministres le premier janvier, juste histoire <strong>de</strong><br />

montrer que tout va bien. Veulent vraiment nous faire avaler<br />

n’importe quoi.<br />

Le Boeing ne bougeait toujours pas. Varèse détestait<br />

l’attente et l’enfermement. Il essuya ses mains l’une contre<br />

l’autre.<br />

– 22 –


– Vous allez à Paris pour affaires ? continua l’homme. Vous<br />

connaissez ? Vous pourriez peut-être me conseiller, pour les<br />

sorties nocturnes ?<br />

Varèse se retourna tout à coup vers le chef d’entreprise et<br />

lui dit :<br />

– Je vous prie <strong>de</strong> m’excuser, mais l’avion me rend nerveux.<br />

Il regarda <strong>de</strong>rrière lui. Les hôtesses <strong>de</strong> l’air étaient harnachées<br />

à leur siège et attendaient que le Boeing décolle. Il se leva<br />

rapi<strong>de</strong>ment et s’assit <strong>de</strong> l’autre côté <strong>de</strong> l’habitacle dans un carré<br />

vi<strong>de</strong> <strong>de</strong> passagers. Les hôtesses n’eurent pas le temps <strong>de</strong> réagir.<br />

L’homme obèse grogna mais profita <strong>de</strong> l’aubaine pour<br />

s’approprier le hublot.<br />

– Salopard <strong>de</strong> bug, crut entendre Varèse.<br />

À moins que l’insulte ne lui ait été <strong>de</strong>stinée.<br />

Le commandant <strong>de</strong> bord annonça « Décollage dans dix secon<strong>de</strong>s<br />

». Varèse accrocha sa ceinture, se cala au fond <strong>de</strong> son<br />

siège et regarda par le hublot, maintenant sur sa droite. Ses<br />

mains s’agrippèrent malgré lui aux accoudoirs. Il sentit son<br />

cœur se préparer à la gran<strong>de</strong> scène du II.<br />

Les moteurs du 747 s’emballèrent et se stabilisèrent à plein<br />

régime. Le mastodonte se mit à rouler sur la piste, <strong>de</strong> plus en<br />

plus vite. Le paysage défilait : ban<strong>de</strong> verte entre <strong>de</strong>ux ban<strong>de</strong>s<br />

grises. L’avion était lancé : soit il décollait, soit…<br />

La loi <strong>de</strong> Bernoulli ferait bien sûr en sorte qu’il décolle, une<br />

fois <strong>de</strong> plus. Mais Varèse ne pouvait s’empêcher d’imaginer la<br />

fin <strong>de</strong> la piste d’envol vers laquelle fonçaient, à plus <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux<br />

cent cinquante kilomètres heures, <strong>de</strong>s tonnes <strong>de</strong> métal et <strong>de</strong><br />

plastique, <strong>de</strong>s centaines <strong>de</strong> litres <strong>de</strong> kérosènes et eux, les passa-<br />

– 23 –


gers. « Une centaine <strong>de</strong> personnes assises dans le ventre d’une<br />

super-bombe », pensa Varèse alors que le nez du 747 se soulevait<br />

et que le miracle s’accomplissait.<br />

Ses tripes connaissaient la suite par cœur : ce mélange <strong>de</strong><br />

terreur pure et d’émerveillement, ce mariage <strong>de</strong> maîtrise technologique<br />

et d’inconscience dont l’homme était le champion et<br />

l’aérodynamique une illustration parfaite. Le sol ressembla très<br />

vite à un mon<strong>de</strong> miniature avant <strong>de</strong> disparaître sous la première<br />

couche <strong>de</strong> nuages. Le 747 transperçait les énormes masses duveteuses<br />

comme un obus traversant <strong>de</strong>s murailles d’eau en suspension.<br />

Les ailes qui soutenaient toute la puissance les arrachant à<br />

l’attraction terrestre semblaient si fragiles… Varèse observait les<br />

vis qui les rattachaient à l’avion en s’attendant à les voir sortir<br />

<strong>de</strong> leurs encoches, lentement, en tournant sur elles-mêmes.<br />

L’aile partirait ensuite en morceaux comme une fleur <strong>de</strong> métal<br />

décapitée par une bourrasque. L’avion piquerait vers le sol…<br />

Un trou d’air lui souleva le cœur. Les passagers poussèrent<br />

une exclamation <strong>de</strong> surprise. Un bébé se mit à pleurer <strong>de</strong>rrière<br />

le ri<strong>de</strong>au, en classe économique. Les hôtesses <strong>de</strong> l’air ne bougeaient<br />

pas, attendant que ça passe. Varèse scrutait leur visage<br />

comme s’il s’agissait d’un baromètre, allant <strong>de</strong> Sérénité à Terreur.<br />

L’aiguille se stabilisait pour l’instant dans Calme plat. Le<br />

Boeing sortit <strong>de</strong>s nuages et la peur fut enfin balayée par<br />

l’émerveillement.<br />

Le mon<strong>de</strong> s’étendait à perte <strong>de</strong> vue. La lumière grise <strong>de</strong> la<br />

surface avait été remplacée par un flamboiement doré. Le soleil<br />

se couchait à l’horizon et <strong>de</strong>ssinait une féerie <strong>de</strong> lumière. Le 747<br />

continuait à grimper avec une constance rassurante. Le régime<br />

<strong>de</strong>s moteurs ne faiblissait pas. La mer <strong>de</strong> nuages s’éloigna en<br />

<strong>de</strong>ssous d’eux comme la terre s’était éloignée une première fois.<br />

Un avion minuscule la transperça, beaucoup plus bas. Il grim-<br />

– 24 –


pait lui aussi contre le ciel et donnait une idée <strong>de</strong> l’échelle du<br />

milieu gigantesque dans lequel, désormais, ils évoluaient.<br />

Varèse s’arracha à la contemplation du hublot et revint en<br />

mémoire à cette soirée du 17 juillet 1996. Il n’eut même pas besoin<br />

<strong>de</strong> fermer les yeux pour sentir leur <strong>de</strong>rnière étreinte <strong>de</strong>vant<br />

la porte d’embarquement. Catherine lui <strong>de</strong>mandait d’écraser sa<br />

cigarette, il profitait <strong>de</strong>s <strong>de</strong>rniers instants pour se serrer contre<br />

elle et s’imprégner <strong>de</strong> son o<strong>de</strong>ur.<br />

Les hôtesses se <strong>de</strong>ssanglèrent et se levèrent pour préparer<br />

la première collation à effet placebo.<br />

« 747, TWA, 800 » pensa Varèse.<br />

Ce qu’elle avait vu avant <strong>de</strong> mourir ressemblait à ce qu’il<br />

voyait maintenant : du plastique blanc, le dos d’un fauteuil bleu<br />

pâle. Il était 20 heures 30, environ. Plus tôt aujourd’hui. Mais le<br />

même effet <strong>de</strong> crépuscule <strong>de</strong>vait colorer le ciel. Varèse contempla<br />

le tapis <strong>de</strong> mousseline blanche dont plusieurs kilomètres <strong>de</strong><br />

vi<strong>de</strong> les séparaient déjà. Le mon<strong>de</strong> sombrait dans la nuit,<br />

l’étendue était sans limites. Il pria pour que cette image ait été<br />

la <strong>de</strong>rnière qu’elle ait emportée avec elle.<br />

Cela faisait maintenant près <strong>de</strong> dix minutes qu’ils gravissaient<br />

un Everest invisible. Ils <strong>de</strong>vaient se trouver au niveau <strong>de</strong>s<br />

treize mille pieds fatidiques, au sud <strong>de</strong> Long Island, juste au<strong>de</strong>ssus<br />

<strong>de</strong> cette portion <strong>de</strong> mer glacée sur laquelle débris humains<br />

et matériels s’étaient éparpillés. La violence <strong>de</strong><br />

l’explosion, le froid qui gèle les poumons, la chute libre. Tout<br />

avait sans doute été trop vite pour que quiconque à bord du vol<br />

800 comprenne, pour que les <strong>de</strong>rnières secon<strong>de</strong>s conscientes <strong>de</strong><br />

son existence ne se transforment en cauchemar.<br />

Les hôtesses se tenaient <strong>de</strong>bout, dans la kitchenette, et ne<br />

bougeaient plus, les mains croisées sur leur tablier. La musique<br />

– 25 –


d’ambiance fut coupée. Seul le sifflement du système <strong>de</strong> pressurisation<br />

et le vrombissement assourdi <strong>de</strong>s moteurs étaient<br />

maintenant audibles. Varèse observa les autres passagers plongés<br />

dans leurs occupations. Aucun ne prêtait attention à ce qui<br />

était en train <strong>de</strong> se passer. Il <strong>de</strong>vait être le seul à savoir ce que<br />

cette minute <strong>de</strong> silence partagé par l’équipage signifiait. « Nous<br />

y sommes » se dit-il.<br />

Il ferma les yeux et imagina la scène qu’il avait jouée et rejouée<br />

un nombre incalculable <strong>de</strong> fois.<br />

Le 747 du vol 800 <strong>de</strong> la TWA avait quitté le tarmac <strong>de</strong><br />

l’aéroport JFK <strong>de</strong>puis onze minutes lorsque les vapeurs <strong>de</strong> kérosène<br />

qui s’étaient accumulées dans la soute se con<strong>de</strong>nsèrent et<br />

s’enflammèrent sous l’action d’une pompe défectueuse. Les réservoirs<br />

explosèrent. L’appareil se transforma en une boule <strong>de</strong><br />

feu qui continua à grimper sur une centaine <strong>de</strong> mètres avant <strong>de</strong><br />

retomber vers l’Atlantique.<br />

Varèse rouvrit les yeux. La minute <strong>de</strong> mémoire était passée<br />

et les hôtesses s’affairaient à nouveau. L’hypothèse terroriste<br />

était indéfendable. Aucun groupuscule armé n’avait revendiqué<br />

la responsabilité <strong>de</strong> cette catastrophe aérienne. L’erreur militaire<br />

lui apparut par contre…<br />

Le 747 du vol 800 <strong>de</strong> la TWA avait quitté le tarmac <strong>de</strong><br />

l’aéroport JFK <strong>de</strong>puis onze minutes lorsque le cuirassier John<br />

Doe qui patrouillait au large <strong>de</strong> Long Island en simulation <strong>de</strong><br />

combat adressa (par erreur) un <strong>de</strong> ses missiles sol-air à haute<br />

vélocité sur une cible civile et non sur le leurre militaire qui<br />

avait adopté (par mégar<strong>de</strong>) le même plan <strong>de</strong> vol. Douloureuse<br />

méprise étouffée par l’armée, la CIA, le FBI et le NTSB.<br />

Le ramdam déclenché par cette hypothèse avait permis à<br />

quelques tabloïds d’entretenir le mythe <strong>de</strong> la conspiration étatique,<br />

et aux familles <strong>de</strong>s victimes <strong>de</strong> cultiver une véritable pa-<br />

– 26 –


anoïa à l’encontre <strong>de</strong> ceux qui les tenaient au courant <strong>de</strong><br />

l’évolution <strong>de</strong> l’enquête, les frères jumeaux du fonctionnaire qui<br />

s’était adressé à eux avant le décollage.<br />

Trop farfelu, songea Varèse. Une hôtesse s’approcha en<br />

poussant un chariot <strong>de</strong>vant elle. Elle s’arrêta à son niveau et lui<br />

<strong>de</strong>manda s’il désirait quelque chose.<br />

– Un Scotch, s’il vous plaît.<br />

Elle sortit un verre, une mini-bouteille <strong>de</strong> Laphroaig et une<br />

poignée <strong>de</strong> glaçons qu’elle posa sur la tablette que Varèse venait<br />

<strong>de</strong> déplier. Les gestes <strong>de</strong> l’hôtesse étaient adroits, précis et empreints<br />

d’une élégance réellement naturelle. Il fit tinter les glaçons<br />

dans son verre, vida le contenu <strong>de</strong> la mini-bouteille et<br />

s’octroya une lampée <strong>de</strong> nectar.<br />

Non. Les militaires, aussi incapables fussent-ils (et ils<br />

l’avaient déjà prouvé par le passé), n’étaient pour cette fois pas<br />

responsables <strong>de</strong> la <strong>de</strong>struction du vol 800 <strong>de</strong> la TWA. Varèse ne<br />

le pensait pas : il le savait. Et il le savait parce que le contenu<br />

succinct du véritable rapport d’expertise dressé par les véritables<br />

experts qui avaient travaillé sur cette affaire lui avait été<br />

transmis par Michel Caran en personne.<br />

Varèse avait mis un an avant <strong>de</strong> <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r ce service à son<br />

ancien patron, le temps <strong>de</strong> s’assurer que l’enquête s’enlisait bien<br />

entre les services pour les morts et les déclarations<br />

d’impuissance. Il sortit la lettre que le patron <strong>de</strong> la Sûreté avait<br />

pris le risque <strong>de</strong> lui envoyer et qui expliquait dans les gran<strong>de</strong>s<br />

lignes pourquoi les autorités ne parleraient effectivement pas.<br />

Varèse la déplia et se mit à la lire lentement, son verre dans<br />

une main. Il se <strong>de</strong>manda ce que les hommes qui pilotaient ce<br />

Boeing auraient donné pour en connaître le contenu. La lettre<br />

était manuscrite <strong>de</strong> la main ru<strong>de</strong> <strong>de</strong> Caran :<br />

– 27 –


« Cher Max, nous ne nous sommes pas vus <strong>de</strong>puis que tu as<br />

quitté la Sûreté, mais je tiens à te faire part <strong>de</strong> mes sincères<br />

condoléances. Désolé d’apprendre que ta femme était à bord du<br />

vol 800. C’est une tragédie.<br />

« Je comprends ton désir <strong>de</strong> savoir. Tu trouveras dans cette<br />

lettre quelques réponses à tes questions. Ces informations sont<br />

confi<strong>de</strong>ntielles et connues d’un nombre <strong>de</strong> personnes restreint.<br />

Ce que tu en feras ne regar<strong>de</strong> que toi. Mais je ne saurai trop te<br />

recomman<strong>de</strong>r le doigté dont tu as toujours su faire preuve. Ou<br />

je ne réponds <strong>de</strong> rien. »<br />

– Compte sur moi, acquiesça l’ancien agent <strong>de</strong> la Sûreté.<br />

« Le système <strong>de</strong> pilotage du Boeing <strong>de</strong> la TWA est <strong>de</strong>venu<br />

fou, juste avant le drame. L’analyse <strong>de</strong>s boîtes noires a montré<br />

qu’il avait provoqué un court-circuit généralisé. Les dérivateurs<br />

n’ont pas fonctionné. Le pilote automatique a ordonné la purge<br />

<strong>de</strong>s réservoirs, qui se sont vidés sur les moteurs chauffés à<br />

blanc.<br />

« Tu connais la suite.<br />

« Les ingénieurs ont cherché, dans les débris, l’origine du<br />

mal, ce qui avait pu faire planter le système à ce point. Ils l’ont<br />

trouvée : une puce au lithium intégrée dans le pilote automatique<br />

fabriquée par le géant en la matière, la société Millenium.<br />

La puce est passée à l’an 2000 d’un coup et a provoqué la<br />

panne. C’est le bug qui a tué ta femme et les 229 autres passagers.<br />

« Tu peux te douter <strong>de</strong> la raison pour laquelle cette information<br />

est <strong>de</strong>meurée secrète. Imagine le vent <strong>de</strong> panique qui<br />

soufflerait sur le mon<strong>de</strong> si cette information était rendue offi-<br />

– 28 –


cielle. Je me <strong>de</strong>man<strong>de</strong> parfois si je préférerais ne pas savoir<br />

dans quel mur nous fonçons.<br />

« Fais attention à toi et appelle-moi si tu passes à Paris.<br />

« Cordialement<br />

« Michel Caran. »<br />

Varèse replia la lettre et contempla le fond <strong>de</strong> son verre.<br />

Forcément, ce pourquoi il se trouvait à bord du vol New York<br />

Paris était éminemment contestable. Mais l’ancien agent était<br />

un homme simple : son cœur avait besoin d’une vengeance ? Il<br />

se vengerait. Pas sur un bug, ni sur une puce, ni sur les locaux<br />

<strong>de</strong> Millenium. Quoique.<br />

Une hôtesse passa avec les journaux du jour. Varèse attrapa<br />

le New York Times et ouvrit les pages people. Un encart était<br />

consacré à un article intitulé « La réus<strong>site</strong> du millénaire ». Une<br />

photo montrait une jeune femme, brune, très belle, découpant<br />

un gâteau en forme d’horloge. La légen<strong>de</strong> disait : « La jeune héritière,<br />

Françoise Desportes, s’apprête à passer l’an 2000 avec<br />

succès ».<br />

Elle avait l’air tellement heureuse, innocente ? Desportes<br />

était jeune, mais c’était une femme d’affaires, une conquérante<br />

qui en avait écrasé plus d’un. « Françoise Desportes est attendue<br />

à Versailles le 2 décembre prochain pour offrir à l’État français<br />

patati patata. » Varèse referma le journal et le coinça entre<br />

les procédures <strong>de</strong> sécurité et les sacs vomitoires. Il appela une<br />

hôtesse et lui montra son verre vi<strong>de</strong>.<br />

Varèse se <strong>de</strong>manda ce que Françoise Desportes pouvait<br />

bien être en train <strong>de</strong> faire. À quoi pensait-elle ? En tous cas,<br />

l’héritière <strong>de</strong>s industries Millenium ne <strong>de</strong>vait pas se douter que<br />

son assassin volait en ce moment vers elle à plus <strong>de</strong> mille kilo-<br />

– 29 –


mètres à l’heure, confortablement installé dans un fauteuil plus<br />

haut que le plus haut toit du mon<strong>de</strong>.<br />

*<br />

– Des rumeurs font entendre que vous seriez sur le point<br />

<strong>de</strong> vous débarrasser <strong>de</strong> Millenium ? Auriez-vous quelque chose<br />

à nous dire à ce sujet ?<br />

Françoise Desportes dévisagea le journaliste qui<br />

s’aventurait sur ce terrain glissant et prit son temps avant <strong>de</strong><br />

répondre. Elle portait un tailleur gris perle <strong>de</strong> chez Balmain et<br />

se tenait <strong>de</strong>bout sur le petit podium installé dans la galerie <strong>de</strong>s<br />

glaces pour la conférence <strong>de</strong> presse improvisée. Les grands<br />

panneaux <strong>de</strong> verre étamé répétaient son profil <strong>de</strong> trois quarts à<br />

l’infini. Elle se sentait, sous les emblèmes <strong>de</strong> la Paix et <strong>de</strong> la<br />

Guerre, face à cette meute <strong>de</strong> journalistes, dans son élément.<br />

Elle était la reine <strong>de</strong> la soirée. Et Thétis aurait sans doute paru<br />

bien pâle à ses côtés.<br />

– Me débarrasser <strong>de</strong> Millenium ? Vous plaisantez ?<br />

Elle aurait pu ajouter « J’espère ». Elle ne s’en donna pas la<br />

peine. La chaleur <strong>de</strong> son sourire associée à la cruauté <strong>de</strong> son<br />

regard firent rougir le journaliste qui en avait pourtant vu<br />

d’autres. Cette femme était, à moins <strong>de</strong> trente-cinq ans, l’une<br />

<strong>de</strong>s premières fortunes du globe. Ce podium <strong>de</strong> bois n’était<br />

qu’un pâle avatar <strong>de</strong> la tour du haut <strong>de</strong> laquelle elle les toisait.<br />

En même temps, Desportes semblait accessible, presque fragile.<br />

Cette constatation enhardit son interlocuteur.<br />

– Vous vous exprimerez <strong>de</strong>main soir sur la première<br />

chaîne. Vous avez déjà annoncé que <strong>de</strong>s révélations seraient<br />

faites à cette occasion. Concernent-elles Millenium ?<br />

– 30 –


Desportes adopta l’expression Je-suis-une-jeune-filleabandonnée-à-elle-même-dans-la-vastitu<strong>de</strong>-du-mon<strong>de</strong>-cruel.<br />

– Elles concernent bien plus que Millenium, répondit-elle<br />

la voix tremblante. Quant aux éventuelles rumeurs <strong>de</strong> cessions<br />

qui ont pu parvenir jusqu’à vous, je les déments avec la plus vive<br />

énergie. Le groupe que m’a légué mon père ne s’est jamais aussi<br />

bien porté que maintenant. Et, si ça peut vous rassurer, j’ai encore<br />

<strong>de</strong> belles années <strong>de</strong>vant moi.<br />

La moitié <strong>de</strong> l’assistance ne la quittait plus <strong>de</strong>s yeux, lui<br />

était acquise. Elle les tenait. Pas difficile lorsque le cadre était<br />

celui d’un roi et la soirée qui les attendait digne <strong>de</strong> princes.<br />

– Vous dites que votre groupe se porte bien, reprit une<br />

femme d’âge mûr (Desportes se tourna instantanément d’un<br />

quart <strong>de</strong> tour et riva son regard sur elle : <strong>de</strong>uxième rang, troisième<br />

chaise à partir <strong>de</strong> la gauche.) Ce n’était pourtant pas le cas<br />

en juin 1996, lorsque le cours <strong>de</strong> l’action Millenium était au plus<br />

bas ?<br />

– Au plus bas et au plus haut, répliqua-t-elle. L’action Millenium<br />

a regagné en six mois ce qu’elle avait perdu au cours <strong>de</strong>s<br />

cinq années précé<strong>de</strong>ntes et a doublé <strong>de</strong> valeur l’année suivante.<br />

– Bien sûr, acquiesça la journaliste en mâchonnant son stylo.<br />

Bien sûr… Quelque généreux donateur aura cru bon <strong>de</strong> sauver<br />

votre entreprise du naufrage ?<br />

Un courant glacé parcourut l’assistance. Desportes ne répondait<br />

pas, attendant <strong>de</strong> voir jusqu’où l’impru<strong>de</strong>nte comptait<br />

se risquer. La journaliste sentit l’impasse et changea brusquement<br />

<strong>de</strong> sujet :<br />

– Vous avez su diversifier vos activités. Mais votre père a<br />

bâti Millenium sur les composants électroniques, notamment<br />

– 31 –


sur cette puce qui équipe une bonne partie du parc informatique<br />

mondial. (La journaliste prit une profon<strong>de</strong> inspiration et continua,<br />

pensive :) Le passage <strong>de</strong> l’an 2000 ne vous inquiète donc<br />

pas ?<br />

Varèse, <strong>de</strong>bout <strong>de</strong>rrière la Presse, tendit l’oreille. Desportes<br />

opta pour la mine Je-suis-excédée-mais professionnelle-et-ilfaut-parler-lentement-aux-enfants-pour-qu’ils-comprennentce-qu’on-leur-dit.<br />

– Je suis plus inquiète en pensant à la réus<strong>site</strong> <strong>de</strong> cette soirée<br />

qu’au passage <strong>de</strong> l’an 2000. Le champagne sera-t-il assez<br />

frais, les petits fours délicieux, les musiciens joueront-ils à merveille<br />

? (Nouveaux rires. La journaliste, elle, resta <strong>de</strong> marbre.)<br />

Ce problème m’a évi<strong>de</strong>mment inquiétée, il y a <strong>de</strong> nombreuses<br />

années, avant que Millenium ne lance son programme <strong>de</strong> recherche<br />

et <strong>de</strong> simulations sur le passage <strong>de</strong>s dates. Le détail <strong>de</strong>s<br />

tests menés et <strong>de</strong>s solutions adoptées est consultable sur le <strong>site</strong><br />

Internet <strong>de</strong> Millenium, dont vous trouverez l’adresse dans le<br />

dossier <strong>de</strong> presse que les hôtesses vous ont remis à votre arrivée.<br />

Quelques reporters, dociles comme <strong>de</strong>s moutons, consultèrent<br />

leur littérature en hochant la tête. La journaliste revint à la<br />

charge :<br />

– Les meilleurs experts s’accor<strong>de</strong>nt à penser que le problème<br />

<strong>de</strong> l’an 2000 ne peut être réglé à sa source, vu la complexité<br />

et… l’hétérogénéité <strong>de</strong>s systèmes concernés. Et que seul<br />

le passage lui-même et les défaillances qu’il aura inévitablement<br />

engendrées permettront <strong>de</strong> savoir s’il y a vraiment lieu <strong>de</strong><br />

s’inquiéter.<br />

– Alors, attendons un mois, proposa Desportes. Je vous<br />

promets un mea culpa en direct avec séance d’auto-flagellation<br />

– 32 –


si une seule <strong>de</strong> nos puces venait à défaillir pour le passage du<br />

millénaire.<br />

Des murmures agitèrent l’assistance. Certains journalistes<br />

affichèrent un sourire béat en imaginant la scène <strong>de</strong> Desportes<br />

se flagellant. La reporter abandonna la partie, vaincue par celle<br />

qui maniait les images avec une perversité redoutable. Un nouvel<br />

intervenant prit la parole. Il était <strong>de</strong> toute évi<strong>de</strong>nce gagné à<br />

la cause <strong>de</strong> Millenium :<br />

– Le don que vous vous apprêtez à faire à l’État français<br />

peut-il être interprété comme un pied <strong>de</strong> nez aux rumeurs catastrophistes<br />

qui agitent le milieu <strong>de</strong>s hautes technologies ?<br />

– Vous voulez parler <strong>de</strong> la pendule <strong>de</strong> Louis XV ? Il ne<br />

s’agit ni d’un pied <strong>de</strong> nez ni d’un subterfuge pour me soustraire<br />

aux convulsions qui agitent le mon<strong>de</strong>. (Desportes se tourna vers<br />

la femme qui l’avait interpellée auparavant.) J’ai conscience du<br />

danger que peut représenter le bug <strong>de</strong> l’an 2000 pour nos sociétés<br />

industrialisées. Et je vous le répète : j’en ai conscience, pour<br />

nos concurrents, même s’ils se font rares ces <strong>de</strong>rniers temps<br />

(rires). Ne comptez pas sur Millenium pour pousser l’humanité<br />

au bord du chaos. Quant à ce don… (Elle se tourna à nouveau<br />

vers le journaliste.) Je ne fais qu’accomplir la volonté <strong>de</strong> mon<br />

père qui avait acquis la pendule <strong>de</strong> Louis XV pour l’offrir au<br />

château <strong>de</strong> Versailles, juste avant que… (Ses yeux se troublèrent.)<br />

Que ce stupi<strong>de</strong> acci<strong>de</strong>nt ne l’emporte.<br />

Varèse se retint d’applaudir la prestation <strong>de</strong> la manipulatrice<br />

en chef. Desportes soupira et fixa son regard sur un lointain<br />

qu’elle seule pouvait contempler.<br />

– Laissons le passé et l’avenir <strong>de</strong> côté, pour un soir. Et<br />

amusons-nous.<br />

– 33 –


La galerie <strong>de</strong>s glaces s’illumina du levant au ponant alors<br />

qu’un quatuor à cor<strong>de</strong>s se lançait dans un délicat menuet. Les<br />

journalistes s’égayèrent et Desportes <strong>de</strong>scendit <strong>de</strong> son podium.<br />

Varèse abandonna sa position d’observateur. Il fendit le flot <strong>de</strong>s<br />

reporters et se faufila dans le sillage <strong>de</strong> la milliardaire qui gagnait<br />

les appartements <strong>de</strong> Louis XV où l’attendaient le conservateur<br />

du musée et la belle société invitée pour la circonstance.<br />

Varèse était arrivé le matin même à Charles <strong>de</strong> Gaulle. Il<br />

avait été surpris <strong>de</strong> découvrir Paris sous une épaisse couche <strong>de</strong><br />

neige. Des vents sibériens avaient balayé la France alors qu’il<br />

survolait l’Atlantique. Il avait rejoint l’appartement qu’il louait<br />

sous un faux nom <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>ux mois déjà, dans le passage Véro-<br />

Dodat, entre le Louvre et la place <strong>de</strong>s Victoires. Il n’avait<br />

presque pas dormi durant la traversée <strong>de</strong>s méridiens mais il ne<br />

songeait même pas à se reposer : l’adrénaline qui saturait ses<br />

veines le tiendrait éveillé une journée entière <strong>de</strong> plus, ce qui suffirait<br />

amplement.<br />

Il s’était rendu à Versailles en début d’après-midi au volant<br />

<strong>de</strong> la voiture <strong>de</strong> location retenue à son nom dans une agence du<br />

boulevard <strong>de</strong>s Italiens. Il avait fait le tour du parc, lentement,<br />

avait scruté <strong>de</strong> loin la cour royale et la place d’armes du château<br />

qui se préparait pour la réception <strong>de</strong> la soirée. Il n’avait pu<br />

s’assurer que le paquet enterré au cœur d’un bosquet <strong>de</strong>rrière le<br />

Grand Trianon lors <strong>de</strong> sa précé<strong>de</strong>nte vi<strong>site</strong>, <strong>de</strong>ux mois auparavant,<br />

était encore là.<br />

Il était revenu à Paris, avait revêtu un smoking (<strong>de</strong> location,<br />

lui aussi), empoché le sésame qui lui ouvrirait les portes <strong>de</strong><br />

la fiesta privée (un faux fabriqué par un imprimeur <strong>de</strong> la galerie<br />

Véro-Dodat i<strong>de</strong>ntique au carton <strong>officiel</strong>, avec ses arabesques<br />

marouflées, ses délicats elzévirs et son aspect unique et inaliénable),<br />

et il était reparti en début <strong>de</strong> soirée pour le château<br />

après s’être rapi<strong>de</strong>ment restauré. Il avait laissé sa voiture près<br />

<strong>de</strong> la grille qui menait à Trianon par les jardins, était re<strong>de</strong>scen-<br />

– 34 –


du à pied jusqu’à la cour <strong>de</strong> marbre et s’était présenté au guichet<br />

qui filtrait les invités (tenue <strong>de</strong> soirée <strong>de</strong> rigueur) qui se pressaient<br />

en se poussant dans les frimas <strong>de</strong> cette soirée <strong>de</strong> décembre.<br />

Les <strong>de</strong>ux étages <strong>de</strong> la cour étaient illuminés et donnaient<br />

aux faça<strong>de</strong>s un éclat resplendissant. La chambre du roi brillait<br />

<strong>de</strong> mille feux, à croire qu’un concours d’allumeurs <strong>de</strong> chan<strong>de</strong>lles<br />

s’y tenait. L’effet était somptueux et sans doute pas très éloigné<br />

<strong>de</strong> celui désiré par la pseudo incarnation du soleil qui avait fait<br />

construire ce gigantesque et architectural symbole du pouvoir<br />

absolu.<br />

Varèse s’était promené entre les invités dont les visages lui<br />

étaient familiers : capitaines d’industries, hommes politiques,<br />

stars du show-biz… Le gotha qui se pressait dans le château aurait<br />

fait pâlir d’envie la Begum, Onassis, et la regrettée Lady<br />

Diana Spencer, toutes pourtant passées reines en organisations<br />

<strong>de</strong> raouts planétaires. Desportes était invisible. On l’avait annoncée<br />

dans une heure, puis <strong>de</strong>ux. Le Premier Ministre était<br />

arrivé et l’attendait avec ses conseillers. Les médias également.<br />

Varèse avait pris la température du lieu en attendant qu’Elle<br />

apparaisse.<br />

Un nuage <strong>de</strong> sauterelles s’abattant sur Paris aurait été plus<br />

discret que son arrivée : trois hélicoptères s’étaient posés autour<br />

du parterre occi<strong>de</strong>ntal en soulevant <strong>de</strong>s volutes <strong>de</strong> poudreuse.<br />

Les jardins émettaient une pâle luminescence, blanche et blafar<strong>de</strong>.<br />

Au moins vingt personnes avaient sauté <strong>de</strong>s engins qui<br />

étaient repartis aussitôt vers le ciel.<br />

Un bataillon <strong>de</strong> gar<strong>de</strong>s du corps entourait la milliardaire.<br />

Varèse ne l’avait jamais vue que par images interposées. Il<br />

put se rendre compte qu’elle était belle, incontestablement. Elle<br />

marchait vers le perron, ramenant les plis <strong>de</strong> son manteau au-<br />

– 35 –


tour <strong>de</strong> son corps. Sa démarche était aussi élégante que le terrain<br />

gelé sur lequel elle avançait pouvait le lui permettre. Les<br />

autorités avaient dû êtres prises <strong>de</strong> court pour ne pas avoir déroulé<br />

<strong>de</strong> tapis rouge. Le concierge du château s’était précipité à<br />

sa rencontre pour lui ouvrir les portes du rez-<strong>de</strong>-chaussée et<br />

l’accompagner à l’intérieur.<br />

Une fraction <strong>de</strong> secon<strong>de</strong>, Varèse avait douté <strong>de</strong> son geste,<br />

<strong>de</strong> ce qu’il s’apprêtait à entreprendre. Non pas à cause <strong>de</strong> la<br />

gar<strong>de</strong> rapprochée : une simple démonstration <strong>de</strong> force, du décorum.<br />

Mais cette femme, à son niveau <strong>de</strong> pouvoir, était-elle<br />

vraiment responsable <strong>de</strong>s défaillances que sa puce avait pu connaître<br />

?<br />

Le souvenir du visage <strong>de</strong> Catherine, rongé par le feu et par<br />

l’eau <strong>de</strong> mer, s’était superposé dans son esprit à celui <strong>de</strong><br />

l’héritière, frais et resplendissant, qui se tournait vers les caméras.<br />

À partir <strong>de</strong> cet instant, Desportes pouvait être tenue pour<br />

morte. Ce serait juste une question <strong>de</strong> temps.<br />

Varèse avait suivi la conférence <strong>de</strong> presse avec un intérêt<br />

lointain. Sauf lorsque le sujet du bug était tombé sur le tapis. Il<br />

avait secrètement remercié la femme d’affaires pour son hypocrisie<br />

et son sens <strong>de</strong> la manipulation : traiter la réalité avec autant<br />

<strong>de</strong> désinvolture lui facilitait la tâche. Les tueurs dont les<br />

proies se sont offertes aux ténèbres n’ont que la moitié du travail<br />

à accomplir.<br />

Il traversa la chambre <strong>de</strong> Louis XV en suivant la meute <strong>de</strong><br />

gar<strong>de</strong>s du corps et il s’engouffra dans le Salon <strong>de</strong> la pendule au<br />

bout duquel attendaient le conservateur du château, le Premier<br />

Ministre, celui <strong>de</strong> la Culture, le maire <strong>de</strong> Versailles et une poignée<br />

d’<strong>officiel</strong>s. Il parvint à se faufiler à temps dans le salon<br />

avant que les cerbères qui en gardaient les portes n’en interdisent<br />

l’accès. Il suivit, à l’écart, la petite cérémonie qui marquait<br />

le <strong>de</strong>uxième temps fort <strong>de</strong> la soirée.<br />

– 36 –


La milliardaire et les <strong>officiel</strong>s s’étaient rassemblés autour<br />

d’une pendule extraordinaire qui faisait au moins <strong>de</strong>ux mètres<br />

<strong>de</strong> haut. Une sphère <strong>de</strong> cristal à l’intérieur <strong>de</strong> laquelle était emprisonné<br />

un précieux mécanisme reconstituant le mouvement<br />

<strong>de</strong>s planètes surmontait la boîte <strong>de</strong> bronze. Les rouages apparents,<br />

mêmes vus <strong>de</strong> loin, étaient d’une complexité incroyable.<br />

L’objet méritait bien ce cabinet dont les boiseries décorées <strong>de</strong><br />

cadrans et d’astres se levant, se couchant ou se poursuivant,<br />

formaient un cadre somptuaire.<br />

L’échange entre la donatrice et les autorités se fit sans micro.<br />

Varèse n’attrapa que quelques mots <strong>de</strong>s brefs discours prononcés<br />

par le Ministre et le conservateur. Il n’eut pas besoin <strong>de</strong><br />

les entendre pour en imaginer la teneur. Desportes répondit au<br />

compliment. Il ne l’entendit pas. Par contre, l’échange qui eut<br />

lieu entre un plaisantin du premier rang et la milliardaire ne lui<br />

échappa pas :<br />

– Et cette horloge passera-t-elle l’an 2000 ? <strong>de</strong>manda la<br />

voix.<br />

– Elle a été conçue par l’ingénieur Passemant en janvier<br />

1754, répondit Desportes qui avait révisé ses fiches. Et, comme<br />

vous pouvez le voir (elle indiqua les quatre cylindres qui servaient<br />

à indiquer l’année en cours)… cet homme <strong>de</strong> génie a réglé<br />

le problème <strong>de</strong>ux siècles et <strong>de</strong>mi avant que celui-ci ne nous<br />

préoccupe. Cette pendule fonctionnera encore le 31 décembre<br />

9999. Au-<strong>de</strong>là, je donne ma langue au chat.<br />

Des rires, à nouveau, <strong>de</strong>s rires d’hommes rêvant d’être le<br />

chat. La grâce, le charme, l’intelligence… Desportes avait tout<br />

pour elle. Varèse se <strong>de</strong>manda comment réagiraient ceux qui<br />

l’entouraient en cet instant s’ils avaient su qu’il s’apprêtait à<br />

éliminer cet échantillon <strong>de</strong> perfection avec un sang-froid exemplaire.<br />

– 37 –


Desportes repartit vers la Gran<strong>de</strong> Galerie en passant par<br />

l’Antichambre <strong>de</strong>s chiens et la Cour <strong>de</strong>s cerfs, emportant<br />

l’assistance <strong>de</strong>rrière elle comme le joueur <strong>de</strong> flûte du conte. Varèse<br />

la laissa s’éloigner. Madame dormait au Grand Trianon, ce<br />

soir. Elle serait alors sans ses courtisans, ses hallebardiers et ses<br />

cent-suisses. L’assassin n’avait plus qu’à attendre que la soirée<br />

se déroule sans heurts et sans surprises. Il avait tout son temps<br />

<strong>de</strong>vant lui.<br />

*<br />

Combien <strong>de</strong> mains avait-elle serrées ? Combien <strong>de</strong> regards<br />

envieux, admiratifs, jaloux qui ne la quittaient pas, avait-elle<br />

croisés ? Toute richissime, brillante, belle qu’elle était (ou que<br />

ces sangsues voulaient lui faire accroire, rectifia-elle in petto),<br />

elle en avait marre : Desportes détestait les mondanités. Mais<br />

elle <strong>de</strong>vait bien ce sacrifice à son père.<br />

Il avait inscrit le don <strong>de</strong> l’œuvre d’art sur son testament<br />

(voilà bien une <strong>de</strong> ses lubies !). Sa fille unique ne pouvait lui<br />

faire défaut. Et puis, il y avait son intervention télévisée du len<strong>de</strong>main…<br />

Françoise appréhendait l’épreuve du direct. Elle était<br />

comme tous les grands timi<strong>de</strong>s qui donnent la trompeuse image<br />

d’être sûrs d’eux-mêmes. Mais, en son for intérieur, elle tremblait.<br />

De fatigue, (ces voyages l’épuisaient) <strong>de</strong> nervosité, mais<br />

surtout <strong>de</strong> peur.<br />

Elle n’avait pas menti à la journaliste, tout à l’heure. Elle<br />

n’était pas inquiète : elle était terrorisée. Ce qu’elle avait découvert<br />

au sujet <strong>de</strong> l’acci<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> la TWA, ce que sa découverte impliquait<br />

si ses présomptions, déjà étayées par quelques mois<br />

d’investigations, se confirmaient, lui donnait le tournis et le<br />

donnerait sûrement au mon<strong>de</strong> qui tournait déjà assez vite<br />

comme ça, à son goût. Elle en savait maintenant assez pour parler,<br />

pour faire éclater la vérité, pour l’annoncer en direct sur un<br />

– 38 –


plateau <strong>de</strong> télévision. Il lui manquait juste la preuve, la petite<br />

preuve physique que celui qui l’avait contacté <strong>de</strong>vait lui remettre<br />

dans dix minutes à peine.<br />

Cette preuve Desportes l’avait cherchée en vain pendant<br />

<strong>de</strong>s mois. Elle avait changé <strong>de</strong> tactique en faisant circuler par<br />

ses réseaux d’informations un message qui exposait ses premières<br />

pistes, d’une manière sibylline pour les ignorants, limpi<strong>de</strong><br />

pour les avertis. Son message était assorti d’un appel à témoins<br />

et <strong>de</strong>s coordonnées <strong>de</strong> sa retraite secrète <strong>de</strong> Taliesin cinq.<br />

Millenium couvrait l’ensemble <strong>de</strong> la planète. L’empire traversait<br />

les sphères entremêlées <strong>de</strong> la politique, <strong>de</strong> la finance et<br />

<strong>de</strong> l’information. Il <strong>de</strong>ssinait une toile au maillage aussi serré<br />

qu’une couverture géostratégique. Une semaine après avoir lancé<br />

son appel, Monsieur Mystère répondait à Desportes et lui<br />

proposait <strong>de</strong> la rencontrer. Elle avait fixé Versailles, 2 décembre,<br />

Minuit, Opéra du château. L’informateur avait accepté<br />

puis s’était réfugié dans le silence. Jusqu’à maintenant.<br />

Un homme était en train <strong>de</strong> parler à la milliardaire, un militaire<br />

d’après le tableau <strong>de</strong> mérites qu’il portait épinglé à la poitrine.<br />

Elle voyait ses lèvres bouger, elle répondait en hochant la<br />

tête mécaniquement. Mais elle ne l’écoutait pas. Elle observait<br />

les invités et essayait <strong>de</strong> repérer l’informateur. Lequel était-ce ?<br />

Ne prenait-elle pas un risque en lui fixant ren<strong>de</strong>z-vous dans<br />

cette partie reculée du château ? Il aurait peut-être mieux valu<br />

qu’elle le voie ici, au milieu <strong>de</strong> la foule. Ceux qui s’apprêtaient à<br />

plonger le mon<strong>de</strong> dans le chaos iraient-ils jusqu’à vouloir la<br />

faire taire, définitivement ?<br />

Les ombres sans noms qu’elle allait bientôt éclabousser <strong>de</strong><br />

lumières auraient logé une balle entre les yeux <strong>de</strong> Dieu le Père<br />

lui-même s’il avait su le quart <strong>de</strong> ce que Desportes savait.<br />

– 39 –


L’héritière pensa à Oscar et l’inquiétu<strong>de</strong> la submergea à<br />

nouveau. Le vieil homme jouait le rôle <strong>de</strong> confi<strong>de</strong>nt, <strong>de</strong> père <strong>de</strong><br />

substitution, et d’ai<strong>de</strong> <strong>de</strong> camp <strong>de</strong>puis la mort <strong>de</strong> François Desportes.<br />

Il s’était chargé <strong>de</strong> l’éducation <strong>de</strong> sa fille lors <strong>de</strong> son arrivée<br />

aux États-Unis, quand elle avait dix ans. Il siégeait maintenant<br />

dans l’un <strong>de</strong>s conseils d’administration le plus puissant du<br />

mon<strong>de</strong>, à côté <strong>de</strong> celle à qui il avait fait réciter autrefois ses<br />

tables <strong>de</strong> multiplications.<br />

Desportes planta le militaire au milieu d’une phrase et glissa<br />

jusqu’au responsable <strong>de</strong> la sécurité.<br />

– Toujours aucune nouvelle d’Oscar ? lui <strong>de</strong>manda-t-elle.<br />

– Aucune, répondit l’homme en noir, l’air peiné.<br />

Le jet avait quitté Bombay douze heures auparavant. Il aurait<br />

dû atteindre Paris en fin d’après-midi. Sa trace avait été<br />

perdue entre l’In<strong>de</strong> et le désert arabique. Desportes avait sonné<br />

le branle-bas <strong>de</strong> combat. Il lui avait suffi <strong>de</strong> quelques coups <strong>de</strong><br />

fils bien placés pour qu’un satellite <strong>de</strong> télédétection soit détourné<br />

<strong>de</strong> sa mission première et scrute les territoires que le jet avait<br />

pu survoler, à la recherche d’une éventuelle épave. Un état<br />

d’alerte officieux avait été déclenché dans l’ensemble <strong>de</strong>s aéroports<br />

couverts par son rayon d’action. Mais la plupart appartenaient<br />

au mon<strong>de</strong> moyen-oriental, ce qui ne facilitait pas les recherches.<br />

Desportes était contrainte d’attendre, et elle<br />

s’attendait déjà au pire.<br />

– Je dois m’absenter quelques minutes, dit-elle à l’armoire<br />

à glace.<br />

– Seule ? répondit-il, inquiet.<br />

– Seule.<br />

– 40 –


Elle s’esquiva aussi discrètement que possible, mais regards<br />

et murmures la suivirent jusqu’au bout <strong>de</strong> la galerie <strong>de</strong>s<br />

glaces. Elle poussa un soupir <strong>de</strong> soulagement une fois les portes<br />

fermées <strong>de</strong>rrière elle et <strong>de</strong>scendit l’escalier <strong>de</strong>s Maréchaux d’un<br />

pas plus léger. Cette partie <strong>de</strong> la <strong>de</strong>meure royale était plongée<br />

dans l’obscurité. L’ombre donnait aux lambris, aux bronzes et<br />

aux faux marbres un aspect sans doute semblable à celui que<br />

Louis le Petit avait connu.<br />

La milliardaire s’engagea dans le vestibule qui parcourait<br />

l’aile Nord du château et permettait d’accé<strong>de</strong>r à l’opéra où<br />

l’attendait son mystérieux informateur. Des figures <strong>de</strong> monarques<br />

statufiés, en pied, formaient une gar<strong>de</strong> silencieuse.<br />

Tant <strong>de</strong> puissants d’un temps, condamnés à la poussière… Desportes<br />

eut l’impression <strong>de</strong> se retrouver dans une crypte. Elle<br />

serra les bras autour <strong>de</strong> sa poitrine et pressa un peu le pas.<br />

Les figures s’échelonnaient par ordre chronologique. On<br />

remontait le vestibule comme on remontait le Temps. Françoise<br />

se revit fillette dans les bras <strong>de</strong> son père, adolescente à ses côtés,<br />

adulte en face <strong>de</strong> lui. Puis seule. Cela faisait quatre ans que le<br />

Cessna s’était écrasé sur les contreforts <strong>de</strong>s Appalaches. Elle<br />

avait, <strong>de</strong>puis, repris les rênes <strong>de</strong> Millenium et avait emmené<br />

l’empire jusqu’ici, au seuil du millénaire.<br />

François Desportes était un inventeur <strong>de</strong> génie méprisé par<br />

ses pairs avant qu’il ne s’exile aux États-Unis. Il y cherchait les<br />

financements qui manquaient à ses recherches. Le Nouveau<br />

Mon<strong>de</strong> lui avait offert la chance que le vieux continent avait refusé<br />

<strong>de</strong> lui donner, et lui avait permis <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir le maître en<br />

son domaine : le transfert <strong>de</strong> l’information électrique.<br />

Le transistor qu’il avait en vain essayé <strong>de</strong> vendre aux français<br />

durement frappés par la première crise pétrolière avait tout<br />

<strong>de</strong> suite été acheté par une société <strong>de</strong> composants installée à<br />

Santa Monica. La micro-informatique était sur le point<br />

– 41 –


d’exploser. Les promoteurs construisaient les premiers immeubles<br />

<strong>de</strong> verre et <strong>de</strong> métal qui constitueraient, plus tard, la<br />

Silicon Valley. Les futurs empires s’échafaudaient, élaboraient<br />

<strong>de</strong>s machines qui <strong>de</strong>man<strong>de</strong>raient à chaque génération plus <strong>de</strong><br />

performances et plus <strong>de</strong> mémoire.<br />

Desportes avait contemplé cette pépinière bouillonnante<br />

dans le creuset <strong>de</strong> laquelle le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>de</strong>main était en train <strong>de</strong><br />

se <strong>de</strong>ssiner. Il avait « écouté le vent », comme il le disait souvent<br />

à sa fille dans leur retraite <strong>de</strong> Taliesin, et le vent lui avait indiqué<br />

la route à suivre.<br />

L’élaboration <strong>de</strong> transistors plus performants était inéluctable.<br />

Mais les Japonais s’étaient approprié le marché. Desportes<br />

leur avait donc vendu son brevet et mis cet axe <strong>de</strong> recherche<br />

en veilleuse. Les systèmes d’exploitation, le mon<strong>de</strong><br />

étrange <strong>de</strong>s logiciels, avaient déjà leurs gourous, <strong>de</strong> jeunes loups<br />

aux <strong>de</strong>nts longues qui discutaient marketing au fond <strong>de</strong> garages<br />

bourrés <strong>de</strong> matériel trafiqué. L’ingénieur était trop vieux pour<br />

ces gamineries, et il avait passé l’âge <strong>de</strong> jouer au maître <strong>de</strong><br />

l’univers. Un domaine, par contre, restait à défricher, celui <strong>de</strong>s<br />

Real Time Clocks, les horloges à temps réel, qui équipaient<br />

chaque processeur lancé sur le marché.<br />

Quelques entreprises californiennes produisaient un travail<br />

plus ou moins sérieux en la matière, considérant ce composant<br />

comme secondaire par rapport aux cartes mères ou aux mémoires<br />

qui évoluaient au même rythme que la course au progrès<br />

qui se jouait alors. Le père <strong>de</strong> Desportes s’était toujours attaché<br />

aux aspects méprisés <strong>de</strong> la science, aux modules mal aimés. Il<br />

avait donc monté un petit centre <strong>de</strong> production, trouvé assez <strong>de</strong><br />

clients pour lancer sa première génération d’horloges et livré ses<br />

RTC moins d’un an après les avoir <strong>de</strong>ssinées sur le papier. Le<br />

succès avait été immédiat.<br />

– 42 –


Les ordinateurs avaient besoins <strong>de</strong> composants <strong>de</strong> plus en<br />

plus précis pour compter le temps. Et les horloges <strong>de</strong> ses concurrents<br />

se révélaient <strong>de</strong> moins en moins fiables à mesure que la<br />

rapidité <strong>de</strong>s flux d’informations à gérer était multipliée par<br />

<strong>de</strong>ux, cinq ou dix. François Desportes avait fait <strong>de</strong> la maîtrise <strong>de</strong><br />

l’infinitésimal une marque <strong>de</strong> fabrique, un savoir-faire en forme<br />

d’errance qui, enfin, lui apporta la fortune.<br />

Son centre <strong>de</strong> fabrication était passé <strong>de</strong> dix à cent salariés<br />

en six mois, <strong>de</strong> cent à mille en <strong>de</strong>ux ans. L’homme avait troqué<br />

la blouse <strong>de</strong> l’inventeur contre le costume trois pièces du chef<br />

d’entreprise. Millenium était née. Le reste relevait <strong>de</strong> la success<br />

story, une réus<strong>site</strong> professionnelle exemplaire qui faisait un<br />

étrange contrepoint avec le fiasco <strong>de</strong> sa vie sentimentale.<br />

Françoise avait vu le jour en France, un an avant que son<br />

père ne parte pour les États-Unis. Jusqu’à ce que Millenium<br />

existe, il revenait chaque été, prétextant <strong>de</strong> difficultés matérielles<br />

et promettant que les choses s’arrangeraient une fois son<br />

« grand projet » réalisé. Il n’avait pas lancé la fabrication <strong>de</strong> son<br />

horloge et il connaissait alors <strong>de</strong> réels soucis financiers.<br />

La mère <strong>de</strong> Desportes n’avait pas supporté ces allers et retours<br />

incessants, ces promesses non tenues. Elle avait <strong>de</strong>mandé<br />

le divorce pour les six ans <strong>de</strong> sa fille et l’avait obtenu un an plus<br />

tard. Françoise, plus seule que jamais, avait été placée dans une<br />

pension parisienne. Jusqu’au jour béni où son père était venu la<br />

chercher et l’avait emmenée, comme il le lui avait toujours promis,<br />

dans le Nouveau Mon<strong>de</strong>.<br />

Françoise s’arrêta <strong>de</strong>vant l’escalier qui menait au foyer <strong>de</strong><br />

l’opéra. Elle se souvenait <strong>de</strong> ce jour d’été comme si c’était hier.<br />

Elle n’avait pas <strong>de</strong> nouvelles <strong>de</strong> sa mère <strong>de</strong>puis son quatrième<br />

anniversaire. Elle passait les vacances chez ses grandsparents.<br />

Elle venait <strong>de</strong> recevoir une nouvelle carte postale,<br />

– 43 –


comme tous les mois, montrant <strong>de</strong>s palmiers, <strong>de</strong>s voitures <strong>de</strong><br />

rêve et un ciel magnifique. Son père y parlait d’un pays merveilleux<br />

dans lequel il ne faisait jamais froid, où les petites filles allaient<br />

à l’école le matin et à la plage l’après-midi, un pays où ils<br />

pourraient vivre tous les <strong>de</strong>ux.<br />

Il était apparu sur le seuil <strong>de</strong> la maison. Elle avait sauté<br />

dans ses bras. Il lui avait <strong>de</strong>mandé :<br />

– Est-ce que cette jeune fille voudrait voir où papa travaille<br />

?<br />

Le rêve était <strong>de</strong>venu réalité et il avait duré plus <strong>de</strong> vingt<br />

ans. Françoise Desportes était <strong>de</strong>venue une femme d’affaires<br />

intraitable mais terriblement, désespérément romantique. Elle<br />

<strong>de</strong>vait tenir ça <strong>de</strong> son père. Elle allait sur ses trente-cinq ans et<br />

sa vie sentimentale n’avait été, jusqu’à présent, qu’un gigantesque<br />

fiasco. Ce n’était pourtant pas faute d’avoir rêvé du<br />

prince charmant.<br />

Elle grimpa les marches <strong>de</strong> pierres façonnées dans l’entre<br />

murs, se retrouva au niveau du foyer, poussa une porte capitonnée<br />

et pénétra dans l’opéra construit pour Louis XV.<br />

L’espace était relativement exigu, mais il donnait au spectateur<br />

une impression <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>ur à cause du soin particulier<br />

apporté au décor. Chaque panneau, chaque fût <strong>de</strong> colonne,<br />

chaque cloison était prétexte à un morceau <strong>de</strong> bravoure décoratif.<br />

Les tribunes suivaient <strong>de</strong>s courbes douces comme celles <strong>de</strong>s<br />

consoles <strong>de</strong> l’époque. La voûte enfermait l’univers clos sous un<br />

horizon constellé <strong>de</strong> gouttes d’or. Le ri<strong>de</strong>au était un chefd’œuvre<br />

<strong>de</strong> trompe-l’œil. Les artisans qui avaient conçu cet endroit<br />

avaient dû travailler avec le virtuose dans une main et<br />

l’époustouflant dans l’autre.<br />

– 44 –


Françoise se rappela que l’opéra était réputé pour son<br />

acoustique. Tout ici était en bois et peint pour donner l’illusion<br />

du marbre. Elle mit <strong>de</strong>ux doigts dans sa bouche et se prépara à<br />

pousser un sifflement stri<strong>de</strong>nt, comme Oscar le lui avait appris,<br />

lorsqu’un toussotement gêné, juste <strong>de</strong>rrière elle, la fit sursauter.<br />

Un homme se tenait dans l’ombre <strong>de</strong> la porte. Il <strong>de</strong>vait<br />

l’observer <strong>de</strong>puis qu’elle était rentrée dans l’opéra. Il avança<br />

dans la flaque <strong>de</strong> lumière pâle qui venait du foyer. Un Asiatique<br />

qui pouvait avoir entre trente et quarante ans. La femme<br />

d’affaires l’avait vu se mêler aux invités.<br />

Ces yeux mi-clos, cette bouche droite et pincée ne lui permettaient<br />

pas <strong>de</strong> savoir ce que cet homme avait <strong>de</strong>rrière la tête.<br />

Elle n’était <strong>de</strong> toutes façons pas ici pour le son<strong>de</strong>r.<br />

L’informateur avait accepté ce ren<strong>de</strong>z-vous afin <strong>de</strong> lui remettre<br />

la preuve qu’elle attendait. Cette rencontre s’apparentait à une<br />

livraison, ni plus ni moins. La femme d’affaires reprit le <strong>de</strong>ssus<br />

et <strong>de</strong>manda, sur un ton peut-être plus ru<strong>de</strong> que la situation ne<br />

l’exigeait :<br />

– Avez-vous apporté ce que vous m’avez promis ?<br />

L’homme ne s’attendait manifestement pas à un tel accueil.<br />

– Vous êtes à la hauteur <strong>de</strong> votre réputation, Ma<strong>de</strong>moiselle<br />

Desportes, répondit-il. Directe et pressée.<br />

La milliardaire poussa un soupir excédé et jeta un coup<br />

d’œil à sa montre.<br />

– Je ne vous <strong>de</strong>man<strong>de</strong> pas les raisons <strong>de</strong> votre geste, lui<br />

lança-t-elle. Vous ne me répondriez pas, <strong>de</strong> toutes façons. Par<br />

contre, je suis sûre que vous avez quelque chose à gagner dans<br />

cette affaire. Alors, ne jouez pas les martyrs, je vous prie. C’est<br />

moi qui serai en première ligne, <strong>de</strong>main, pas vous.<br />

– 45 –


L’homme regarda autour <strong>de</strong> lui et écouta le silence <strong>de</strong><br />

l’opéra avec l’air <strong>de</strong> peser le pour et le contre. Il plongea enfin la<br />

main dans la poche <strong>de</strong> son smoking et en retira un boîtier <strong>de</strong><br />

plastique. Desportes s’en empara avec avidité et l’ouvrit : une<br />

galette <strong>de</strong> carbone gravée au micron près et ne portant aucune<br />

inscription lui renvoya un éclat bleuté.<br />

– Un cd-rom ?<br />

– Tout y est, assura l’homme. (Il écouta une nouvelle fois le<br />

silence.) Je dois m’en aller.<br />

Il glissa dans l’ombre tel un chat. Desportes le regarda disparaître<br />

en se rappelant ces vieux films d’épouvantes en noir et<br />

blanc aux effets expressionnistes surannés, et elle se <strong>de</strong>manda si<br />

un plaisantin ne venait pas <strong>de</strong> se payer sa tête. Peut-être l’opéra<br />

allait-il s’illuminer d’un coup et laisser apparaître les tribunes<br />

bourrées à craquer <strong>de</strong> spectateurs lui lançant <strong>de</strong>s lazzis ou<br />

l’ovationnant ?<br />

Elle mit un frein à son imagination et quitta l’opéra pour<br />

rejoindre la fête offerte par Millenium en fourrant le cd-rom au<br />

fond <strong>de</strong> sa poche. Cet endroit lui donnait maintenant la chair <strong>de</strong><br />

poule, comme le vestibule <strong>de</strong>s célébrités mortes qu’elle traversa<br />

encore plus vite qu’à l’aller. Elle ne regarda pas une seule fois<br />

<strong>de</strong>rrière elle jusqu’à la galerie <strong>de</strong>s glaces. Elle ne vit donc pas la<br />

silhouette, agile et ténébreuse, traverser la scène <strong>de</strong> l’opéra et<br />

caler son pas sur le sien, tel un prédateur calant sa course sur la<br />

course <strong>de</strong> sa proie.<br />

*<br />

Desportes réapparut dans la galerie <strong>de</strong>s glaces. Elle réintégra<br />

un cercle d’invités. « Pas pour très longtemps », pensa-t-il.<br />

Minuit passé. La moitié <strong>de</strong>s convives étaient partis. La milliar-<br />

– 46 –


daire montrait <strong>de</strong>s signes <strong>de</strong> fatigue et semblait sur le point <strong>de</strong><br />

prendre congé <strong>de</strong>s <strong>officiel</strong>s.<br />

Les suppositions <strong>de</strong> Varèse se confirmèrent quelques minutes<br />

plus tard. Desportes salua ministres et conservateur et<br />

sortit <strong>de</strong> la galerie, entourée cette fois par sa phalange <strong>de</strong> gar<strong>de</strong>s<br />

du corps. L’ancien agent prit le chemin <strong>de</strong> la sortie en se mêlant<br />

aux <strong>de</strong>rniers groupes. Il <strong>de</strong>scendit l’escalier Gabriel et bascula<br />

sur sa gauche au lieu <strong>de</strong> suivre le vestibule. Il s’enfonça dans<br />

l’obscurité du couloir jusqu’aux gran<strong>de</strong>s portes-fenêtres ouvertes<br />

sur les jardins.<br />

Il attendit au moins une <strong>de</strong>mi-heure. À l’extérieur, les figures<br />

<strong>de</strong> bronze qui ornaient les pièces d’eaux étaient piégées<br />

par la glace. Varèse se rappela rapi<strong>de</strong>ment la configuration du<br />

parc royal, le chemin le plus court et le plus discret pour atteindre<br />

l’aile prési<strong>de</strong>ntielle du Grand Trianon où Desportes logeait<br />

pour la nuit. Il savait que les gar<strong>de</strong>s du corps occupaient<br />

l’Orangerie réaménagée, à l’écart, et que la milliardaire se trouverait<br />

seule dans l’appartement <strong>de</strong> réception qui lui était réservé.<br />

Il jugea le moment venu et ouvrit la porte à côté <strong>de</strong> laquelle<br />

il était blotti. Il se glissa à l’extérieur et courut jusqu’à l’angle <strong>de</strong><br />

la <strong>de</strong>meure royale qui ouvrait sur un triangle <strong>de</strong> neige. Varèse<br />

traversa l’espace à découvert en cinq foulées. Il plongea <strong>de</strong>rrière<br />

la haie qui fermait le bosquet d’Apollon et observa les fenêtres<br />

du château qu’il venait <strong>de</strong> laisser <strong>de</strong>rrière lui. Les <strong>de</strong>rnières lumières<br />

s’éteignaient à l’étage <strong>de</strong> la Gran<strong>de</strong> Galerie. Personne ne<br />

semblait l’avoir repéré.<br />

Il reprit sa course, laissa les bains d’Apollon sur sa gauche,<br />

et se faufila <strong>de</strong> bosquets en fabriques jusqu’au Grand Canal. La<br />

pièce d’eau glacée ressemblait à une immense croix en argent<br />

dont les bras se déployaient vers le Nord et vers le Sud. Trianon<br />

était au Nord. Varèse remonta l’allée qui y menait directement.<br />

– 47 –


Au bout <strong>de</strong> dix minutes, il découvrit le bâtiment plongé dans<br />

l’obscurité. L’appartement <strong>de</strong> réception se trouvait <strong>de</strong> l’autre<br />

côté <strong>de</strong> la colonna<strong>de</strong> corinthienne qui séparait l’édifice en <strong>de</strong>ux<br />

ensembles distincts.<br />

Varèse repéra le bosquet au cœur duquel son paquet était<br />

caché. Il retrouva l’emplacement, retira <strong>de</strong> la terre gelée un sac<br />

<strong>de</strong> plastique noir. Il sortit un 9 millimètres muni d’un silencieux<br />

qu’il coinça dans sa ceinture, <strong>de</strong>ux chargeurs qu’il mit au fond<br />

<strong>de</strong> ses poches ainsi qu’une boîte grosse comme un étui à lunettes.<br />

Il plia le sac avec précaution et le recouvrit <strong>de</strong> terre. Il<br />

courut jusqu’au Trianon et s’accroupit contre la faça<strong>de</strong>.<br />

Le silence était total. Aucune ron<strong>de</strong>, ni homme ni chien<br />

pour protéger le sommeil <strong>de</strong> l’héritière. Desportes était une habituée<br />

du magazine Forbes, mais aucune menace <strong>de</strong> mort ne<br />

pesait sur elle. Elle n’avait jamais fait l’objet <strong>de</strong> quelque agression<br />

que ce soit. Même les entarteurs l’avaient épargnée. « Tant<br />

mieux si sa cohorte <strong>de</strong> gar<strong>de</strong> du corps n’est là que pour la para<strong>de</strong><br />

» se dit Varèse. Il attendit encore cinq minutes pour<br />

s’assurer qu’aucun vigile ne pouvait le surprendre, puis il se lança.<br />

Il traversa le péristyle, s’adossa contre la porte et regarda<br />

autour <strong>de</strong> lui, l’arme levée. Aucun mouvement, pas un bruit. Il<br />

sortait son étui pour en retirer son passe-partout lorsque le vantail<br />

contre lequel il était appuyé s’ouvrit vers l’intérieur. Il perdit<br />

l’équilibre et tomba en arrière en poussant un grognement. Il se<br />

jeta aussitôt sur le côté, l’arme tendue vers l’intérieur du bâtiment.<br />

La porte ouverte laissait entrer un courant d’air froid dans<br />

les appartements. Varèse la repoussa en sentant sa vigilance<br />

monter d’un cran. Il attendit que ses yeux s’accoutument aux<br />

ténèbres avant d’avancer à pas comptés jusqu’à la secon<strong>de</strong><br />

– 48 –


pièce, toute aussi obscure que la première. Un mince rai <strong>de</strong> lumière<br />

soulignait une porte. Il s’arrêta et écouta.<br />

Une voix masculine provenait <strong>de</strong> l’autre côté <strong>de</strong> la porte.<br />

– Nous arrivons à la fin <strong>de</strong> notre vi<strong>site</strong>. Gar<strong>de</strong>z toujours<br />

conscience <strong>de</strong> la charge qui vous incombe. Cher gardien, nous<br />

vous saluons bien !<br />

Une petite musique puis plus rien pendant quelques secon<strong>de</strong>s.<br />

Varèse serra les doigts autour <strong>de</strong> la crosse <strong>de</strong> son 9 mm<br />

et tendit une main vers la poignée. Un simple panneau <strong>de</strong> bois<br />

sculpté le séparait <strong>de</strong> son but. Il n’avait aucune raison<br />

d’attendre. Il tira la porte vers lui et la laissa entrebâillée pour<br />

avoir une vision synthétique <strong>de</strong> la situation.<br />

La pièce était meublée d’un bureau et d’un divan, vivement<br />

éclairée, les ri<strong>de</strong>aux tirés. Françoise Desportes se tenait <strong>de</strong>rrière<br />

le bureau et lui tournait le dos. Elle était assise <strong>de</strong>vant un ordinateur<br />

portable dont Varèse voyait l’écran, <strong>de</strong> loin. Elle se remit<br />

à pianoter sur le clavier alors qu’il avançait à pas comptés vers<br />

elle.<br />

Une autre voix d’homme résonna dans le bureau, différente<br />

<strong>de</strong> la première. Elle venait du portable et avait <strong>de</strong>s intonations<br />

asiatiques.<br />

– Voici le message d’accueil délivré à chaque gardien lorsqu’une<br />

clé lui est confiée. Il faut que vous compreniez maintenant<br />

pourquoi et comment ces hommes sont <strong>de</strong>venus <strong>de</strong>s…<br />

Desportes arrêta la séquence son d’un clic <strong>de</strong> souris. La<br />

voix reprit, sur un autre ton :<br />

– 49 –


– Les moyens utilisés par les conspirateurs pour inquiéter<br />

les services <strong>de</strong> sécurité du mon<strong>de</strong> entier font appels au terrorisme<br />

dans ses plus odieuses manifestations.<br />

« Qu’est-ce que c’est que ce truc ? » se <strong>de</strong>manda Varèse en<br />

écoutant le laïus avant <strong>de</strong> se rappeler à l’ordre. Il n’était pas venu<br />

jusqu’ici pour écouter un délire enregistré. Il se trouvait<br />

maintenant à <strong>de</strong>ux mètres <strong>de</strong> l’héritière, l’arme pointée sur<br />

l’arrière <strong>de</strong> son crâne.<br />

– Le premier coup d’éclat <strong>de</strong>s conspirateurs est la catastrophe<br />

du vol 800 <strong>de</strong> la TWA dont la responsabilité peut leur<br />

être imputée.<br />

– Quoi ? ! s’exclama-t-il malgré lui.<br />

L’héritière fit volte-face. Varèse l’assomma du tranchant <strong>de</strong><br />

la main. Elle tomba comme une masse à ses pieds et ne bougea<br />

plus. Il écouta sa respiration pour bien s’assurer qu’elle était<br />

juste inconsciente.<br />

Il se releva et se pencha sur l’écran du portable, lentement,<br />

comme si ce <strong>de</strong>rnier était vivant. Il montrait un schéma du<br />

Boeing et un bref laïus sur la responsabilité <strong>de</strong> la puce Millenium<br />

dans la catastrophe aérienne. Un lien intitulé « Autres<br />

forfaits dont les conspirateurs se sont rendus coupables » clignotait<br />

au bas <strong>de</strong> l’écran. Varèse s’empara <strong>de</strong> la souris et cliqua<br />

sur le Boeing.<br />

– Le premier coup d’éclat <strong>de</strong>s conspirateurs est la catastrophe<br />

du vol 800 <strong>de</strong> la TWA dont la responsabilité peut leur<br />

être imputée, répéta le commentateur, imperturbable.<br />

Varèse regarda l’héritière, l’écran, l’héritière. Il rangea son<br />

9 mm dans sa ceinture, éteignit l’ordinateur, le débrancha et le<br />

rangea dans sa housse posée sous le bureau. Il jeta le tout au-<br />

– 50 –


tour <strong>de</strong> son épaule. Il se pencha sur Desportes et posa un doigt<br />

sur sa jugulaire. Son cœur battait normalement. Il ouvrit les<br />

portes-fenêtres en grand. Le froid envahit le bureau.<br />

Environ <strong>de</strong>ux cents mètres le séparaient <strong>de</strong> sa voiture<br />

abandonnée au bout du chemin qui menait au Grand Trianon. Il<br />

prit Desportes dans ses bras, sortit <strong>de</strong>s appartements réservés<br />

aux hôtes <strong>de</strong> marque et remonta l’allée, la tête <strong>de</strong> Desportes calée<br />

contre son épaule.<br />

Quelques détails <strong>de</strong>vaient être tirés au clair. Et Varèse se<br />

disait que la jeune femme qu’il portait comme une mariée ayant<br />

un peu trop bu le soir <strong>de</strong> ses noces ne serait pas <strong>de</strong> trop pour<br />

l’ai<strong>de</strong>r à faire le point sur cette étrange affaire.<br />

*<br />

La salle était vaste et son plan simplifié à l’extrême : un<br />

cercle aussi parfait que ceux tracés à main levée par les artistes<br />

<strong>de</strong>s temps anciens pour témoigner <strong>de</strong> leur virtuosité. Elle était<br />

recouverte par un dôme sans décoration, sans décrochement<br />

architectural, parfaitement lisse, qui prolongeait et enfermait ce<br />

volume avec une économie <strong>de</strong> moyens proche <strong>de</strong> l’infini.<br />

L’architecte qui avait conçu cet endroit avait dû passer sa<br />

vie à flirter avec le néant.<br />

Au centre <strong>de</strong> la salle se trouvait une table ron<strong>de</strong> autour <strong>de</strong><br />

laquelle étaient disposés huit fauteuils recouverts d’un sobre<br />

tissu grenat, séparés les uns <strong>de</strong>s autres avec une précision mathématique.<br />

La table et les huit fauteuils constituaient l’unique<br />

mobilier <strong>de</strong> cet endroit étrange à l’intérieur duquel le nouveau<br />

venu se sentait inévitablement mal à l’aise.<br />

– 51 –


Les raisons <strong>de</strong> cette angoisse étaient toutefois assez évi<strong>de</strong>ntes<br />

pour que celles-ci se trouvent rapi<strong>de</strong>ment circonscrites<br />

par celui qui savait et s’arrêter et observer.<br />

La première cause était la constitution uniformément métallique<br />

<strong>de</strong> l’endroit. Une seule feuille d’un métal gris, indéfinissable<br />

et immense, avait dû être moulée sur une empreinte haute<br />

comme un immeuble <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux étages pour donner naissance à<br />

l’espace clos. « Impossible » se récriait le sens commun <strong>de</strong>vant<br />

cette simple constatation. Et pourtant cela était.<br />

La <strong>de</strong>uxième cause était l’absence d’ouvertures. Aucune<br />

porte ni fenêtre n’avait été ménagée dans le métal qu’une lumière<br />

uniforme éclairait. Celui qui entrait dans cette salle, après<br />

avoir constaté la bizarrerie <strong>de</strong> l’endroit et sa relative impossibilité,<br />

ne pouvait donc que se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r par où il avait bien pu y<br />

entrer. Ce qui, on peut l’imaginer, ne faisait qu’ajouter à son<br />

désarroi.<br />

Cependant, rares étaient les élus auxquels l’usage <strong>de</strong> cet<br />

endroit était réservé. Le trouble ressenti par ces neuf personnages<br />

que nous nommerons conspirateurs (pour huit d’entre<br />

eux) et homme <strong>de</strong> mains (pour le neuvième) avait donc fait<br />

place à une relative indifférence lorsqu’ils avaient découvert<br />

cette salle pour la première fois. La force <strong>de</strong> l’habitu<strong>de</strong>, sans<br />

doute.<br />

Un seul conspirateur était présent. Vêtu d’un trois pièces<br />

gris anthracite. Il marchait, pensif, autour <strong>de</strong> la table dans le<br />

sens contraire <strong>de</strong>s aiguilles d’une montre vue <strong>de</strong> l’extérieur. Il<br />

s’arrêtait parfois, regardait autour <strong>de</strong> lui, et reprenait sa<br />

marche, tel un moine méditant les Saintes Écritures dans le<br />

cloître <strong>de</strong> son couvent.<br />

La position <strong>de</strong> sa tête indiquait la réflexion (penchée en<br />

avant, lour<strong>de</strong>). Mais on aurait été bien incapable <strong>de</strong> lire ce sen-<br />

– 52 –


timent sur son visage qui avait l’aspect d’une sphère <strong>de</strong> mercure<br />

dans laquelle se reflétaient les parois <strong>de</strong> métal comme dans ces<br />

miroirs <strong>de</strong> sorcières qu’utilisaient les orfèvres pour décorer autrefois<br />

leur cabinet.<br />

L’homme effectua une nouvelle circumnavigation autour<br />

<strong>de</strong> la table et s’arrêta. Il venait <strong>de</strong> sentir ce fourmillement électrique<br />

qui agitait l’atmosphère <strong>de</strong> la salle lorsqu’un nouvel arrivant<br />

se connectait. Il se tourna en tous sens pour voir l’homme<br />

apparaître, mais il le rata une fois <strong>de</strong> plus. Celui avec qui il avait<br />

ren<strong>de</strong>z-vous se matérialisa juste <strong>de</strong>rrière lui et lui tapota amicalement<br />

l’épaule. L’autre sursauta, se retourna, poussa un juron,<br />

recula d’un mètre et s’appuya contre le bord <strong>de</strong> la table.<br />

– Ah ! Je ne vous verrai donc jamais venir ?<br />

Le nouveau se permit un ricanement discret et se planta en<br />

face <strong>de</strong> l’homme à visage <strong>de</strong> mercure pour former son exact visà-vis.<br />

L’effet était d’autant plus saisissant qu’il portait le même<br />

trois pièces gris anthracite et faisait exactement la même taille<br />

que lui, la différence résidant dans le fait que son visage ressemblait<br />

à quelque chose qui pourrait être décrit comme suit :<br />

<strong>de</strong>s yeux cernés aux prunelles noires, une raie droite plaquée<br />

sur un front pâle, une moustache taillée au format d’un timbreposte<br />

<strong>de</strong> trois pfennigs surmontant une bouche fine et cruelle.<br />

Ce visage comique entourait le cylindre qui lui tenait lieu <strong>de</strong> tête<br />

à la façon d’une image scotchée sur un abat-jour.<br />

– Alors, conspirateur, se moqua l’arrivant, toujours a<strong>de</strong>pte<br />

<strong>de</strong> l’anonymat ? (L’autre ne bougeait pas. Il ne parlait pas non<br />

plus.) Et toujours aussi loquace, à ce que je vois ?<br />

Il se mit à déambuler autour <strong>de</strong> la table, dans le sens contraire<br />

<strong>de</strong>s aiguilles d’une montre vue <strong>de</strong> l’intérieur, cette fois.<br />

Adolf Hitler (je l’avais reconnu) appréciait l’endroit avec <strong>de</strong>s<br />

– 53 –


sifflements admiratifs. Sa promena<strong>de</strong> esthétique le ramena <strong>de</strong>vant<br />

l’unique interlocuteur qui se trouvait à sa portée.<br />

– Mais nous ne sommes pas ici pour parler architecture,<br />

n’est ce pas, Mein herr ?<br />

– Nous ne vous avons pas embauché pour votre sens du<br />

burlesque. Adopter le masque du Führer est d’un mauvais goût<br />

flagrant.<br />

– Oh, pardon ! La présence du bourreau trouble la noblesse<br />

<strong>de</strong> ce lieu ? Il faut bien que vous plongiez <strong>de</strong> temps à autre dans<br />

la boue pour apprécier la réconfortante pureté <strong>de</strong> ces lieux immaculés.<br />

Quant à ce masque, il faut bien que je m’amuse aussi.<br />

Vous n’êtes pas les seuls à jouer, Ô Grands Comman<strong>de</strong>urs <strong>de</strong>s<br />

Croyants !<br />

L’homme au visage <strong>de</strong> mercure changea <strong>de</strong> ton après une<br />

brève pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> silence. Sa voix était maintenant aussi froi<strong>de</strong><br />

que déterminée :<br />

– Comment s’est déroulée l’entrée en scène <strong>de</strong> Varèse ?<br />

– Comme nous l’avions prévu. Vous l’auriez vu disparaître<br />

avec sa belle évanouie sur fond <strong>de</strong> forêt enneigée… Du pur Shakespeare<br />

!<br />

– La rencontre n’a pas été… fatale pour l’héritière ?<br />

Le tremblement qui agitait sa voix ressemblait à <strong>de</strong><br />

l’inquiétu<strong>de</strong>. Adolf haussa les épaules.<br />

– Elle avait l’air vivante. Je ne suis pas responsable <strong>de</strong> ce<br />

que Varèse pourra lui faire subir.<br />

– 54 –


– Il ne tentera rien d’inconsidéré. Nous le connaissons assez<br />

pour prévoir ses moindres faits et gestes.<br />

La voix <strong>de</strong> l’homme était <strong>de</strong>venue nerveuse. Le Führer aurait<br />

pu compatir : il enfonça un peu plus le clou dans le bois <strong>de</strong><br />

la croix.<br />

– Pas facile <strong>de</strong> faire reposer le succès d’une opération <strong>de</strong><br />

cette envergure sur les épaules d’un mouton inconscient comme<br />

Varèse, n’est ce pas ? Il pourrait si facilement endosser l’habit<br />

du loup.<br />

Le conspirateur ricana, à son tour.<br />

– Mais c’est un loup que vous <strong>de</strong>vrez affronter. Vous pensiez<br />

vous engager pour une partie <strong>de</strong> plaisir ? Vous n’en êtes<br />

qu’au début mon cher, à l’introduction.<br />

Le Führer grogna.<br />

– Arrrh ! Il sera bien temps <strong>de</strong> traiter le cas <strong>de</strong> ce trublion<br />

le moment venu. N’oubliez pas que je me le réserve. Vous<br />

m’avez donné votre parole, si tant est qu’elle vaille encore<br />

quelque chose.<br />

Visage <strong>de</strong> mercure éluda la réponse et revint au sujet qui<br />

les concernait <strong>de</strong> prime abord :<br />

– Avez-vous i<strong>de</strong>ntifié l’informateur ?<br />

– Ça, c’est la cerise sur le gâteau, conspirateur. Je dirais<br />

même, il s’agit d’une connaissance que nous avons en commun.<br />

– Vraiment ?<br />

– 55 –


La joie était maintenant perceptible dans le ton <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux<br />

hommes. C’était plaisant <strong>de</strong> les voir d’accords au moins sur un<br />

point. Le premier posa une fesse sur la table et susurra :<br />

– Dites-moi tout mon ami. Je vous écoute.<br />

– 56 –


Paris<br />

Deux choix s’affichaient sur l’écran <strong>de</strong> la page d’accueil :<br />

Accueil du gardien et Informations complémentaires. Varèse<br />

cliqua sur Accueil du Gardien. La même musiquette que celle<br />

entendue dans le Grand Trianon sortit <strong>de</strong>s haut-parleurs du<br />

portable. L’écran fixe se transforma en un diaporama animé qui<br />

ressemblait fort à une vi<strong>site</strong> guidée. Varèse laissa donc le cdrom<br />

jouer le rôle <strong>de</strong> gui<strong>de</strong> pour lequel il avait été conçu. Il<br />

s’alluma une Gauloise, tendit la main vers la tasse <strong>de</strong> café tiè<strong>de</strong><br />

qui achevait <strong>de</strong> se refroidir à côté <strong>de</strong> la machine, et attendit <strong>de</strong><br />

voir ce que cette <strong>de</strong>rnière avait à lui révéler.<br />

– Ami Gardien bonjour ! tonna une voix puissante. Cette<br />

vi<strong>site</strong> virtuelle est <strong>de</strong>stinée à vous familiariser avec votre charge,<br />

la Caisse et les responsabilités qui y sont liées.<br />

Les trois options clignotaient sur le bord droit <strong>de</strong> l’écran.<br />

Varèse cliqua sur Votre charge. Une clé modélisée en trois-D<br />

apparut et se mit à tourner sur elle-même.<br />

– Vous êtes désormais le gardien d’une <strong>de</strong>s huit clés permettant<br />

d’accé<strong>de</strong>r à la Caisse. Cette charge est rémunérée selon<br />

l’indice 366 du co<strong>de</strong> international <strong>de</strong> la fonction publique hors<br />

fiscalité. Son renouvellement annuel est soumis à l’approbation<br />

du bureau <strong>de</strong>s Puissants, qui se réunit <strong>de</strong>ux fois l’an. Elle est<br />

inaliénable. Toute révélation publique et/ou privée au sujet <strong>de</strong><br />

son existence sera soumise à <strong>de</strong>s sanctions civiles et/ou pénales,<br />

à la radiation civique et à l’exil. Tout gardien mort en exercice<br />

abandonnera sa clé à l’usage <strong>de</strong>s Puissants, en attendant que le<br />

siège vacant soit à nouveau affecté.<br />

– 57 –


– Qu’est-ce que c’est que ce charabia ? marmonna Varèse<br />

entre ses <strong>de</strong>nts.<br />

– Les gardiens se réunissent après sollicitation d’au moins<br />

un tiers <strong>de</strong>s représentants. Les appels tran<strong>site</strong>nt via la boîte aux<br />

lettres qui vous a été attribuée. Les réunions ont lieu dans la<br />

salle conçue à cette intention par le majordome, gardien <strong>de</strong> la<br />

Caisse. Les échanges sont privés, en vertu <strong>de</strong> l’article 56.b sur la<br />

réglementation <strong>de</strong>s surveillances électroniques. Les décisions<br />

sont, par contre, publiques, en vertu du treizième amen<strong>de</strong>ment<br />

<strong>de</strong>s accords <strong>de</strong> Yalta.<br />

L’icône Responsabilités se mit à clignoter. Celle montrant<br />

la Caisse, en forme <strong>de</strong> coffre-fort, ne bougeait pas. Varèse cliqua<br />

sur cette <strong>de</strong>rnière sans attendre <strong>de</strong> voir si le commentateur était<br />

arrivé au bout <strong>de</strong> son laïus ou non. L’image <strong>de</strong> la clé fut chassée<br />

par celle du coffre-fort qui grandit et tourna sur lui-même. Huit<br />

petites mollettes entouraient le volant. Une animation rapi<strong>de</strong> fit<br />

tourner les huit serrures, l’une après l’autre. Puis le volant se<br />

décala d’un cran et la porte s’ouvrit sur un groupe <strong>de</strong> trois pantins<br />

qui sautèrent du coffre-fort et trottinèrent aux quatre coins<br />

<strong>de</strong> l’écran.<br />

On aurait dit que les personnages avaient été découpés<br />

dans <strong>de</strong> vieilles photos en noir et blanc, collés sur du carton et<br />

animés au niveau <strong>de</strong>s bras et <strong>de</strong>s jambes. Ils sautaient, couraient,<br />

se cognaient en poussant <strong>de</strong>s gazouillis ridicules. Celui<br />

qui avait conçu cette séquence d’animation <strong>de</strong>vait être un fan<br />

<strong>de</strong>s Monty Python et <strong>de</strong>s interlu<strong>de</strong>s concoctés par le plus cinglé<br />

d’entre eux.<br />

Les trois petits bonshommes plongèrent dans le coffre-fort,<br />

en sortirent trois chaises et s’installèrent face à Varèse. L’ancien<br />

agent avait déjà reconnu les personnages, et il avait une petite<br />

idée du cliché dont ils avaient été tirés. Il sut qu’il avait vu juste<br />

– 58 –


lorsqu’ils s’arrêtèrent enfin <strong>de</strong> gesticuler et que l’image décomposée<br />

retrouva son unité d’origine.<br />

Churchill, Roosevelt et Staline discutaient d’un air léger du<br />

mon<strong>de</strong> et <strong>de</strong> son partage entre un Scotch, une vodka et un Roméo<br />

et Juliette.<br />

– Yalta, Palais <strong>de</strong> Livadia, 11 février 1945, reprit la voix,<br />

plus <strong>officiel</strong>le cette fois.<br />

La photo <strong>de</strong>s puissants s’inséra dans une Une <strong>de</strong> l’époque.<br />

– L’aspect visible <strong>de</strong> la conférence <strong>de</strong> Crimée est connu <strong>de</strong><br />

tous : la ligne O<strong>de</strong>r-Neisse, les îles Sakhaline…<br />

La séquence son s’arrêta. Une icône apparut proposant<br />

Pour en savoir plus sur les accords <strong>de</strong> Yalta. Varèse l’ignora et<br />

attendit cinq secon<strong>de</strong>s que le commentateur reprenne ses explications.<br />

– La création <strong>de</strong> la Caisse est par contre <strong>de</strong>meurée secrète<br />

<strong>de</strong>puis plus <strong>de</strong> cinquante ans.<br />

De vieilles images d’archives récupérées et numérisées<br />

montrèrent <strong>de</strong>s soldats en guenilles, tels <strong>de</strong>s fantômes, errant<br />

dans Stalingrad ; Berlin et ses immeubles vi<strong>de</strong>s comme <strong>de</strong>s<br />

<strong>de</strong>nts cariées ; <strong>de</strong>s brasiers léchant le ciel <strong>de</strong>rrière la silhouette<br />

du dôme <strong>de</strong> Saint-Paul, à Londres ; un village dont ne subsistait<br />

plus que l’église, éventrée.<br />

– La Gran<strong>de</strong>-Bretagne était asphyxiée, la Russie exsangue,<br />

les États-Unis épuisés par l’effort <strong>de</strong> guerre. Les trois puissances<br />

décidèrent donc <strong>de</strong> créer la Caisse, réservée à leur usage, prévue<br />

pour soutenir financièrement les pays membres en cas <strong>de</strong><br />

graves difficultés.<br />

– 59 –


Les trois puissants explosèrent et leurs fragments furent<br />

propulsés hors <strong>de</strong> l’écran. Le coffre réapparut, s’ouvrit et se<br />

remplit <strong>de</strong> liasses <strong>de</strong> billets <strong>de</strong> toutes les couleurs, <strong>de</strong> plus en<br />

plus rapi<strong>de</strong>ment.<br />

– La Caisse fut d’abord alimentée par les <strong>de</strong>ttes <strong>de</strong> guerre<br />

alleman<strong>de</strong>s. Puis, les années passant (un compteur les fit défiler<br />

à une vitesse effarante), les marchés financiers retrouvèrent leur<br />

ancienne puissance. Le Groupe <strong>de</strong>s Pays Industrialisés se constitua.<br />

La Caisse survécut à la guerre froi<strong>de</strong> et aux crises pétrolières<br />

(Kroutchev tapant sur son bureau à coups <strong>de</strong> chaussure ;<br />

<strong>de</strong>s barils <strong>de</strong> pétrole s’alignant sur <strong>de</strong>s quais, à l’infini ; les files<br />

<strong>de</strong> chômeurs et le retour <strong>de</strong> la soupe populaire) Les pays<br />

membres furent six, puis sept, puis huit, jusqu’à aujourd’hui.<br />

La date en cours s’afficha dans la fenêtre <strong>de</strong>s années.<br />

– Les Puissants s’appuient désormais sur le dynamisme<br />

<strong>de</strong>s marchés financiers pour alimenter la Caisse.<br />

Une, <strong>de</strong>ux, quatre fenêtres formèrent une mosaïque qui<br />

partagea l’écran en damier. Des chiffres défilaient sur <strong>de</strong>s ban<strong>de</strong>aux<br />

horizontaux. Des tra<strong>de</strong>rs hurlaient. Des commentateurs<br />

financiers s’affolaient. On aurait pu se croire <strong>de</strong>vant Bloomberg<br />

TV au meilleur moment du Krach asiatique <strong>de</strong> 97.<br />

– La taxe Morgenstern a pris effet en avril 1973. Elle représente<br />

0,00002 pour cent <strong>de</strong>s transactions effectuées sur les<br />

mouvements d’achats et <strong>de</strong> ventes qui animent les marchés financiers.<br />

Elle est prélevée à la source et mise sur le compte <strong>de</strong>s<br />

déflations et inflations successives. Nul économiste ignorant <strong>de</strong><br />

l’existence <strong>de</strong> la Caisse n’a pour l’instant pu en déceler, encore<br />

moins en prouver l’existence. La taxe Morgenstern, sûre, est<br />

encore utilisée pour remplir la Caisse au rythme <strong>de</strong> dix milliards<br />

<strong>de</strong> dollars par an <strong>de</strong>puis cinq ans. La tendance est à la hausse<br />

– 60 –


avec la fin <strong>de</strong> la crise asiatique et la bonne santé <strong>de</strong>s industries<br />

américaines.<br />

Ce chapitre avait l’air terminé : l’image était revenue sur la<br />

page d’accueil. Les boutons concernant la charge et la Caisse,<br />

déjà consultés, étaient grisés. Restaient les Responsabilités liées<br />

à la charge. Varèse laissa la machine ronronner quelques secon<strong>de</strong>s,<br />

puis il quitta le programme. Il ouvrit le capot du lecteur<br />

cd-rom et sortit la galette <strong>de</strong> carbone qu’il fit tourner dans la<br />

lumière.<br />

Où l’héritière avait-elle pu trouver ce… truc ? Il n’arrivait<br />

pas à le définir autrement. Soit il s’agissait d’un support <strong>de</strong> jeu<br />

extrêmement bien réalisé, une sorte d’élément <strong>de</strong> décor permettant<br />

d’entretenir la théorie <strong>de</strong> la conspiration et toutes ces conneries,<br />

soit tout ce qui était dit là-<strong>de</strong>dans était vrai. Et ces seize<br />

grammes <strong>de</strong> sillons gravés étaient alors cent fois plus explosifs<br />

que tout ce que l’homme avait pu inventer en matière<br />

d’explosifs.<br />

Varèse se retourna pour contempler l’héritière, toujours<br />

endormie. Elle était allongée sur un divan, <strong>de</strong>rrière lui. Elle ne<br />

s’était pas réveillée <strong>de</strong>puis la veille au soir. Ni lorsqu’il avait remonté<br />

l’allée menant à l’entrée du château jusqu’à sa voiture, ni<br />

lorsqu’il avait grimpé les cinq étages jusqu’à l’appartement loué<br />

dans la galerie Véro-Dodat. Il avait beau la regar<strong>de</strong>r et se poser<br />

la question, il ne l’imaginait pas fan <strong>de</strong>s X-files et s’investissant<br />

dans un gigantesque jeu <strong>de</strong> rôles pour milliardaires dont le début<br />

se situerait à Versailles et la fin Dieu seul savait où.<br />

Varèse remit le Cd dans le lecteur. Il agita la souris pour retrouver<br />

la page d’accueil et cliqua sur Responsabilités liées à la<br />

charge. Un organigramme en trois dimensions se déploya <strong>de</strong>vant<br />

ses yeux. Au centre se trouvait un ovale entouré <strong>de</strong> huit<br />

petits personnages symboliques. En <strong>de</strong>ssous était figurée la<br />

Caisse sous la forme d’un coffre-fort. Au <strong>de</strong>ssus, huit person-<br />

– 61 –


nages plus gros contenus dans le même ovale, et non disposés à<br />

sa périphérie. Une flèche partait du haut vers le bas, du premier<br />

groupe vers le second, puis du second vers la Caisse.<br />

Un second schéma <strong>de</strong>ssinait une dérivation sur le côté<br />

gauche <strong>de</strong> l’organigramme. Une autre flèche partait du premier<br />

groupe, atteignait la représentation d’une machine, puis partait<br />

<strong>de</strong> la machine vers le second groupe. La voix se remit à expliquer<br />

alors que l’organigramme s’animait au fur et à mesure <strong>de</strong>s<br />

éclaircissements :<br />

– Partons <strong>de</strong> la Caisse si vous le voulez bien.<br />

– Parce que je le veux bien, maugréa Varèse.<br />

L’ensemble <strong>de</strong> l’organigramme sauf le coffre-fort <strong>de</strong>vint<br />

flou.<br />

– La Caisse est fragmentée entre huit serveurs (l’icône du<br />

coffre-fort se sépara en huit morceaux), chaque gardien étant<br />

responsable d’un serveur chacun (les gardiens re<strong>de</strong>vinrent nets<br />

l’un après l’autre alors que <strong>de</strong>s liens les reliaient aux morceaux<br />

correspondants). La Caisse ne peut être ouverte, consultée ou<br />

utilisée que lorsque les huit gardiens sont réunis sous la responsabilité<br />

du majordome.<br />

L’ovale autour duquel les petits bonshommes étaient assis<br />

<strong>de</strong>vint aussi net que ces <strong>de</strong>rniers. Le coffre-fort retrouva son<br />

unité. La représentation d’une machine qui constituait la dérivation<br />

se mit à clignoter. Varèse comprit qu’il s’agissait du fameux<br />

majordome.<br />

– L’utilisation <strong>de</strong> la Caisse est donc soumise à une sorte<br />

d’unanimité absolue.<br />

– 62 –


Une animation, tout aussi ridicule que les précé<strong>de</strong>ntes, agita<br />

les gardiens. Ils levèrent les bras dans une parodie <strong>de</strong> vote à<br />

main levée. La flèche qui allait du majordome aux gardiens<br />

changea <strong>de</strong> direction. Une flèche se <strong>de</strong>ssina entre la machine et<br />

la Caisse qui s’ouvrit avec un bruit infernal. Son contenu se<br />

transvasa sous la forme d’une pluie <strong>de</strong> dollars qui tomba sur les<br />

gardiens.<br />

– Vous <strong>de</strong>vez être conscients du pouvoir que vous avez<br />

entre les mains, ami gardien, reprit la machine. Voilà pourquoi<br />

les Puissants ont décidé, à la création <strong>de</strong> la Caisse, que toute<br />

ouverture, consultation ou utilisation <strong>de</strong> celle-ci serait soumise<br />

à leur contrôle d’une manière ferme et définitive.<br />

Les Puissants qui étaient encore flous <strong>de</strong>vinrent d’une netteté<br />

criante. Les gardiens se calmèrent instantanément. Le<br />

coffre-fort se referma et le majordome cessa <strong>de</strong> trembler.<br />

– Les discussions entre gardiens sont privées. Mais la<br />

Caisse ne peut être physiquement manipulée sans l’accord <strong>de</strong>s<br />

Puissants. Cette sécurité est garantie par l’intégrité du majordome<br />

qui répond en premier lieu aux ordres <strong>de</strong> ses créateurs (la<br />

flèche qui allait <strong>de</strong>s Puissants à la machine se mit à clignoter)<br />

puis aux ordres <strong>de</strong>s gardiens (pareil au niveau inférieur) si<br />

l’autorisation d’utiliser la Caisse a été donnée par les premiers.<br />

Une icône Exemples d’utilisation <strong>de</strong> la Caisse apparut sur<br />

le côté. Varèse cliqua <strong>de</strong>ssus.<br />

– Prenons un exemple simple d’utilisation <strong>de</strong> la Caisse,<br />

proposa la machine, didactique. La crise boursière asiatique <strong>de</strong><br />

1997. Les Puissants avaient décidé d’affaiblir Hong Kong avant<br />

que la colonie ne soit rétrocédée à l’empire chinois. Ils affectèrent<br />

donc une partie <strong>de</strong> la Caisse à un rachat, en masse et sauvage,<br />

<strong>de</strong> titres boursiers qui créèrent un effet <strong>de</strong> panique immédiat<br />

sur les marchés extrême-orientaux.<br />

– 63 –


La voix enregistrée décrivait cette politique <strong>de</strong> déstabilisation<br />

financière à l’échelle mondiale avec une voix innocente.<br />

– Dans ce cas, les gardiens n’ont été sollicités que pour utiliser<br />

leurs clés. Le majordome chargé <strong>de</strong> la manipulation par les<br />

Puissants réunit les sésames, effectua les transactions et referma<br />

la Caisse.<br />

La procédure prit quelques secon<strong>de</strong>s sur l’organigramme<br />

animé.<br />

– Votre charge n’est pas seulement passive, rassura le<br />

commentateur. Vous pouvez avoir un rôle consultatif. Comme<br />

dans la première guerre du Golfe… Certains <strong>de</strong>s gardiens<br />

étaient, <strong>de</strong> par leurs fonctions <strong>officiel</strong>les, particulièrement impliqués<br />

dans le déroulement du conflit. Les pays pouvant servir<br />

d’avant-postes aux raids aériens alliés désiraient louer leurs terrains<br />

d’aviation, et non les prêter au titre <strong>de</strong> l’effort <strong>de</strong> guerre.<br />

Les gardiens sollicités informèrent donc les Puissants qui validèrent<br />

la proposition d’utiliser une partie <strong>de</strong> la Caisse à cet<br />

usage. Le majordome se plia donc, dans ce cas, aux gardiens,<br />

dans le cadre du retrait défini par les Puissants.<br />

L’organigramme disparut petit à petit pour revenir à la<br />

page d’accueil. Varèse avait fait le tour du chapitre Accueil du<br />

gardien. Restait la partie Informations complémentaires.<br />

L’écran <strong>de</strong>vint noir. Une voix différente <strong>de</strong> la première, au<br />

timbre asiatique, se présenta :<br />

– Vous avez sollicité <strong>de</strong>s renseignements sur les attaques<br />

dont Millenium fait l’objet. Ce cd-rom vous a été remis afin <strong>de</strong><br />

vous donner quelques éléments <strong>de</strong> réponses.<br />

L’écran restait obstinément vi<strong>de</strong> <strong>de</strong> toute image.<br />

– 64 –


– Vous comprendrez, je l’espère, que je conserve<br />

l’anonymat. Remettre ce document revient pour moi à me<br />

mettre au ban <strong>de</strong>s gardiens et <strong>de</strong>s Puissants réunis. Si vous<br />

n’avez pas consulté le chapitre Accueil du gardien avant <strong>de</strong><br />

m’écouter, je vous engage vivement à le faire dès maintenant :<br />

les éléments que je vais vous apporter n’en <strong>de</strong>viendront que<br />

plus clairs à vos yeux.<br />

La voix attendit quelques secon<strong>de</strong>s dans le noir, alors que<br />

l’icône Accueil <strong>de</strong>s gardiens se mettait à briller faiblement, pour<br />

inviter l’utilisateur à profiter <strong>de</strong> la vi<strong>site</strong> guidée. L’Asiatique reprit<br />

:<br />

– Vous <strong>de</strong>vrez gar<strong>de</strong>r trois éléments à l’esprit pour comprendre<br />

ce qui va suivre : l’ensemble formé par la Caisse, les<br />

gardiens, les Puissants et le majordome, d’une part, les industries<br />

Millenium d’autre part… et le bug <strong>de</strong> l’an 2000.<br />

Un panneau triangulaire occupé par une sorte <strong>de</strong> blatte<br />

schématique apparut au centre <strong>de</strong> l’écran. Varèse reconnut le<br />

symbole du bug <strong>de</strong> l’an 2000 diffusé un peu partout dans le<br />

mon<strong>de</strong> <strong>de</strong>puis que son auteur en avait libéralisé l’usage.<br />

– Tout le mon<strong>de</strong> l’attend sans vraiment savoir à quoi<br />

s’attendre. Les meilleurs experts sont incapables <strong>de</strong> prévoir avec<br />

précision l’impact que le passage du millénaire aura sur<br />

l’économie mondiale. Vous savez mieux que moi l’état<br />

d’incertitu<strong>de</strong> dans lequel se trouvent les pays industrialisés.<br />

Vous pouvez donc imaginer le désarroi <strong>de</strong>s Puissants. Information<br />

? Intoxication ? Tout homme pru<strong>de</strong>nt partira du principe<br />

que rien ni personne ne sera véritablement à l’abri tant que le<br />

premier janvier ne sera pas passé. On sait qu’un cyclone risque<br />

<strong>de</strong> dévaster le village à cette date. Peut-être aura-t-il lieu ? Peutêtre<br />

restera-t-il dans le domaine <strong>de</strong> la légen<strong>de</strong> ? Nul ne pourra<br />

répondre à cette question tant que le samedi noir ne sera pas<br />

<strong>de</strong>rrière nous.<br />

– 65 –


Varèse ne pouvait qu’être en accord avec cette vision <strong>de</strong>s<br />

choses.<br />

– Les gardiens l’ont bien compris. Voilà pourquoi ils se<br />

sont fédérés pour vi<strong>de</strong>r la Caisse à leur profit en faisant porter la<br />

responsabilité à Millenium avant <strong>de</strong> s’évanouir dans la nature.<br />

Un petit tableau <strong>de</strong> bord permettait d’arrêter la séquence<br />

enregistrée, <strong>de</strong> revenir en arrière ou <strong>de</strong> l’accélérer. Varèse écouta<br />

à nouveau la <strong>de</strong>rnière phrase pour être bien sûr qu’il n’était<br />

pas victime d’une hallucination auditive.<br />

– … se sont fédérés pour vi<strong>de</strong>r la Caisse à leur profit en faisant<br />

porter la responsabilité à Millenium avant <strong>de</strong> s’évanouir<br />

dans la nature, répéta le narrateur alors que l’organigramme<br />

montrant la hiérarchie qui présidait aux manipulations <strong>de</strong> la<br />

Caisse réapparaissait. La Caisse est pour l’instant fragmentée<br />

entre huit serveurs, soumise à la surveillance <strong>de</strong>s Puissants et à<br />

celle <strong>de</strong> leur Cerbère, le majordome. Elle est donc, en l’état, inviolable.<br />

Le coffre-fort s’ouvrit à nouveau mais une série <strong>de</strong> numéros<br />

s’en échappèrent dans toutes les directions, et non <strong>de</strong>s liasses <strong>de</strong><br />

billets figurées comme la première fois.<br />

– La fortune conservée par la Caisse est virtuelle. Elle fonctionne<br />

comme une base <strong>de</strong> données bancaire. Mais là où vous<br />

n’avez besoin que <strong>de</strong> votre i<strong>de</strong>ntifiant et <strong>de</strong> votre co<strong>de</strong> d’accès<br />

pour manipuler <strong>de</strong> l’argent, les conspirateurs doivent réunir<br />

huit clés, huit co<strong>de</strong>s d’accès, et l’aval <strong>de</strong>s Puissants.<br />

La milliardaire s’agita dans son sommeil. Varèse voulait<br />

comprendre avant qu’elle se réveille.<br />

– 66 –


– Il existe néanmoins une entorse à ce règlement, une procédure<br />

exceptionnelle qui permet le rapatriement <strong>de</strong>s huit serveurs<br />

sur un seul et qui donne la main aux gardiens lorsque la<br />

Caisse est menacée.<br />

Le narrateur laissa durer le silence. Varèse essayait <strong>de</strong> rattacher<br />

le bug à Millenium et Millenium à la Caisse.<br />

– Imaginons maintenant le scénario suivant : nous gardons<br />

Puissants, Caisse et majordome tels qu’ils sont. Nous transformons<br />

les gardiens en conspirateurs.<br />

Huit Smileys hargneux remplacèrent les têtes <strong>de</strong>s petites<br />

métaphores, leur donnant tout <strong>de</strong> suite <strong>de</strong>s airs beaucoup moins<br />

sympathiques qu’auparavant.<br />

– Les conspirateurs ont décidé <strong>de</strong> vi<strong>de</strong>r la Caisse. Ils doivent<br />

pour cela inquiéter les Puissants au point que ces <strong>de</strong>rniers<br />

leur permettent <strong>de</strong> rapatrier les huit serveurs sur une seule machine,<br />

sûre et séparée du Réseau juste après la transaction.<br />

Les huit morceaux du coffre-fort se rejoignirent en un seul,<br />

un peu plus haut, au niveau <strong>de</strong>s conspirateurs. L’image du cafard<br />

informatique apparut, grisée, en toile <strong>de</strong> fond.<br />

– Bien sûr, les Puissants ne sont pas stupi<strong>de</strong>s. Ils ont leurs<br />

experts. Ils ont fait leurs propres simulations. Pour eux, la<br />

Caisse, sous sa forme actuelle, résistera à l’assaut <strong>de</strong> Mister<br />

Bogue. « Qu’à cela ne tienne ! » se disent les conspirateurs.<br />

« Donnons un peu plus <strong>de</strong> présence à cet épouvantail, histoire<br />

qu’il inquiète vraiment nos vénérés patrons. » Ils se mettent<br />

alors d’accord et déci<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> provoquer les premiers effets dévastateurs<br />

du bug <strong>de</strong> l’an 2000 pour forcer les Puissants à réagir.<br />

– 67 –


Varèse pensa immédiatement au vol <strong>de</strong> la TWA, à la lettre<br />

<strong>de</strong> Caran. Les trois éléments s’imbriquèrent enfin les uns les<br />

autres dans son esprit. Le narrateur reprit avec une voix posée :<br />

– Leur tactique a été arrêtée, dans les faits, en 1995. Le<br />

premier coup d’éclat <strong>de</strong>s conspirateurs est le vol 800 <strong>de</strong> la TWA,<br />

dont la responsabilité peut leur être imputée.<br />

Varèse était tombé sur l’héritière à ce moment <strong>de</strong> sa consultation.<br />

Le même écran montrant un schéma du Boeing associé<br />

à un bref laïus sur la responsabilité <strong>de</strong> la puce Millenium<br />

dans la catastrophe aérienne se superposa à l’organigramme. Il<br />

cliqua cette fois sur le lien Autres forfaits qu’il n’avait pas encore<br />

explorés. Le schéma du Boeing fut remplacé par celui d’une centrale<br />

nucléaire. La voix expliqua avec une émotion perceptible<br />

malgré le filtre <strong>de</strong> la numérisation :<br />

– En Octobre 1997, la centrale <strong>de</strong> Kokura, sur l’île <strong>de</strong> Kyushu<br />

au Japon, s’est emballée comme s’était emballé Tchernobyl<br />

dix ans plus tôt. Une fuite radioactive a contaminé l’ensemble<br />

du bâtiment et décimé le personnel. L’acci<strong>de</strong>nt était <strong>de</strong> niveau<br />

cinq sur la pyrami<strong>de</strong> <strong>de</strong>s risques nucléaires.<br />

Varèse n’avait jamais entendu parler <strong>de</strong> cet acci<strong>de</strong>nt. Mais<br />

rien ne disait qu’il n’avait pas eu lieu, effectivement. L’écran<br />

revint <strong>de</strong> lui-même à l’organigramme.<br />

– Les conspirateurs ont pour l’instant réussi à faire<br />

prendre le problème du bug très au sérieux par les Puissants,<br />

pas assez toutefois pour autoriser le rapatriement <strong>de</strong> la Caisse<br />

sur un seul serveur. Mais ils y parviendront, sans nul doute. Ils<br />

agissent avec un mélange <strong>de</strong> patience et <strong>de</strong> ténacité admirable.<br />

La fin, pour eux, justifie les moyens. Et nul ne peut imaginer les<br />

moyens qu’ils emploieront pour permettre ce rapatriement et<br />

s’envoler dans la nature avec leur trésor. Les conspirateurs sont<br />

– 68 –


prêts à tout, à la mesure <strong>de</strong>s sommes phénoménales en jeu dans<br />

cette affaire.<br />

Le narrateur prit à nouveau une profon<strong>de</strong> et terrible inspiration.<br />

– Peut-être ont-ils commis l’erreur <strong>de</strong> vouloir vous faire<br />

porter le chapeau, Ma<strong>de</strong>moiselle Desportes ? Millenium est<br />

certes un coupable idéal. Mais vous êtes une femme d’honneur,<br />

que rien, ni personne ne feront jamais taire. Ren<strong>de</strong>z ces données<br />

publiques. Les gouvernements nieront mais les gardiens en<br />

exercice seront écartés et disparaîtront mystérieusement. Les<br />

traîtres seront châtiés, acheva la voix. Les traîtres seront châtiés.<br />

Le programme s’arrêta <strong>de</strong> lui-même et le cd-rom s’éjecta <strong>de</strong><br />

son tiroir. Varèse le sortit avec précaution. Qu’est-ce que tout<br />

cela signifiait ? Il pouvait prendre ces révélations pour argent<br />

comptant, considérer Desportes comme une justicière solitaire.<br />

Mais tout cela ressemblait trop à une farce grand-guignolesque<br />

pour qu’il y adhère complètement. Quelqu’un voulait se payer sa<br />

tête ou celle <strong>de</strong> Desportes, mais il manquait quelque chose pour<br />

que cette histoire <strong>de</strong> Caisse, <strong>de</strong> cambriolages et <strong>de</strong> conspirateurs<br />

ne sonne plus creux à ses oreilles.<br />

Varèse se leva, s’étira, fit craquer ses articulations et poussa<br />

un bâillement sonore. Il avait dormi trois, quatre heures ces<br />

<strong>de</strong>ux <strong>de</strong>rniers jours. Il se rendit dans la cuisine, posa une vieille<br />

cafetière sur la gazinière, craqua une allumette et régla le feu au<br />

minimum.<br />

La cafetière se mit à siffler alors qu’une o<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> petit déjeuner<br />

se diffusait dans la cuisine. Varèse se servit une tasse et<br />

jeta un coup d’œil par la fenêtre. Elle donnait sur un vaste puits<br />

<strong>de</strong> lumière qui s’arrêtait quatre étages plus bas sur la verrière<br />

recouvrant la galerie Véro-Dodat. Des plaques <strong>de</strong> neige glacée la<br />

– 69 –


ecouvraient en partie. Il <strong>de</strong>vait être au moins <strong>de</strong>ux heures <strong>de</strong><br />

l’après-midi. Il avala une gorgée <strong>de</strong> jus brûlant, sortit son paquet<br />

<strong>de</strong> Gauloises et se pencha pour en allumer une au feu ronflant<br />

<strong>de</strong> la gazinière.<br />

Il avala une bouffée <strong>de</strong> tabac brun et rit du tour pris par les<br />

événements. Cette histoire aberrante <strong>de</strong> Caisse, <strong>de</strong> conspirateurs<br />

et <strong>de</strong> Puissants était tombée sur le tapis au moment où il<br />

fallait pour arrêter son geste. L’ancien agent se souvint que<br />

l’héritière avait <strong>de</strong>s révélations à faire le jour même sur les plateaux<br />

<strong>de</strong> télévision. Concernaient-elles le bug, Millenium et<br />

l’utilisation qui en était faite à un niveau occulte du pouvoir ?<br />

Une musiquette électronique lui parvint du salon. Il écrasa<br />

sa cigarette dans l’évier et y retourna. Une boîte <strong>de</strong> dialogue occupait<br />

le centre <strong>de</strong> l’écran du portable qu’il avait laissé branché.<br />

Elle disait : Vous avez (1) message (s). Varèse l’ouvrit. Il était<br />

assez curieux <strong>de</strong> voir à quoi pouvait ressembler un mail envoyé<br />

à l’une <strong>de</strong>s femmes les plus riches <strong>de</strong> la planète.<br />

Dans la fenêtre était écrit :<br />

« Qu’il est excitant <strong>de</strong> rentrer dans l’arène avec ou sans la<br />

reine… Quelqu’un vous a remis quelque chose : oubliez-le, oubliez-la.<br />

Ne vous laissez pas griser par la surenchère médiatique.<br />

Il faut savoir laisser dans l’ombre ce qui doit le rester, lorsqu’une<br />

vie en dépend, surtout lorsqu’il s’agit <strong>de</strong> celle d’un innocent.<br />

»<br />

Un fichier image était attaché au message. Une photographie<br />

<strong>de</strong> très haute définition emplit tout à coup l’écran.<br />

Un homme était menotté à une conduite couleur rouille<br />

<strong>de</strong>vant un mur parsemé <strong>de</strong> traces d’humidité. Ses traits étaient<br />

tirés et marqués. Il portait une chemise ouverte sur une blessure<br />

qui n’était pas encore cicatrisée et qui lui barrait le torse. Ses<br />

– 70 –


lunettes, cassées, avaient été laissées sur son nez. Un journal<br />

était déplié <strong>de</strong>vant lui. Varèse zooma sur la une. Il découvrit<br />

l’image <strong>de</strong> Françoise Desportes inaugurant la pendule <strong>de</strong> Passemant<br />

dans les appartements <strong>de</strong> Louis XV. La date était celle<br />

du trois décembre, celle du jour d’aujourd’hui.<br />

Cet homme, Varèse ne l’avait vu qu’en photographie. Mais<br />

il le reconnut immédiatement. Peu <strong>de</strong> personnes possédaient le<br />

profil d’aigle et le regard perçant d’Oscar Tripper, le viceprési<strong>de</strong>nt<br />

<strong>de</strong> Millenium qui était attendu à Versailles la veille au<br />

soir mais qui n’avait pas donné signe <strong>de</strong> vie.<br />

– Oscar, murmura une voix <strong>de</strong>rrière son dos.<br />

Desportes s’était levée. Elle contemplait l’écran sans voir<br />

Varèse. Elle regardait le vieux conseiller dans les yeux duquel<br />

dansaient d’étranges reflets rouge sang.<br />

– Qui êtes-vous ? <strong>de</strong>manda Desportes en se massant la<br />

nuque.<br />

Elle essayait <strong>de</strong> se souvenir… Elle consultait le disque remis<br />

par l’informateur lorsqu’elle avait senti l’intrus juste <strong>de</strong>rrière<br />

elle. Il y avait eu un choc assez violent, puis le noir. Jusqu’à<br />

maintenant. Cet appartement miteux ne ressemblait en rien à<br />

l’aile prési<strong>de</strong>ntielle du Grand Trianon. Une violente migraine lui<br />

transperça le crâne. Elle se massa la tempe en poussant un grognement.<br />

L’ancien agent admira le calme <strong>de</strong> sa prisonnière.<br />

La porte était fermée à double tour, l’appartement occupait<br />

le <strong>de</strong>rnier étage <strong>de</strong> la galerie Véro-Dodat. À moins qu’elle ne<br />

vole... Il alla dans la cuisine pour revenir avec un verre et <strong>de</strong>ux<br />

aspirines. Desportes était penchée sur le portable. Elle accepta<br />

le verre et refusa les comprimés sans regar<strong>de</strong>r Varèse. Elle reposa<br />

la question :<br />

– 71 –


– Qui êtes-vous ?<br />

– Mon nom est Varèse.<br />

Elle le contempla sans réagir. Elle regarda autour d’elle.<br />

Cette pièce donnait apparemment sur une cuisine et un couloir.<br />

On voyait une porte, au bout, fermée.<br />

– N’essayez pas <strong>de</strong> tenter quoi que ce soit, lui conseilla<br />

l’ancien agent. Ce serait peine perdue.<br />

Elle haussa les épaules.<br />

– Que voulez-vous ?<br />

Varèse pensait répondre « Vous tuer » mais ses lèvres prononcèrent<br />

« Vous ai<strong>de</strong>r » avec le plus grand naturel. Il ne comprit<br />

qu’après coup le brusque changement qui s’était opéré dans<br />

son esprit.<br />

– M’ai<strong>de</strong>r ?<br />

Desportes éclata <strong>de</strong> rire et croisa les jambes d’une manière<br />

nonchalante. Elle était superbe. Elle montra l’appartement en<br />

disant :<br />

– Vous enlevez toujours les gens que vous voulez ai<strong>de</strong>r,<br />

après les avoir assommés ?<br />

Varèse décida <strong>de</strong> couper court à son petit air moqueur et <strong>de</strong><br />

lui exposer son cheminement le plus simplement possible. Il<br />

avait lui aussi besoin <strong>de</strong> voir un peu plus clair dans cette histoire.<br />

Il récapitula :<br />

– Ma femme a pris place à bord du vol 800 et n’est, comme<br />

vous le savez, jamais arrivée à Paris. Quelqu’un <strong>de</strong>vait payer<br />

– 72 –


pour sa mort, et j’ai cherché qui, un certain temps. Mon choix<br />

s’est porté sur vous dès que j’ai appris le rôle joué par la puce<br />

défectueuse dans cet acci<strong>de</strong>nt.<br />

« Payer » retint Desportes.<br />

– Vous vouliez <strong>de</strong> l’argent ?<br />

– Je voulais votre mort.<br />

Desportes se tut et contempla Varèse. Cet homme avait pénétré<br />

dans le Grand Trianon la veille au soir pour l’exécuter, et il<br />

ne l’avait pas fait. Son regard glissa sur le portable, lui donnant<br />

un début d’explication.<br />

– Continuez, <strong>de</strong>manda-t-elle.<br />

– Je suis arrivé juste au moment où vous consultiez ce…<br />

document étrange. (Il montra la machine.) Vous avez une sacrée<br />

bonne étoile, Ma<strong>de</strong>moiselle Desportes. J’ai tendance à croire<br />

aux coïnci<strong>de</strong>nces, mais j’aime les reprendre à froid, à tête reposée.<br />

– Vous m’avez amenée ici pour prendre votre temps, avança<br />

Desportes en se <strong>de</strong>mandant pour la première fois si elle avait<br />

une chance d’échapper à ce fou furieux.<br />

En même temps, il lui exposait la situation avec le plus<br />

grand calme. Et il avait eu accès à <strong>de</strong>s renseignements au sujet<br />

du vol 800 dont les meilleurs enquêteurs privés qui avaient travaillé<br />

sur cette affaire n’avaient pu soupçonner l’existence.<br />

– Que faisiez-vous avant <strong>de</strong> perdre votre femme ? <strong>de</strong>manda-t-elle<br />

en ayant conscience <strong>de</strong> s’aventurer sur un terrain dangereux.<br />

– 73 –


– Je travaillais pour la Sûreté française, dans le Renseignement.<br />

(Il reprit le fil <strong>de</strong> son récit un instant interrompu :)<br />

J’ai consulté le cd-rom. Je vous avouerais que je n’y ai cru qu’à<br />

moitié. Jusqu’à ce que ce message arrive.<br />

Desportes jeta un coup d’œil à Oscar enchaîné, sur l’écran<br />

du portable.<br />

– Son jet a disparu dans la journée d’hier au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong><br />

l’océan Indien. Je… je ne pensais pas qu’ils iraient jusque-là.<br />

– Tout est donc vrai, murmura Varèse pour lui-même en<br />

songeant à la Caisse et aux conspirateurs.<br />

Ces types avaient enlevé le vice-prési<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> Millenium<br />

pour astreindre l’héritière au silence. Ils avaient décidé la <strong>de</strong>struction<br />

du vol 800 pour inquiéter les Puissants. Catherine était<br />

morte pour qu’ils vi<strong>de</strong>nt la Caisse en toute impunité.<br />

– Qu’allez-vous faire, maintenant, Monsieur le justicier<br />

masqué ? ! s’énerva Desportes. Vous vouliez me flinguer pour<br />

soulager votre peine ? (Elle se leva et écarta les bras.) Allez-y !<br />

Qu’est-ce que vous atten<strong>de</strong>z ? !<br />

Varèse répondit d’un air sombre :<br />

– Je crois que ma cible s’est un peu déplacée <strong>de</strong> votre personne<br />

à la leur.<br />

– Heureux <strong>de</strong> vous l’entendre dire… (Elle réfléchit et essaya,<br />

naïvement :) Vous n’avez donc plus aucune raison <strong>de</strong> me<br />

retenir ?<br />

Il fit non <strong>de</strong> la tête. Elle replia le capot <strong>de</strong> son portable et le<br />

débrancha. L’homme, dans son dos, ne bougeait pas. Elle rangea<br />

la machine dans sa housse.<br />

– 74 –


– Qu’allez-vous faire ? l’arrêta Varèse alors qu’elle<br />

s’apprêtait à jeter la housse sur son épaule.<br />

Elle se figea. Elle avait envie <strong>de</strong> répondre : « Je vous enverrai<br />

mes condoléances avec une couronne <strong>de</strong> chrysanthèmes…<br />

lorsqu’un océan nous séparera l’un <strong>de</strong> l’autre. »<br />

– J’oublierai toute cette histoire. Françoise Desportes a fait<br />

une petite escapa<strong>de</strong> à Paris, point à la ligne.<br />

– Je ne vous <strong>de</strong>man<strong>de</strong> pas ce que vous allez faire à mon sujet,<br />

corrigea-t-il, mais au sujet d’Oscar Tripper.<br />

– Je… je ne sais pas.<br />

– Vous ne parlerez pas. Vous allez annuler votre intervention<br />

télévisée.<br />

Desportes fut forcée <strong>de</strong> reconnaître qu’elle s’apprêtait à<br />

tout laisser tomber, bien sûr. Elle ne sacrifierait pas la vie<br />

d’Oscar pour empêcher huit hommes <strong>de</strong> piller la banque du millénaire.<br />

Qu’ils le fassent, leur satané casse, mais qu’ils lui ren<strong>de</strong>nt<br />

Oscar. En vie.<br />

– Vous ne vous atten<strong>de</strong>z pas à ce qu’il s’en sorte ? insista<br />

Varèse. Vous n’êtes pas naïve à ce point ?<br />

– Que voulez-vous dire ?<br />

– Vous savez très bien ce que je veux dire. Ces types (il<br />

montra la machine comme s’ils se cachaient à l’intérieur) vont le<br />

gar<strong>de</strong>r vivant le temps <strong>de</strong> braquer la Caisse, jusqu’au 31 décembre.<br />

Après, adios Oscar.<br />

– 75 –


Desportes se sentit tout à coup anéantie. Elle restait là, <strong>de</strong>bout,<br />

inutile, ne cessant <strong>de</strong> se dire que tout ça était <strong>de</strong> sa faute.<br />

Varèse, dans un autre mon<strong>de</strong>, parlait en contemplant le plafond.<br />

– Nous formions une sacrée bonne équipe… les Taupes, se<br />

souvint-il avec un petit sourire. (Ses yeux se posèrent sur<br />

l’héritière.) Trouver les conspirateurs, atteindre Oscar, le libérer,<br />

foutre la pagaille dans leur manigance… c’est une mission<br />

parfaite pour les Taupes.<br />

Desportes pouvait déjà être <strong>de</strong>hors. Mais elle était fascinée<br />

par ce type qui l’avait condamnée, épargnée, et qui lui proposait<br />

maintenant <strong>de</strong> sauver Oscar.<br />

– N’y pensez même pas. Vous ne savez pas à qui vous vous<br />

attaquez. Et la vie d’un homme est en jeu.<br />

– Une vie, seulement ? minauda Varèse. Ttt, plus que ça.<br />

Vous ne trouverez personne <strong>de</strong> plus compétent que les Taupes<br />

pour retrouver Oscar. Je vous l’assure. Vous ferez une affaire en<br />

vous associant à nous.<br />

Elle regarda <strong>de</strong> nouveau la porte avec envie. Dix mètres <strong>de</strong><br />

couloir l’en séparaient.<br />

– De toutes façons, continua Varèse, que vous le vouliez ou<br />

non, je compte bien accor<strong>de</strong>r aux huit conspirateurs toute<br />

l’attention qu’ils méritent. J’ai désormais un compte personnel<br />

à régler avec eux.<br />

– Vous n’allez pas faire ça ? ! s’insurgea l’héritière d’une<br />

voix blanche. Ils l’exécuteront s’ils apprennent quoi que ce soit à<br />

votre sujet !<br />

– 76 –


– Raison <strong>de</strong> plus pour nous associer, vous et moi, le temps<br />

qu’il faudra. Vous verrez, les Taupes travaillent avec doigté, professionnalisme<br />

et légèreté. Personne ne s’est jamais plaint<br />

d’aucune <strong>de</strong> nos interventions. Hormis ceux qui étaient dans le<br />

mauvais camp, évi<strong>de</strong>mment. Mais on ne peut pas satisfaire tout<br />

le mon<strong>de</strong>.<br />

– Vous êtes fou.<br />

Elle se préparait à partir.<br />

– Peut-être. Mais vous n’avez pas le choix.<br />

Varèse exhiba le petit disque <strong>de</strong> carbone et le fit tourner<br />

dans la lumière, le cd-rom sur lequel était gravé tout ce qui <strong>de</strong>vait<br />

rester caché si Desportes voulait, un jour, revoir Oscar en<br />

vie.<br />

– Allez ! Asseyez-vous, je nous fais un café, l’invita-t-il. Je<br />

crois que nous avons pas mal <strong>de</strong> choses à mettre au point tous<br />

les <strong>de</strong>ux avant <strong>de</strong> nous pencher sur le salut du mon<strong>de</strong>.<br />

*<br />

Les conspirateurs, au complet, animaient la salle improbable<br />

d’un murmure qui me ravit à l’extrême. Je faisais mon<br />

ordinaire <strong>de</strong> la touche grenat <strong>de</strong>s huit fauteuils inoccupés. Les<br />

voir utilisés me fit abor<strong>de</strong>r les rivages d’Euphorie par la ra<strong>de</strong> du<br />

Délire joyeux. Et c’est le majordome qui vous parle !<br />

Les huit conspirateurs portaient le même trois pièces gris<br />

anthracite et leurs têtes avaient le même aspect <strong>de</strong> sphère <strong>de</strong><br />

mercure liqui<strong>de</strong> aux délicates irisations. Rien ne permettait <strong>de</strong><br />

les distinguer les uns <strong>de</strong>s autres, hormis leur adresse <strong>de</strong> connexion<br />

que j’étais le seul à centraliser (excusez du peu, c’est tout<br />

<strong>de</strong> même l’une <strong>de</strong> mes prérogatives !), et les drapeaux figurés en<br />

– 77 –


face <strong>de</strong>s fauteuils correspondants qui leur permettait, eux, <strong>de</strong> se<br />

reconnaître.<br />

Étaient présents les conspirateurs représentant le Japon,<br />

l’Italie, le Canada, la France, l’Allemagne, la Gran<strong>de</strong>-Bretagne,<br />

les États-Unis et la Russie. Chacun parlait avec son voisin lorsque<br />

celui qui avait été désigné comme arbitre, dans cette réalité<br />

comme dans l’autre, appela ses commensaux à un peu plus <strong>de</strong><br />

discipline pour abor<strong>de</strong>r les sujets dont ils avaient à débattre.<br />

Seul le Russe restait immobile. Je le soupçonnais <strong>de</strong> dormir.<br />

L’heure fut à la gravité une fois le silence obtenu par le conspirateur<br />

américain.<br />

– Messieurs, commença-t-il d’une splendi<strong>de</strong> voix <strong>de</strong> basse<br />

que je lui avais échantillonnée avec amour, cette réunion<br />

marque la reprise <strong>de</strong> nos activités pour l’affaire qui nous intéresse.<br />

Nous sommes aujourd’hui le trois décembre. Il nous<br />

reste, au mieux, trois semaines pour entériner la paranoïa du<br />

bug dans les esprits. Il est temps <strong>de</strong> faire le point. Angleterre ?<br />

Le conspirateur anglais se leva alors que l’Américain se<br />

rasseyait dans un jeu <strong>de</strong> balancier d’une exactitu<strong>de</strong> que Passemant,<br />

le grand horloger, n’aurait pas reniée.<br />

– Notre propagan<strong>de</strong> a fonctionné à merveille. Les rapports<br />

alarmistes diffusés par nos soins dans les différents ministères<br />

ont d’autant fait leur œuvre que l’Administration est restée fidèle<br />

à sa réputation <strong>de</strong> lenteur. Le tableau, tel qu’il est dressé<br />

aujourd’hui, est catastrophique : les pays industrialisés prévoient<br />

une récession <strong>de</strong> vingt à trente pour cent. Aucune prévision<br />

n’a pu être faite pour les pays en voie <strong>de</strong> développement,<br />

bloc soviétique compris. Les organisations bancaires internationales<br />

viennent d’annoncer publiquement que les transactions<br />

<strong>de</strong> tous ordres seraient gelées pendant le week-end <strong>de</strong> la Saint<br />

Sylvestre. Au minimum.<br />

– 78 –


Le conspirateur italien partit d’un franc éclat <strong>de</strong> rire.<br />

– Santa Madona ! Non seulement le premier janvier tombe<br />

un samedi, mais en plus la banque sera ouverte au tout venant ?<br />

– Ne nous réjouissons pas trop vite, calma l’Américain. Les<br />

services <strong>de</strong> sécurité seront sur la brèche. Ils sont à la sol<strong>de</strong> <strong>de</strong>s<br />

Puissants. Et n’atten<strong>de</strong>z pas <strong>de</strong> leur part quelque ca<strong>de</strong>au que ce<br />

soit s’ils découvrent nos agissements.<br />

Un sentiment d’inquiétu<strong>de</strong> tourna autour <strong>de</strong> la table<br />

comme une ola et s’éteignit <strong>de</strong> lui-même. L’Anglais continua :<br />

– L’effet est d’autant plus réussi que les messages <strong>officiel</strong>s,<br />

comme ceux du NTSB, contredisent les rumeurs que nos amis<br />

activistes propagent <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>s années dans les milieux… branchés.<br />

Il jeta le mot au centre <strong>de</strong> la table comme s’il en craignait<br />

une morsure.<br />

– Pour sûr, concéda le Français, rien <strong>de</strong> tel que la langue <strong>de</strong><br />

bois pour inquiéter l’homme du peuple et le forcer à agir.<br />

– Des soulèvements sont prévus dans à peu près toutes les<br />

capitales <strong>de</strong>s pays à économie chancelante. Et nous sommes<br />

sûrs <strong>de</strong> pouvoir sabor<strong>de</strong>r les fêtes <strong>de</strong> fin d’année, au moins à<br />

Londres et à New York. Les émeutiers ont reçu nos subventions<br />

et n’atten<strong>de</strong>nt qu’un signe <strong>de</strong> notre part pour ajouter au chaos<br />

ambiant.<br />

– Nous n’aurons peut-être pas besoin d’avoir recours à ce<br />

moyen, trop visible, dit l’Américain. Utilisons la paranoïa, mais<br />

ne la provoquons pas d’une manière directe. Même les assassins<br />

<strong>de</strong> Kennedy ont été débusqués, malgré tout l’art déployé à effacer<br />

leurs traces.<br />

– 79 –


– Mais, ça n’a jamais été rendu public ? essaya le Canadien.<br />

– Bien sûr que non. Et si nous sommes découverts, ce ne le<br />

sera pas non plus. Vous pensez que les Puissants prendraient le<br />

risque <strong>de</strong> révéler l’existence <strong>de</strong> la Caisse s’ils parvenaient à nous<br />

empêcher <strong>de</strong> nous en emparer ? Je vous signale qu’ils ont euxmêmes<br />

approuvés l’enlèvement <strong>de</strong> Tripper.<br />

– Mon Dieu ! Desportes parlait et l’opération s’écroulait !<br />

se lamenta l’Allemand.<br />

– Nous aurions mieux fait <strong>de</strong> l’exécuter, maugréa<br />

l’Espagnol. Nous serions assurés <strong>de</strong> son silence.<br />

– C’est à l’étu<strong>de</strong>, intervint l’Américain. C’est à l’étu<strong>de</strong>.<br />

– Au sujet <strong>de</strong> notre planning ? essaya le Français pour revenir<br />

à la raison <strong>de</strong> leur réunion.<br />

– Oui, reprit l’Américain. Nous <strong>de</strong>vons passer à la vitesse<br />

supérieure si nous voulons respecter le calendrier que nous<br />

nous sommes fixé. Vous connaissez le protocole adopté : à<br />

chaque représentant <strong>de</strong> proposer la participation <strong>de</strong> son pays à<br />

notre opération. Le Japon avait eu la gentillesse d’inaugurer la<br />

série avec l’acci<strong>de</strong>nt nucléaire <strong>de</strong> Kokura…<br />

– Une vraie merveille, commenta le Français, expert en la<br />

matière. Pas un mot n’a filtré sur l’acci<strong>de</strong>nt. Il a pourtant bien<br />

eu lieu, n’est ce pas ? <strong>de</strong>manda-t-il en se penchant vers le conspirateur<br />

japonais, silencieux <strong>de</strong>puis le début <strong>de</strong>s échanges.<br />

– Il a eu lieu, confirma-t-il d’une petite voix. La centrale<br />

s’est bien emballée une fois l’intervention <strong>de</strong> notre… homme <strong>de</strong><br />

mains. Nous avons évité la contamination, mais la plupart <strong>de</strong>s<br />

ingénieurs ont péri à plus ou moins court terme.<br />

– 80 –


– Serait-ce <strong>de</strong> la sensiblerie que j’entends dans votre voix,<br />

conspirateur ? s’informa l’Américain avec une pointe d’ironie.<br />

Le Japonais s’agitait sur son fauteuil, mal à l’aise. Les sept<br />

visages <strong>de</strong> mercure s’étaient tournés vers lui.<br />

– Nous avions convenu <strong>de</strong> limiter les pertes humaines au<br />

minimum… essaya-t-il d’une voix faible.<br />

– … pour rester discrets, évi<strong>de</strong>mment, rappela l’Américain.<br />

Ce sont les services <strong>de</strong> sécurité que nous <strong>de</strong>vons inquiéter. Précisez<br />

votre pensée, mon ami.<br />

Il avait bien dit « Ami » mais je ne trouvai aucune intonation<br />

amicale dans sa voix.<br />

– Cette femme… <strong>de</strong>vrons-nous à tout prix la faire disparaître<br />

?<br />

– Desportes ? Je vous signale qu’elle connaît notre existence.<br />

L’auriez-vous rencontrée personnellement pour changer<br />

d’avis d’une manière aussi radicale ?<br />

– Je… non. Vous avez raison.<br />

– Eh, quoi ! Notre ami n’a pas forcément tort, essaya<br />

l’Italien. Nous pourrions la congeler et nous la gar<strong>de</strong>r sous le<br />

cou<strong>de</strong> en attendant que ça se tasse ?<br />

Cette bouta<strong>de</strong> déclencha une franche hilarité à laquelle le<br />

Japonais était bien le seul à ne pas participer, avec l’Américain<br />

qui compléta :<br />

– Parce que vous croyez peut-être que les Puissants nous<br />

oublieront après ce que nous apprêtons à leur faire ? Nous <strong>de</strong>-<br />

– 81 –


viendrons <strong>de</strong>s exemples à ne pas suivre, Messieurs. Notre réputation<br />

franchira allègrement le troisième millénaire et nimbera<br />

nos faits et gestes d’une aura mythologique.<br />

J’avais remarqué cette sorte d’emphase chez le conspirateur<br />

américain bien avant qu’il ne prési<strong>de</strong> cette réunion. D’après<br />

ce que j’avais compris, son pays était en manque <strong>de</strong> mythe fondateur.<br />

– Donc ! tonna l’Américain. Le Japon ayant, <strong>de</strong> bonne<br />

grâce, apporté sa pierre à notre édifice, c’est maintenant à mon<br />

tour <strong>de</strong> vous proposer un scénario catastrophe impliquant un<br />

peu plus Millenium dans le bug <strong>de</strong> l’an 2000.<br />

Ses homologues se détendirent et se préparèrent à déguster<br />

ce que le représentant <strong>de</strong> la patrie <strong>de</strong>s sensations fortes avait à<br />

leur proposer. Le Russe s’ébroua et leva une tête lour<strong>de</strong> vers<br />

l’Américain.<br />

– Deux escadres <strong>de</strong> bombardiers furtifs F-117A <strong>de</strong> type<br />

Nighthawkh survolent en ce moment le Nord <strong>de</strong> l’Irak et la Serbie.<br />

Lockheed a fait appel à Millenium pour les composants<br />

électroniques équipant les boucliers furtifs qui ont fait la renommée<br />

<strong>de</strong> ce modèle.<br />

– Surtout au début du Kosovo, ricana le Japonais.<br />

L’Américain continua sa démonstration sans relever le trait<br />

perfi<strong>de</strong>.<br />

– Le virus a été embarqué à bord <strong>de</strong>s appareils et pourra<br />

être déclenché par le biais <strong>de</strong>s satellites militaires. Si la décision<br />

est prise, il suffira d’un geste pour rendre les bombardiers fantômes<br />

aussi visibles que le saint-père sur son putain <strong>de</strong> trône.<br />

Les pertes humaines seront limitées mais le retentissement<br />

dans le milieu <strong>de</strong>s renseignements considérable. Les services <strong>de</strong><br />

– 82 –


sécurité verront là une confirmation du caractère obsolète <strong>de</strong> la<br />

puce Millenium qui équipe tout ou partie <strong>de</strong>s systèmes embarqués<br />

sillonnant aujourd’hui notre belle planète. J’ose à peine<br />

imaginer l’agitation qui régnera dans les couloirs du Pentagone<br />

lorsque l’info <strong>de</strong> la perte <strong>de</strong>s appareils tombera dans les<br />

agences.<br />

Le conspirateur américain se rassit, apparemment fier <strong>de</strong><br />

son speech. L’Anglais se leva.<br />

– La proposition me semble excellente mais nous <strong>de</strong>vons la<br />

mettre aux voix. Messieurs ? Qui est pour ?<br />

Huit mains se levèrent, celle du japonais peut-être plus rapi<strong>de</strong>ment<br />

que les autres.<br />

– Parfait. Le sabotage <strong>de</strong>s bombardiers furtifs est adopté à<br />

l’unanimité. La prochaine réunion aura lieu, dans cette salle, en<br />

temps utile. Des invitations seront déposées dans vos boîtes aux<br />

lettres. Merci.<br />

Le mot clé prononcé par le Britannique signifiait que le<br />

rassemblement <strong>de</strong>s conspirateurs était provisoirement terminé.<br />

C’est donc avec un peu <strong>de</strong> tristesse que je pulvérisai fauteuils,<br />

table et parois alors que les silhouettes <strong>de</strong> mercure disparaissaient<br />

les unes après les autres, retournant dans ce mon<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

bruits, <strong>de</strong> fureurs et <strong>de</strong> couleurs qui avait, bien malgré moi, présidé<br />

à ma naissance.<br />

*<br />

Desportes pensait à Oscar. Le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong>s affaires, aussi<br />

implacable fut-il, était immaculé par rapport à ce territoire <strong>de</strong><br />

boue et <strong>de</strong> sang que les ravisseurs <strong>de</strong> son vieil ami venaient <strong>de</strong><br />

lui faire abor<strong>de</strong>r. Cet homme, ce Varèse, avait l’air habitué au<br />

– 83 –


sang et à la boue : s’associer à lui pour retrouver Oscar n’était<br />

peut-être pas une si mauvaise idée.<br />

Varèse apparut avec une tasse remplie d’un café brûlant<br />

qu’il posa à côté <strong>de</strong> Desportes. Il avait rangé le cd-rom dans la<br />

poche intérieure <strong>de</strong> sa veste. Il aurait fallu qu’elle le récupère,<br />

puis qu’elle le tue aussi froi<strong>de</strong>ment qu’il avait projeté <strong>de</strong><br />

l’exécuter la veille au soir.<br />

– Comment avez-vous été mise sur leur piste ?<br />

Elle avala <strong>de</strong>ux gorgées du café qu’elle trouva trop chaud et<br />

trop fort à son goût. Elle avait l’habitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’allonger avec <strong>de</strong><br />

l’eau et du lait, à l’Américaine.<br />

– L’acci<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> la TWA, commença-t-elle. Le NTSB m’a<br />

mise au courant pour la puce défectueuse. On m’a <strong>de</strong>mandé la<br />

liste <strong>de</strong>s systèmes embarqués équipés avec le même matériel,<br />

sécurité oblige.<br />

– Rien <strong>de</strong> plus normal.<br />

– Normal ? Je connaissais la puce et ses performances !<br />

Des simulations avaient été effectuées bien avant que l’Y2K ne<br />

préoccupe les esprits. Mon père a été un <strong>de</strong>s premiers à<br />

s’inquiéter du passage <strong>de</strong> l’an 2000.<br />

Varèse fit lentement glisser un sucre dans son café en le tenant<br />

en équilibre sur le bord <strong>de</strong> sa tasse.<br />

– Et ça vous a mis la puce à l’oreille, lança-t-il en donnant<br />

une pichenette au petit rectangle blanc.<br />

Varèse trouvait encore la ressource <strong>de</strong> faire <strong>de</strong> l’esprit. Elle<br />

se rappela qu’il avait plus <strong>de</strong> raisons qu’elle d’être d’humeur<br />

joyeuse.<br />

– 84 –


– Un an plus tard est survenu l’acci<strong>de</strong>nt nucléaire <strong>de</strong> Kokura,<br />

continua-t-elle. Vous n’en avez jamais entendu parler ?<br />

Varèse arrêta <strong>de</strong> touiller son café et fixa l’héritière en citant<br />

<strong>de</strong> mémoire :<br />

– Une fuite radioactive a contaminé le bâtiment et a décimé<br />

le personnel. L’acci<strong>de</strong>nt était <strong>de</strong> niveau cinq ou six sur la<br />

pyrami<strong>de</strong> <strong>de</strong>s risques nucléaires…<br />

– Cinq. Vous êtes vraiment très bien renseigné.<br />

Il accepta le compliment en omettant <strong>de</strong> lui révéler qu’il<br />

avait pêché cette information dans le cd-rom, quelques minutes<br />

plus tôt.<br />

– Le système <strong>de</strong> pilotage <strong>de</strong> la centrale était truffé <strong>de</strong> puces<br />

Millenium ?<br />

– Le système <strong>de</strong> refroidissement, corrigea Desportes. La<br />

puce mise en cause était du même type que celle embarquée à<br />

bord du Boeing <strong>de</strong> la TWA.<br />

– Pourquoi n’avez-vous pas cru à la défaillance ? On connaît<br />

les limites <strong>de</strong> la technologie ?<br />

Desportes prit son temps avant <strong>de</strong> répondre.<br />

– Comme je vous l’ai dit, j’avais remis une liste <strong>de</strong>s <strong>site</strong>s<br />

sensibles aux autorités, une liste volontairement succincte. Je<br />

sentais que quelque chose ne collait pas, et je ne voulais pas tout<br />

livrer d’un coup. J’ai donc fait lister dix pour cent <strong>de</strong>s <strong>site</strong>s concernés,<br />

seulement.<br />

– Et la centrale <strong>de</strong> Kokura en faisait partie. C’est ça ?<br />

– 85 –


Elle hocha la tête en reprenant son café. Elle se mit à jouer<br />

avec sa cuillère en ne quittant pas Varèse <strong>de</strong>s yeux.<br />

– Une coïnci<strong>de</strong>nce <strong>de</strong> plus, releva ce <strong>de</strong>rnier. Lazare Hazard<br />

serait-il un <strong>de</strong>s huit conspirateurs ?<br />

Desportes resta silencieuse. Il changea <strong>de</strong> sujet d’une manière<br />

abrupte :<br />

– Qui vous a donné le cd-rom ?<br />

Elle haussa les épaules.<br />

– Un informateur philanthrope ? Un traître à leur cause ?<br />

Je ne le connaissais pas.<br />

– Cette Caisse… que peut-elle représenter ?<br />

– En volume d’argent ? Inimaginable. (Elle eut un regard<br />

rêveur.) Quand on sait que la place <strong>de</strong> Paris, qui n’est pourtant<br />

pas la plus active, brasse vingt à quarante milliards <strong>de</strong> francs en<br />

une seule journée…<br />

– La taxe Morgenstern, marmonna Varèse.<br />

– Dieu seul sait jusqu’où ils iront pour s’en emparer.<br />

– Brillante idée <strong>de</strong> mettre leur forfait sur le dos du bug, apprécia<br />

l’ancien agent. S’ils échouent, ils pourront toujours invoquer<br />

Mister Bogue comme élément perturbateur. Je crois, ma<br />

chère, que vous avez mis le petit doigt dans un merdier à engrenage<br />

cosmique. Oscar aussi d’ailleurs.<br />

– Oscar ne savait pas, rappela l’héritière, le visage fermé.<br />

– 86 –


Varèse n’avait pas envie <strong>de</strong> la consoler. La gentillesse<br />

n’était pas son fort, aujourd’hui.<br />

– Nous avons affaire à <strong>de</strong>s gens qui frappent d’abord et posent<br />

les questions après.<br />

Une idée naquit dans l’esprit <strong>de</strong> Desportes, un sourire souleva<br />

ses lèvres parfaites : ce type était plus que cinglé pour courir<br />

au <strong>de</strong>vant <strong>de</strong>s ennuis avec autant <strong>de</strong> vergogne.<br />

– On peut dire que vous y êtes jusqu’au cou aussi, dit-elle<br />

en imaginant avec un certain bonheur une machine improbable<br />

broyant cet homme qui avait eu pour premier projet <strong>de</strong><br />

l’assassiner.<br />

Varèse ne répondit pas. Elle décida <strong>de</strong> changer <strong>de</strong> sujet<br />

aussi abruptement que son interlocuteur.<br />

– Qui sont les Taupes ?<br />

– De vieilles connaissances, <strong>de</strong>s amis que je n’ai pas vus<br />

<strong>de</strong>puis très longtemps et qui seraient sûrement enthousiasmés<br />

par l’idée <strong>de</strong> s’associer à notre projet. Mais, avant <strong>de</strong> les rejoindre,<br />

nous allons <strong>de</strong>voir disparaître.<br />

Leur collaboration était donc ferme et définitive. Desportes<br />

décida <strong>de</strong> laisser couler.<br />

– Disparaître ?<br />

– Ceux qui ont enlevé Oscar vont surveiller vos moindres<br />

faits et gestes jusqu’au 31 décembre. Dans ces cas-là, mieux vaut<br />

se volatiliser purement et simplement plutôt que <strong>de</strong> donner<br />

l’illusion qu’on gar<strong>de</strong> un profil bas.<br />

– Mais… s’ils ne savent pas ce que je fais, ils le tueront ?<br />

– 87 –


– Ils ne feraient pas une bêtise pareille. « Dans le doute<br />

abstiens-toi » est un vieil adage respecté chez les gentils comme<br />

chez les méchants. Les conspirateurs ne sont pas tout-puissants,<br />

même s’ils donnent l’impression <strong>de</strong> mener la danse. Vous êtes<br />

une <strong>de</strong> leurs faiblesses, et non <strong>de</strong>s moindres.<br />

– Vous aussi, non ?<br />

– Non. Moi, je serai bientôt leur pire cauchemar.<br />

Desportes cligna <strong>de</strong>s yeux en se <strong>de</strong>mandant où elle avait<br />

bien pu entendre cette tira<strong>de</strong> auparavant.<br />

– Pourrez-vous déléguer la gestion <strong>de</strong> Millenium jusqu’à la<br />

fin du mois ? lui <strong>de</strong>manda Varèse.<br />

– Ma foi… Oscar ne sera pas là pour assurer l’intérim. Mais<br />

le Conseil d’Administration saura gérer mon absence le temps<br />

qu’il faudra. Je suppose.<br />

L’idée <strong>de</strong> disparaître aux yeux <strong>de</strong>s conspirateurs commençait<br />

à plaire à Desportes. Cet homme aussi commençait à lui<br />

plaire. « Phénomène <strong>de</strong> répulsion attraction », jugea-t-elle en se<br />

rappelant son Sigmund.<br />

– Je suis une célébrité, avança-t-elle avec le plus grand naturel.<br />

Faire disparaître Françoise Desportes va être dur, quand<br />

on sait qu’elle est connue dans le mon<strong>de</strong> entier.<br />

Varèse trouvait toujours étrange d’entendre les gens parler<br />

d’eux-mêmes à la troisième personne.<br />

– Une paire <strong>de</strong> lunettes noires et <strong>de</strong> nouvelles i<strong>de</strong>ntités feront<br />

l’affaire, trancha-t-il. Ce problème sera réglé par un <strong>de</strong> mes<br />

amis que je vous présenterai bientôt.<br />

– 88 –


– Il choisira mon nom ?<br />

– Vous pouvez être tranquille. L’homme à qui je confierai<br />

cette tâche n’a, à ma connaissance, jamais fauté en matière <strong>de</strong><br />

goût. (Varèse consulta la lumière qui tombait <strong>de</strong> la fenêtre.)<br />

Nous n’avons pas <strong>de</strong> temps à perdre. Donnez-moi ça, dit-il en<br />

désignant le portable.<br />

– Pourquoi ?<br />

– Pour vous débarrasser.<br />

Il passa la housse en bandoulière autour <strong>de</strong> ses épaules. Il<br />

prit son sac à dos, le jeta par-<strong>de</strong>ssus la housse et alla jusqu’à la<br />

porte qu’il ouvrit dans une série <strong>de</strong> bruits <strong>de</strong> serrures. Desportes<br />

le regardait sans comprendre.<br />

– Qu’est-ce que vous faites ?<br />

– Je vous emmène.<br />

– Où ça ?<br />

– À Roissy. C’est bien là que vous avez atterri ?<br />

– Et c’est <strong>de</strong> là que je dois décoller, ce soir…<br />

– Nous n’avons plus rien à faire en France. Et les personnes<br />

que je dois rameuter sont aux États-Unis. Du moins, je<br />

l’espère.<br />

– Mais… (Elle ne pensait même plus à s’échapper, maintenant<br />

que la voie était libre.) Je ne peux pas partir comme ça ?<br />

J’avais ren<strong>de</strong>z-vous à l’Élysée en fin d’après-midi…<br />

– 89 –


– Vous êtes milliardaire. (Elle hocha la tête d’un air stupi<strong>de</strong>.)<br />

Donc vous êtes excentrique.<br />

– Mes hommes doivent être aux cent coups, à Versailles.<br />

– Vous rassurerez votre petit mon<strong>de</strong> lorsque nous nous serons<br />

envolés. Nous <strong>de</strong>vons prendre les conspirateurs <strong>de</strong> court<br />

dès maintenant si nous voulons gar<strong>de</strong>r une longueur d’avance<br />

sur eux.<br />

Ils sortirent <strong>de</strong> l’appartement que Varèse ferma à double<br />

tour <strong>de</strong>rrière lui. Desportes le suivit docilement jusqu’au rez-<strong>de</strong>chaussée<br />

qui débouchait dans la galerie Véro-Dodat en ayant<br />

l’impression d’halluciner. Était-ce ce coup qu’elle avait pris sur<br />

la tête ? La découverte d’Oscar retenu en otage, par sa faute,<br />

l’avait-elle rendue folle ? La partie <strong>de</strong> son esprit qui lui disait <strong>de</strong><br />

s’enfuir tant qu’il était encore temps s’était réveillée et hurlait à<br />

nouveau, l’autre lui disait <strong>de</strong> suivre cet homme qui avait l’air <strong>de</strong><br />

savoir ce qu’il faisait.<br />

Ils sortirent <strong>de</strong> la galerie et marchèrent vers le Louvre <strong>de</strong>s<br />

Antiquaires. La vengeance <strong>de</strong> Varèse s’était déplacée <strong>de</strong> la première<br />

tête <strong>de</strong> Millenium à ceux qui l’utilisaient pour couvrir<br />

leurs manigances. Son discours était cohérent et finalement assez<br />

clair, lorsqu’on en connaissait les tenants et les aboutissants.<br />

Certes, cette histoire <strong>de</strong> Caisse, <strong>de</strong> fuite, et <strong>de</strong> Taupes avait un<br />

arrière-goût <strong>de</strong> James Bond, ou <strong>de</strong> Série Impossible. Tout ceci<br />

était pourtant bien ancré dans la réalité. Les menaces <strong>de</strong> mort<br />

qui pesaient sur Oscar étaient en tous cas bien réelles.<br />

Ils pénétrèrent dans l’immeuble <strong>de</strong>s antiquaires, prirent<br />

l’ascenseur qui permettait d’accé<strong>de</strong>r au parking souterrain et<br />

<strong>de</strong>scendirent au troisième sous-sol. D’énormes piliers séparaient<br />

les emplacements. Varèse lui ouvrit la portière d’une voiture<br />

<strong>de</strong> location. Elle s’assit à la place du passager. Il s’installa<br />

<strong>de</strong>vant le volant, mit le contact et attrapa la rampe qui menait à<br />

– 90 –


la sortie. Il s’engagea dans la rue <strong>de</strong> Rivoli. Elle aurait pu sauter,<br />

s’échapper au premier feu rouge : sa portière n’était pas condamnée.<br />

Elle ne bougea pas. Desportes réfléchissait en contemplant<br />

la double perspective du Louvre et <strong>de</strong>s immeubles haussmanniens.<br />

Ma fortune ne m’ai<strong>de</strong>ra pas à sauver Oscar, se dit-elle. Varèse,<br />

oui.<br />

La voiture se glissa dans la circulation qui embouteillait<br />

l’avenue <strong>de</strong> l’Opéra.<br />

*<br />

Françoise Desportes était re<strong>de</strong>venue petite fille. Elle courait<br />

dans les couloirs <strong>de</strong> Taliesin, baignés <strong>de</strong> lumière et <strong>de</strong> bonheur.<br />

La pluie qui se mit à cingler le pare-brise <strong>de</strong> la voiture la fit<br />

sursauter. Elle observa Varèse par le biais <strong>de</strong> son reflet. Cet<br />

homme était un ancien agent <strong>de</strong>s services secrets, et elle se préparait<br />

à attaquer les conspirateurs à ses côtés. « Votre décision<br />

est-elle mûrement réfléchie ? » aurait <strong>de</strong>mandé Oscar le Sage,<br />

Oscar l’Inquiet.<br />

La voiture aborda le mon<strong>de</strong> gris et bétonné <strong>de</strong> l’autoroute<br />

du Nord. Les tours du périphérique s’éloignèrent dans le lointain.<br />

De son côté, Varèse pensait à l’étrange cheminement qui<br />

l’avait amené jusqu’ici, dans l’intimité <strong>de</strong> cette voiture, aux côtés<br />

<strong>de</strong> celle dont la mort aurait déjà dû faire les gros titres <strong>de</strong>s journaux<br />

dans le mon<strong>de</strong> entier.<br />

Il aurait été cent fois plus pratique que Desportes joue<br />

l’agneau du sacrifice. Mais celui-ci n’aurait été que symbolique.<br />

Il n’aurait pas rassasié la soif <strong>de</strong> vengeance <strong>de</strong> l’ancien agent qui<br />

se serait, un jour ou l’autre, réveillée. Alors que maintenant,<br />

– 91 –


aussi invisible et anonyme qu’il fût, l’ennemi était bien réel et<br />

n’avait plus rien d’un substitut pratique mais illusoire. Des<br />

hommes (peut-être <strong>de</strong>s femmes) s’étaient réunis et avaient décidé<br />

la <strong>de</strong>struction du vol <strong>de</strong> la TWA…<br />

Varèse serra les poings autour du volant et laissa courir le<br />

frisson qui le parcourait. Il décida <strong>de</strong> conserver ce dégoût en lui,<br />

<strong>de</strong> le cultiver jusqu’au moment venu.<br />

Varèse et Desportes se tournèrent l’un vers l’autre au moment<br />

où la voiture quittait l’autoroute pour rejoindre le terminal<br />

<strong>de</strong> Roissy. L’héritière lut l’obsession <strong>de</strong> l’ancien agent au fond<br />

<strong>de</strong> ses yeux, et elle sut que cet homme portait la mort en lui.<br />

– Vous êtes arrivée par la nouvelle aérogare ?<br />

Elle acquiesça. Il fit glisser la voiture jusqu’au terminal<br />

high-tech et s’arrêta sous l’auvent <strong>de</strong> béton. Desportes imaginait<br />

maintenant la gran<strong>de</strong> faucheuse assise entre eux <strong>de</strong>ux et se contemplant<br />

dans le rétroviseur. Elle sauta <strong>de</strong> la voiture à peine<br />

arrêtée et se réfugia à l’abri du terminal pendant que Varèse<br />

sortait les sacs du coffre.<br />

Il retrouva Desportes dans le hall presque désert. Le verre<br />

et le métal <strong>de</strong>ssinaient <strong>de</strong>s courbes élégantes, donnant l’illusion<br />

que le plafond, le sol et les parois s’entremêlaient en une spirale<br />

infinie. L’héritière se dirigea vers le comptoir réservé à Millenium.<br />

Ses talons résonnaient dans le silence <strong>de</strong> la nef immense.<br />

Varèse la suivait à une distance pru<strong>de</strong>nte. L’hôtesse regarda approcher<br />

l’héritière avec un air un peu étonné. Son départ n’était<br />

pas prévu avant le soir même.<br />

Son étonnement se transforma en inquiétu<strong>de</strong> lorsqu’elle se<br />

rendit compte que Françoise Desportes était seule, ou presque,<br />

sans sa meute <strong>de</strong> gar<strong>de</strong>s du corps, sans <strong>officiel</strong>s. Elle trifouilla<br />

<strong>de</strong>s boutons et murmura quelque chose dans un écouteur. Un<br />

– 92 –


homme apparut, poussa l’hôtesse d’un coup d’épaule et accueillit<br />

Desportes avec une expression faussement détendue.<br />

– Madame, je…<br />

– Nous embarquons maintenant, ordonna-t-elle.<br />

Le chef <strong>de</strong> vol cherchait les molosses <strong>de</strong> la sécurité, en vain.<br />

Il ne voyait que Varèse dont le visage ne lui était pas familier.<br />

– Les équipes techniques sont en train <strong>de</strong> vérifier<br />

l’appareil… essaya-t-il.<br />

– Qu’ils fassent vite. Je veux décoller dès que l’avion sera<br />

prêt.<br />

– Bien Ma<strong>de</strong>moiselle.<br />

Il les emmena <strong>de</strong>rrière le comptoir et les précéda le long<br />

d’un corridor qui s’enfonçait dans les entrailles du terminal. Ils<br />

traversèrent un salon secret qui <strong>de</strong>vait être réservé à la milliardaire<br />

lors <strong>de</strong> ses passages éventuels dans la capitale française.<br />

Varèse se <strong>de</strong>manda s’il avait jamais servi : les avions <strong>de</strong>vaient<br />

attendre Desportes, et non l’inverse. L’homme poussa une porte<br />

et ils se retrouvèrent en plein vent, sur le tarmac <strong>de</strong> l’aéroport.<br />

Les avions faisaient la queue, un peu plus loin, pour décoller.<br />

Un 747 <strong>de</strong> la Thaï Airlines s’élança vers le ciel en poussant un<br />

rugissement <strong>de</strong> banshee affamée.<br />

Le jet <strong>de</strong> Desportes attendait à une cinquantaine <strong>de</strong> mètres.<br />

Des techniciens inspectaient le <strong>de</strong>ssous <strong>de</strong>s ailes. Ils grimpèrent<br />

à la passerelle collée contre l’appareil. Le commandant <strong>de</strong> bord<br />

avait vu approcher le petit groupe et les attendait dans le couloir<br />

d’entrée.<br />

– 93 –


– Pierre, je vous présente monsieur Varèse, lança Desportes<br />

en guise <strong>de</strong> présentations. Pierre est un pilote hors pair,<br />

ajouta-t-elle à l’attention <strong>de</strong> l’ancien agent. Quand pouvonsnous<br />

décoller ?<br />

– Dans une heure… Vous ne comptiez pas partir ce soir ?<br />

– Autrefois.<br />

– Je… (Il hésitait, mais comment pourrait-elle lui en vouloir<br />

?) J’ai reçu un message <strong>de</strong> Versailles. Ils sont très inquiets à<br />

votre sujet. Vous… vous avez tout <strong>de</strong> même disparu.<br />

– Et je suis réapparue. Magie blanche, Pierre, magie<br />

blanche. (Elle se frotta le bout du nez en louchant d’une manière<br />

comique.) Je rassurerai tout le mon<strong>de</strong> lorsque nous aurons<br />

décollé. Nous <strong>de</strong>vons quitter la France le plus vite possible.<br />

– Quelle est notre <strong>de</strong>stination ?<br />

Desportes eut envie <strong>de</strong> répondre Fresno avant <strong>de</strong> se retourner<br />

vers Varèse.<br />

– Une ville pas trop loin <strong>de</strong> la côte Est, un peu à l’écart.<br />

Vous pourriez tracer sur Pittsburgh, dans un premier temps ?<br />

<strong>de</strong>manda l’ancien agent au pilote.<br />

– Aucun problème.<br />

– Nous repartirons peut-être rapi<strong>de</strong>ment, reprit Varèse.<br />

– Le temps <strong>de</strong> remplir les réservoirs… Je vais faire accélérer<br />

les procédures <strong>de</strong> vérification. Désirez-vous que je fasse appeler<br />

le steward ? Il doit se trouver dans l’aérogare.<br />

– 94 –


– Laissez tomber. J’ai besoin <strong>de</strong> tranquillité, glissa Desportes<br />

au pilote. Personne ne doit savoir où nous nous rendons.<br />

Je connais votre discrétion.<br />

– Vous pouvez avoir confiance, répondit le pilote en jetant<br />

un regard en coin à Varèse qui contemplait avec un air détaché<br />

le luxe <strong>de</strong> la cabine.<br />

La milliardaire le rejoignit. Il hésitait entre une dizaine <strong>de</strong><br />

fauteuils dont chacun aurait pu contenir <strong>de</strong>ux chefs d’entreprise<br />

obèses <strong>de</strong> Cincinnati.<br />

– Classe, jugea-t-il en se retournant vers elle.<br />

– Qu’est-ce que vous croyez ? Vous voyagez sur Millenium<br />

Airlines, la ligne sur laquelle le client est roi !<br />

*<br />

Françoise Desportes somnolait sous <strong>de</strong>ux couches <strong>de</strong> couverture.<br />

Varèse se servait un Scotch <strong>de</strong>rrière le bar qui garnissait<br />

le jet. Ils s’élanceraient vers le ciel dans à peine une <strong>de</strong>miheure,<br />

leur avait confirmé le pilote. L’ancien agent appréhendait<br />

la poussée brutale <strong>de</strong>s réacteurs, bien plus impressionnante<br />

dans ce type d’appareil que dans un long courrier. Il essayait <strong>de</strong><br />

se saouler mais il n’y arrivait pas. Les toxines étaient à peine<br />

ingérées que le stress qui lui nouait les entrailles en contrecarrait<br />

les effets. La terreur aurait, une fois <strong>de</strong> plus, le <strong>de</strong>rnier mot.<br />

Il se laissa tomber dans un fauteuil et se pencha sur le portable<br />

<strong>de</strong> Desportes. La matrice active scintillait dans la pénombre<br />

ouatée <strong>de</strong> l’habitacle et la batterie émettait un chuintement<br />

rassurant. Varèse avait ouvert le module <strong>de</strong> messagerie et<br />

observait la fenêtre vierge, l’adresse qu’il venait d’indiquer et<br />

l’objet du message sur lequel il hésitait encore.<br />

– 95 –


Les Taupes avaient cinq ans durant vécus ensemble vingtquatre<br />

heures sur vingt-quatre pendant <strong>de</strong>s pério<strong>de</strong>s allant <strong>de</strong><br />

trois jours à trois semaines. Ils avaient risqué leur peau,<br />

s’étaient mutuellement sauvés la vie, chacun était re<strong>de</strong>vable <strong>de</strong><br />

l’existence <strong>de</strong> l’autre, quelle que soit la distance qui les séparait<br />

maintenant. Mais l’événement qui les avait peut-être le plus<br />

rapprochés, la mission qui avait paradoxalement précipité leur<br />

démission mutuelle, était la mission Maison blanche.<br />

Varèse ne parvenait pas oublier cette nuit <strong>de</strong> septembre<br />

1993 qui surgissait parfois sous forme <strong>de</strong> cauchemar et le réveillait,<br />

en sueur et haletant. Il n’y avait aucune raison pour que<br />

Seiza et Ulysse aient <strong>de</strong> leurs côtés oublié le fiasco sanglant, la<br />

symphonie barbare qui s’était jouée en petit comité, les Taupes<br />

dans la salle, les innocents comme figurants et Narcisse Morloch<br />

dans le rôle du chef d’orchestre.<br />

Morloch…<br />

Mordaunt, Mordred, Moriarty… <strong>de</strong>s tueurs <strong>de</strong> papier qui<br />

valaient bien cet équivalent sur le terrain <strong>de</strong> la réalité. Morloch<br />

que Caran avait imposé aux Taupes pour les couvrir lors <strong>de</strong><br />

l’effraction.<br />

Varèse aurait dû écouter son intuition au lieu <strong>de</strong> suivre les<br />

ordres du père spirituel. Vsevolod serait encore en vie, les autres<br />

aussi. Il s’octroya une lampée <strong>de</strong> Scotch et se fixa sur une image,<br />

celle qui clôturait le chapitre douloureux : lui, faisant feu sur le<br />

tueur dont l’explosion <strong>de</strong> l’immeuble l’avait ensuite séparé.<br />

Mort <strong>de</strong> la bête. Fin <strong>de</strong> l’épiso<strong>de</strong>.<br />

Il se décida et tapa « En souvenir du bon vieux temps »<br />

comme objet du message, vérifia l’adresse et rédigea une courte<br />

missive dans le style <strong>de</strong> celles qu’ils utilisaient pour se contacter<br />

et sonner le branle-bas <strong>de</strong> combat, lorsque l’équipe se réunissait<br />

sous la bannière <strong>de</strong> la Sûreté française.<br />

– 96 –


« Je dois vous voir d’une manière urgente. Serai à<br />

Pittsburgh le 4 décembre au matin. J’aurai besoin <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux jeux<br />

<strong>de</strong> papiers, un pour moi, l’autre pour (Il hésita à taper Desportes<br />

: les conspirateurs <strong>de</strong>vaient utiliser les moteurs <strong>de</strong> recherches<br />

automatisés qui filtraient les moindres messages transitant<br />

par le Réseau. Et le nom <strong>de</strong> la milliardaire, aussi commun<br />

soit-il, <strong>de</strong>vait faire partie <strong>de</strong> la liste noire.)… une femme <strong>de</strong><br />

trente-cinq ans environ. Ren<strong>de</strong>z-vous à cette adresse pour rencontre<br />

ultérieure.<br />

« Max »<br />

L’ancien agent fit glisser le curseur sur le bouton d’envoi et<br />

cliqua. Ce simple mouvement <strong>de</strong> l’in<strong>de</strong>x rompait trois années <strong>de</strong><br />

silence et remettait en fonction la boîte aux lettres qu’aucun <strong>de</strong>s<br />

trois survivants n’avait songé à supprimer après la séparation<br />

<strong>de</strong>s Taupes, peut-être dans l’idée secrète <strong>de</strong> se retrouver, un<br />

jour.<br />

Varèse éteignit le portable, bascula son dossier et ferma les<br />

yeux. Il se laissa emporter par la douce somnolence qui l’envahit<br />

peu à peu.<br />

*<br />

– Nous sommes en position, grésilla la voix dans<br />

l’écouteur.<br />

Le chef d’escoua<strong>de</strong> fit signe aux <strong>de</strong>ux hommes qui se trouvaient<br />

<strong>de</strong>vant lui. Le premier portait un bélier à air comprimé<br />

sous le bras. Le second le couvrait avec son fusil d’assaut et visait<br />

un point au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> son épaule droite sans dévier d’un<br />

pouce <strong>de</strong> sa ligne <strong>de</strong> mire. Les hommes portaient <strong>de</strong>s visières<br />

pare-balles et <strong>de</strong>s corsets <strong>de</strong> métal anti-impacts. Un chapelet <strong>de</strong><br />

– 97 –


grena<strong>de</strong>s OF garnissaient leurs ceintures ainsi que les armes <strong>de</strong><br />

poing courantes pour cette intervention à risque mineur.<br />

L’homme à abattre était certes un forcené mais on le savait<br />

seul dans son appartement. L’effet <strong>de</strong> surprise était un acteur à<br />

part entière dans ce genre d’opération.<br />

L’escoua<strong>de</strong> était constituée <strong>de</strong> six hommes. Deux avaient<br />

pris position sur les toits et tenaient l’intérieur <strong>de</strong> l’appartement<br />

en joue, par la fenêtre <strong>de</strong> la cuisine et par le vasistas <strong>de</strong>s toilettes.<br />

Les quatre autres se trouvaient sur le palier du cinquième<br />

étage et attendaient l’ordre du chef d’escoua<strong>de</strong>, qui prenait son<br />

temps.<br />

– Bélier en place, ordonna-t-il dans son micro.<br />

Les cinq hommes armèrent leurs fusils d’assauts, même si<br />

<strong>de</strong>ux d’entre eux étaient à l’extérieur. L’homme au bélier<br />

s’accroupit <strong>de</strong>vant la porte, se mit en position et attendit l’ordre<br />

qui <strong>de</strong>vait suivre.<br />

– Go !<br />

La porte vola en éclats. L’homme au bélier recula aussitôt<br />

<strong>de</strong>rrière la première ligne <strong>de</strong> feu. Les trois tireurs d’élite visèrent<br />

le couloir et l’arrosèrent <strong>de</strong> courtes rafales qui <strong>de</strong>ssinèrent<br />

dans les murs <strong>de</strong>s parenthèses d’impacts et soulevèrent <strong>de</strong>s<br />

nuages <strong>de</strong> plâtre blanc. Le premier s’agenouilla et dégoupilla<br />

<strong>de</strong>ux fumigènes qu’il fit rouler à l’intérieur <strong>de</strong> l’appartement<br />

duquel s’échappa rapi<strong>de</strong>ment un nuage jaune moutar<strong>de</strong>. Les<br />

hommes chaussèrent leurs filtres à air amovibles. Ils ressemblaient<br />

à <strong>de</strong>s rescapés <strong>de</strong> quelque cataclysme nucléaire.<br />

Rien ne bougeait à l’intérieur du <strong>de</strong>ux pièces. Varèse aurait<br />

pourtant dû répliquer, ou sortir les yeux en feu pour se jeter<br />

dans les bras du commando. Le chef d’escoua<strong>de</strong> se rappela<br />

– 98 –


l’architecture <strong>de</strong> l’immeuble et considéra qu’il tiendrait le coup<br />

si un assaut était donné.<br />

– AFA !<br />

Les trois hommes s’emparèrent chacun d’une grena<strong>de</strong><br />

qu’ils portaient à la ceinture, une bleue, une rouge, une verte. Le<br />

premier lança une grena<strong>de</strong> assourdissante qui explosa à<br />

l’intérieur <strong>de</strong> l’appartement en faisant vibrer l’immeuble sur ses<br />

fondations. Le second lança une grena<strong>de</strong> fulgurante qui transforma<br />

le couloir en fournaise le temps d’un flash incan<strong>de</strong>scent,<br />

le troisième une grena<strong>de</strong> aveuglante. Un soleil miniature naquit<br />

et mourut le temps d’un battement <strong>de</strong> cil et illumina jusqu’aux<br />

travées <strong>de</strong> la galerie Véro-Dodat.<br />

– Assaut !<br />

Les hommes se précipitèrent dans l’appartement dont ils<br />

avaient étudié la configuration. Salon, cuisine, salle <strong>de</strong> bains.<br />

Cinq secon<strong>de</strong>s et les trois compères vidaient leurs chargeurs à<br />

l’intérieur <strong>de</strong>s trois pièces.<br />

À l’extérieur, dans le mon<strong>de</strong> normal, les pigeons<br />

s’envolèrent du Palais Royal. De nombreux piétons s’arrêtèrent,<br />

<strong>de</strong> l’hôtel <strong>de</strong> ville à la Concor<strong>de</strong>, le nez tendu vers le ciel, sentant<br />

que quelque chose d’étrange était en train <strong>de</strong> se passer quelque<br />

part, pas très loin d’ici avant <strong>de</strong> repartir un peu plus inquiets<br />

qu’ils ne l’étaient auparavant.<br />

Varèse, lui, se tenait dans la cour carrée du Louvre.<br />

– Comme c’est étrange, murmura-t-il en contemplant le<br />

quadrilatère <strong>de</strong> faça<strong>de</strong>s sculptées.<br />

Quelques secon<strong>de</strong>s auparavant il était dans son appartement.<br />

– 99 –


– Max !<br />

Il se retourna et vit une petite silhouette, sur les toits, à un<br />

coin du carré. Deux, cinq, cent autres silhouettes se détachèrent<br />

contre le ciel. Chacune braquait une arme sur lui. L’ancien agent<br />

se dit qu’il était tombé au milieu <strong>de</strong> la scène d’exécution <strong>de</strong><br />

Butch Cassidy et le Kid.<br />

– Max ! beugla à nouveau le bonhomme au porte-voix.<br />

L’ancien agent reconnut Michel Caran, le patron <strong>de</strong>s<br />

Taupes du temps <strong>de</strong> la Sûreté française. Et il comprit tout à<br />

coup qu’il ne se trouvait pas sur un gigantesque plateau <strong>de</strong> cinéma.<br />

Les cent silhouettes armèrent leurs fusils les unes après<br />

les autres. Le cliquetis courut autour <strong>de</strong> Varèse comme un immense<br />

mécanisme circulaire.<br />

ra !<br />

– Tu n’y arriveras pas ! beugla Caran. Personne n’y arrive-<br />

Un pigeon s’envola, donnant le signal <strong>de</strong> la curée. Les cent<br />

hommes firent feu en même temps. Varèse vit les frelons <strong>de</strong> métal<br />

étinceler dans les rayons <strong>de</strong> lumière et foncer à sa rencontre<br />

vers son torse, ses jambes, sa tête.<br />

– Ah !<br />

Il se réveilla en sueur et regarda autour <strong>de</strong> lui. Ils volaient.<br />

Quelqu’un avait récupéré l’ordinateur, bouclé sa ceinture et posé<br />

une couverture sur lui. La nuit profon<strong>de</strong> était piquetée<br />

d’étoiles clignotantes. La mer <strong>de</strong> nuages défilait lentement, plus<br />

bas, beaucoup plus bas, dans un lointain lunaire. Aucun signe<br />

<strong>de</strong> vie n’était visible dans les quelques clairières ouvertes sur la<br />

Terre. Ils <strong>de</strong>vaient survoler l’Atlantique <strong>de</strong>puis un bout <strong>de</strong><br />

– 100 –


temps déjà, et avoir laissé <strong>de</strong>rrière eux les côtes déchiquetées <strong>de</strong><br />

la Gran<strong>de</strong>-Bretagne et <strong>de</strong> l’Irlan<strong>de</strong>.<br />

Varèse se frotta les yeux. « Cauchemar stupi<strong>de</strong> » jugea-t-il.<br />

Desportes, au bout <strong>de</strong> la cabine, allongée, dormait. Elle ronflait<br />

légèrement. Max tomba dans la contemplation <strong>de</strong> la voûte étoilée<br />

en se <strong>de</strong>mandant lesquels <strong>de</strong>s points brillants qui les surplombaient<br />

avaient été créés par les hommes et lesquels avaient<br />

été créés par les Dieux.<br />

À peu près au même moment le satellite militaire américain<br />

Capitole III recevait une information codée en provenance<br />

<strong>de</strong> Paris et la renvoyait en <strong>de</strong>ux faisceaux à trois branches, le<br />

premier vers l’Europe Centrale plongée dans la nuit noire, le<br />

second vers le satellite relais Raja I en géostationnaire au<strong>de</strong>ssus<br />

du désert irakien.<br />

Les trois chasseurs bombardiers F-117A <strong>de</strong> type Nighthawk<br />

survolaient la frontière Albanie Kosovo dans <strong>de</strong>s conditions <strong>de</strong><br />

furtivité optimale lorsque leurs ordinateurs <strong>de</strong> bord reçurent<br />

l’ordre <strong>de</strong> chercher le virus embusqué dans l’électronique <strong>de</strong>s<br />

jouets à cinquante millions <strong>de</strong> dollars pièce, et <strong>de</strong> l’activer. Ils<br />

obéirent sans en référer aux équipages comme leur programmation<br />

aurait dû les y forcer.<br />

Les premiers voyants d’alertes illuminèrent les tableaux <strong>de</strong><br />

bord alors que le virus avait déjà rendu les boucliers <strong>de</strong>s trois<br />

appareils inopérants. Ils volaient à 400 nœuds/heure et leurs<br />

moteurs, qui leur octroyaient une poussée <strong>de</strong> cinq mille kilos,<br />

étaient bien insuffisants pour échapper à la salve <strong>de</strong> missiles<br />

sol-air qui se précipitèrent à leur rencontre dès que les triangles<br />

furent détectés par les radars ennemis.<br />

Le même scénario se répéta au-<strong>de</strong>ssus du Nord <strong>de</strong> l’Irak,<br />

lorsque les trois appareils soi-disant furtifs <strong>de</strong>vinrent aussi vi-<br />

– 101 –


sibles que le saint-père sur son putain <strong>de</strong> trône aurait dit un<br />

autre.<br />

Les <strong>de</strong>ux civilisations, l’Orient et l’Occi<strong>de</strong>nt, n’avaient jamais<br />

eu grand chose en commun. Pourtant, le même cri <strong>de</strong> victoire<br />

fut poussé dans les bases avancées et les Q. G. souterrains<br />

<strong>de</strong> certains camps <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux empires, presque en même temps et<br />

à <strong>de</strong>s milliers <strong>de</strong> kilomètres <strong>de</strong> distance, après que le ciel <strong>de</strong> la<br />

Terre se soit enflammé par <strong>de</strong>ux fois et par <strong>de</strong>ux fois se soit<br />

éteint.<br />

– 102 –


PHASE 2<br />

– 103 –<br />

« Tu auras peur »<br />

Yoda, maître Jedi <strong>de</strong> la planète Dagoba


Mesa Ver<strong>de</strong><br />

– Vous pouvez me dire pourquoi votre copain nous a donné<br />

ren<strong>de</strong>z-vous à Durango ?<br />

Desportes <strong>de</strong>vait poser la question pour la vingtième fois<br />

<strong>de</strong>puis qu’ils avaient quitté Ouray. Ils roulaient à 90 miles à<br />

l’heure sur la nationale 550 qui reliait ce bled paumé du Colorado<br />

à la petite ville <strong>de</strong> Durango. Deux heures qu’ils traversaient<br />

un paysage sans aucune habitation. Les reliefs étaient moins<br />

escarpés que dans la région du Black Canyon et les dénivelés<br />

moins impressionnants que les rives encaissées du Colorado<br />

dont ils avaient survolé <strong>de</strong>s tronçons entiers alors que le jet <strong>de</strong><br />

la milliardaire <strong>de</strong>scendait vers Grand Junction.<br />

Mais les dégradés ocres <strong>de</strong>s pitons arasés par les vents et<br />

par le temps, la terre brûlée par <strong>de</strong>s siècles <strong>de</strong> cagnard offraient<br />

un contrepoint étonnant au vif-argent <strong>de</strong> blizzard et <strong>de</strong> glace qui<br />

recouvrait alors Pittsburgh et sa région.<br />

Ils avaient atteint la Pennsylvanie le 4 décembre au matin.<br />

Le jet avait surgi <strong>de</strong>s nuages et survolé un paysage industriel<br />

tapissé d’usines et d’entrepôts vastes comme <strong>de</strong>s villes. Le comté<br />

était recouvert par la neige qui tombait en rafales. La piste<br />

principale, aussi blanche que le reste, était apparue <strong>de</strong>vant le<br />

nez <strong>de</strong> l’appareil qui s’était posé sans encombre. Il s’était rangé<br />

contre le terminal <strong>de</strong> transit que l’on discernait à peine <strong>de</strong>rrière<br />

le blizzard.<br />

Desportes et Varèse étaient restés dans l’avion le temps que<br />

le pilote fasse le plein <strong>de</strong> son taxi.<br />

– Durango… Même le père Noël ne sait pas où c’est.<br />

– 104 –


Varèse alluma la radio pour faire taire Desportes. Il tomba<br />

sur un fond <strong>de</strong> country. Il planta une Gauloise au coin <strong>de</strong> ses<br />

lèvres en faisant mine <strong>de</strong> presser l’allume-cigare chromé <strong>de</strong><br />

l’Oldsmobile Suprême modèle 1973 que le loueur <strong>de</strong> Grand<br />

Junction leur avait réservé. L’héritière lui arracha la cigarette<br />

<strong>de</strong>s lèvres, en fit une boulette et la jeta par la fenêtre. Varèse,<br />

imperturbable, sortit une <strong>de</strong>uxième Gauloise, pressa l’allumecigare<br />

et marmonna entre ses <strong>de</strong>nts :<br />

– Encore un coup comme ça et je vous <strong>de</strong>scends pour <strong>de</strong><br />

bon.<br />

L’allume-cigare fit un clac sonore. L’héritière se mura dans<br />

un silence buté, baissa sa vitre et posa sa tête sur le rebord <strong>de</strong> la<br />

portière. La température était douce, un véritable printemps par<br />

rapport aux glacières <strong>de</strong> Paris et <strong>de</strong> Pittsburgh. L’été indien persistait<br />

sur cette partie du Nouveau Mon<strong>de</strong>.<br />

La veille au soir, dans la banlieue <strong>de</strong> Montrose où il avaient<br />

passé la nuit, Varèse avait consulté le module <strong>de</strong> messagerie<br />

intégré au portable <strong>de</strong> la milliardaire. La boîte <strong>de</strong> dialogue<br />

s’était affichée au centre <strong>de</strong> l’écran. Elle indiquait « Vous avez<br />

(1) message(s) ». Varèse s’était empressé <strong>de</strong> l’ouvrir :<br />

« Bienvenue parmi les revenants. Aucun problème pour un<br />

<strong>de</strong>rnier tour <strong>de</strong> piste. Serai à Durango, Colorado, le 6 décembre.<br />

Ren<strong>de</strong>z-vous à midi chez Benny’s, sur la 160. C’est à vingt miles<br />

<strong>de</strong> Durango, en sortant <strong>de</strong> la ville.<br />

« À bientôt Amigo.<br />

« Ulysse. »<br />

Ulysse, ce bon vieil Ulysse lui avait répondu. Ils avaient<br />

donc <strong>de</strong>ux jours pour atteindre Durango, c’était amplement suf-<br />

– 105 –


fisant. Quant à savoir pourquoi Ulysse leur donnait ren<strong>de</strong>z-vous<br />

là-bas… Une recherche rapi<strong>de</strong> sur le Net avait convaincu Varèse<br />

du manque total d’intérêt que pouvait représenter cette bourga<strong>de</strong>,<br />

hormis pour les guérilleros <strong>de</strong> l’environnement qui<br />

l’avaient inscrite sur leur liste noire comme un haut lieu <strong>de</strong> la<br />

production d’uranium et <strong>de</strong> vanadium, un dérivé du phosphore.<br />

« Pourquoi Seiza n’a-t-elle pas répondu ? » se <strong>de</strong>manda<br />

Varèse en évitant un nid-<strong>de</strong>-poule d’une main nonchalante.<br />

La Japonaise était en pleine pério<strong>de</strong> fashion victim lorsqu’il<br />

l’avait rencontrée. Elle gravitait dans les milieux ultra branchés<br />

<strong>de</strong>s otakus <strong>de</strong> Nagasaki et personne n’aurait pu croire qu’elle<br />

était un prodige <strong>de</strong> la cryptographie informatique. Elle ne lui<br />

avait jamais fait défaut. Hormis lorsqu’elle disparaissait pour<br />

visionner une énième fois la trilogie <strong>de</strong> la Guerre <strong>de</strong>s Étoiles<br />

dont elle était une fanatique parmi les fanatiques. Pourquoi<br />

n’avait-elle pas répondu à son message ? Peut-être était-elle enfermée<br />

dans les salles obscures à voir et revoir le premier épiso<strong>de</strong><br />

qui tenait la tête d’affiche <strong>de</strong>puis près <strong>de</strong> six mois ?<br />

– Vous allez me répondre oui ou non ? s’énerva Desportes.<br />

Il consulta la pendule <strong>de</strong> l’Oldsmobile et constata qu’il leur<br />

restait vingt minutes pour rejoindre Durango. Le <strong>de</strong>rnier panneau<br />

l’annonçait à une trentaine <strong>de</strong> miles. Ils seraient dans les<br />

temps. Il retint le pied qu’en bon Européen il avait tout d’abord<br />

eu le réflexe <strong>de</strong> faire peser sur l’accélérateur.<br />

– Vous allez me poser cette question combien <strong>de</strong> fois ?<br />

– Autant <strong>de</strong> fois qu’il faudra pour que vous me répondiez.<br />

Varèse haussa un sourcil et soupira profondément. Desportes<br />

explosa <strong>de</strong> rire en se tapant sur les cuisses.<br />

– 106 –


– Vous verriez votre tête ? !<br />

Il braqua tout à coup le volant et fonça vers le bas-côté. Il le<br />

parcourut en chassant sur une dizaine <strong>de</strong> mètres avant <strong>de</strong> retrouver<br />

la chaussée qui continuait en ligne droite jusqu’à<br />

l’horizon. Le rire <strong>de</strong> l’héritière s’était étranglé au fond <strong>de</strong> sa<br />

gorge. Elle était <strong>de</strong>venue très pâle en voyant le paysage basculer<br />

puis retrouver son assise.<br />

– Vous verriez la vôtre.<br />

Il pensait s’être octroyé un moment <strong>de</strong> répit. Elle ne lui accorda<br />

pas ce plaisir.<br />

– Vous ne trouvez pas que cette voiture pue assez comme<br />

ça ? râla Desportes en chassant la fumée <strong>de</strong> cigarette.<br />

Il monta d’un cran le volume <strong>de</strong> la radio. Le chanteur <strong>de</strong><br />

country se mit à beugler sa belle, son cheval et sa carabine <strong>de</strong>puis<br />

les haut-parleurs arrière.<br />

– Et en plus vous aimez cette soupe ? Vous avez décidé <strong>de</strong><br />

me rendre folle ou quoi ?<br />

Il posa sur elle un regard las.<br />

Le pilote avait pris connaissance <strong>de</strong> leur secon<strong>de</strong> <strong>de</strong>stination<br />

une fois le plein effectué. Entre-temps, Desportes avait pris<br />

soin <strong>de</strong> contacter Versailles, <strong>de</strong> rassurer et <strong>de</strong> s’excuser d’une<br />

manière allusive auprès <strong>de</strong>s autorités et télévisions françaises à<br />

qui elle venait <strong>de</strong> poser un lapin historique.<br />

Elle avait ensuite discuté une bonne <strong>de</strong>mi-heure avec le Secrétaire<br />

général du conseil d’administration <strong>de</strong> Millenium pour<br />

lui expliquer qu’elle se mettait au vert jusqu’à la fin <strong>de</strong> l’année.<br />

L’homme avait poussé <strong>de</strong> hauts cris, mais Desportes était restée<br />

– 107 –


ferme, donnant ses ordres pour que l’entreprise fonctionne en<br />

son absence. Non, elle ne serait pas joignable. Oui, elle réapparaîtrait,<br />

le premier janvier. Non, cela n’avait rien à voir avec la<br />

disparition d’Oscar Tripper.<br />

Elle avait raccroché le cœur un peu serré au souvenir du<br />

cliché montrant le vieux confi<strong>de</strong>nt, entravé et maltraité.<br />

Varèse avait donné la <strong>de</strong>stination <strong>de</strong> Durango au pilote qui<br />

avait consulté ses cartes et proposé Grand Junction comme aéroport<br />

le plus proche. Grand Junction se trouvait à environ trois<br />

cents miles <strong>de</strong> Durango. Mais leur <strong>de</strong>stination était sise au cœur<br />

d’une <strong>de</strong>s régions les moins <strong>de</strong>sservies par les transports aériens.<br />

Varèse et Desportes s’étaient sanglés. Le jet avait roulé<br />

jusqu’aux immenses lances à eau chau<strong>de</strong> plantées en bord <strong>de</strong><br />

piste. Le temps <strong>de</strong> dégeler ses ailes et il s’était envolé une secon<strong>de</strong><br />

fois en douze heures à peine.<br />

Ils avaient survolé le Colorado en début d’après-midi pour<br />

se poser à Grand Junction à <strong>de</strong>ux heures. Pierre les avait regardés<br />

disparaître sur le tarmac du petit aéroport en se disant que<br />

Desportes avait <strong>de</strong> bien jolies jambes et que cet homme n’était<br />

pas le moins malchanceux <strong>de</strong> la Terre, à la suivre ainsi comme<br />

un amoureux en fuite. L’héritière lui avait donné son congé jusqu’à<br />

la fin du mois. Le pilote avait donc poussé aussitôt les gaz<br />

pour foncer vers Los Angeles où l’attendaient une femme et<br />

trois enfants qu’il ne serait pas fâché <strong>de</strong> retrouver.<br />

Desportes et Varèse avaient loué une voiture, une Oldsmobile<br />

avait insisté l’ancien agent, et ils étaient partis par la nationale<br />

50 vers Montrose. L’héritière avait un peu tiqué en découvrant<br />

que le seul établissement susceptible <strong>de</strong> les accueillir jusqu’au<br />

petit matin, un motel à la peinture décatie et aux serrures<br />

aléatoires.<br />

– 108 –


– Vous êtes vraiment sûr qu’il n’y a pas un Hyatt, ou un Intercontinental<br />

dans le coin ? avait-elle <strong>de</strong>mandé au chicanos qui<br />

tenait le motel.<br />

Ce <strong>de</strong>rnier lui avait lancé un regard morne en guise <strong>de</strong> réponse.<br />

Il leur avait montré leurs chambres, qui n’étaient pas<br />

infestées <strong>de</strong> cafards comme elle l’avait craint. Ils avaient soupé<br />

dans le restaurant miteux accolé au motel. Le road movie semblait<br />

déjà lasser l’héritière et l’anonymat lui peser plus qu’autre<br />

chose. Varèse avait réussi à lui arracher trois mots et <strong>de</strong>mi dans<br />

la soirée, tout au plus. Elle n’avait presque pas touché à son assiette.<br />

Elle pensait à son vieil ami. L’ancien agent ne se serait pas<br />

senti très à l’aise, lui non plus, si Ulysse ou Seiza s’étaient retrouvés<br />

dans la même situation qu’Oscar. Ils avaient rejoint<br />

leurs chambres et s’étaient retrouvés au petit matin. L’héritière<br />

avait les yeux rougis par la veille mais l’air plus déterminé que<br />

jamais. Elle était aussi plus loquace. Au grand dam <strong>de</strong> Varèse<br />

qui attendait avec impatience le moment <strong>de</strong> mettre Ulysse entre<br />

eux <strong>de</strong>ux pour jouer le rôle <strong>de</strong> tampon.<br />

Ils franchirent une colline et découvrirent l’agglomération<br />

<strong>de</strong> Durango dans le lointain. On discernait une tache grise entourée<br />

<strong>de</strong> cheminées. Des écharpes <strong>de</strong> fumées glissaient vers<br />

l’Est. Le Parc National <strong>de</strong> Mesa Ver<strong>de</strong> fermait l’horizon, à<br />

l’Ouest.<br />

– Durango, murmura-t-elle. Si on m’avait dit que j’y mettrais<br />

un jour les pieds… J’espère que votre petit copain a une<br />

bonne raison <strong>de</strong> nous y avoir donné ren<strong>de</strong>z-vous.<br />

– Ne vous inquiétez pas. Ulysse est charmant et il vous<br />

plaira au premier coup d’œil, assura Varèse sur un ton guilleret.<br />

Ma main à couper.<br />

– 109 –


Durango était typique <strong>de</strong> ces petites agglomérations américaines<br />

sur lesquelles les dépressions successives se sont acharnées,<br />

mais qui survivent, inexplicablement. Aucun centre<br />

d’affaires rutilant, pavé <strong>de</strong> verre et <strong>de</strong> marbre, ne se dressait au<br />

centre <strong>de</strong> la ville. Quelques échoppes étaient regroupées autour<br />

d’un carrefour. Les rues étaient quasiment désertes. Une o<strong>de</strong>ur<br />

âcre envahit l’habitacle <strong>de</strong> la voiture lorsqu’ils passèrent au niveau<br />

<strong>de</strong>s premiers complexes industriels. Varèse chassa la<br />

puanteur en allumant une Gauloise. Son geste n’attira cette fois<br />

pas les foudres <strong>de</strong> Desportes.<br />

Ils traversèrent Durango au pas en ayant l’impression <strong>de</strong><br />

traverser une ville fantôme dont les habitants, en sursis, avaient<br />

le choix entre l’ennui et le désespoir. Une poussière uniforme<br />

recouvrait les trottoirs et les baraques. Tout ici avait l’air vieux,<br />

miné <strong>de</strong> l’intérieur. Ils retrouvèrent avec soulagement le désert<br />

et la rocaille. Ils avaient rattrapé la 160 et les panneaux indiquaient<br />

qu’ils se dirigeaient maintenant vers le Parc National <strong>de</strong><br />

Mesa Ver<strong>de</strong>.<br />

Varèse et Desportes roulaient <strong>de</strong>puis environ dix minutes<br />

sans échanger un mot lorsqu’ils dépassèrent un homme qui<br />

marchait au bord <strong>de</strong> la route, une valise en cuir à main gauche.<br />

Varèse ralentit et se gara sur le bas-côté. Desportes observa le<br />

marcheur approcher dans le rétroviseur. Il <strong>de</strong>vait avoir une<br />

soixantaine d’années. Ses traits étaient creusés. Il portait un<br />

costume <strong>de</strong> facture grossière dont on voyait la trame aux cou<strong>de</strong>s<br />

et aux genoux.<br />

– Qu’est-ce que vous faites ? s’inquiéta l’héritière.<br />

Varèse sortit <strong>de</strong> l’Oldsmobile et marcha en direction du<br />

vieux. Desportes observa son petit manège sans bouger <strong>de</strong> son<br />

siège : Varèse ouvrit la portière arrière <strong>de</strong>vant l’inconnu et<br />

l’invita à s’asseoir. Le vieux se laissa tomber sur la banquette.<br />

Varèse referma la portière puis se rassit <strong>de</strong>vant le volant. Il<br />

– 110 –


poussa le levier <strong>de</strong> la boîte automatique et quitta le bas-côté en<br />

chassant un peu. L’Oldsmobile reprit son allure tranquille le<br />

long <strong>de</strong> la 160, aussi droite que si les Romains eux-mêmes<br />

l’avaient tracée du temps <strong>de</strong> leur gran<strong>de</strong>ur impériale.<br />

Desportes jetait <strong>de</strong>s coups d’œil nerveux vers leur passager<br />

qui sautait d’une manière comique sur la banquette arrière à<br />

chaque bosse que l’Oldsmobile épousait. Le vieil homme souriait<br />

à l’héritière dès qu’il parvenait à surprendre son regard.<br />

– Vous trouvez que c’est le moment <strong>de</strong> jouer les bons samaritains<br />

? ! chuchota-t-elle.<br />

Il détourna légèrement le véhicule pour lui faire prendre<br />

une méchante ornière. L’héritière fit un bond qui la souleva <strong>de</strong><br />

son siège.<br />

– Vous pensez que cet homme est celui qui a enlevé Oscar ?<br />

chuchota-t-il aussi. Peut-être est-ce un tueur à gages payé pour<br />

vous éliminer ?<br />

Desportes se retourna franchement et croisa le regard du<br />

vieil homme qui lui sourit à nouveau. Elle lui rendit son sourire<br />

avec un air gêné. Ils n’avaient bien sûr rien à craindre <strong>de</strong> lui. Il<br />

fallait qu’elle se calme et retrouve un semblant <strong>de</strong> sérénité. À<br />

Taliesin, se promit-elle en songeant à la <strong>de</strong>meure cachée au<br />

cœur <strong>de</strong> la forêt <strong>de</strong> séquoias. À Taliesin.<br />

– Bon, si on croise les amis <strong>de</strong> Ba<strong>de</strong>n Powell on les laisse<br />

crapahuter, d’accord ?<br />

– D’accord, concéda Varèse.<br />

Les lignes blanches défilaient avec une régularité hypnotique<br />

le long du flanc gauche <strong>de</strong> l’Oldsmobile. Desportes com-<br />

– 111 –


mença à se ronger les ongles en s’agitant sur son siège. Elle frottait<br />

ses cuisses l’une contre l’autre.<br />

– C’est loin <strong>de</strong> Durango, l’endroit où on doit le retrouver ?<br />

– Vous voulez que je m’arrête ?<br />

Desportes fit appel à toutes les ressources dont elle était<br />

capable pour attendre et se tourna à nouveau vers l’arrière. Le<br />

vieux s’était assoupi. Sa tête do<strong>de</strong>linait en suivant les mouvements<br />

<strong>de</strong> la voiture.<br />

– Il dort ?<br />

– Faut croire.<br />

L’héritière tourna tout à coup le bouton <strong>de</strong> volume <strong>de</strong> la<br />

radio à fond. Le chanteur country revint à la charge et hurla son<br />

désespoir le temps que Varèse le fasse taire. Desportes fixait le<br />

petit vieux qui n’avait pas bougé.<br />

– Il dort et il est sourd, compléta-t-elle.<br />

Elle se concentra sur la route et fit <strong>de</strong>s nœuds avec ses<br />

doigts en sifflotant.<br />

– Où est-ce que votre copain vous a donné ren<strong>de</strong>z-vous ?<br />

Cette manie qu’elle avait <strong>de</strong> désigner Ulysse comme son<br />

« copain » !<br />

– Chez Benny’s, un Diner sûrement. On ne doit plus être<br />

très loin. Il a fixé le 6 décembre à midi.<br />

– Le 6… Quoi ? Le 6 ? ! Nous sommes le 5 !<br />

– 112 –


Elle donna un violent coup <strong>de</strong> pied contre la boîte à gants.<br />

Varèse haussa un sourcil :<br />

– En effet, nous sommes le 5 décembre, répondit-il avec le<br />

plus grand calme. Et cette boîte à gants ne vous a rien fait.<br />

L’indifférence <strong>de</strong> l’ancien agent eut le don <strong>de</strong> l’énerver un<br />

peu plus.<br />

– Ne comptez pas sur moi pour attendre une journée <strong>de</strong><br />

plus dans ce… dans ce trou pourri !<br />

Il jugea bon <strong>de</strong> lui expliquer avant qu’elle ne s’attaque au<br />

pare-brise.<br />

– 6 veut dire 5. Nous avons toujours antidaté nos ren<strong>de</strong>zvous,<br />

avec Ulysse. Mieux vaut arriver un jour plus tôt si certains<br />

indélicats que vous n’avez pas invités veulent s’inviter à la fête.<br />

– Ah… je vois. C’est une ruse <strong>de</strong> guerre, un truc <strong>de</strong>s<br />

Taupes ? se moqua-t-elle, retrouvant son calme aussi rapi<strong>de</strong>ment<br />

qu’elle était <strong>de</strong>venue colère.<br />

Trois longues lignes blanches et <strong>de</strong>ux nids <strong>de</strong> poules passèrent<br />

avant qu’elle ne reprenne, pensive :<br />

– Les Taupes… C’est mignon. Vous travailliez pour les services<br />

secrets ?<br />

– La Sûreté, lâcha Varèse qui aimait la précision.<br />

– Et vous étiez chargés <strong>de</strong> missions dangereuses, comme<br />

James Bond ? (L’ancien agent ne répondit pas.) C’était quoi<br />

votre créneau ? le harcela-t-elle.<br />

– Vous voulez écrire un livre sur le sujet ?<br />

– 113 –


Le regard <strong>de</strong> Varèse glissa <strong>de</strong> l’asphalte gris à une ligne <strong>de</strong><br />

nuages qui suivait le tracé <strong>de</strong> la 160. Il décida <strong>de</strong> la suivre envers<br />

et contre tout. Et tant pis pour l’héritière si ces nuages quittaient<br />

la route à un moment ou à un autre pour s’enfoncer dans<br />

le désert.<br />

– Notre créneau c’était le piratage industriel. On nous appelait<br />

pour piéger les mandarins avec lesquels l’état <strong>de</strong>vait négocier.<br />

Parfois pour intervenir (sa voix s’assombrit)… d’une manière<br />

plus directe.<br />

– Plus directe ?<br />

Le visage <strong>de</strong> Varèse se ferma. L’héritière décida d’abor<strong>de</strong>r<br />

le sujet sous un autre angle :<br />

– Les Taupes. (Elle commença à compter sur ses doigts.)<br />

Donc, il y avait Ulysse…<br />

– Daria Seiza, que vous rencontrerez sans doute. Vlad Vsevolod,<br />

que vous ne rencontrerez pas.<br />

– Vous êtes fâchés ?<br />

– Vlad est mort lors <strong>de</strong> notre <strong>de</strong>rnière mission.<br />

– Pardon.<br />

Desportes se racla la gorge plusieurs fois et se trémoussa<br />

sur son siège. Varèse ne lui en voulait pas. Peut-être lui raconterait-il,<br />

un jour, la mission Maison blanche. Mais le côté petite<br />

fille gâtée <strong>de</strong> l’héritière, que ce soit à cause du stress ou <strong>de</strong> la<br />

fatigue, commençait à lui taper sur le système.<br />

– 114 –


Ulysse constituerait un dérivatif efficace à la nervosité <strong>de</strong><br />

Desportes. Il aurait assez <strong>de</strong> tact et <strong>de</strong> doigté pour assumer ce<br />

rôle avec l’élégance dont il avait toujours fait preuve. Ulysse<br />

était un homme <strong>de</strong> l’ancien mon<strong>de</strong>, un flibustier <strong>de</strong>s temps mo<strong>de</strong>rnes,<br />

un homme <strong>de</strong> manières. Il serait plus patient envers elle<br />

que tout ce dont Varèse était capable pour l’instant.<br />

Un ronflement sonore indiqua que leur passager se sentait<br />

dans l’Oldsmobile comme chez lui.<br />

– Ulysse, reprit Desportes qui n’arrivait pas à se taire, c’est<br />

quoi sa spécialité ?<br />

– Le cheval <strong>de</strong> Troie.<br />

« Pourquoi pas Crème anglaise, Tennis <strong>de</strong> table ou Peinture<br />

sur soie » se dit l’héritière.<br />

– Ouais. Et tous les week-ends, il retrouve les Argonautes<br />

pour taquiner le goujon. Arrêtez <strong>de</strong> me chambrer.<br />

– Ah non jeune fille, les Argonautes sont les amis <strong>de</strong> Jason,<br />

pas d’Ulysse. Et quand je vous dis cheval <strong>de</strong> Troie je ne vous<br />

chambre pas.<br />

Il l’avait appelée « jeune fille » constata Desportes avec un<br />

petit frisson. Oscar avait l’habitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’appeler ainsi.<br />

– Ulysse était notre spécialiste <strong>de</strong>s virus informatiques, expliqua-t-il.<br />

Il est connu dans le milieu pour avoir lancé le premier<br />

cheval <strong>de</strong> Troie sur le Réseau. Il s’agit d’un programme<br />

autonome qui s’infiltre dans les machines et casse les sécurités<br />

<strong>de</strong> l’intérieur. La Sûreté lui commandait <strong>de</strong>s agressions électroniques<br />

pour couvrir les missions sur lesquelles nous travaillions.<br />

Il n’y avait pas meilleur que lui pour pénétrer <strong>de</strong>s systèmes,<br />

– 115 –


ouiller <strong>de</strong>s communications ou effacer <strong>de</strong>s documents gênants.<br />

– C’est une sorte <strong>de</strong> pirate ? proposa Desportes, essayant<br />

d’associer une image romanesque à ces hackers dont la presse<br />

branchée leur rebattait les oreilles <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>s années.<br />

Varèse la rassura sur ce point :<br />

– Un pirate avec <strong>de</strong>s manières. Pas un bouffeur <strong>de</strong> popcorn<br />

vivant encore chez sa mère. Ulysse n’est plus tout jeune et<br />

je l’ai toujours connu avec un côté… artisan. Voilà un type qui<br />

aime son métier. Il a conçu <strong>de</strong>s vers qui font encore parler <strong>de</strong><br />

lui.<br />

– Des vers ? reprit Desportes avec une mine dégoûtée.<br />

Elle imaginait une colonie <strong>de</strong> ténias se vautrant dans une<br />

mare <strong>de</strong> microprocesseurs.<br />

– Vous n’en avez jamais entendu parler chez Millenium ?<br />

– La tête ne s’occupe pas du ventre, répondit-elle avec esprit.<br />

Et ma petite enquête sur les soi-disant dérapages <strong>de</strong>s puces<br />

Millenium ne m’a pas menée assez loin pour faire <strong>de</strong> moi une<br />

spécialiste du piratage industriel.<br />

– Les vers sont <strong>de</strong>s programmes qui se reproduisent et<br />

croissent à l’intérieur <strong>de</strong>s machines. Ils s’attaquent surtout aux<br />

réseaux et peuvent créer <strong>de</strong> véritables pandémies. C’est un ver<br />

conçu par Ulysse qui a permis, en partie, <strong>de</strong> faire échouer le<br />

coup d’état <strong>de</strong> septembre 93, en Russie.<br />

– Charmant, constata Desportes, en se <strong>de</strong>mandant si elle<br />

avait vraiment envie <strong>de</strong> rencontrer le spécialiste <strong>de</strong> l’infection<br />

électronique.<br />

– 116 –


Le Benny’s Driver apparut à une centaine <strong>de</strong> mètres. Il<br />

s’agissait d’un bâtiment en contreplaqué planté entre la route et<br />

le désert. Il était surmonté d’un bagel géant qui mettait une<br />

touche incongrue dans le paysage d’épineux et <strong>de</strong> broussailles.<br />

Deux trucks étaient garés sur le parking. Varèse rangea la<br />

lour<strong>de</strong> Oldsmobile et coupa le moteur. Il <strong>de</strong>scendit. Desportes<br />

l’imita.<br />

– Alors, où est-il, votre copain Ulysse ? clama-t-elle haut et<br />

fort.<br />

Elle avait complètement oublié le vieillard qui ronflait sur<br />

la banquette arrière. Quelqu’un lui tapota l’épaule. Varèse<br />

l’observait <strong>de</strong> l’autre côté <strong>de</strong> la voiture, l’air moqueur. Elle se<br />

retourna et se retrouva nez à nez avec l’auto-stoppeur qui avait<br />

retiré son chapeau sans âge et s’inclinait pour lui faire le baisemain.<br />

– Je suis ici Ma<strong>de</strong>moiselle Desportes. Et c’est un honneur<br />

<strong>de</strong> faire votre connaissance.<br />

Un homme se payait déjà sa tête. Maintenant ils étaient<br />

<strong>de</strong>ux. L’héritière fit volte-face et marcha d’un pas rageur vers le<br />

Benny’s dans lequel elle s’engouffra, direction les toilettes, alors<br />

que Varèse et Ulysse tombaient dans les bras l’un <strong>de</strong> l’autre en<br />

riant comme <strong>de</strong>s gamins.<br />

*<br />

– Vous vous êtes bien foutus <strong>de</strong> moi, tous les <strong>de</strong>ux, constata<br />

simplement Desportes.<br />

La gentillesse apparente du vieil homme n’offrait aucune<br />

prise à l’agressivité. Varèse ne s’était pas trompé : sa présence<br />

produisait un effet lénifiant sur les nerfs <strong>de</strong> l’héritière. Elle ne<br />

– 117 –


connaissait Ulysse ni d’Ève ni d’Adam mais elle se sentait désormais<br />

plus en sécurité avec eux <strong>de</strong>ux qu’avec Varèse uniquement.<br />

Comme si le pirate pouvait représenter un rempart entre<br />

les désirs <strong>de</strong> vengeance <strong>de</strong> l’ancien agent et sa propre personne.<br />

Varèse, quant à lui, était inquiet. Son <strong>de</strong>rnier souvenir<br />

d’Ulysse remontait à six ans. Et ces six années ne justifiaient pas<br />

que les orbites et les joues du pirate se soient creusées à ce<br />

point. Ulysse était l’image même <strong>de</strong> l’épuisement. Ses yeux restaient<br />

pourtant pétillants <strong>de</strong> malice. Et le vieil homme avait<br />

gardé ses gestes alertes. Mais Varèse ne pouvait s’empêcher <strong>de</strong><br />

ratiociner en contemplant l’enveloppe <strong>de</strong> son ami, aussi ravagée<br />

que la ville <strong>de</strong> Durango.<br />

– Qu’est-ce que tu as fait pendant toutes ces années ? lui<br />

<strong>de</strong>manda-t-il en mettant autant <strong>de</strong> légèreté dans sa voix que<br />

possible.<br />

La serveuse leur apporta les hamburgers qu’ils avaient<br />

commandés et les trois canettes <strong>de</strong> Bud qui les accompagnaient.<br />

– Ma foi, un peu <strong>de</strong> tout, répondit le pirate. Du licite et <strong>de</strong><br />

l’illicite. Les fédéraux m’ont attrapé en 95.<br />

– Mer<strong>de</strong>, juste après notre démission. Pour quelle raison ?<br />

– Oh… (Il leva les yeux au ciel.) Tu me connais. Mon côté<br />

Robin <strong>de</strong>s Bois. J’ai détourné les adresses bancaires <strong>de</strong> quelques<br />

assurés sociaux bien protégés et je les ai redistribués sur les<br />

comptes d’autant d’éclopés qui avaient du mal à payer le prix<br />

que la vie leur réclamait.<br />

– J’ai toujours adoré Robin <strong>de</strong>s Bois, révéla Desportes acquise<br />

d’office à la cause du justicier masqué.<br />

– 118 –


– Pour ma part, je préfère Barberouge, répondit-il d’une<br />

voix sombre.<br />

– Tu t’es laissé prendre, affirma Varèse.<br />

– Ces crétins n’auraient pas été capables <strong>de</strong> me trouver si<br />

j’avais eu un pas <strong>de</strong> porte en face du Pentagone avec marqué<br />

« Ulysse, pirate indépendant ». Non, je voulais me mettre du<br />

bon côté, juste pour voir. Et puis, je ne risquais pas grand<br />

chose : les peines pour <strong>de</strong>s gens comme moi sont relativement<br />

symboliques. L’état avait besoin <strong>de</strong> mes compétences.<br />

– Alors ?<br />

– Un an ferme plus l’interdiction absolue <strong>de</strong> toucher à<br />

quelque machine que ce soit pendant quatre ans. J’ai relu Homère.<br />

Sur papier.<br />

– Et les fédéraux ? renchérit Desportes, fascinée par le discours<br />

du pirate. Vous disiez qu’ils avaient utilisé vos compétences<br />

?<br />

– Ils m’ont mis sur quelques projets. Je leur ai dicté <strong>de</strong>s<br />

lignes <strong>de</strong> co<strong>de</strong> totalement inutiles jusqu’à ce qu’ils s’en ren<strong>de</strong>nt<br />

compte… au bout d’un an. Ils n’avaient plus qu’à me rendre à<br />

ma liberté chérie et à jeter mon dossier dans la gran<strong>de</strong> corbeille<br />

<strong>de</strong>s gabegies administratives. Rien <strong>de</strong> très glorieux, comme vous<br />

pouvez le constater.<br />

– Et après ?<br />

– Après ? J’ai joué les consultants pour Hollywood.<br />

– Non ! s’exclama Varèse.<br />

– 119 –


– Ils cherchaient <strong>de</strong>s scénaristes pour <strong>de</strong>s thrillers technomachinchoses.<br />

J’ai profité <strong>de</strong> l’effet <strong>de</strong> mo<strong>de</strong>.<br />

Varèse changea <strong>de</strong> sujet :<br />

– Comment as-tu pu lire mon message si les ordinateurs te<br />

sont interdits ?<br />

– Quatre ans, Max, rappela le pirate. Mon retour chez les<br />

vivants s’est fait à tes côtés, avant-hier, lorsque j’ai dépoussiéré<br />

notre vieille boîte aux lettres et que j’y ai trouvé ton petit mot.<br />

Ils firent tinter leurs canettes l’une contre l’autre.<br />

– Si on ne vous avait pas pris en voiture, vous seriez arrivé<br />

en retard ? essaya Desportes pour ne pas être mise à l’écart trop<br />

rapi<strong>de</strong>ment.<br />

– Vous m’auriez pris en voiture, <strong>de</strong> toutes façons.<br />

– De toutes façons… nous aurions pu arriver <strong>de</strong> l’autre côté<br />

? insista-t-elle.<br />

Elle cherchait la faille.<br />

– Nous l’aurions pris <strong>de</strong> toutes façons, intervint Varèse,<br />

parce que son message spécifiait le Benny’s à vingt miles <strong>de</strong> Durango<br />

en sortant <strong>de</strong> la ville. Je savais <strong>de</strong> quelle direction nous<br />

<strong>de</strong>vions arriver pour prendre Ulysse au passage.<br />

– Ah !<br />

Ils restèrent silencieux. L’héritière avait laissé tomber son<br />

interrogatoire.<br />

– 120 –


– Pourquoi Durango ? <strong>de</strong>manda enfin Varèse en sauçant le<br />

jaune d’œuf qui faisait une flaque poisseuse au milieu <strong>de</strong> son<br />

assiette.<br />

– Seiza est dans le coin. J’ai pensé qu’il était plus simple <strong>de</strong><br />

se donner ren<strong>de</strong>z-vous ici et <strong>de</strong> la retrouver ensemble plutôt que<br />

d’essayer <strong>de</strong> la faire venir à nous. Tu la connais : elle n’a jamais<br />

été très disciplinée.<br />

– Dans le coin ? répéta Desportes.<br />

Varèse se <strong>de</strong>manda si l’obstination <strong>de</strong> l’héritière était un effet<br />

secondaire <strong>de</strong> sa clan<strong>de</strong>stinité.<br />

– La ville troglodyte <strong>de</strong> Mesa Ver<strong>de</strong>, expliqua Ulysse. Nous<br />

pouvons y être en <strong>de</strong>ux trois heures. Nous l’y retrouverons, ce<br />

soir. Elle organise une petite party.<br />

Varèse ne <strong>de</strong>manda pas au pirate <strong>de</strong> quoi il retournait exactement<br />

: il lui faisait confiance. Quant à savoir ce que sa Japonaise<br />

préférée (qui <strong>de</strong>vait avoir trente ans maintenant) pouvait<br />

bien organiser dans l’ancien <strong>site</strong> Anasazi, il s’attendait au pire<br />

comme au meilleur : les otakus n’avaient jamais été réputés<br />

pour leur sens <strong>de</strong> la mesure.<br />

– Elle n’est pas au courant <strong>de</strong> notre arrivée ? s’informa-t-il.<br />

– Je ne pense pas.<br />

– Il s’agira donc d’une « surprise » party, conclut Desportes<br />

qui faisait <strong>de</strong>s efforts surhumains pour se mettre au diapason<br />

<strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux hommes.<br />

Le vieux pirate s’essuya la bouche avec une serviette <strong>de</strong> papier<br />

qu’il plia avec précaution et il farfouilla à l’intérieur <strong>de</strong> sa<br />

– 121 –


veste. Il en ressortit <strong>de</strong>ux jeux <strong>de</strong> cartes plastifiées qu’il tendit<br />

l’un à Varèse l’autre à Desportes.<br />

– Voici ce que tu m’as <strong>de</strong>mandé. Il n’y a pas <strong>de</strong> photos mais<br />

je vous ai fait du provisoire. Ils remplacent vos anciens papiers,<br />

déclarés volés. Ils sont valables <strong>de</strong>ux mois. J’espère que ça suffira.<br />

– Je suis sûr que ça suffira, confirma l’ancien agent en pensant<br />

à l’échéance du 31 décembre dont un peu plus <strong>de</strong> trois semaines<br />

les séparaient à peine.<br />

– Carte d’i<strong>de</strong>ntité et permis <strong>de</strong> conduire pour chacun. Je<br />

les ai commandés à celui qui me fournit <strong>de</strong>puis mon départ <strong>de</strong><br />

la Sûreté.<br />

– Belle ouvrage, apprécia Varèse en faisant tourner les<br />

cartes dans la lumière.<br />

– J’ai été condamné par les fédéraux avec <strong>de</strong>s faux <strong>de</strong> la<br />

même main, raconta Ulysse. Le Ministère <strong>de</strong> la justice me connaît<br />

sous l’i<strong>de</strong>ntité <strong>de</strong> Ricardo Manolete, né à la Paz en 1929.<br />

Amusant, non ?<br />

– Je te revaudrai ça.<br />

– Au centuple, j’espère.<br />

L’héritière contemplait son permis <strong>de</strong> conduire avec un air<br />

rusé. Elle lut son nouveau nom à voix haute, un nom qui sonnait<br />

la clan<strong>de</strong>stinité et l’aventure. Varèse ne lui avait pas menti en<br />

l’assurant que le pirate ne ferait pas <strong>de</strong> faute <strong>de</strong> goût :<br />

– Jessica My<strong>de</strong>k. Pas mal.<br />

– Quoi ? ! s’exclama l’ancien agent.<br />

– 122 –


Il avait empoché ses papiers sans prendre la peine <strong>de</strong> lire<br />

son nom d’emprunt.<br />

– Tu n’aurais pas osé ? (il sortit son permis <strong>de</strong> conduire et<br />

lut :) Anthony Parkin !<br />

– Parkin, c’est pas mal non plus ? essaya Desportes. My<strong>de</strong>k<br />

et Parkin. Parkin et My<strong>de</strong>k. Mydin et Parkek.<br />

Le pirate avait les yeux d’un gamin qui vient <strong>de</strong> jouer un<br />

bon tour. Deux reflets en forme <strong>de</strong> têtes <strong>de</strong> mort glissèrent tout<br />

à coup sur ses prunelles. Ils n’échappèrent pas à Varèse alors<br />

qu’Ulysse leur expliquait en commençant par la milliardaire :<br />

– Ma chère Jessica, vous êtes atteinte d’un carcinome cérébral,<br />

une tumeur maligne qui ne vous laisse qu’un court répit<br />

dont vous <strong>de</strong>vriez profiter au mieux. Quant à toi, Anthony (il se<br />

tourna vers Varèse et posa la main sur son avant-bras), tu es<br />

leucémique au <strong>de</strong>rnier sta<strong>de</strong>. Le mal n’a plus grand-chose à<br />

ronger. Il te reste trois semaines, à tout casser.<br />

Ulysse ne s’était pas départi <strong>de</strong> son sourire pour annoncer<br />

ces bonnes nouvelles. Les petites têtes <strong>de</strong> mort dansaient maintenant<br />

au fond <strong>de</strong> ses yeux.<br />

– C’est <strong>de</strong> l’humour ? <strong>de</strong>manda l’héritière à l’ancien agent<br />

en couvant le pirate d’un air soupçonneux.<br />

– My<strong>de</strong>k et Parkin sont <strong>de</strong>ux virus inventés par Ulysse, expliqua<br />

Varèse, <strong>de</strong>ux chaînes <strong>de</strong> lettres sympathiques dont le but<br />

était d’embouteiller le Réseau à long terme. Vous receviez un<br />

message décrivant le sort réservé à cette pauvre My<strong>de</strong>k, ou à ce<br />

malheureux Parkin. Et pendant ce temps là, le même message<br />

repartait sur le Réseau en utilisant les adresses contenues dans<br />

votre carnet personnel.<br />

– 123 –


– Comme ces courriers que l’on reçoit par la poste, renchérit<br />

le pirate. Vous savez ? « Renvoyez cette lettre à cinquante<br />

exemplaires, et vous gagnerez <strong>de</strong>ux mille dollars. » Sauf que la<br />

machine se chargeait <strong>de</strong> la correspondance sans vous <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r<br />

votre avis.<br />

– Quel intérêt ?<br />

– Emmer<strong>de</strong>r le mon<strong>de</strong>, répondit crûment le pirate. C’est<br />

aussi une <strong>de</strong> mes prérogatives.<br />

– Ça sature le Réseau. Ulysse a paralysé toutes les messageries<br />

<strong>de</strong> la Bell American Company pendant <strong>de</strong>ux semaines,<br />

indiqua Varèse. Pour le plaisir.<br />

Desportes trouvait cette façon <strong>de</strong> s’amuser assez particulière.<br />

Elle se rappela qu’elle avait affaire à <strong>de</strong>s originaux.<br />

– Bon, accepta-t-elle. My<strong>de</strong>k et Parkin, je trouve tout <strong>de</strong><br />

même que ça sonne bien.<br />

Son nom lui plaisait décidément beaucoup.<br />

– Tant mieux, murmura Varèse pour clore le débat.<br />

– Bien ! (Elle tapa dans ses mains.) Lorsque nous aurons<br />

trouvé cette Seiza, nous serons au complet ?<br />

Ulysse et Varèse hochèrent la tête. Le vieux pirate observait<br />

Varèse du coin <strong>de</strong> l’œil. Il estimait qu’il était temps qu’on<br />

l’affranchisse sur ce qu’on attendait <strong>de</strong> lui. Et que venait faire<br />

Desportes dans cette histoire ? Elle <strong>de</strong>vait balancer un scoop,<br />

aux <strong>de</strong>rnières nouvelles. Qu’est-ce que sa présence aux côtés <strong>de</strong><br />

Varèse signifiait ?<br />

– 124 –


– Avant que nous ne vous expliquions ce pour quoi vous<br />

avez été contacté, reprit Desportes, il faut que j’y retourne. Excusez-moi.<br />

Elle sortit du Benny’s au pas <strong>de</strong> course et se dirigea dans un<br />

premier temps vers les toilettes au seuil <strong>de</strong>squelles elle s’arrêta<br />

pour observer les <strong>de</strong>ux hommes, <strong>de</strong> loin, au travers <strong>de</strong> la baie<br />

vitrée. Ils étaient en train <strong>de</strong> discuter et n’avaient que faire <strong>de</strong> ce<br />

qui se passait à l’extérieur.<br />

Desportes courut jusqu’à la cabine téléphonique plantée au<br />

milieu du parking et respira en voyant que c’était un modèle<br />

récent qui acceptait les cartes <strong>de</strong> crédit. Elle n’avait pas une<br />

pièce <strong>de</strong> monnaie sur elle. Elle prit l’écouteur, inséra sa carte et<br />

composa le numéro <strong>de</strong> son correspondant en jetant autour d’elle<br />

<strong>de</strong>s coups d’œil rapi<strong>de</strong>s. Le signal traversa les États-Unis et<br />

s’arrêta sur un point <strong>de</strong> la côte Ouest. Son interlocuteur décrocha<br />

sans même laisser le temps au téléphone <strong>de</strong> sonner.<br />

*<br />

Notre amie lectrice ami lecteur sera peut-être un peu désappointé<br />

en apprenant que la salle impossible dans laquelle<br />

nous l’avons déjà fait rentrer par <strong>de</strong>ux fois sans lui montrer le<br />

moyen d’en sortir changeait <strong>de</strong> <strong>de</strong>stination par rapport à ses<br />

utilisations précé<strong>de</strong>ntes.<br />

Nous l’avions d’abord arpentée dans le cadre d’une discussion<br />

confi<strong>de</strong>ntielle entre l’un <strong>de</strong>s conspirateurs et l’homme <strong>de</strong><br />

mains. La salle avait ensuite servi <strong>de</strong> décor à ces gran<strong>de</strong>s réunions<br />

durant lesquelles tous les fauteuils sont utilisés et où les<br />

échanges vont bon train. L’espace clos et replié sur lui-même<br />

était maintenant animé par <strong>de</strong> vifs éclats <strong>de</strong> voix. Les trois<br />

pièces gris anthracite étaient tous là sauf un : le fauteuil du<br />

conspirateur japonais était vi<strong>de</strong>. Et cette lacune constituait une<br />

– 125 –


entorse à la charte d’utilisation tacite <strong>de</strong> cet endroit telle qu’elle<br />

avait été définie lors <strong>de</strong> sa création.<br />

– La perte <strong>de</strong>s bombardiers aurait dû les faire réagir ! criait<br />

l’allemand en tapant du poing sur la table.<br />

– Allez donc faire un tour dans les couloirs du Pentagone,<br />

<strong>de</strong> l’ONU, <strong>de</strong> certains palais <strong>de</strong> Bagdad ou <strong>de</strong> Belgra<strong>de</strong> ! contesta<br />

l’américain. Vous verrez s’ils ne réagissent pas.<br />

Le conspirateur français menait les débats et il attendait,<br />

<strong>de</strong>bout, que les invectives s’éteignent. Il prit la parole une fois le<br />

silence quasiment absolu :<br />

– Six avions furtifs abattus par l’ennemi en moins <strong>de</strong> dix<br />

minutes et vous vous plaignez, homologue ? (Il parlait à<br />

l’Allemand.) Nous aurions pu vitrifier le Capitole, le résultat<br />

aurait été le même. Tous, je dis bien tous les services secrets<br />

sont sur les <strong>de</strong>nts et en état d’alerte maximum. Agents du<br />

mon<strong>de</strong> entier unissez-vous ! lança-t-il à la cantona<strong>de</strong>. Vous allez<br />

passer un très mauvais mois <strong>de</strong> décembre.<br />

Le Teuton n’en démordait pas :<br />

– Le but <strong>de</strong> la phase <strong>de</strong>ux était bien d’effrayer les Puissants<br />

afin d’obtenir l’autorisation d’utiliser nos clés, d’ouvrir la Caisse<br />

et <strong>de</strong> la transférer sur une unique machine ? !<br />

Je le suivais tout à fait dans cette démonstration technique.<br />

En tant que majordome, j’ai été conçu pour obéir aux ordres<br />

venant <strong>de</strong>s Puissants avant <strong>de</strong> passer par les conspirateurs<br />

comme ils aiment à se désigner. Je n’avais toutefois eu connaissance<br />

d’aucun ordre <strong>de</strong> la part <strong>de</strong>s premiers me permettant <strong>de</strong><br />

penser que les seconds avaient le droit le plus infime <strong>de</strong> toucher<br />

à la Caisse dans les prochaines vingt-quatre heures.<br />

– 126 –


– Et la phase <strong>de</strong>ux est en cours, comme prévu, rassura le<br />

français.<br />

– Les Puissants ont <strong>de</strong>mandé un rapport sur les risques encourus<br />

par la Caisse en cas <strong>de</strong> bug, indiqua l’italien.<br />

– Un rapport ? (L’Allemand tapa à nouveau sur la table fort<br />

heureusement in<strong>de</strong>structible.) Un rapport qui sera rendu le 24,<br />

consulté en commission extraordinaire le 27 et appliqué le 3<br />

janvier, une fois qu’il sera trop tard !<br />

– Nous savons que les choses vont changer sous peu, avança<br />

l’espagnol, une pointe <strong>de</strong> mystère dans la voix.<br />

Je dois avouer que le sens <strong>de</strong> cette phrase m’échappa à ce<br />

moment. Il est vrai que je ne m’étais pas encore éveillé à la<br />

conscience.<br />

– L’Allemand a raison, embraya le Français. Il ne faut pas<br />

compter sur la rapidité <strong>de</strong> réponse <strong>de</strong> l’administration pour obtenir<br />

le feu vert que nous attendons.<br />

Il marqua une pause, un effet théâtral. À moins qu’il n’ait<br />

voulu reprendre sa respiration, ce dont je doutais fort vu<br />

l’inexistence d’atmosphère qui caractérisait la salle <strong>de</strong> réunion.<br />

– Nos efforts ont précé<strong>de</strong>mment porté sur l’amorce et<br />

l’entretien d’une paranoïa mondiale concernant Y2K, rappela-til.<br />

Et nous pouvons, sur ce point, nous estimer satisfaits. Il a par<br />

contre toujours été entendu entre nous que jamais les Puissants<br />

n’agiraient pour protéger la Caisse tant que celle-ci ne serait pas<br />

directement visée par le bug. Nous avons discuté <strong>de</strong>s moyens à<br />

entreprendre pour que cela advienne. L’idée du sacrifice d’une<br />

<strong>de</strong>s huit parts et <strong>de</strong> son représentant s’est imposée à nous<br />

comme la seule susceptible <strong>de</strong> faire réagir nos maîtres. La victime<br />

s’est désignée d’elle-même, par sa trahison. (Quelques<br />

– 127 –


faces <strong>de</strong> mercure se tournèrent vers la place vi<strong>de</strong>.) Et sa mort a<br />

été votée, ici même, à l’unanimité.<br />

– Êtes-vous certain que nous conserverons nos prérogatives<br />

si nous venons à perdre un <strong>de</strong> nos membres ? <strong>de</strong>manda le<br />

conspirateur anglais, toujours pointilleux sur les problèmes <strong>de</strong><br />

procédures.<br />

Le Français se tourna vers lui :<br />

– Le cas <strong>de</strong> figure a été prévu par l’article <strong>de</strong>ux du protocole<br />

<strong>de</strong> Yalta concernant le vote et la représentation : « les décisions<br />

du Conseil <strong>de</strong> Sécurité pourront être avalisées par un vote<br />

<strong>de</strong> sept membres seulement. »<br />

– Ils n’étaient que trois et ils avaient pensé à tout, remarqua<br />

l’américain, admiratif.<br />

– Si le remords vous tarau<strong>de</strong>, Messieurs, si l’idée <strong>de</strong><br />

l’exécution d’un <strong>de</strong>s nôtres hante vos nuits, ajouta le Français,<br />

songez que la Fortune sera bientôt <strong>de</strong> notre côté.<br />

Les discussions reprirent <strong>de</strong> plus belle autour <strong>de</strong> la table<br />

alors que le conspirateur français se rasseyait. Il s’était tu mais<br />

je pouvais entendre la tempête qui soufflait sous son crâne. Son<br />

esprit sombre était agité par <strong>de</strong>s orages impétueux. Son écorce<br />

était brûlante et bouillonnante comme celle d’une coulée <strong>de</strong><br />

lave.<br />

Les impulsions électriques sont difficiles à lire directement<br />

sur le sujet et doivent correspondre à ce que vous, lectrice lecteur,<br />

nommez sentiments. Je sentais donc (si vous me permettez<br />

l’expression) dans l’esprit <strong>de</strong> cet homme torturé, double et<br />

démoniaque une ambition absolue et une soif <strong>de</strong> pouvoir hors<br />

norme. Je l’abandonnai à son tumulte intérieur, totalement in-<br />

– 128 –


compatible avec le silence monacal que j’étais apparemment le<br />

seul, ici, à apprécier.<br />

*<br />

Ulysse avait patiemment écouté Desportes et Varèse lui raconter<br />

leur histoire. Apprendre que Varèse avait eu pour première<br />

idée d’exécuter la milliardaire afin d’assouvir sa vengeance<br />

ne l’avait pas étonné outre mesure : c’était bien dans le<br />

style <strong>de</strong> l’ancien agent <strong>de</strong> se lancer dans ce genre d’entreprise<br />

froi<strong>de</strong>ment préméditée. Découvrir l’existence <strong>de</strong> la Caisse, sa<br />

genèse et le travail <strong>de</strong> sape entrepris par ceux qui en détenaient<br />

les clés pour la vi<strong>de</strong>r en toute impunité l’avait amusé, sans plus.<br />

« La réalité dépasse toujours la fiction » se plaisait à répéter<br />

le vieil Ulysse dès qu’il en avait l’occasion.<br />

L’après-midi touchait à sa fin et il en savait maintenant autant<br />

qu’eux. Ils s’étaient mis en route pour retrouver Daria Seiza<br />

et compléter l’équipe.<br />

Il leur avait fallu <strong>de</strong>ux bonnes heures pour atteindre Mancos<br />

que traversait la 160. Ils s’étaient engagés sur le chemin <strong>de</strong><br />

terre qui grimpait vers le parc <strong>de</strong> Mesa Ver<strong>de</strong>. La saison touristique<br />

était terminée <strong>de</strong>puis la mi-octobre et les échoppes aux<br />

volets clos, les panneaux publicitaires grinçant dans les bourrasques,<br />

les fagots <strong>de</strong> poussières traversant la rue principale<br />

avaient donné à Desportes et Varèse l’impression <strong>de</strong> traverser<br />

un village du temps <strong>de</strong> la conquête <strong>de</strong> l’Ouest.<br />

Ulysse jetait sur cette désolation un regard empreint <strong>de</strong> sérénité<br />

: il s’était toujours senti à l’aise dans les terrains vagues,<br />

les friches et les bordures, qui représentaient à ses yeux autant<br />

<strong>de</strong> zones d’échanges à ciel ouvert entre la mort et la vie. Maintenant<br />

qu’il quittait l’une pour rejoindre l’autre…<br />

– 129 –


– Nous aurons besoin d’une planque pour agir à couvert,<br />

lança-t-il <strong>de</strong>puis la banquette arrière.<br />

Desportes lui répondit via le rétroviseur :<br />

– Je me charge <strong>de</strong> la planque.<br />

Le vieux pirate replongea dans la contemplation du paysage.<br />

Ils roulaient maintenant sur une route défoncée qui serpentait<br />

entre <strong>de</strong>ux rangs d’épineux serrés qui griffaient les enjoliveurs.<br />

L’Oldsmobile soulevait <strong>de</strong>rrière elle un nuage <strong>de</strong> poussières<br />

impressionnant.<br />

Ils arrivèrent à l’entrée du <strong>site</strong> à la nuit tombée. Un parking<br />

accueillait une vingtaine <strong>de</strong> voitures. Quelques bicoques <strong>de</strong> souvenirs<br />

étaient fermées jusqu’à l’été. Personne <strong>de</strong> visible. La<br />

route s’arrêtait là. Varèse roula jusqu’à une palissa<strong>de</strong> <strong>de</strong>rrière<br />

laquelle un chemin grimpait jusqu’à un promontoire.<br />

– Je crains qu’il ne faille continuer à pied, avança Ulysse.<br />

Desportes grommela. Varèse sortit <strong>de</strong> la voiture et prit son<br />

sac à dos. Ulysse ouvrit sa valise sur le coffre <strong>de</strong> l’Oldsmobile. Il<br />

en retira <strong>de</strong>ux lampes torches qu’il tendit à Varèse et à<br />

l’héritière. Un vent frais soulevait les cheveux <strong>de</strong> Desportes qui<br />

essayait <strong>de</strong> se réchauffer en se frottant les bras.<br />

– On peut s’estimer heureux, dit Ulysse. L’endroit est normalement<br />

soumis aux tempêtes <strong>de</strong> neige à cette pério<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

l’année.<br />

Un gron<strong>de</strong>ment lointain roula jusqu’à eux <strong>de</strong>puis les profon<strong>de</strong>urs<br />

<strong>de</strong> la vallée.<br />

– 130 –


– … et aux orages, compléta Varèse. Quelle idée d’organiser<br />

une party à Mesa Ver<strong>de</strong> ! (Il essaya sa lampe qui transperça la<br />

nuit d’un rayon transversal.) On est encore loin ?<br />

– Une heure, lâcha Ulysse.<br />

– Une heure ? ! hurla Desportes (Le vent soufflait <strong>de</strong> plus<br />

en plus fort.) Ne comptez pas sur moi pour crapahuter là<strong>de</strong>dans.<br />

(Elle tourna sa torche vers le chemin aussi accueillant<br />

qu’une impasse du Lower East Si<strong>de</strong>). Je vous attends dans la<br />

bagnole.<br />

– Vous n’êtes pas forcée <strong>de</strong> venir, concéda Varèse.<br />

L’héritière contemplait l’Oldsmobile en essayant d’estimer<br />

la valeur d’abri qu’elle pouvait représenter. La voiture ressemblait<br />

en cet instant à un long cercueil <strong>de</strong> chrome et <strong>de</strong> métal noir<br />

posé au milieu du parking.<br />

– En nous pressant un peu, nous arriverons avant l’orage,<br />

annonça Ulysse en poussant la palissa<strong>de</strong>. (Il s’arrêta et leva un<br />

in<strong>de</strong>x vers le ciel.) Je crois avoir lu quelque part que la probabilité<br />

d’un éclair s’abattant sur une voiture en stationnement était<br />

<strong>de</strong> l’ordre <strong>de</strong> 1 pour 325.<br />

– Je me souviens <strong>de</strong> ce papier ! renchérit Varèse. Il disait<br />

aussi qu’une femme seule, la nuit, au fin fond du Colorado, avait<br />

1 chance sur 46 <strong>de</strong> tomber sur un maniaque sexuel.<br />

Il disparut <strong>de</strong>rrière Ulysse dont le rayon <strong>de</strong> la torche balayait<br />

le chemin <strong>de</strong>vant lui après avoir lancé à Desportes sur un<br />

ton guilleret :<br />

– À tout à l’heure !<br />

– 131 –


– Ban<strong>de</strong> <strong>de</strong> crétins, cracha-t-elle avant <strong>de</strong> courir pour les<br />

rattraper, abandonnant le parking aux orages et aux psychopathes<br />

à qui elle souhaita <strong>de</strong> passer du bon temps, mais sans<br />

elle.<br />

*<br />

Même le chemin <strong>de</strong> mules qui menait à Taliesin avant que<br />

son père n’aménage l’héliport était meilleur que le sentier conduisant<br />

à Mesa Ver<strong>de</strong>. Les épineux essayaient <strong>de</strong> cingler le visage<br />

<strong>de</strong> l’héritière et <strong>de</strong>s éclairs blancs illustrés par <strong>de</strong>s gron<strong>de</strong>ments<br />

<strong>de</strong> plus en plus soutenus indiquaient que l’orage serait<br />

bientôt sur eux.<br />

– Bonjour ma cousi-ine, bonjour mon cousin le chien,<br />

chantonna Desportes en trébuchant contre une racine torve qui<br />

traversait le chemin.<br />

– Qu’est-ce que vous dites ? <strong>de</strong>manda Varèse, en <strong>de</strong>uxième<br />

position dans la petite colonne.<br />

– Je dis… Je dis qu’on peut marcher à tout moment sur un<br />

serpent à sonnettes.<br />

– Les serpents à sonnettes n’aiment ni les orages ni les<br />

<strong>site</strong>s touristiques, inventa Varèse. Et nous faisons assez <strong>de</strong> bruit<br />

pour effrayer un troupeau <strong>de</strong> buffles.<br />

Un coup <strong>de</strong> tonnerre très proche marqua la fin <strong>de</strong> sa<br />

phrase.<br />

– Buffle toi-même, grogna-t-elle en se protégeant d’une<br />

branche hérissée <strong>de</strong> piquants qui fonçait vers son visage.<br />

Desportes allait <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r s’ils étaient encore loin lorsque<br />

la terre se déroba tout à coup sous ses pieds. Elle glissa le long<br />

– 132 –


d’une sorte <strong>de</strong> toboggan long d’une dizaine <strong>de</strong> mètres et se réceptionna<br />

sur un tapis <strong>de</strong> feuilles mortes et d’épines <strong>de</strong> pins.<br />

Elle avait lâché sa lampe mais l’endroit était éclairé. « J’ai dû<br />

tomber dans une grotte ou un truc dans le genre » se dit Desportes<br />

en se relevant et en regardant autour d’elle.<br />

Des racines sortaient <strong>de</strong>s parois. Une lumière phosphorescente<br />

(dans les verts et les violets) les éclairait <strong>de</strong> place en place.<br />

Il y avait <strong>de</strong>s iguanes, <strong>de</strong>s serpents et <strong>de</strong>s lézards gros comme<br />

l’avant-bras, accrochés aux racines, posés par terre, pendant du<br />

plafond. En plastique. Sinon elle se serait mise à hurler sur<br />

l’instant sans pouvoir s’arrêter. Le décor était <strong>de</strong> l’ordre du<br />

grand guignol : il aurait pu être fait avec <strong>de</strong>s boîtes d’œufs et du<br />

polystyrène.<br />

Françoise Desportes se <strong>de</strong>manda si elle n’était pas tombée<br />

au milieu du tournage d’un film <strong>de</strong> série B.<br />

Des haut-parleurs diffusaient en boucle un morceau <strong>de</strong><br />

musique classique qui faisait penser à du Grieg. Desportes<br />

avança, franchit un cou<strong>de</strong> et s’arrêta, stupéfaite. Une silhouette<br />

noire comme la nuit avançait vers elle en soufflant. Le personnage<br />

portait une gran<strong>de</strong> cape qui <strong>de</strong>scendait jusqu’au sol. Ses<br />

poings <strong>de</strong> cuir noir étaient refermés sur un objet en forme <strong>de</strong><br />

bâton <strong>de</strong> relais, lumineux.<br />

Deux mains puissantes se posèrent sur ses épaules et la tirèrent<br />

violemment en arrière. Varèse se planta <strong>de</strong>vant<br />

l’épouvantail <strong>de</strong> cuir et <strong>de</strong> toile qui s’était arrêté et hésitait sur la<br />

marche à suivre. Cinq mètres les séparaient l’un <strong>de</strong> l’autre.<br />

L’ancien agent ploya les genoux, plia les bras, et se mit en position<br />

<strong>de</strong> combat façon boxe française.<br />

– Alors Dark, on fait moins le malin maintenant ? lança-t-il<br />

le plus sérieusement du mon<strong>de</strong>.<br />

– 133 –


Il ne lui laissa pas le temps <strong>de</strong> répondre et chargea le polichinelle<br />

en hurlant, tel Han Solo en son temps dans les couloirs<br />

<strong>de</strong> l’Étoile Noire. Dark Vador lâcha son sabre laser et prit ses<br />

jambes à son coup. Desportes les suivit à une distance pru<strong>de</strong>nte.<br />

Varèse rattrapa Vador en moins <strong>de</strong> dix secon<strong>de</strong>s. Ce <strong>de</strong>rnier<br />

courait vers un ri<strong>de</strong>au <strong>de</strong> perles qui fermait le couloir. Varèse<br />

effectua un bond prodigieux, ceintura le serviteur du côté obscur<br />

et ils traversèrent le ri<strong>de</strong>au en roulant dans la poussière. Il y<br />

eut un bruit <strong>de</strong> lutte <strong>de</strong> l’autre côté. Desportes approcha à tâtons,<br />

écarta les perles avec précaution et découvrit une nouvelle<br />

scène qui n’était pas moins étrange que la précé<strong>de</strong>nte.<br />

Varèse et le Seigneur <strong>de</strong>s ténèbres se trouvaient au centre<br />

d’une salle ron<strong>de</strong> et rustique. Deux trous faisaient office <strong>de</strong> fenêtre<br />

et <strong>de</strong> porte. Elles étaient ouvertes sur une faille au fond <strong>de</strong><br />

laquelle roulait le tonnerre. Une trentaine <strong>de</strong> personnes étaient<br />

réunies dans la pièce. Certaines s’étaient levées pour ne pas être<br />

piétinées par les lutteurs, les autres étaient restées assises en<br />

tailleur sur le sol et observaient le combat sans réagir. Varèse se<br />

releva. Vador était empêtré dans son déguisement. Il retira son<br />

casque. Desportes découvrit la face congestionnée d’un homme<br />

d’âge mûr visiblement outré.<br />

– Ce type est mala<strong>de</strong> ! éructa-t-il en désignant Varèse.<br />

Le pseudo Vador avait du mal à respirer et l’ancien agent<br />

craignit un court instant que son intervention un peu musclée<br />

n’ait provoqué chez lui quelque chose comme une crise<br />

d’asthme carabinée. L’homme extirpa une bombe <strong>de</strong> Ventoline<br />

<strong>de</strong> son costume. Il l’inhalait goulûment lorsqu’une jeune fille<br />

habillée d’une robe <strong>de</strong> lin blanc apparut dans le cadre <strong>de</strong> la<br />

porte.<br />

Tous les visages se tournèrent vers elle. Elle s’approcha <strong>de</strong><br />

Vador et l’aida à se relever. Puis elle se dirigea vers Varèse et le<br />

– 134 –


fixa sans mot dire, quelques instants. L’ancien agent enlaça tendrement<br />

ses épaules et posa un baiser sur son front.<br />

La jeune femme avait un visage d’une délicatesse asiatique<br />

encadré <strong>de</strong> part et d’autre par d’épais macarons <strong>de</strong> cheveux<br />

noirs. Son teint était <strong>de</strong> nacre. Desportes s’interposa entre Varèse<br />

et Seiza, car ce ne pouvait être qu’elle, en découvrant les<br />

incisives :<br />

– Je suis Jessica My<strong>de</strong>k.<br />

Elle tendit une main aux doigts crochus dont Seiza se saisit<br />

avec politesse en répondant d’une voix charmante :<br />

– Je suis Daria Seiza.<br />

– Princesse Seiza pour les intimes, ajouta Varèse en<br />

l’enlaçant à nouveau. Tu es passée du côté obscur <strong>de</strong> la Force<br />

ma gran<strong>de</strong> ?<br />

« Ma gran<strong>de</strong> ! » se gaussa Desportes. Cette gamine était<br />

haute comme trois pommes à genoux.<br />

L’héritière contempla l’assistance. Elle était surtout masculine.<br />

Tous avaient entre trente et quarante ans, l’air cultivés. La<br />

moitié portait <strong>de</strong>s lunettes, détail stupi<strong>de</strong> qui retint toutefois<br />

son attention. Ils donnaient l’image d’universitaires réunis pour<br />

un stage <strong>de</strong> poterie cordée ou <strong>de</strong> redécouverte du moi spirituel.<br />

– Allons discuter à l’extérieur, dit Seiza. Nous dérangeons<br />

la méditation.<br />

Varèse suivit la princesse. Il prit Desportes par la main qui<br />

se laissa faire comme une petite fille. Elle découvrit qu’une<br />

vague <strong>de</strong> chaleur parcourait sa colonne vertébrale <strong>de</strong> bas en<br />

– 135 –


haut et <strong>de</strong> haut en bas lorsqu’il la tenait ainsi. Elle n’avait aucune<br />

envie que ça s’arrête.<br />

Ils se retrouvèrent au bord d’une terrasse qui <strong>de</strong>scendait<br />

par paliers sur une cinquantaine <strong>de</strong> mètres. Elle supportait une<br />

succession d’édifices en ruines, certains rectangulaires à un ou<br />

<strong>de</strong>ux étages, d’autres ronds. D’immenses citernes étaient creusées<br />

dans ses fondations (à moins que ce fût d’anciens enclos).<br />

Des escaliers, <strong>de</strong>s échelles, <strong>de</strong>s rampes <strong>de</strong>ssinaient un labyrinthe<br />

fantastique, un terrain <strong>de</strong> jeu pouvant ravir tout adulte<br />

ayant gardé un peu <strong>de</strong> l’enfant en lui. Varèse était <strong>de</strong> ceux-là : il<br />

se sentit emporté par un merveilleux sentiment d’allégresse.<br />

La voûte <strong>de</strong> grès qui avait fait la renommée <strong>de</strong> l’endroit recouvrait<br />

les ruines, dix mètres plus haut. La masse <strong>de</strong> pierre en<br />

surplomb défiait les lois physiques <strong>de</strong>puis tant <strong>de</strong> siècles que<br />

celles-ci semblaient avoir abandonnées. Desportes serra un peu<br />

plus sa main dans celle <strong>de</strong> Varèse.<br />

Un éclair balafra le ciel <strong>de</strong>rrière la colline. Le coup <strong>de</strong> tonnerre<br />

gronda sous la voûte avec une force fabuleuse. La pluie se<br />

mit à tomber, drue, au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> l’auvent naturel, <strong>de</strong>ssinant un<br />

million <strong>de</strong> lances obliques entre le mon<strong>de</strong> et eux.<br />

– Bienvenue à Teotwawki ! clama Seiza par-<strong>de</strong>ssus le vacarme<br />

<strong>de</strong>s éléments. Cité <strong>de</strong> la peur, du passage et du renouveau<br />

!<br />

– J’ai déjà entendu parler <strong>de</strong> ça, murmura Desportes.<br />

– The End Of The World As We Know It, expliqua Seiza, la<br />

fin du mon<strong>de</strong> tel que nous le connaissons. C’est le sigle que nous<br />

utilisons pour nous rassembler.<br />

– Je suppose que Teotwawki est le point le plus éloigné du<br />

centre <strong>de</strong> l’univers… avança Varèse.<br />

– 136 –


– … si tant est que l’univers ait un centre, compléta la princesse.<br />

Tu as vu juste.<br />

L’héritière contemplait l’échange sans comprendre quoi<br />

que ce soit. Seiza et Varèse parlaient par co<strong>de</strong>s ? Sans doute un<br />

reliquat <strong>de</strong>s Taupes.<br />

– Qu’est-ce que c’est que ce cirque ? reprit Varèse sur un<br />

ton plus sérieux (il montra la baraque ron<strong>de</strong> dans laquelle ils<br />

avaient déboulé) Qu’est-ce que tu fabriques ?<br />

– Je prépare le prochain millénaire, Max, comme toi.<br />

– Organisatrice <strong>de</strong> séminaires new age ?<br />

– Gran<strong>de</strong> prêtresse <strong>de</strong> la troisième Rebel Session, corrigeat-elle.<br />

Nous sommes réunis, ici, ce soir, pour retrouver l’ancien<br />

savoir <strong>de</strong>s chevaliers Jedi, une science que les Anasazi possédaient<br />

avant que les garçons vachers ne les déciment. La Force<br />

est <strong>de</strong> plus en plus… palpable (Elle ouvrit les mains et leva la<br />

tête vers le ciel <strong>de</strong> pierre. Un nouvel éclair rendit sa robe <strong>de</strong> lin<br />

transparente une fraction <strong>de</strong> secon<strong>de</strong>.) La Force que tout chevalier<br />

Jedi ne peut comprendre s’il n’a, auparavant, affronté ses<br />

propres peurs.<br />

Seiza se tourna vers Desportes qui se <strong>de</strong>mandait ce qu’elle<br />

faisait dans cet asile <strong>de</strong> fous sans clôtures ni gardiens.<br />

– Et ça rapporte ? <strong>de</strong>manda Varèse.<br />

La Japonaise répondit sur un ton badin :<br />

– Ces cinglés ont <strong>de</strong> l’argent et sont prêts à gober n’importe<br />

quoi.<br />

– 137 –


Seiza <strong>de</strong>scendit un escalier en leur faisant signe <strong>de</strong> la<br />

suivre. L’héritière suivit, bon gré mal gré. La situation était re<strong>de</strong>venue<br />

claire : ils étaient tombés au milieu d’un ren<strong>de</strong>z-vous<br />

<strong>de</strong> millénaristes a<strong>de</strong>ptes <strong>de</strong> Star Wars et Seiza les guidait<br />

comme <strong>de</strong>s moutons. Mais un point la dérangeait encore. Elle<br />

n’arrivait pas à mettre le doigt <strong>de</strong>ssus. Varèse s’en chargea à sa<br />

place.<br />

– Tu n’as pas l’air très étonnée <strong>de</strong> nous voir ?<br />

Non seulement elle n’avait pas l’air étonnée, mais Seiza<br />

semblait même les attendre.<br />

eux.<br />

– Je <strong>de</strong>vrais ? <strong>de</strong>manda la princesse en se retournant vers<br />

Varèse l’arrêta. Il avait fini <strong>de</strong> jouer et cela plut infiniment<br />

à l’héritière.<br />

– Sais-tu pourquoi nous sommes ici ?<br />

– Vous avez vu <strong>de</strong> la lumière (un éclair déchira le ciel à<br />

nouveau) et vous êtes rentrés ?<br />

Desportes glissa à Varèse <strong>de</strong> manière à ce que Seiza enten<strong>de</strong><br />

:<br />

– Mieux vaut laisser tomber et repartir tout <strong>de</strong> suite. Je ne<br />

vois pas comment elle pourrait nous ai<strong>de</strong>r.<br />

Daria Seiza planta son visage à quelques centimètres <strong>de</strong> celui<br />

<strong>de</strong> Desportes :<br />

– C’est Ma<strong>de</strong>moiselle My<strong>de</strong>k qui a besoin d’ai<strong>de</strong> pour sa<br />

tumeur ou Françoise Desportes qui voudrait la peau <strong>de</strong> ceux qui<br />

font tout pour qu’elle se taise ?<br />

– 138 –


Seiza planta l’héritière sur cet entrechat et emporta Varèse<br />

dans son sillage. Desportes resta interdite. L’ancien agent revint<br />

sur ses pas et la prit à nouveau par la main en lui disant :<br />

– Ulysse est plein <strong>de</strong> manières et Seiza pleine <strong>de</strong> surprises.<br />

*<br />

Ils dévalèrent le premier escalier vers un bâtiment carré<br />

duquel émanait une vive lumière. Seiza les précéda à l’intérieur.<br />

Ils retrouvèrent le vieux pirate assis <strong>de</strong>vant un ordinateur portable.<br />

La princesse se pencha au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> son épaule et consulta<br />

l’écran :<br />

– Déjà trente-<strong>de</strong>ux réponses ? Sur combien <strong>de</strong> <strong>site</strong>s ?<br />

– Une bonne centaine. On dirait que tout le mon<strong>de</strong> attendait<br />

ton coup <strong>de</strong> fil ma belle.<br />

Des colonnes <strong>de</strong> chiffres dévalaient les unes <strong>de</strong>rrière les<br />

autres, <strong>de</strong>s fenêtres s’ouvraient et se refermaient, un téléchargement<br />

<strong>de</strong> fichiers incessant qui s’organisaient sur l’unité centrale<br />

du portable en <strong>de</strong> multiples ramifications.<br />

– Qu’est-ce que ça signifie ? <strong>de</strong>manda Varèse.<br />

Ulysse ouvrit un fichier, au hasard. Le traitement <strong>de</strong> texte<br />

déploya un parchemin électronique sur lequel les pixels gravaient<br />

une série <strong>de</strong> propositions qu’il parcourut rapi<strong>de</strong>ment :<br />

« Plantation <strong>de</strong> balises antipollution aux pôles Nord et Sud.<br />

Création d’un <strong>site</strong> d’observation indépendant pour traiter l’effet<br />

<strong>de</strong> serre et le trou <strong>de</strong> la couche d’ozone. Organisation d’une flottille<br />

<strong>de</strong> <strong>de</strong>stroyers spécialisée dans la <strong>de</strong>struction <strong>de</strong>s baleiniers<br />

russes. Achat et sauvegar<strong>de</strong> <strong>de</strong> la forêt tropicale encore exis-<br />

– 139 –


tante. Etc. Etc. » Le texte était signé du Groupe <strong>de</strong> Libération <strong>de</strong><br />

la Toile, basé dans le Gondwana.<br />

Ulysse en ouvrit un second et d’autres propositions utopistes,<br />

irréalisables, défilèrent à l’écran : « Armement <strong>de</strong>s civils<br />

opprimés. Réseau <strong>de</strong> surveillance satellitaire pour la paix. Île<br />

prison pour les dictateurs. » Il y avait dans cette machine <strong>de</strong><br />

quoi refaire le mon<strong>de</strong> une bonne dizaine <strong>de</strong> fois. Et, s’il y avait<br />

trop <strong>de</strong> propositions pour la Terre, il y en aurait assez pour<br />

Mars et tous ses satellites.<br />

– C’est vraiment une idée fantastique, poupée, reprit<br />

Ulysse.<br />

Il avait l’air au comble du bonheur et Varèse se <strong>de</strong>manda si<br />

c’était le fait <strong>de</strong> retrouver les machines qui lui avaient été interdites<br />

ou celui <strong>de</strong> réceptionner ces inepties.<br />

– C’est toi qui as mis Daria au courant ? lui <strong>de</strong>manda<br />

l’ancien agent avec un soupçon <strong>de</strong> reproche dans la voix.<br />

Il fit non <strong>de</strong> la tête.<br />

– Alors, comment es-tu au courant ? insista Varèse en<br />

s’adressant à Seiza.<br />

Desportes observait la scène <strong>de</strong>puis le mur <strong>de</strong> la kiva contre<br />

lequel elle s’appuyait.<br />

– Tout se sait, répondit-elle simplement.<br />

– Que sais-tu ?<br />

Seiza soupira <strong>de</strong>vant l’obstination dont l’ancien chef<br />

d’équipe faisait preuve. Elle compta sur ses doigts :<br />

– 140 –


– Yalta, la Caisse, les 8 membres, le bug bidon, l’enquête <strong>de</strong><br />

Ma<strong>de</strong>moiselle (elle désigna Desportes), la mort <strong>de</strong> ta femme<br />

(elle appuya son regard pour faire comprendre à Varèse qu’elle<br />

était prête à partager sa douleur, s’il le désirait), la disparition<br />

d’Oscar Tripper…<br />

– Comment pouvez-vous savoir quoi que ce soit au sujet<br />

d’Oscar ? ! explosa Desportes.<br />

Non seulement cette gamine flirtait avec Varèse, mais en<br />

plus elle en savait autant qu’elle sur ce qui avait été diffusé sous<br />

le sceau <strong>de</strong> la confi<strong>de</strong>ntialité. Soit Ulysse ou Varèse avaient parlé,<br />

soit elle savait où se trouvait Oscar. Seiza se pencha sur la<br />

machine qui continuait à travailler et ouvrit une connexion parallèle.<br />

L’héritière vit que l’adresse qu’elle rentrait à la main<br />

contenait le mot otage. Une page d’accueil en forme <strong>de</strong> diaporama<br />

apparut. Seiza <strong>de</strong>scendit jusqu’à une vignette et l’agrandit.<br />

L’image d’Oscar qui avait été envoyée à l’héritière occupa tout<br />

l’écran, en moins bonne définition.<br />

– Comment ? <strong>de</strong>manda Desportes d’une voix blanche.<br />

Elle ne parvenait pas à quitter le portrait <strong>de</strong>s yeux.<br />

– Mafias, piratage, détournement <strong>de</strong> faisceaux satellites…<br />

répondit Seiza. Je ne sais pas qui gère ce <strong>site</strong>. Il change régulièrement<br />

d’adresse. Mais le petit malin qui est <strong>de</strong>rrière ces pages<br />

l’a su. Donc je le sais. Je suis désolée.<br />

Seiza était-elle désolée pour Oscar ou pour le fait que tout<br />

se savait ? se <strong>de</strong>manda Desportes.<br />

– Pas mal, murmura Varèse en contemplant l’écran.<br />

– 141 –


L’ancien agent appréciait-il les possibilités <strong>de</strong> la Toile ou la<br />

qualité du cliché pris par les preneurs d’otages ? Desportes se<br />

força à respirer calmement pour gar<strong>de</strong>r toute sa tête.<br />

– Nous vivons dans un mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> spéculations, <strong>de</strong> propositions,<br />

d’informations, reprit Seiza. Si vous saviez le nombre<br />

d’heures que je perds à papoter sur la Toile… À croire que seuls<br />

<strong>de</strong>s concierges insomniaques l’utilisent.<br />

Desportes mit le problème Oscar <strong>de</strong> côté. Elle <strong>de</strong>vrait <strong>de</strong><br />

toutes façons passer par la case conspirateurs avant <strong>de</strong> pouvoir<br />

l’atteindre.<br />

– Comment pouvez-vous être au courant pour la Caisse ?<br />

aboya-t-elle.<br />

– La Caisse ? (Seiza ouvrit <strong>de</strong> grands yeux étonnés.) Ça fait<br />

plus <strong>de</strong> dix ans que cette histoire traîne sur le Réseau. Depuis<br />

Tchernobyl.<br />

– Tchernobyl ? Aucune puce Millenium n’a jamais équipé<br />

la centrale, affirma l’héritière.<br />

– Bien sûr que non. Mais vos petits amis ont d’abord essayés<br />

avec les Russes, pour voir. Et ils se sont vite rendu compte<br />

que leur technologie n’était pas assez fiable pour éviter qu’une<br />

simple alerte ne se transforme à chaque fois en cataclysme. La<br />

planète aurait explosé bien avant l’an 2000 s’ils avaient continué<br />

sur cette voie.<br />

Varèse et Desportes restèrent silencieux quelques instants.<br />

Seiza se tourna vers l’ancien agent :<br />

– Je suis heureuse que tu nous aies rassemblés, Max. Je ne<br />

suis pas contre un <strong>de</strong>rnier tour <strong>de</strong> piste, moi non plus. (Elle se<br />

mordit la lèvre inférieure.) La question étant maintenant <strong>de</strong> sa-<br />

– 142 –


voir ce que vous comptez faire quand nous aurons trouvé les<br />

conspirateurs.<br />

– Je pense que Ma<strong>de</strong>moiselle Desportes sera pressée <strong>de</strong> libérer<br />

Oscar, avança Varèse. Pour ma part, l’idée <strong>de</strong> contrecarrer<br />

leurs plans ne me déplaît pas.<br />

– Contrecarrer leurs plans… les empêcher <strong>de</strong> vi<strong>de</strong>r la<br />

Caisse ?<br />

Varèse fit oui <strong>de</strong> la tête. Il se <strong>de</strong>mandait où Seiza voulait en<br />

venir. Elle se tourna vers l’un et l’autre en résumant :<br />

– Tu veux ta vengeance ? Ulysse, tu es désintéressé, comme<br />

d’habitu<strong>de</strong>, je suppose ? Ton côté philanthrope… Et vous (elle<br />

s’adressa à Desportes), vous faites ça pour retrouver Oscar ?<br />

– Et toi, qu’est-ce que tu veux ? lui <strong>de</strong>manda Varèse pour<br />

mettre fin à l’interrogatoire.<br />

– Moi ? Je veux sauver le mon<strong>de</strong>, répondit-elle simplement.<br />

Pour ça il faut <strong>de</strong>s idées (elle montra l’écran sur lequel<br />

continuaient à défiler les fichiers) et <strong>de</strong> l’argent. Beaucoup, mais<br />

alors beaucoup d’argent.<br />

Varèse et Desportes comprirent où la jeune prodige voulait<br />

en venir. Ulysse savait déjà.<br />

– Nous n’allons pas les empêcher <strong>de</strong> nuire… commença<br />

Varèse.<br />

– … mais les laisser vi<strong>de</strong>r la Caisse… continua Desportes.<br />

– … pour les cambrioler une fois qu’ils auront fait le boulot,<br />

acheva Varèse. (Il imagina la situation telle qu’elle était en train<br />

– 143 –


<strong>de</strong> se <strong>de</strong>ssiner.) Je préfère la secon<strong>de</strong> version à la première. Et<br />

ça ne nous empêchera pas <strong>de</strong> retrouver Oscar.<br />

L’idée lui plaisait. Elle apportait une petite touche<br />

d’élégance à la froi<strong>de</strong> vengeance qui l’animait. Les sommes<br />

étaient <strong>de</strong> toutes façons trop colossales, trop abstraites, pour<br />

que l’appât du gain fasse ici son œuvre. État d’esprit que partageait<br />

silencieusement Ulysse. Desportes avait manié <strong>de</strong>s chiffres<br />

toute sa vie. Et la nouvelle perspective pavée <strong>de</strong> lingots d’or qui<br />

s’ouvrait <strong>de</strong>vant elle la faisait un peu chanceler. Quant à Seiza,<br />

au-<strong>de</strong>ssus du mon<strong>de</strong> et <strong>de</strong> ses réalités, elle savourait par avance<br />

le bon coup que la communauté d’utopistes allait jouer aux<br />

maîtres du mon<strong>de</strong> une fois cette histoire terminée.<br />

– Ils rassembleront la Caisse sur un seul serveur, reprit<br />

Seiza qui s’y voyait déjà. Si nous parvenons à l’atteindre, je vous<br />

promets que le majordome me mangera dans la main comme<br />

un caniche à son pépère.<br />

– Quel majordome ? <strong>de</strong>manda Desportes qui n’avait apparemment<br />

pas consulté le cd-rom comme elle le <strong>de</strong>vait.<br />

– L’entité électronique qui gère ce genre <strong>de</strong> machine,<br />

l’informa Ulysse. Une sorte d’Intelligence Artificielle, comme<br />

dans les livres <strong>de</strong> science-fiction, mais en plus bête.<br />

– Et je vous promets que lui aussi il trouvera ça cool <strong>de</strong><br />

sauver les baleines et l’Amazonie.<br />

Varèse imagina la Caisse, pur produit du capitalisme<br />

triomphant, se vidant sur les milliers <strong>de</strong> comptes en banques<br />

<strong>de</strong>s associations humanitaro-écologico-libertaires qui envoyaient<br />

en ce moment leur participation. Seuls <strong>de</strong>s prodiges<br />

comme Seiza pouvaient avoir <strong>de</strong>s idées aussi cinglées et se donner<br />

les moyens <strong>de</strong> les réaliser. Ulysse s’était levé et s’esclaffait<br />

– 144 –


en donnant <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s claques dans le dos <strong>de</strong> l’ancien chef<br />

d’équipe.<br />

« Les Taupes en gran<strong>de</strong> forme » se disait l’héritière que<br />

tout le mon<strong>de</strong> avait oubliée.<br />

Elle, ne trouvait pas ça « cool » <strong>de</strong> voir Seiza dans les bras<br />

<strong>de</strong> Varèse. Ni <strong>de</strong> savoir que <strong>de</strong> stupi<strong>de</strong>s et ineptes mammifères<br />

marins allaient peut-être profiter d’une fortune qui <strong>de</strong>vait être<br />

sienne et sans partage.<br />

*<br />

Françoise Desportes suivait les festivités <strong>de</strong>s fanatiques <strong>de</strong><br />

Star Wars <strong>de</strong>puis une distance pru<strong>de</strong>nte. Les a<strong>de</strong>ptes avaient<br />

passé une bonne partie <strong>de</strong> la soirée à essayer <strong>de</strong> soulever <strong>de</strong>s<br />

objets par la seule force <strong>de</strong> la pensée. Puis <strong>de</strong>s groupes <strong>de</strong> discussions<br />

s’étaient formés, imaginant la société du futur, la mort<br />

du mon<strong>de</strong> mo<strong>de</strong>rne, le nouveau règne <strong>de</strong> la communication et<br />

<strong>de</strong> l’amour.<br />

Ces adolescents attardés et détachés <strong>de</strong> la réalité<br />

n’inspiraient pas plus confiance à Desportes que les hommes<br />

sans visages qui retenaient Oscar. D’autant plus <strong>de</strong>puis que Seiza<br />

leur avait annoncé publiquement l’espèce <strong>de</strong> croisa<strong>de</strong> dans<br />

laquelle Desportes, Ulysse, Varèse et elle-même allaient<br />

s’engager pour donner aux êtres <strong>de</strong> bonne volonté <strong>de</strong> tous les<br />

pays les moyens dont ils avaient toujours cruellement manqué.<br />

La Jeanne d’Arc en armure <strong>de</strong> lin avait été applaudie, ovationnée,<br />

portée en triomphe. Vu la vitesse à laquelle les informations<br />

circulaient sur le Réseau, leur entreprise <strong>de</strong>vait être<br />

connue par l’ensemble <strong>de</strong> la sphère branchée qui passait nuit et<br />

jour à construire et à détruire <strong>de</strong>s châteaux <strong>de</strong> cartes numériques.<br />

Il était temps <strong>de</strong> rejoindre Taliesin, maintenant qu’ils<br />

– 145 –


étaient au complet, pour voir enfin ce que les Taupes avaient<br />

dans le ventre.<br />

Desportes avait donc attendu que la soirée se passe. Une<br />

outre pleine d’un liqui<strong>de</strong> infect concocté par Seiza (du trompela-mort<br />

lui avait-on dit) passait <strong>de</strong> main en main et laissait sur<br />

les visages <strong>de</strong>s masques empreints <strong>de</strong> béatitu<strong>de</strong>. L’héritière<br />

s’était mise à l’écart, se contentant d’une bouteille d’eau qu’une<br />

âme compatissante lui avait tendue avant d’aller tutoyer les<br />

sphères.<br />

L’homme qui avait piteusement tenté <strong>de</strong> lui faire abor<strong>de</strong>r<br />

les rivages <strong>de</strong> la peur s’était, à un moment donné <strong>de</strong> la soirée,<br />

approché d’elle. Il avait laissé son costume <strong>de</strong> cuir sombre dans<br />

la mesa abandonnée. Il portait une chemise blanche et un pantalon<br />

noir tenu au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> la taille par une paire <strong>de</strong> bretelles.<br />

« Rustique » s’était-elle dit en pensant à la petite maison dans la<br />

prairie. Il dansait plus qu’il ne marchait. Et le sourire béat qu’il<br />

affichait attestait qu’il avait aussi bien oublié ses problèmes<br />

d’asthme que le mon<strong>de</strong> normal partagé par le commun <strong>de</strong>s mortels.<br />

– Nos amis nous écoutent et nous regar<strong>de</strong>nt ! lui avait-il<br />

hurlé en montrant les quelques étoiles visibles entre les nuages<br />

<strong>de</strong> l’Apocalypse.<br />

– On lui dira, avait marmonné Desportes entre ses <strong>de</strong>nts.<br />

L’homme l’avait abandonnée à sa mauvaise humeur pour<br />

abor<strong>de</strong>r un convive plus loquace, lui livrer sa phrase clé et lui<br />

montrer le ciel. L’héritière avait suivi son petit manège <strong>de</strong>s yeux,<br />

pas très longtemps. Vador s’était écroulé au bout <strong>de</strong> cinq minutes.<br />

Quelques silhouettes s’étaient penchées sur le corps<br />

inerte, les bras écartés, le nombril vers la voûte <strong>de</strong> la mesa.<br />

– 146 –


Le trompe-la-mort avait pris possession <strong>de</strong> l’ensemble <strong>de</strong>s<br />

participants lorsque, la tempête faisant rage, certains s’étaient<br />

mis en tête d’aller communier avec les dieux sur le plateau herbeux<br />

qui surplombait la mesa. Une colonne s’était aussitôt formée<br />

et avait grimpé le raidillon sous les éclairs qui se succédaient.<br />

Desportes était la seule à conserver toute sa lucidité.<br />

Même Varèse avait été emporté par le tourbillon. Le noble<br />

Ulysse dansait une danse chamane avec sa sœur la pluie.<br />

L’héritière, transie, se sentait comme une extra-terrestre au milieu<br />

d’un parterre <strong>de</strong> fous heureux. Et, en bonne extra-terrestre<br />

échouée sur Terre, elle comptait les minutes en attendant que<br />

son vaisseau spatial la ramène enfin chez elle.<br />

Toutefois, elle <strong>de</strong>vait bien reconnaître que les divinités protectrices<br />

fêtées en cet instant avaient accordé plus qu’une oreille<br />

distraite aux divagations qui leur étaient adressées : personne<br />

n’avait basculé dans le vi<strong>de</strong>.<br />

Son vaisseau apparut alors que les forces <strong>de</strong>s fêtards commençaient<br />

à s’épuiser. Son rugissement était couvert par les rafales,<br />

mais l’apparition eut un effet immédiat sur les millénaristes.<br />

Ils s’arrêtèrent, stupéfaits, <strong>de</strong>vant le triangle <strong>de</strong> lumière<br />

qui approchait du plateau alors qu’un faisceau puissant balayait<br />

la scène. Varèse, moins parti que les autres, comprit tout <strong>de</strong><br />

suite <strong>de</strong> quoi il retournait et se dépêcha <strong>de</strong> rassembler Seiza et<br />

Ulysse, puis <strong>de</strong> rejoindre Desportes qui marchait déjà vers<br />

l’engin fabuleux.<br />

Cette apparition, que l’organisatrice <strong>de</strong> la troisième Rebel<br />

Session n’aurait pu espérer, prouvait enfin que tous les efforts<br />

accomplis pour dénoncer les conspirations, pour faire parler les<br />

poussières emprisonnées dans <strong>de</strong>s images <strong>de</strong> mauvaise définition,<br />

pour trouver dans le chant <strong>de</strong>s étoiles un hymne à la paix<br />

et à l’amour, que tous ces efforts n’avaient pas été accomplis en<br />

vain. Déjà, les premières webcams portatives étaient brandies et<br />

– 147 –


diffusaient cette image sur le Réseau <strong>de</strong>vant <strong>de</strong>s internautes aux<br />

yeux rougis par la veille et par l’espoir.<br />

Et cette image montrait un vieillard en costume gris, une<br />

petite princesse en robe <strong>de</strong> lin, un homme et une femme disparaître<br />

dans un triangle <strong>de</strong> lumière. Le vaisseau coucha l’herbe<br />

un bref instant autour <strong>de</strong> lui avant <strong>de</strong> s’éloigner comme il s’était<br />

approché et <strong>de</strong> disparaître à son tour, avalé par les nuages, pour<br />

retourner dans l’univers <strong>de</strong>s dieux <strong>de</strong> la Terre et <strong>de</strong> ceux <strong>de</strong>s<br />

autres mon<strong>de</strong>s.<br />

– 148 –


Taliesin Cinq<br />

Daria Seiza avait vu <strong>de</strong>s endroits étranges <strong>de</strong>puis qu’elle<br />

avait connu la Révélation.<br />

Le temple otaku <strong>de</strong> Nagasaki était pas mal dans son genre,<br />

avec ses sculptures polychromes bardées <strong>de</strong> néons. De même,<br />

l’immense usine désaffectée qui leur servait d’arène lorsque les<br />

clans s’affrontaient dans <strong>de</strong>s courses suicidaires. L’arbre <strong>de</strong> Totoro<br />

avait gardé une place chère à son cœur : elle aimait se<br />

perdre dans les racines <strong>de</strong> la souche fantastique, se laisser tomber<br />

telle Alice jusqu’au ventre <strong>de</strong> l’énorme peluche et s’endormir<br />

sur elle lorsque l’angoisse jouait avec ses nerfs comme avec un<br />

harmonium.<br />

Il y avait aussi la ferme <strong>de</strong>s manchots patagons. Elle appartenait<br />

au diététicien d’Arnold Schwarzenegger. Elle avait croisé<br />

la star à plusieurs reprises. Sa musculature incroyable et son<br />

sourire carnassier étaient un mon<strong>de</strong> à part entière qu’elle avait<br />

parcouru lors <strong>de</strong> nuits agitées, lorsque son corps réclamait un<br />

peu plus que du fantasme ou <strong>de</strong> la simple extrapolation imaginative.<br />

Daria contempla son corps nu par au-<strong>de</strong>ssus, puis en face<br />

dans le grand miroir qui recouvrait la cheminée <strong>de</strong> sa chambre.<br />

Elle avait gardé <strong>de</strong>s proportions d’adolescente : un mètre<br />

cinquante pour à peine quarante kilos. Ses seins ressemblaient à<br />

<strong>de</strong>ux <strong>de</strong>mi-pommes sans pigments. Sa toison, aussi noire que<br />

ses cheveux, <strong>de</strong>ssinait un triangle équilatéral entre ses jambes<br />

fines et sans défauts. Seul l’entour <strong>de</strong>s yeux et quelques plis aux<br />

commissures <strong>de</strong>s lèvres indiquaient que Daria allait sur ses<br />

trente ans.<br />

– 149 –


Quiconque l’aurait surprise dans cette tenue aurait été<br />

troublé par le mélange <strong>de</strong> maturité et d’adolescence que dégageait<br />

son corps, par le charme <strong>de</strong> cette association subtile dont<br />

le mon<strong>de</strong> asiatique avait le secret, conservé aussi jalousement<br />

par la Création que les cendres <strong>de</strong>s anciens empereurs au fond<br />

<strong>de</strong> leurs urnes <strong>de</strong> ja<strong>de</strong>.<br />

Daria aurait aimé que la porte s’ouvre sur Varèse, qu’il la<br />

surprenne ainsi. Elle aurait alors ouvert les bras, il l’aurait embrassé,<br />

la porte se serait refermée, et ils seraient enroulés dans<br />

les draps <strong>de</strong> satin.<br />

Seiza rouvrit les yeux, calma sa respiration et déambula le<br />

long <strong>de</strong> sa chambre pour chasser la délicieuse obsession. Ils ne<br />

s’étaient pas vus <strong>de</strong>puis longtemps : il fallait bien que son imaginaire<br />

réagisse violemment à ce brusque retour en arrière. Seiza<br />

aimait, avait toujours aimé Varèse, comme un grand frère,<br />

comme un protecteur. Comme un amant. S’il avait voulu<br />

l’accepter, elle se serait donnée à lui <strong>de</strong>puis longtemps.<br />

Elle prit son élan et se cala, en poirier, la tête sur le plancher<br />

laqué. Elle contempla le mon<strong>de</strong> à l’envers alors que les<br />

images dévalaient dans son esprit comme les grains <strong>de</strong> sable<br />

d’un sablier que l’on vient <strong>de</strong> retourner.<br />

Elle essaya d’imaginer Desportes nue mais n’y parvint pas.<br />

Elle essaya ensuite la même à la tête du conseil d’administration<br />

<strong>de</strong> Millenium. Elle n’y parvint pas plus. Elle la vit alors contre<br />

l’épaule <strong>de</strong> Varèse, abandonnée et heureuse. La scène <strong>de</strong>vint<br />

aussi réelle que s’ils se trouvaient <strong>de</strong>vant elle.<br />

Daria se remit sur les pieds et constata que Desportes et<br />

Varèse enlacés étaient toujours là, sur son lit (phosphène, obsession<br />

ou fantôme d’angle mort). La femme au physique <strong>de</strong><br />

– 150 –


petite fille accepta la fatalité en haussant les épaules une nouvelle<br />

fois.<br />

Chacune <strong>de</strong> ses images rémanentes s’était vue réalisée <strong>de</strong>puis<br />

la Révélation. Il n’y avait, dans ce cas, pas à tortiller : Varèse<br />

n’était pas pour elle, elle le savait <strong>de</strong>puis le début. Mais il<br />

n’était pas interdit d’attendre et si doux <strong>de</strong> rêver. Cette Desportes…<br />

Un point la troublait à son sujet : elle ne parvenait pas<br />

à voir l’héritière au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> son apparence immédiate, ou seule.<br />

Qu’elle place les images d’Ulysse, <strong>de</strong> Varèse ou la sienne à<br />

côté du spectre <strong>de</strong> la milliardaire, et celui-ci se matérialisait, il<br />

prenait toute sa consistance. Qu’elle les enlève un par un et<br />

l’héritière s’évaporait. Desportes était secrète, à tous les niveaux.<br />

Et la princesse avait appris à se méfier du secret, surtout<br />

lorsque celui-ci était cultivé avec un savoir-faire digne d’un<br />

maître Zen.<br />

– Peut-être suis-je trop soupçonneuse ? <strong>de</strong>manda-t-elle<br />

aux arbres géants qui montaient une gar<strong>de</strong> silencieuse, à<br />

l’extérieur.<br />

La chambre <strong>de</strong> Seiza donnait sur l’arrière <strong>de</strong> Taliesin, sur la<br />

colline que la maison recouvrait en partie et dans laquelle, en<br />

partie, elle s’enfonçait. Une aire dégagée ménageait un certain<br />

recul qui permettait <strong>de</strong> contempler… d’appréhen<strong>de</strong>r le gigantisme<br />

<strong>de</strong> l’armée <strong>de</strong> séquoias qui protégeait le domaine. L’une<br />

<strong>de</strong>s Jeeps qui les avait amenés était garée à la lisière <strong>de</strong> la forêt.<br />

Elle aurait pu aisément passer au milieu <strong>de</strong> l’arbre qui se trouvait<br />

juste <strong>de</strong>rrière elle si un tunnel avait été creusé dans son<br />

tronc.<br />

Était-elle vraiment soupçonneuse ? La jalousie qu’elle refusait<br />

d’admettre était-elle en train d’œuvrer, sournoise et pernicieuse,<br />

tel Godzilla le Fourbe grignotant les bases <strong>de</strong> l’archipel et<br />

provoquant <strong>de</strong> gigantesques tsunamis ?<br />

– 151 –


Les buts <strong>de</strong> l’héritière étaient clairs et son parcours tout<br />

tracé : les conspirateurs retenaient Oscar Tripper en otage. Desportes<br />

s’était associée à Varèse pour le sauver. L’équipe avait été<br />

réunie. L’héritière les accueillait maintenant dans son antre secret<br />

qui jouerait le rôle <strong>de</strong> base arrière pour leurs futures opérations.<br />

Seiza avait bien senti une réticence <strong>de</strong> la part <strong>de</strong> Desportes,<br />

à Mesa Ver<strong>de</strong>, lorsqu’elle avait exposé l’idée <strong>de</strong> cambrioler les<br />

cambrioleurs. Mais l’héritière était peut-être <strong>de</strong> celles qui ne<br />

réagissent qu’après coup : plus ils se rapprochaient <strong>de</strong> Taliesin<br />

plus elle semblait enthousiaste au projet <strong>de</strong> battre les conspirateurs<br />

sur leur propre terrain.<br />

C’en était <strong>de</strong>venu presque pénible <strong>de</strong> voir son impatience à<br />

se mettre au travail sans tar<strong>de</strong>r, maintenant que le spécialiste<br />

<strong>de</strong>s virus, la casseuse <strong>de</strong> co<strong>de</strong>s et le vengeur masqué étaient<br />

réunis. Seiza ne connaissait pas l’impatience. Elle avait appris<br />

du bouddhisme le détachement que la solution <strong>de</strong>s réincarnations<br />

procure à ses a<strong>de</strong>ptes. Même si elle rejetait l’espèce<br />

d’attentisme que cette fatalité impose, elle concevait la réalité<br />

comme un gros animal peureux et poilu qui s’enfuit lorsqu’on<br />

lui court après et qui vient manger dans votre main lorsqu’on<br />

sait l’attendre.<br />

Le bon, le sage, le gros Totoro en était pour elle une parfaite<br />

métaphore.<br />

Seiza ouvrit la pen<strong>de</strong>rie et se mit à fouiller à l’intérieur.<br />

Desportes lui avait alloué sa chambre <strong>de</strong> jeune fille en lui recommandant<br />

<strong>de</strong> se servir. La gar<strong>de</strong>-robe d’adolescente datait<br />

<strong>de</strong>s années soixante-dix. Une véritable mine d’or pour les exigences<br />

vestimentaires d’une fashion victim comme la petite otaku.<br />

Daria avait quitté Mesa Ver<strong>de</strong> avec sa seule robe <strong>de</strong> lin et<br />

elle comptait bien affronter le mon<strong>de</strong> dans une tenue un peu<br />

– 152 –


moins légère. Quant à son sac <strong>de</strong> voyage, elle l’avait confié à<br />

Ulysse avant qu’ils ne s’envolent.<br />

Daria Seiza ne pouvait se permettre <strong>de</strong> dévoiler à ses<br />

a<strong>de</strong>ptes qu’elle se promenait toujours avec ses papiers<br />

d’i<strong>de</strong>ntité, ses cartes <strong>de</strong> crédits et cinq mille dollars en Travellers.<br />

Ç’aurait été contredire l’image <strong>de</strong> princesse détachée <strong>de</strong>s<br />

contingences qu’elle s’appliquait à renvoyer. Depuis qu’elle organisait<br />

ces Rebel Session, la moindre <strong>de</strong> ses paroles avait valeur<br />

<strong>de</strong> prophétie. Et Seiza trouvait son nouveau déguisement<br />

<strong>de</strong> prophétesse particulièrement avantageux tant pour l’ego que<br />

pour le reste. Mais elle ne pouvait duper Ulysse et Varèse qui<br />

l’avaient connue sous d’autres atours à l’époque où elle travaillait<br />

pour la Sûreté française.<br />

Elle porta son choix sur une robe Courrèges en acrylique<br />

argenté qui s’arrêtait au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong>s genoux et sur une paire <strong>de</strong><br />

bottes en vinyle transparent qui s’arrêtaient juste en <strong>de</strong>ssous.<br />

Elle se contempla dans la glace, défit ses nattes rassemblées en<br />

macarons et laissa couler ses cheveux noirs sur ses épaules.<br />

« Un peu <strong>de</strong> rouge sur les paupières et ce sera parfait » jugea-telle<br />

en disparaissant dans la salle <strong>de</strong> bains.<br />

Elle trouva immédiatement ce qu’elle cherchait dans les<br />

vieilles affaires <strong>de</strong> maquillage <strong>de</strong> l’héritière. À croire que Desportes<br />

et Seiza auraient pu <strong>de</strong>venir copines si elles avaient fait<br />

partie du même mon<strong>de</strong> et si elles n’avaient pas aimé le même<br />

homme. Seiza surligna ses yeux aux prunelles d’un vert étincelant<br />

<strong>de</strong> <strong>de</strong>ux traits rouge cardinal.<br />

Un début d’euphorie la gagna, accéléra son cœur et tapissa<br />

sa peau soyeuse d’une fine pellicule <strong>de</strong> transpiration. Elle<br />

s’abandonna à l’accélération, à l’exaltation qui durerait encore<br />

vingt-quatre heures environ. L’outre <strong>de</strong> trompe-la-mort qu’elle<br />

avait fait circuler la veille au soir contenait un stimulant univer-<br />

– 153 –


sel dont le secret <strong>de</strong> fabrication remontait au temps <strong>de</strong>s souverains<br />

samouraïs.<br />

Seiza connaissait son métabolisme et sa réaction à cette<br />

mixture : elle savait qu’elle tiendrait jusqu’au len<strong>de</strong>main midi<br />

avant <strong>de</strong> s’écrouler pour une nuit <strong>de</strong> quarante-huit heures. Cette<br />

pério<strong>de</strong> serait ponctuée <strong>de</strong> purs moments d’exaltation comme<br />

celui-ci et <strong>de</strong> pério<strong>de</strong>s <strong>de</strong> contemplation et d’oubli pour lesquelles<br />

l’endroit irréel dans lequel ils se trouvaient conviendrait<br />

tout à fait.<br />

La vague d’euphorie retomba lentement. Seiza se fixa dans<br />

la glace et se promit d’être charitable envers l’héritière : la sortie<br />

que Desportes leur avait offerts <strong>de</strong>vant les fanas <strong>de</strong> Star Wars la<br />

ferait rentrer dans le top ten <strong>de</strong>s mythes mo<strong>de</strong>rnes, entre la dissection<br />

<strong>de</strong> Roswell et la non mort du King.<br />

L’effet provoqué par l’apparition <strong>de</strong> l’hélicoptère (Desportes<br />

l’avait appelé <strong>de</strong>puis le parking du Benny’s) et sa brusque<br />

disparition dans la tempête assureraient un avenir radieux à la<br />

princesse Seiza comme diplomate <strong>de</strong>s plans intercalaires.<br />

Elle retourna dans sa chambre pour enchaîner quelques<br />

katas empruntés à Emma Peel, histoire <strong>de</strong> tester l’élasticité <strong>de</strong><br />

ses bottes.<br />

Ils avaient pas mal été secoués jusqu’à l’Arizona à la frontière<br />

duquel la tempête se calmait. L’hélicoptère avait survolé le<br />

Grand Canyon que rosissait l’aube. Puis il était remonté vers le<br />

Nord pour faire le plein à l’héliport <strong>de</strong> Las Vegas qui cuvait une<br />

nouvelle nuit <strong>de</strong> débauches, <strong>de</strong> faillites et <strong>de</strong> rêves avortés. Ils<br />

avaient ensuite suivi une oblique parallèle à la côte Pacifique,<br />

survolé Fresno et poussé jusqu’au parc <strong>de</strong> Giant Forest. Les séquoias<br />

étaient rangés les uns à côtés <strong>de</strong>s autres, dressés vers le<br />

ciel comme <strong>de</strong>s piques dans un râtelier gigantesque.<br />

– 154 –


Desportes était assise à côté du pilote et scrutait le sol. Elle<br />

avait l’air épuisée. Ulysse, Varèse et Seiza étaient quant à eux<br />

parfaitement alertes. Ils avaient poussé la même exclamation <strong>de</strong><br />

surprise lorsque l’appareil avait survolé la <strong>de</strong>meure dont peu <strong>de</strong><br />

personnes <strong>de</strong>vaient connaître l’existence. Taliesin était apparu<br />

au détour d’une crête aussi brusquement que si les séquoias qui<br />

la cachaient une secon<strong>de</strong> auparavant s’étaient tout à coup écartés<br />

pour la dévoiler telle une parure <strong>de</strong> pierre blanche dans<br />

l’écrin bleu vert <strong>de</strong> la forêt millénaire.<br />

La maison était perchée au-<strong>de</strong>ssus du vi<strong>de</strong> sur trois niveaux.<br />

On ne voyait <strong>de</strong> la <strong>de</strong>meure que ses terrasses. Le reste<br />

s’enfonçait sous la forêt. Une casca<strong>de</strong> se jetait <strong>de</strong> la terrasse la<br />

plus basse dans le vi<strong>de</strong> <strong>de</strong> la faille plongée dans une ombre perpétuelle.<br />

– Bienvenue à Taliesin.<br />

Chacun partageait son émotion.<br />

– Wright ? avait <strong>de</strong>mandé Ulysse par-<strong>de</strong>ssus le bruit <strong>de</strong>s<br />

rotors.<br />

L’héritière avait vigoureusement hoché la tête, puis fait<br />

signe au pilote <strong>de</strong> contourner la colline. La maison avait disparu<br />

<strong>de</strong>rrière eux et la forêt <strong>de</strong> nouveau envahi le paysage. Cinq minutes<br />

plus tard ils se posaient au centre d’une clairière naturelle<br />

aménagée en héliport. Quelques personnes attendaient, <strong>de</strong>bout,<br />

à côté <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux Jeeps.<br />

À peine l’héritière avait-elle mis pied à terre qu’elle donnait<br />

ses ordres aux serviteurs <strong>de</strong> Taliesin. Ils avaient pris place à<br />

bord <strong>de</strong>s tout-terrains et traversé la portion <strong>de</strong> forêt survolée<br />

quelques minutes plus tôt.<br />

– 155 –


Desportes avait affecté une chambre à chacun. Ren<strong>de</strong>zvous<br />

avait été donné dans le salon pour le dîner. Il <strong>de</strong>vait maintenant<br />

être au moins sept heures. Seiza effectua une <strong>de</strong>rnière<br />

volte-face, se salua dans la glace et quitta sa chambre pour partir<br />

à la recherche du salon.<br />

Ce qui l’avait frappée une première fois la frappa à nouveau<br />

: elle était incapable <strong>de</strong> dire si la maison avait été creusée<br />

dans la roche <strong>de</strong> la colline ou si l’architecte avait voulu, par un<br />

habile appareillage et une non-finition volontaire, faire croire<br />

qu’elle était en partie troglodyte. Les parois étaient rugueuses,<br />

courbes et inégales.<br />

Seiza suivit un couloir et trouva le salon dans lequel attendait<br />

Varèse. Il était habillé <strong>de</strong> frais et se tenait <strong>de</strong>bout face à la<br />

verrière, les mains dans les poches. Il contemplait le panorama<br />

déroulé <strong>de</strong>vant ses yeux.<br />

La pièce était vaste et basse <strong>de</strong> plafond. Elle se prolongeait<br />

à l’extérieur par une terrasse qui donnait sur l’autre versant <strong>de</strong><br />

la faille. Les correspondances <strong>de</strong> couleurs entre la maison et le<br />

paysage avaient été établies avec soin : le rouge indien <strong>de</strong> la<br />

roche californienne était appuyé par le vert métal du plancher.<br />

Lui-même faisait écho au feuillage gris vert <strong>de</strong>s séquoias dont<br />

l’écorce était ici rappelée par les parois terre <strong>de</strong> Sienne.<br />

L’impression d’ensemble procurait un grand sentiment<br />

d’apaisement.<br />

Seiza s’approcha <strong>de</strong> Varèse sur la pointe <strong>de</strong>s bottines. Elle<br />

se colla contre son dos et lui cacha les yeux. Varèse se retourna<br />

et sourit lorsqu’il découvrit la princesse en Courrèges qui reculait<br />

en rougissant.<br />

– Tu es en beauté, Daria. Le messianisme te réussit.<br />

– 156 –


Elle répondit par un sourire coquet et se laissa tomber dans<br />

un fauteuil <strong>de</strong> cuir rouge en accord avec son mascara.<br />

– Tu as dormi ? lui <strong>de</strong>manda-t-elle.<br />

– Avec ton truc…<br />

– Le trompe-la-mort.<br />

– Je ne veux pas savoir ce qu’il y a <strong>de</strong>dans. Mais pour<br />

l’instant, tout va bien. Je n’ai pas besoin <strong>de</strong> dormir. Merci.<br />

– Rien d’illégal, se défendit Seiza.<br />

Varèse s’accroupit <strong>de</strong>vant un petit meuble qui faisait office<br />

<strong>de</strong> bar et fouilla à l’intérieur.<br />

– Mouais… en attendant, voyons ce que Ma<strong>de</strong>moiselle<br />

Desportes a <strong>de</strong> légal à nous proposer.<br />

Il trouva son bonheur et extirpa une bonbonne pleine d’un<br />

liqui<strong>de</strong> épais et vert pistache.<br />

– Liqueur <strong>de</strong> sapin, lut-il sur l’étiquette. Ça nous ai<strong>de</strong>ra à<br />

attendre les autres.<br />

Il remplit <strong>de</strong>ux verres et tendit le sien à Seiza qui compara<br />

sa couleur avec celle du plancher. Elle goûta le breuvage avec<br />

une mine <strong>de</strong> chatte soupçonneuse.<br />

– Étrange.<br />

Varèse s’était assis dans un fauteuil jumeau et la regardait<br />

en silence. La Japonaise avala une gorgée du bout <strong>de</strong>s lèvres.<br />

– 157 –


– Qu’est-ce que tu penses <strong>de</strong> Desportes ? lança-t-elle du tac<br />

au tac.<br />

Un petit sourire retroussa les lèvres <strong>de</strong> l’ancien agent.<br />

– Enfant gâtée. Supporte bien les épreuves que la vie nous<br />

impose.<br />

– Tu as confiance en elle ?<br />

Le regard <strong>de</strong> Varèse se fit perçant puis s’éloigna, comme s’il<br />

cherchait à faire le point.<br />

– J’ai voulu la tuer, dans un premier temps.<br />

– Tu regrettes <strong>de</strong> ne pas l’avoir fait ?<br />

Difficile d’être plus direct que Seiza quand elle s’y mettait.<br />

– La question ne se pose plus. Pour l’instant.<br />

Varèse décida que c’était à son tour d’aller droit au but.<br />

– Est-ce qu’Ulysse est mala<strong>de</strong> ?<br />

Seiza n’hésita qu’une secon<strong>de</strong>.<br />

– Cancer généralisé. Les toubibs lui ont donné six mois il y<br />

a un an.<br />

– Mer<strong>de</strong>, laissa tomber Varèse en cherchant aussitôt son<br />

paquet <strong>de</strong> Gauloises.<br />

Il le trouva, s’alluma une cibiche et la fuma pensivement en<br />

contemplant la ligne <strong>de</strong> séquoias perchés au-<strong>de</strong>ssus du vi<strong>de</strong>.<br />

– 158 –


– C’est lui qui te l’a dit ? <strong>de</strong>manda-t-il à Seiza sans se retourner.<br />

– Tu le connais, il n’en parlera pas. Non, je l’ai appris par le<br />

Réseau. Un moteur <strong>de</strong> recherche a sorti un <strong>de</strong> ses noms<br />

d’emprunts du fichier <strong>de</strong> la sécurité sociale américaine. On m’a<br />

tout <strong>de</strong> suite mise au courant.<br />

« Quelle ironie » songea Varèse. « Le plus grand spécialiste<br />

<strong>de</strong>s virus informatiques rongé par les métastases. »<br />

Le vieux pirate choisit ce moment pour apparaître dans son<br />

éternel costume mal taillé. Son visage amaigri avait retrouvé<br />

quelques couleurs.<br />

– Comment vas-tu ? ne put s’empêcher <strong>de</strong> <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r<br />

l’ancien agent.<br />

– Mieux que jamais, répliqua le pirate pimpant. (Il remarqua<br />

la Gauloise que tenait Varèse.) Tu fumes encore ces saloperies<br />

? Tu comptes y passer avant moi ?<br />

Varèse ne sut quoi répondre. Ulysse rebondit vers Seiza :<br />

– Je ne sais pas ce qu’il y avait dans ton truc, Daria, mais je<br />

me sens dans une forme olympique.<br />

– Rien d’illégal, le rassura Varèse. Nous en sommes à la liqueur<br />

<strong>de</strong> sapin. Tu suis ?<br />

– Peste ! Ce soir, nous nous attaquons aux maîtres du<br />

mon<strong>de</strong>, n’est-ce pas ? Et nous serons quatre ? J’en connais<br />

d’autres qui carburaient au Beaugency avant <strong>de</strong> brandir leur<br />

rapière !<br />

– Les tortues ninja ? essaya Seiza.<br />

– 159 –


Ulysse fronça les sourcils <strong>de</strong>vant cette preuve flagrante du<br />

phénomène d’acculturation qui affectait les trentenaires du<br />

nouveau millénaire.<br />

L’héritière apparut, le pas mal assuré et se frottant les<br />

yeux. Elle s’affala dans le canapé à côté d’Ulysse et posa un œil<br />

vi<strong>de</strong> sur la bouteille puis sur la petite équipe qui avait l’air aussi<br />

fraîche qu’elle se sentait vasouillar<strong>de</strong>. Elle avait le plus grand<br />

mal à mettre <strong>de</strong>s mots sur les gens et les objets qui<br />

l’entouraient. Elle reconnut la bouteille et ce qu’elle contenait.<br />

– Vous n’arrêtez donc jamais ? parvint-elle à articuler<br />

après <strong>de</strong>ux tentatives <strong>de</strong> recoiffage et <strong>de</strong>ux abandons.<br />

Desportes portait une chemise lâche qui lui <strong>de</strong>scendait jusqu’aux<br />

genoux. Elle les frotta l’un contre l’autre en bâillant à<br />

s’en décrocher les mâchoires. Varèse lui tendit un verre.<br />

– Du moment que ça réveille… convint-elle, fataliste.<br />

Ils étaient quatre. Le soleil se couchait <strong>de</strong>rrière la crête. Le<br />

ciel jouait une harmonie mauve, rouge, et bleue. Les Taupes<br />

levèrent leurs verres et trinquèrent, Ulysse déclamant avec une<br />

voix <strong>de</strong> basse :<br />

– Tout pour nous…<br />

– … rien pour eux ! complétèrent Varèse et Seiza.<br />

Desportes se contenta <strong>de</strong> maugréer avant d’avaler son<br />

verre cul sec.<br />

– C’est donc ici que vous avez grandi ?<br />

*<br />

– 160 –


– À partir <strong>de</strong> l’âge <strong>de</strong> dix ans, une fois ma mère disparue<br />

dans la nature. Taliesin était le secret <strong>de</strong> mon père.<br />

Le vieux pirate féru d’architecture remplit à nouveau les<br />

verres en commençant par les dames.<br />

– Wright n’en a bien construit que quatre ? <strong>de</strong>manda-t-il. Il<br />

a fini avec Taliesin Ouest, d’après mes souvenirs.<br />

– Cinq. Il a construit celui-là pendant la secon<strong>de</strong> guerre.<br />

Vous connaissez l’histoire… l’histoire <strong>de</strong>s Taliesin ? (Seiza et<br />

Varèse ne la connaissaient pas.) L’architecte a toujours mis ses<br />

œuvres d’art sur le même plan que les femmes qui ont marqué<br />

sa vie. À chaque Taliesin correspond une histoire d’amour, une<br />

femme aimée puis abandonnée.<br />

– Original, jugea Seiza.<br />

– L’une d’elles a d’ailleurs péri dans l’incendie du premier<br />

Taliesin, compléta Ulysse.<br />

– Il a <strong>de</strong>ssiné cet endroit, à la fin <strong>de</strong> sa vie, alors qu’il vivait<br />

seul, reprit Desportes. Il pensait trouver l’amour une fois la<br />

<strong>de</strong>rnière pierre posée.<br />

– Et il l’a trouvé ? <strong>de</strong>manda Seiza, terriblement romantique.<br />

– Peut-être. Peut-être pas, laissa tomber l’héritière en<br />

fixant Varèse.<br />

Ce <strong>de</strong>rnier décida qu’il valait mieux changer <strong>de</strong> sujet.<br />

– Est ce que les ravisseurs se sont manifestés ?<br />

– 161 –


Il se doutait bien qu’à peine arrivée ici l’héritière consulterait<br />

sa boîte confi<strong>de</strong>ntielle.<br />

– Un second cliché a été envoyé, répondit-elle d’une voix<br />

neutre. Oscar exhibe la une du Times datée du 5 décembre.<br />

– Mer<strong>de</strong> ! s’exclama Seiza. Et vous nous dites ça le plus<br />

calmement du mon<strong>de</strong> ?<br />

– Vous voudriez peut-être que je le per<strong>de</strong>, mon calme, que<br />

je me présente chez CNN pour annoncer que le vice-prési<strong>de</strong>nt<br />

<strong>de</strong> Millenium est retenu en otage ?<br />

Elle lança un regard appuyé à Varèse qui avait eu<br />

l’initiative <strong>de</strong> l’anonymat dont elle lui était maintenant reconnaissante.<br />

– Personne ne risque <strong>de</strong> révéler votre présence à Taliesin ?<br />

s’assura-t-il.<br />

– Les serviteurs sont sûrs. Le pilote d’hélico peut-être<br />

moins, mais j’ai augmenté ses gages. Ça <strong>de</strong>vrait lui faire tenir sa<br />

langue le temps qu’il faudra pour régler cette affaire.<br />

Seiza s’agitait sur son fauteuil sans quitter l’héritière <strong>de</strong>s<br />

yeux. Varèse et Ulysse surveillaient son manège : ils savaient<br />

que cette agitation annonçait un <strong>de</strong> ces éclats imprévisibles dont<br />

la jeune prodige était frian<strong>de</strong>. Ils n’eurent pas à attendre très<br />

longtemps.<br />

– Régler cette affaire ? s’exclama Seiza. Comme vous y allez<br />

! Vous traitiez les licenciements en masse avec autant <strong>de</strong> désinvolture<br />

?<br />

Varèse et Ulysse se mirent immédiatement en retrait pour<br />

voir comment Desportes se dépêtrait <strong>de</strong> l’attaque inexplicable.<br />

– 162 –


– Citez-moi une action humainement contestable entreprise<br />

par Millenium <strong>de</strong>puis sa création, répondit l’héritière avec<br />

le ton que Varèse lui avait déjà entendu prendre dans la galerie<br />

<strong>de</strong>s glaces, face à la journaliste agressive.<br />

Le cheval <strong>de</strong> bataille <strong>de</strong> Desportes était le mieux-vivre dans<br />

l’entreprise, celui <strong>de</strong> Seiza la critique <strong>de</strong>s trusts aux soi-disant<br />

soucis humanitaires. Mais la Japonaise <strong>de</strong>vait bien avouer que<br />

son éclat était purement gratuit, et qu’elle s’était emportée juste<br />

pour le plaisir <strong>de</strong> griffer du vi<strong>de</strong>. Millenium avait toujours été<br />

entourée d’une aura légendaire dans le milieu pourtant impitoyable<br />

<strong>de</strong>s ragoteurs <strong>de</strong> la Toile.<br />

La réus<strong>site</strong> industrielle du groupe était indéniable, les métho<strong>de</strong>s<br />

économiques n’avaient jamais rien eu <strong>de</strong> contestable, et<br />

tous ceux qui avaient travaillé pour Desportes et Fille (dans le<br />

secteur <strong>de</strong> l’électronique) n’avaient pu que louer l’ouverture<br />

d’esprit <strong>de</strong> l’une et les capacités d’innovation <strong>de</strong> l’autre. Même si<br />

Millenium avait été forcée <strong>de</strong> licencier lors <strong>de</strong> sa pério<strong>de</strong> sombre<br />

juste avant son inexplicable résurrection survenue en 1996 aucune<br />

<strong>de</strong> ses actions ne pouvait, en effet, être jugée humainement<br />

contestable.<br />

– Vous avez raison, je retire ce que j’ai dit, laissa tomber<br />

Seiza subitement re<strong>de</strong>venue calme, alors que la sagesse orientale<br />

lui murmurait à l’oreille : griffer le vi<strong>de</strong> autour <strong>de</strong> son ennemi<br />

c’est griffer un peu l’ennemi lui-même.<br />

Desportes aurait volontiers brisé la nuque <strong>de</strong> cette petite<br />

garce, mais elle accepta la victoire par abandon. L’ancien chef<br />

d’équipe <strong>de</strong>s Taupes se leva, tapa dans ses mains et lança :<br />

– Il serait peut-être temps <strong>de</strong> nous mettre au travail. Vous<br />

vous souvenez <strong>de</strong> la métho<strong>de</strong> ? Spéculation. Anticipa-<br />

– 163 –


tion. L’objectif est <strong>de</strong> trouver le lien qui relie les conspirateurs<br />

au bug <strong>de</strong> l’an 2000. Rappel <strong>de</strong>s faits.<br />

– Tout est sur le cd-rom que je possè<strong>de</strong>, essaya Desportes.<br />

Plus les informations <strong>de</strong> Seiza.<br />

– Tchernobyl, vol 800, centrale <strong>de</strong> Kokura, énuméra Varèse.<br />

– Kokura ? C’était eux ? s’étonna la jeune Nippone à qui<br />

l’information avait échappé.<br />

– L’acci<strong>de</strong>nt remonte à juillet <strong>de</strong>rnier, reprit l’héritière. Il<br />

faut craindre que d’autres cibles aient été choisies entre-temps.<br />

– J’ai entendu parler <strong>de</strong> petits ennuis connus par<br />

l’aéronavale américaine, avança Seiza. Il faudrait peut-être<br />

chercher <strong>de</strong> ce côté-là.<br />

– Nous <strong>de</strong>vons définir leur moyen d’action, avança Ulysse<br />

pour qui le temps était plus précieux que pour les autres. Ils sabotent<br />

les systèmes embarqués, c’est un fait. (Il se tourna vers<br />

Desportes.) Et les puces Millenium jouent le rôle <strong>de</strong> bouc émissaire…<br />

Jusqu’où votre enquête vous a-t-elle menée lorsque vous<br />

avez appris que la technologie <strong>de</strong> votre père était mise en<br />

cause ?<br />

– Pas très loin, répondit-elle. Je pensais mettre les ingénieurs<br />

<strong>de</strong> Millenium sur le coup en rentrant <strong>de</strong> Paris. (Elle se<br />

leva et déambula <strong>de</strong>vant la verrière.) Ce que je sais à propos <strong>de</strong><br />

ces puces tient en peu <strong>de</strong> mots. François Desportes a été un <strong>de</strong>s<br />

premiers à s’inquiéter du problème <strong>de</strong> l’Y2K. Le programme <strong>de</strong><br />

conversion <strong>de</strong>s puces a été lancé avant son acci<strong>de</strong>nt, en 95. Je<br />

l’ai continué, bien sûr, lorsque j’ai pris la tête <strong>de</strong> Millenium.<br />

– En quoi consistait ce programme ? <strong>de</strong>manda Seiza.<br />

– 164 –


– Il s’agissait <strong>de</strong> lister les équipements concernés, <strong>de</strong> repérer<br />

les puces et <strong>de</strong> <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r aux programmeurs qui avaient<br />

travaillé <strong>de</strong>ssus d’adapter les anciennes lignes <strong>de</strong> co<strong>de</strong> pour passer<br />

l’an 2000. Vous savez, le problème est que les dates ont été<br />

codées sur <strong>de</strong>ux caractères au lieu <strong>de</strong> quatre pour gagner <strong>de</strong> la<br />

mémoire. Les systèmes passant en zéro-zéro se croient revenus<br />

en 1900…<br />

– … et plantent. On connaît ça par cœur, intervint Ulysse<br />

pensif.<br />

Varèse était un peu perdu. Il revint sur le début <strong>de</strong> la réponse<br />

<strong>de</strong> Desportes.<br />

– Des lignes <strong>de</strong> co<strong>de</strong> ? <strong>de</strong>manda-t-il. Ce ne serait donc pas<br />

un problème matériel ?<br />

– Un matériel est toujours accompagné d’un logiciel, expliqua<br />

Seiza. Si nous partons du principe qu’un virus a été utilisé<br />

pour saboter les équipements (elle consulta Ulysse du regard<br />

qui confirma d’un hochement <strong>de</strong> tête), ce virus n’a pas détruit<br />

les puces à coups <strong>de</strong> hache mais a réécrit les lignes <strong>de</strong> co<strong>de</strong>s qui<br />

le pilotaient pour provoquer la panne. (Elle se tourna vers Desportes.)<br />

Ces lignes ont pourtant été revues au cas par cas ?<br />

– Seulement cinq ingénieurs en étaient responsables, confirma<br />

l’héritière. Trois d’entre eux travaillaient encore chez Millenium<br />

lorsque le programme <strong>de</strong> conversion a été lancé. Un<br />

autre s’était installé dans le Sud <strong>de</strong> la France. C’est étrange…<br />

maintenant que j’y pense, le cinquième a disparu une fois les<br />

corrections effectuées.<br />

– Disparu ? interrogea Ulysse.<br />

– 165 –


– Un type bizarre… Un ancien universitaire, un peu activiste,<br />

qui a tout plaqué du jour au len<strong>de</strong>main. Il s’est volatilisé.<br />

Nous avons engagé plusieurs détectives pour retrouver sa trace.<br />

Ils ont tous échoués.<br />

– Passons, évacua Varèse. Les cinq ingénieurs ont donc<br />

réécrit leurs lignes et corrigé le problème ?<br />

– Exactement. Ils ont abattu un travail formidable et il n’a<br />

pas fallu plus d’un an pour mener à bien le programme <strong>de</strong> conversion.<br />

L’ensemble <strong>de</strong>s systèmes embarqués et équipés par la<br />

puce Millenium passait l’an 2000 au premier janvier 1996, 747<br />

<strong>de</strong> la TWA compris.<br />

– Nous savions déjà que ces acci<strong>de</strong>nts n’avaient rien…<br />

d’acci<strong>de</strong>ntel, grogna Seiza. On tourne en rond.<br />

– Nous ne tournons pas en rond, contesta Ulysse. Nous <strong>de</strong>vons<br />

suivre la même réflexion qu’eux. Mettons-nous à leur<br />

place.<br />

– Okay. (Desportes posa son verre et écarta les bras.) Je<br />

suis un conspirateur. Les lignes <strong>de</strong> co<strong>de</strong> qui pilotent la puce sont<br />

perdues dans <strong>de</strong>s millions d’autres lignes pilotant <strong>de</strong>s milliers<br />

d’autres éléments. Je balance un virus là-<strong>de</strong>dans en lui donnant<br />

pour mission <strong>de</strong> trouver l’horloge et <strong>de</strong> lui faire sauter l’an<br />

2000. Bon courage.<br />

– Parce qu’en plus, les différentes lignes <strong>de</strong> co<strong>de</strong>s ne se distinguent<br />

pas les unes <strong>de</strong>s autres ? <strong>de</strong>manda Varèse.<br />

Seiza poussa un cri aigu. Tout le mon<strong>de</strong> se tourna vers elle.<br />

– Bien sûr ! s’exclama-t-elle. Les lignes qui pilotent la puce<br />

sont perdues dans <strong>de</strong>s millions <strong>de</strong> lignes <strong>de</strong> co<strong>de</strong>s pilotant <strong>de</strong>s<br />

milliers d’autres éléments !<br />

– 166 –


Seiza reprenait mot pour mot la démonstration <strong>de</strong> Desportes<br />

qui se permit donc d’ajouter :<br />

– C’est bien pour ça que nous avons travaillé avec les ingénieurs<br />

qui étaient responsables <strong>de</strong> ces lignes <strong>de</strong> co<strong>de</strong>s en particulier.<br />

– Pourquoi ? <strong>de</strong>manda Varèse qui insistait pour comprendre.<br />

Seiza se leva d’un bond et expliqua, en partie avec les<br />

mains.<br />

– Ces fragments <strong>de</strong> lignes <strong>de</strong> co<strong>de</strong>s, il faut bien les retrouver<br />

quand il s’agit <strong>de</strong> les retravailler. Et tu sais ce qu’ont<br />

l’habitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> faire les ingénieurs qui apportent leurs petites<br />

pierres au gigantesque édifice que représente un logiciel ? (Varèse<br />

haussa les épaules.) Ils les signent, leurs petites pierres,<br />

pour les retrouver plus tard, si on leur <strong>de</strong>man<strong>de</strong>.<br />

Ulysse prit le relais et se mit à expliquer, lui aussi, par<br />

gestes :<br />

– Imaginons maintenant un virus niché dans le logiciel général<br />

et déclenché à distance, ce qui a dû être le cas pour le<br />

Boeing et la centrale <strong>de</strong> Kokura. (Il emprisonna l’air entre ses<br />

mains fermées.) Le virus est activé. (Il ouvrit les mains.) Il a<br />

pour mission <strong>de</strong> trouver les lignes <strong>de</strong> co<strong>de</strong>s pilotant les puces<br />

Millenium (<strong>de</strong>ux araignées s’agitèrent au bout <strong>de</strong> ses poignets),<br />

<strong>de</strong> réécrire ces lignes en particulier pour faire sauter la puce<br />

<strong>de</strong>rrière le mur <strong>de</strong> l’an 2000.<br />

Varèse imaginait en effet assez bien une scolopendre galopant<br />

dans un labyrinthe <strong>de</strong> cuivre et <strong>de</strong> métal rare.<br />

– 167 –


– Mais pour trouver ces lignes <strong>de</strong> co<strong>de</strong>s au milieu <strong>de</strong> toutes<br />

les autres, il a besoin <strong>de</strong> la signature <strong>de</strong> ceux qui les ont écrites.<br />

– Une signature qu’il ne trouvera pas à moins <strong>de</strong> la connaître,<br />

reprit Seiza. Car nos amis ingénieurs ont l’habitu<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

signer avec le nom <strong>de</strong> leur chien ou <strong>de</strong> leur première petite copine.<br />

– Vous confirmez ? <strong>de</strong>manda Varèse à l’héritière.<br />

– Oui.<br />

– Il faut donc que les conspirateurs aient directement contacté<br />

les ingénieurs et les aient impliqués dans le projet, <strong>de</strong> gré<br />

ou <strong>de</strong> force ? continua-t-il.<br />

Ulysse hocha vigoureusement la tête :<br />

– Sinon, ils travaillaient en aveugle, acquiesça le pirate. Et<br />

on a pu constater la précision quasiment chirurgicale avec laquelle<br />

ils ont opéré. Je crois qu’avec ces cinq hommes nous tenons<br />

cinq maillons <strong>de</strong> la chaîne qui relie Y2K aux conspirateurs.<br />

Ils ont forcément été contactés par ceux que nous recherchons.<br />

– Il faut que je consulte le fichier du personnel pour retrouver<br />

leurs coordonnées, se hâta d’avancer Desportes.<br />

Elle disparut et revint près d’une <strong>de</strong>mi-heure plus tard. Elle<br />

était <strong>de</strong>venue très pâle et respirait avec difficulté. Elle regarda<br />

les trois équipiers un à un.<br />

– Alors ? <strong>de</strong>manda Varèse.<br />

– J’ai… J’ai appelé le chef du personnel. Le premier ingénieur…<br />

(Elle passa une main tremblante dans ses cheveux.) Il<br />

s’est tué dans un acci<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> voiture. Le second s’est suicidé. Le<br />

– 168 –


troisième a été victime d’un épiso<strong>de</strong> <strong>de</strong>… <strong>de</strong> la guerre <strong>de</strong>s gangs,<br />

à Los Angeles. Le quatrième a fait un arrêt cardiaque.<br />

Daria Seiza courba le buste vers elle, les mains toujours sur<br />

les hanches.<br />

– Vous êtes en train <strong>de</strong> nous dire que les seules personnes<br />

pouvant permettre au virus <strong>de</strong>s conspirateurs <strong>de</strong> causer ces ravages<br />

sont mortes juste après que votre programme <strong>de</strong> conversion<br />

ait été bouclé ? (Desportes hocha la tête en fixant le plancher.)<br />

Et c’est maintenant que vous vous en ren<strong>de</strong>z compte ? !<br />

– Vas-y mollo, princesse, la calma Varèse.<br />

Ulysse affichait une mine soucieuse. Desportes voyait à<br />

nouveau la mort assise à côté d’elle. Seiza avait l’air furieuse.<br />

– On dirait que les conspirateurs ne font pas dans la <strong>de</strong>ntelle,<br />

marmonna Uysse.<br />

– Ça on le savait déjà, râla Seiza.<br />

Elle marcha à pas comptés jusqu’au trumeau <strong>de</strong> la cheminée<br />

sur lequel étaient posées <strong>de</strong> vieilles photos encadrées. Françoise<br />

Desportes à dix ans, sur ses skis. À quinze ans en jeannette.<br />

François Desportes enlaçant sa fille, tous <strong>de</strong>ux riant face à<br />

l’objectif.<br />

– Les conspirateurs doivent chercher le cinquième ingénieur<br />

s’ils ne l’ont déjà trouvé, continua Varèse. Nous n’avons<br />

plus qu’à le trouver avant eux.<br />

– Je vous ai dit qu’il avait disparu, rappela Desportes.<br />

Voir les Taupes spéculer à la vitesse <strong>de</strong> la lumière lui faisait<br />

appréhen<strong>de</strong>r le moment où ils passeraient à l’action. Et pour<br />

– 169 –


l’instant, l’héritière ne se sentait pas la force <strong>de</strong> courir un triathlon<br />

avec une fusée accrochée dans le dos.<br />

– Personne ne disparaît jamais vraiment, philosopha Varèse.<br />

Hein Ulysse ? Hein Daria ?<br />

Ulysse confirma. Seiza regarda ailleurs.<br />

– Hein Daria ! ! ! appuya Varèse.<br />

– C’est ça, maugréa-t-elle.<br />

Bien sûr, ils allaient retrouver en moins <strong>de</strong> trois semaines<br />

cet homme qui avait disparu dans la nature <strong>de</strong>puis près <strong>de</strong> cinq<br />

ans… Desportes se resservit un verre <strong>de</strong> liqueur <strong>de</strong> sapin.<br />

– Eh !<br />

*<br />

Le secrétaire d’État à la Sécurité intérieure du Japon eut du<br />

mal à soulever ses paupières sous l’effet du narcotique qui<br />

l’avait assommé. Elles étaient en plomb, et la nuit qui l’entourait<br />

en fer. Il se laissa sombrer à nouveau. L’homme qui essayait <strong>de</strong><br />

le réveiller poussa un soupir exaspéré et le gifla violemment. Le<br />

secrétaire suffoqua sous le choc mais ouvrit cette fois les yeux<br />

en grand. Il eut le réflexe <strong>de</strong> porter une main à sa joue enflammée<br />

et découvrit que ses bras étaient attachés le long <strong>de</strong> son<br />

corps.<br />

Il regarda ses genoux, autour <strong>de</strong> lui, l’homme qui le regardait<br />

en souriant, essayant <strong>de</strong> comprendre ce qui était en train <strong>de</strong><br />

lui arriver. Le type qui venait <strong>de</strong> le gifler était européen. Il portait<br />

une tenue intégrale, sombre, qui le recouvrait <strong>de</strong>s pieds à la<br />

tête comme ces mécanos sur les stands <strong>de</strong> courses <strong>de</strong> voitures.<br />

Les hallucinations provoquées par la drogue rendaient son vi-<br />

– 170 –


sage flou. Mais le secrétaire parvint à discerner <strong>de</strong>s traits parfaitement<br />

anodins, passe-partout. Hormis les yeux, peut-être. Où<br />

avait-il déjà rencontré cette expression ? Il laissa retomber ses<br />

paupières, trop lour<strong>de</strong>s.<br />

– Eh ! On ne va pas se quitter maintenant ? On n’a même<br />

pas été présentés.<br />

L’homme le gifla à nouveau. Le secrétaire sentit le sang<br />

couler le long <strong>de</strong> ses lèvres. Il regarda <strong>de</strong>rrière l’inconnu, au<strong>de</strong>ssus<br />

<strong>de</strong> lui. Il se trouvait dans un conduit haut <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux mètres<br />

au fond duquel coulait une eau poisseuse et nauséabon<strong>de</strong>. Des<br />

veilleuses l’éclairaient <strong>de</strong> place en place. Un corridor s’ouvrait<br />

sur la droite et se perdait dans une ombre profon<strong>de</strong>. Le secrétaire<br />

crut voir y clignoter une multitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> paires d’yeux jaunes<br />

et minuscules. Une échelle grimpait vers la surface. Une indication<br />

au pochoir indiquait le nom <strong>de</strong> sa rue et le numéro <strong>de</strong> sa<br />

rési<strong>de</strong>nce.<br />

Les souvenirs revinrent petit à petit. Ils venaient <strong>de</strong> dîner.<br />

Il regardait la télévision avec sa femme et son fils. Quelqu’un<br />

avait sonné. Sa maison était surveillée en permanence par <strong>de</strong>ux<br />

agents <strong>de</strong> la police <strong>de</strong> Tokyo. Ils ne laissaient passer que les personnes<br />

montrant patte blanche. Il avait été ouvrir et était tombé<br />

sur cet homme qui lui avait aspergé le visage avec une bombe<br />

<strong>de</strong>… sûrement du Somnax. Il sentit sa langue se gonfler au souvenir<br />

<strong>de</strong> la sensation atroce. Après, le noir.<br />

Le secrétaire s’agita sur sa chaise. Il était fermement ligoté.<br />

Les vapeurs du somnifère commencèrent à se dissiper et il put<br />

enfin fixer son esprit sur <strong>de</strong>s pensées cohérentes.<br />

– Que voulez-vous ? parvint-il à articuler. De l’argent ?<br />

L’homme ne réagit pas. Le secrétaire considéra à nouveau<br />

l’antichambre <strong>de</strong> l’enfer dans laquelle il avait été emmené. Il<br />

– 171 –


<strong>de</strong>vait se trouver dans l’égout principal qui passait juste en <strong>de</strong>ssous<br />

<strong>de</strong> chez lui. La panique commença à l’envahir.<br />

– Sachez que je n’ai rien contre les bouffeurs <strong>de</strong> sushis,<br />

mais ceux qui m’ont <strong>de</strong>mandé <strong>de</strong> vous réserver ce traitement <strong>de</strong><br />

faveur ont tenu absolument à ce que vous sachiez pourquoi tout<br />

ceci (il montra les parois ruisselantes d’un geste las)… <strong>de</strong>vait<br />

arriver.<br />

Le secrétaire se rappela <strong>de</strong> l’homme sur le visage duquel il<br />

avait déjà vu cette expression <strong>de</strong> froi<strong>de</strong> désinvolture, ce détachement<br />

apparent pour les choses <strong>de</strong> ce mon<strong>de</strong> : le gourou<br />

obèse <strong>de</strong> la secte Aoun avait la même bonhomie placi<strong>de</strong> lorsqu’il<br />

exposait le plan mis au point par ses soins pour mettre fin au<br />

genre humain. Cet homme travaillait-il pour les fanatiques ?<br />

Non. Chefs <strong>de</strong> sectes ou yakusas lui auraient envoyés un tueur<br />

japonais, pas un Européen.<br />

– Je trouve le souci <strong>de</strong> transparence <strong>de</strong> mes commanditaires<br />

admirable, continua l’homme, quand on sait que c’est un<br />

cas <strong>de</strong> traîtrise qui doit être réglé.<br />

Le secrétaire comprit. Il aurait pu hurler, appeler à l’ai<strong>de</strong>,<br />

se débattre. Il resta silencieux et ne bougea pas : les conspirateurs<br />

l’avaient condamné, il était perdu.<br />

– C’est donc vous.<br />

L’homme <strong>de</strong> mains utilisé par les 8 avait l’air tellement<br />

commun.<br />

– C’est donc moi, confirma-t-il. Celui qui abat la sale besogne.<br />

Inutile d’offrir <strong>de</strong> l’argent à cet homme, ni d’essayer <strong>de</strong> le<br />

gagner à une cause plus noble qu’un casse sanglant à l’échelle<br />

– 172 –


planétaire. Le tueur avait sciemment installé le virus dans le<br />

système <strong>de</strong> refroidissement <strong>de</strong> la centrale <strong>de</strong> Kokura. Il aurait sa<br />

part du magot, ce qui représentait bien plus que tout ce que le<br />

secrétaire pouvait lui offrir, avec en sus la jouissance qu’il ressentait<br />

à exécuter chacun <strong>de</strong> ses forfaits.<br />

– Programme <strong>de</strong> la soirée. Je vous abandonne à votre triste<br />

sort, puis je remonte à la surface (il indiqua l’échelle avec<br />

l’in<strong>de</strong>x), j’injecte mon virus dans votre machine (il brandit une<br />

disquette noire) et je la laisse travailler pendant que je m’amuse<br />

avec votre femme et votre bambin qui doivent dormir profondément<br />

<strong>de</strong>vant la télévision.<br />

La terreur se réveilla dans le cœur du secrétaire à l’idée <strong>de</strong><br />

ce que ce monstre pouvait faire subir à ses proches.<br />

– Ces programmes familiaux <strong>de</strong> première partie <strong>de</strong> soirée<br />

sont tellement assommants.<br />

– Je vous en prie… Laissez-les…<br />

L’autre se pencha.<br />

– J’ai comme point d’honneur <strong>de</strong> toujours m’offrir un petit<br />

extra après une bonne journée <strong>de</strong> travail.<br />

Le secrétaire se mit à pleurer et à maudire intérieurement<br />

les dieux qu’il avait toujours honorés.<br />

– Il est temps d’en finir à ce que je vois, grogna le tueur.<br />

Vous ne voulez vraiment pas que je vous éclaire sur votre avenir<br />

proche ?<br />

Le secrétaire pleurait et n’écoutait plus. Le bourreau coinça<br />

une pilule dans la bouche <strong>de</strong> sa victime et la lui fit avaler <strong>de</strong><br />

force.<br />

– 173 –


– Pour la douleur.<br />

Le secrétaire sentit un picotement l’envahir <strong>de</strong>s pieds à la<br />

tête. Le tueur exhiba un cran d’arrêt, sortit la lame d’un coup <strong>de</strong><br />

pouce, attrapa la langue du secrétaire et la trancha net pour la<br />

jeter dans le ruisseau fangeux.<br />

– Pour les cris.<br />

Le secrétaire essayait <strong>de</strong> hurler mais il n’y arrivait pas. Il<br />

sentait sa bouche, vi<strong>de</strong>, se remplir d’un liqui<strong>de</strong> épais. La douleur<br />

était diffuse, lointaine Il ne parvenait pas à comprendre ce qui<br />

était en train <strong>de</strong> lui arriver. Le tueur se pencha vers lui et murmura<br />

à son oreille :<br />

– Ma prestation s’arrête ici. Je vous abandonne aux petits<br />

amis à poils et à pattes qui réclament leur part du festin.<br />

Le secrétaire remarqua <strong>de</strong>s formes grises glisser le long du<br />

tunnel. Les paires d’yeux s’étaient multipliées dans le boyau sur<br />

sa droite et ressemblaient à une ville, <strong>de</strong> nuit, vue <strong>de</strong>puis le haut<br />

d’une montagne.<br />

– Je crains que vous n’ayez atteint votre date critique un<br />

peu plus tôt que les autres, lâcha l’homme <strong>de</strong> mains en embrassant<br />

le secrétaire sur ses <strong>de</strong>ux joues ruisselantes <strong>de</strong> larmes et <strong>de</strong><br />

sang.<br />

Il grimpa à l’échelle et disparut à la vue du secrétaire. Le<br />

petit homme emprisonné sur sa chaise implora la folie, mais il<br />

ne l’obtint pas. Il était parfaitement conscient lorsque le rat le<br />

plus téméraire donna le signal <strong>de</strong> la curée et sauta vers sa gorge<br />

pour se repaître du morceau <strong>de</strong> choix que l’homme en noir leur<br />

avait, dans sa très gran<strong>de</strong> bonté, abandonné.<br />

– 174 –


*<br />

Daria Seiza travaillait <strong>de</strong>puis plus <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux heures sur<br />

l’ordinateur <strong>de</strong> Françoise Desportes, dans l’ancien bureau <strong>de</strong><br />

son père. La pièce était aussi vaste que le salon. Elle était décorée<br />

avec le même soin que le reste du bâtiment. Un magnifique<br />

bureau <strong>de</strong> palissandre trônait <strong>de</strong>vant une verrière ouverte sur le<br />

paysage immuable. La nuit était tombée <strong>de</strong>puis longtemps déjà.<br />

La Japonaise traquait le cinquième ingénieur sur la Toile<br />

comme un détective traquant un assassin dans une ville gigantesque.<br />

Le Réseau n’était pour elle rien d’autre qu’une enveloppe<br />

supplémentaire recouvrant le mon<strong>de</strong>, au même titre que<br />

l’atmosphère ou les champs électromagnétiques. Elle s’y sentait<br />

aussi à l’aise que dans la forêt <strong>de</strong> séquoias dont les flux <strong>de</strong> force<br />

pure aiguisaient ses sens <strong>de</strong>puis qu’ils s’étaient installés à Taliesin<br />

Cinq.<br />

« Le plus jeune <strong>de</strong> ces arbres (qui faisaient au minimum<br />

<strong>de</strong>ux mètres <strong>de</strong> diamètre et cinquante <strong>de</strong> haut) a connu l’an zéro<br />

<strong>de</strong> l’humanité » pensa-t-elle en ressentant un léger vertige.<br />

Seiza avait consulté les rapports succincts <strong>de</strong>s détectives<br />

que Millenium avaient embauchés pour retrouver Peter Nash.<br />

Desportes n’avait pas menti : il s’était en effet volatilisé une fois<br />

les lignes <strong>de</strong> co<strong>de</strong>s qui dépendaient <strong>de</strong> lui corrigées.<br />

Peter Nash avait une cinquantaine d’années. On ne lui<br />

connaissait ni famille ni attache <strong>de</strong> cœur ou d’esprit. Il avait<br />

soldé ses comptes bancaires, rendu les livres empruntés à la<br />

bibliothèque municipale <strong>de</strong> Los Angeles et réglé ce qu’il <strong>de</strong>vait à<br />

la concierge <strong>de</strong> son immeuble, la <strong>de</strong>rnière personne à l’avoir vu.<br />

L’homme pouvait maintenant se trouver en Californie, en Patagonie<br />

ou six pieds sous terre.<br />

– 175 –


Seiza gardait pourtant bon espoir <strong>de</strong> le retrouver rapi<strong>de</strong>ment<br />

vivant. Trois paramètres rentraient en ligne <strong>de</strong> compte<br />

pour lui donner raison.<br />

Un, cet homme était un internaute. Il avait donc laissé <strong>de</strong>s<br />

traces sur le Réseau. Deux, le Réseau lui-même et l’association<br />

fantastique d’indiscrets qu’il mettait en relation reléguait<br />

l’agence Pinkerton dans la préhistoire <strong>de</strong> l’investigation humaine.<br />

Si un renseignement concernant une personne recherchée<br />

ayant un tant soit peu tâté <strong>de</strong> la Toile se trouvait quelque<br />

part, c’était bien sur la Toile elle-même. Trois, le nom <strong>de</strong> Daria<br />

Seiza était rentré dans la légen<strong>de</strong> <strong>de</strong>puis sa sortie spectaculaire<br />

<strong>de</strong> la Rebel Session <strong>de</strong> Mesa Ver<strong>de</strong>. Et elle était en train d’en<br />

apprécier les premiers effets visibles.<br />

Non seulement la princesse avait décrété que le troisième<br />

millénaire serait celui <strong>de</strong>s utopies ou ne serait pas, mais encore<br />

<strong>de</strong>s êtres venus d’ailleurs étaient venus les chercher, elle et ses<br />

trois amis. Même le plus sceptique <strong>de</strong>s internautes n’aurait pu<br />

s’empêcher <strong>de</strong> rêver à la vision <strong>de</strong> ce <strong>de</strong>stin fabuleux.<br />

Certaines rumeurs avançaient que le vieil homme qui accompagnait<br />

Seiza était le fameux Ulysse, l’inventeur du cheval<br />

<strong>de</strong> Troie, et que l’autre était Anthony Parkin dont le nom avait<br />

fait l’objet <strong>de</strong> la chaîne <strong>de</strong> soutien la plus efficace <strong>de</strong> l’histoire <strong>de</strong><br />

la communication. Quant à Desportes, chaque a<strong>de</strong>pte l’avait<br />

reconnue et soigneusement ignorée. Les ultras <strong>de</strong> l’informatique<br />

avaient tendance à se méfier <strong>de</strong> ceux à qui cette technologie<br />

merveilleuse avait apporté gloire, richesse et puissance.<br />

Daria Seiza n’avait jamais vu la communauté répondre<br />

aussi activement à une seule question. Le message qu’elle avait<br />

envoyé, regroupant les rares éléments en sa possession concernant<br />

l’ingénieur, sautait <strong>de</strong> serveur en serveur <strong>de</strong>puis qu’elle<br />

s’était mise au travail. Les réponses étaient tombées presque<br />

aussitôt. L’afflux avait forcé l’informaticienne à concocter un<br />

– 176 –


petit programme <strong>de</strong> sélection en texte intégral et à définir une<br />

liste <strong>de</strong> mots pertinents pour séparer le bon grain <strong>de</strong> l’ivraie.<br />

Puis elle avait reformulé son message <strong>de</strong> recherche en <strong>de</strong>mandant<br />

que les réponses utilisent le terme « Inconnu » si le<br />

nom <strong>de</strong> Peter Nash ne disait rien aux personnes contactées. Les<br />

mails venaient du Japon, d’In<strong>de</strong>, <strong>de</strong> l’Oural, d’Afrique du Sud à<br />

un rythme effarant. Le programme <strong>de</strong> Daria les dépouillait et les<br />

rangeait dans les dossiers « Connu » ou « Inconnu » selon leur<br />

contenu. Le dossier « Inconnu » l’emportait pour l’instant très<br />

largement.<br />

Pendant que les messages s’accumulaient, Daria avait percé<br />

les défenses <strong>de</strong>s principales bases <strong>de</strong> données gouvernementales<br />

<strong>de</strong>s États-Unis. Elle s’était promenée dans les fichiers <strong>de</strong> la<br />

Sécurité sociale, du chômage, <strong>de</strong> l’état civil et <strong>de</strong>s donneurs <strong>de</strong><br />

sang sans trouver aucune mention <strong>de</strong> l’ingénieur. Elle s’était<br />

immergée dans le labyrinthe <strong>de</strong> la banque fédérale qui conservait<br />

la trace <strong>de</strong>s moindres mouvements d’argent effectués par<br />

chèque ou carte <strong>de</strong> crédit dans les six <strong>de</strong>rniers mois. Chaque<br />

citoyen majeur, solvable ou non, s’y trouvait cité au moins une<br />

fois. Peter Nash, lui, restait invisible.<br />

Elle avait interrogé les douanes : l’ingénieur n’avait franchi<br />

aucune frontière <strong>de</strong>puis plus <strong>de</strong> cinq ans. Elle avait délicatement<br />

fracturé les fichiers clients <strong>de</strong>s agences <strong>de</strong> disparitions sur<br />

mesure : Peter Nash n’avait jamais fait appel au service <strong>de</strong> l’une<br />

d’elles pour disparaître au fin fond du Saskatchewan ou du Venezuela.<br />

L’invisibilité <strong>de</strong> cet homme <strong>de</strong>vint patente alors que les réponses<br />

continuaient à affluer et que le dossier « Inconnu » gonflait<br />

démesurément. Daria ouvrit les messages rangés dans<br />

l’autre dossier et tomba sur quelques propos d’illuminés. C’était<br />

inévitable dans sa position <strong>de</strong> gran<strong>de</strong> prêtresse du troisième<br />

millénaire. Il n’y était pas question <strong>de</strong> Peter Nash mais <strong>de</strong> la<br />

– 177 –


princesse et <strong>de</strong> sa future progéniture, <strong>de</strong> ses compagnons stellaires,<br />

<strong>de</strong>s trous noirs et <strong>de</strong>s fontaines blanches qui <strong>de</strong>vaient, à<br />

coup sûr, composer son quotidien.<br />

Seiza allait se confectionner un sandwich à la din<strong>de</strong> lorsqu’Ulysse<br />

apparut. Il tenait un plateau sur lequel trônaient <strong>de</strong>ux<br />

assiettes et une bouteille <strong>de</strong> vin à moitié entamée. Le pirate<br />

s’était installé dans le salon pour étudier les renseignements que<br />

les autorités possédaient au sujet <strong>de</strong>s pannes multiples qui<br />

avaient affecté les cibles <strong>de</strong>s conspirateurs. Seiza lui avait pour<br />

cela imprimé un paquet <strong>de</strong> rapports confi<strong>de</strong>ntiels enfermés<br />

dans les bases du NTSB, <strong>de</strong> l’armée <strong>de</strong> l’air et <strong>de</strong> la Commission<br />

à l’énergie atomique japonaise.<br />

– T’en es où, princesse ?<br />

– Peter Nash est invisible, avoua-t-elle en faisant <strong>de</strong> la<br />

place sur le bureau. Ce qui aurait tendance à me rassurer.<br />

– Ah bon ?<br />

Ulysse posa le plateau, remplit les <strong>de</strong>ux verres et s’installa<br />

confortablement en face <strong>de</strong> sa partenaire pour profiter <strong>de</strong> la<br />

pause qu’il s’octroyait au milieu <strong>de</strong> la nuit. Il était aussi éveillé<br />

que Seiza et se <strong>de</strong>mandait quand l’effet trompe-la-mort commencerait<br />

à s’estomper.<br />

– L’invisible <strong>de</strong>vient visible lorsqu’il est cerné <strong>de</strong> toutes<br />

parts, énonça-t-elle en levant son verre au mystère, aux prêtresses,<br />

et à Bacchus.<br />

– À la manière d’un moule qui suppose le plâtre ?<br />

– Exactement. Et mon petit plâtre est en train <strong>de</strong> se <strong>de</strong>ssiner.<br />

– 178 –


Elle montra l’écran sur lequel défilaient les messages arrivant<br />

à un rythme moins soutenu que précé<strong>de</strong>mment. Ulysse<br />

poussa un sifflement admiratif en comptant le nombre <strong>de</strong> réceptions.<br />

– Tu sais qui a assassiné JFK ?<br />

– Tout le mon<strong>de</strong> le sait, répondit-elle en haussant les sourcils<br />

d’une manière comique.<br />

Ils restèrent un moment sans parler. Ulysse essayait <strong>de</strong><br />

percer l’obscurité <strong>de</strong>rrière la verrière.<br />

– Et toi, tu en es où ?<br />

– Je vais être obligé <strong>de</strong> construire une simulation <strong>de</strong> système.<br />

Je prendrai le cas <strong>de</strong> la TWA pour essayer <strong>de</strong> comprendre<br />

comment le virus fonctionne. À la façon d’un cheval <strong>de</strong> Troie,<br />

j’en suis sûr. Pour être réveillé à distance, il n’y a pas d’autre<br />

solution.<br />

– Tu trouveras la para<strong>de</strong> ?<br />

– Chaque virus possè<strong>de</strong> son antidote. On ne t’a pas appris<br />

ça à l’école ?<br />

– Je n’y suis jamais allée ! clama-t-elle avec un air guilleret.<br />

J’aurais <strong>de</strong> toutes façons été en avance <strong>de</strong> trois classes sur tout<br />

le mon<strong>de</strong>.<br />

– Bien sûr… les surdoués, grogna le pirate d’un air sombre,<br />

lui qui avait traîné pendant <strong>de</strong>s années ses fonds <strong>de</strong> culottes sur<br />

<strong>de</strong>s bancs <strong>de</strong> salles <strong>de</strong> cours ennuyeuses. Princesse Seiza…<br />

murmura-t-il. Ça ne te fait pas peur tout ce ramdam autour <strong>de</strong><br />

ta personne ?<br />

– 179 –


Il montrait l’écran et sa montagne <strong>de</strong> messages.<br />

– La peur est la petite mort qui tue l’esprit, cita-t-elle.<br />

– La peur tue l’esprit, répéta Ulysse. Je connais, merci. (il<br />

posa son verre) Tu n’as pas l’impression d’être à côté <strong>de</strong> la<br />

plaque, <strong>de</strong> temps en temps ?<br />

– Tu sais… (Elle réfléchit quelques secon<strong>de</strong>s.) Toute ma<br />

philosophie repose sur une sorte <strong>de</strong> révélation que j’ai eue en<br />

visionnant la trilogie, la <strong>de</strong>rnière fois que je l’ai fait.<br />

– Quelle trilogie ?<br />

Seiza poussa un râle d’asthmatique.<br />

– Ah d’accord.<br />

– J’ai eu tout à coup conscience que les histoires, les sentiments,<br />

les rêves, tout cela existait vraiment et constituait autant<br />

<strong>de</strong> mon<strong>de</strong>s nouveaux à explorer. C’est difficile à exprimer,<br />

mais cette idée est basée sur le concept <strong>de</strong> force et d’amour. Accepter<br />

l’amour c’est se transcen<strong>de</strong>r, partager une force commune<br />

aux hommes qui, le plus souvent leur échappe par<br />

égoïsme ou par aveuglement.<br />

– Ça me rappelle la pério<strong>de</strong> flower power. Tu ne <strong>de</strong>vais pas<br />

être vieille à l’époque.<br />

– Et le new age est passé à côté <strong>de</strong> Nagasaki en prenant<br />

soin <strong>de</strong> l’éviter, crois-moi. Non… cette force est diffuse, mais elle<br />

me fait vivre. Sentir les choses dans leur globalité, comme cet<br />

endroit, la forêt… (Le vieux pirate ne put s’empêcher <strong>de</strong> sourire.)<br />

Tu me prends pour une idiote, constata-t-elle.<br />

– 180 –


– Je m’excuse. Tu as un vieux ringard en face <strong>de</strong> toi. Je<br />

respecte tes convictions petite princesse. Elles sont basées sur<br />

l’amour, et il n’y a rien <strong>de</strong> plus beau au mon<strong>de</strong>. J’ai senti aussi la<br />

puissance <strong>de</strong> cet endroit. Tu sais que le plus gros être vivant <strong>de</strong><br />

la planète vit à une centaine <strong>de</strong> mètres d’ici ?<br />

– Arrête <strong>de</strong> me chambrer.<br />

– Je suis tout à fait sérieux. Un chemin part <strong>de</strong> Taliesin et<br />

grimpe en haut <strong>de</strong> la colline où est planté le général Sherman.<br />

– Le général Sherman, répéta Daria. Ça sonne guerre <strong>de</strong><br />

Sécession.<br />

– Le plus grand arbre <strong>de</strong> la planète : quatre-vingt mètres <strong>de</strong><br />

haut, trente mètres <strong>de</strong> large à sa base, mille cinq cents mètres<br />

cubes <strong>de</strong> bois, <strong>de</strong> sève, et <strong>de</strong> vie. Il faudra que tu ailles voir ça.<br />

Les yeux <strong>de</strong> Seiza s’étaient agrandis.<br />

– Je comprends maintenant d’où vient toute cette vie !<br />

s’exclama-t-elle avec une joie naïve.<br />

Son esprit la ramena sur-le-champ au vieux pirate et à la<br />

maladie qui le rongeait.<br />

– Tu as peur <strong>de</strong> mourir ? lui <strong>de</strong>manda-t-elle simplement.<br />

– Ouf ! fit Ulysse comme s’il avait reçu un uppercut à<br />

l’estomac. Tu me prends par surprise.<br />

Il avala son verre <strong>de</strong> vin et répondit en choisissant ses mots<br />

avec soin, après une plage <strong>de</strong> silence que Daria respecta :<br />

– Lorsque j’ai appris ma condamnation, j’ai été révolté<br />

dans un premier temps, puis j’ai eu peur. Oui. J’en suis au troi-<br />

– 181 –


sième sta<strong>de</strong> : la peur est <strong>de</strong>rrière moi. C’est étrange, hein ? Je<br />

me sens serein. (Son regard se perdit dans une dimension connue<br />

<strong>de</strong> lui seul.) Je repense souvent à une histoire que j’avais lue<br />

dans un pulp <strong>de</strong> science-fiction quand j’étais gamin.<br />

– Vas-y, lui ordonna Daria qui adorait les histoires.<br />

Elle ramena ses jambes contre elle et les serra bien fort<br />

avec ses bras en posant son menton entre ses genoux.<br />

– En fait, c’est la fin du mon<strong>de</strong>. Un type marche, seul, dans<br />

un immense désert, avec son chien. Il marche toujours dans la<br />

même direction, il ne sait pas pourquoi. Un jour, son chien qui a<br />

faim <strong>de</strong>vient méchant et l’attaque. Le type le tue et continue sa<br />

route. Il marche encore et encore <strong>de</strong>s jours et <strong>de</strong>s nuits durant,<br />

au bord <strong>de</strong> l’épuisement. Il sait qu’il est le <strong>de</strong>rnier être vivant<br />

sur cette planète, que tout est perdu, que l’espèce s’éteindra<br />

avec lui. Il <strong>de</strong>vrait s’arrêter et attendre la mort. Et il continue à<br />

marcher coûte que coûte sans savoir pourquoi. Un matin, le désert<br />

s’arrête au bord d’une dune, qu’il grimpe en épuisant ses<br />

<strong>de</strong>rnières forces. Et il découvre la mer, immense et infinie. Et il<br />

comprend. Il se laisse rouler jusqu’à la grève, se traîne vers les<br />

vagues qui se saisissent <strong>de</strong> lui avec une infinie douceur et il<br />

meurt le sourire aux lèvres en imaginant son corps se décomposant<br />

sur ce mon<strong>de</strong> sans vie, et chacune <strong>de</strong> ses cellules partant à<br />

l’aventure dans l’immense chaudron, pour tout recommencer,<br />

pour repartir à zéro.<br />

– Joli et triste, jugea Daria, un peu déçue du style télégraphique<br />

pratiqué par le pirate.<br />

– La mort n’a rien <strong>de</strong> très drôle. Mais cette idée me plaît.<br />

Finalement, ma conception <strong>de</strong> la mort n’est pas très éloignée <strong>de</strong><br />

ta conception <strong>de</strong> la vie ?<br />

– 182 –


– Mouais… Si tu pouvais vivre une autre vie, et si tu avais le<br />

choix, qu’est-ce que tu choisirais ?<br />

Ulysse répondit sans hé<strong>site</strong>r :<br />

– Les dix <strong>de</strong>rnières années <strong>de</strong> Barberouge, le pirate dont le<br />

nom faisait trembler les équipages français et anglais qui auraient<br />

payé très cher pour exhiber sa tête au bout d’une pique,<br />

que ce soit en place <strong>de</strong> Grève ou sur le pont <strong>de</strong> Londres. La légen<strong>de</strong><br />

dit qu’il a trouvé l’Atlanti<strong>de</strong> et qu’il y coule <strong>de</strong>s jours paisibles.<br />

– À Barberouge ! À toi ! lança-t-elle en levant son verre. En<br />

souhaitant que tu sois connu sur dix océans et quinze continents<br />

!<br />

Ulysse accepta la marque <strong>de</strong> gentillesse. Seiza fronça tout à<br />

coup les sourcils.<br />

– Et Max, qu’est-ce qu’il fait ?<br />

Ulysse choisit ses mots avec encore plus <strong>de</strong> soins que pour<br />

parler <strong>de</strong> son propre sort.<br />

– Il est avec Desportes. Ils discutent.<br />

– Oh. Il ne faut pas les déranger, alors.<br />

Un voile passa sur le visage <strong>de</strong> Seiza. Ses pupilles se figèrent<br />

et se mirent à briller. Ulysse attrapa du bout <strong>de</strong> l’in<strong>de</strong>x la<br />

perle d’eau salée qui se formait au coin <strong>de</strong> son œil avant qu’elle<br />

ne dévale la joue <strong>de</strong> nacre. Il caressa tendrement le front <strong>de</strong> Daria.<br />

– Il ne faut pas être triste, princesse. Max t’aime. Tu le sais.<br />

– 183 –


Elle renifla bruyamment et eut envie <strong>de</strong> tout envoyer bala<strong>de</strong>r<br />

: son amour à la noix, sa sensiblerie, ses rêves, les conspirateurs<br />

et l’utopie. Pourquoi n’avait-elle pas été livrée à ses parents<br />

avec le kit complet, l’armure, les boucliers et les goldofulgures<br />

? Pourquoi fallait-il perdre toute cette énergie en souffrances<br />

aussi vaines que le reste ?<br />

– Il faut que je termine mon travail, dit-elle un peu sèchement<br />

en se retournant vers son écran.<br />

Ulysse se leva sans un mot et repartit avec son plateau aussi<br />

discrètement qu’il était apparu, abandonnant la princesse à la<br />

petite mort qui avait pris possession <strong>de</strong> son cœur.<br />

*<br />

– Vous avez toujours travaillé <strong>de</strong> cette manière ? Je veux<br />

dire, à cette rapidité ?<br />

– Je crois que le trompe-la-mort nous a un peu aidés.<br />

– Racontez-moi vos anciennes missions.<br />

– Vous seriez déçue. Le romantisme que les gens attachent<br />

aux agents secrets est très éloigné <strong>de</strong> la réalité. C’est, dans notre<br />

cas, beaucoup <strong>de</strong> temps passé à attendre, à ramper dans <strong>de</strong>s<br />

canalisations, ou à séduire <strong>de</strong> belles plantes décérébrées qui<br />

partagent la couche du méchant.<br />

– Imbécile.<br />

– Je suis sérieux. Vous ne pouvez pas imaginer le nombre<br />

<strong>de</strong> choses que l’on peut apprendre entre <strong>de</strong>ux draps et trois<br />

oreillers.<br />

– Comme ?<br />

– 184 –


– Je ne sais pas, moi… Voyons, une recette <strong>de</strong> cuisine ? J’ai<br />

une <strong>de</strong> ces faims.<br />

– Moi aussi. Je mangerais bien, un bon steak saignant avec<br />

<strong>de</strong>s beignets <strong>de</strong> pommes sautées.<br />

– Arrosées d’un peu <strong>de</strong> liqueur <strong>de</strong> sapin ? Je pencherais<br />

plutôt pour un croissant chaud, une <strong>de</strong>mi-baguette beurrée et<br />

un bol <strong>de</strong> café noir. Parce que là, je voudrais pas dire, c’est<br />

l’heure du petit déjeuner.<br />

Varèse montrait les filaments rose pâle qui se déployaient<br />

<strong>de</strong>rrière la verrière. La forêt sortait peu à peu <strong>de</strong> l’ombre. Il<br />

écarta les draps pour mettre son projet à exécution. L’héritière<br />

le rattrapa par la taille et le fit retomber sur elle en lui ordonnant<br />

:<br />

– Toi, coco, tu restes là. On n’a pas fini tous les <strong>de</strong>ux.<br />

– Ah bon ? Et il nous reste quoi ?<br />

Il essaya <strong>de</strong> se rappeler le combat délicieux qui venait <strong>de</strong> se<br />

dérouler dans la chambre <strong>de</strong> Desportes, au troisième étage <strong>de</strong><br />

Taliesin.<br />

– On n’a pas fait le tour <strong>de</strong> la question ?<br />

Varèse n’avait pas épluché le kamasutra ni essayé <strong>de</strong><br />

l’appliquer à la lettre mais il était on ne pouvait plus sérieux. Le<br />

contorsionnisme avait fait l’objet <strong>de</strong> leurs attentions tout au<br />

long <strong>de</strong> la nuit. Et là, il séchait.<br />

– J’ai encore un petit truc à te montrer, lui annonça<br />

l’héritière avec un sourire en coin.<br />

– 185 –


– Que pourrais-tu m’apprendre que je ne sais déjà ?<br />

– La plus belle <strong>de</strong>s positions. Celle du mercenaire.<br />

*<br />

La petite princesse nota un nom et une adresse sur un bout<br />

<strong>de</strong> papier et éteignit la machine qui avait fonctionné pendant<br />

plus <strong>de</strong> douze heures. Il <strong>de</strong>vait être midi passé. Elle avait avalé<br />

tous les sandwichs à la din<strong>de</strong> que son estomac pouvait contenir.<br />

Les effets du trompe-la-mort commençaient à s’estomper.<br />

Elle récupéra les bottes qu’elle avait envoyées valdinguer à<br />

l’autre bout <strong>de</strong> la pièce et elle <strong>de</strong>scendit au salon pour voir où<br />

Ulysse en était <strong>de</strong> ses investigations. Les couloirs <strong>de</strong> Taliesin<br />

étaient déserts, la maison silencieuse. Elle trouva le vieux pirate<br />

allongé sur le canapé <strong>de</strong>vant la verrière. Son souffle était à peine<br />

perceptible, mais il dormait. Seiza s’en assura.<br />

Elle déposa un baiser <strong>de</strong> fée sur le front vénérable et grimpa<br />

jusqu’au troisième étage, là où se trouvait la chambre <strong>de</strong><br />

l’héritière. Elle écouta <strong>de</strong>rrière la porte mais n’entendit aucun<br />

bruit. Elle la poussa doucement, découvrit <strong>de</strong>ux corps empêtrés<br />

dans un fouillis <strong>de</strong> draps et d’oreillers. Elle s’approcha <strong>de</strong> la<br />

couche avec précaution. La jambe gauche <strong>de</strong> Desportes était<br />

tendue au-<strong>de</strong>ssus du vi<strong>de</strong>. Sa chevelure se déployait en couronne<br />

sur l’oreiller. Varèse ne dormait pas et regardait<br />

l’héritière, appuyé sur un cou<strong>de</strong>. Il était aussi immobile que<br />

pouvait l’être Ulysse <strong>de</strong>ux étages plus bas.<br />

Desportes faisait si peu <strong>de</strong> bruit en dormant que Daria se<br />

<strong>de</strong>manda si l’ancien agent n’avait pas mis son projet initial à<br />

exécution. L’héritière maugréa dans son rêve et se retourna à<br />

moitié pour contredire l’espoir <strong>de</strong> sa rivale. Varèse lui sourit<br />

avec un air <strong>de</strong> reproche.<br />

– 186 –


– Tu pouvais venir avec Ulysse, tant qu’à faire, chuchota-til.<br />

On aurait fait une photo <strong>de</strong> famille.<br />

Seiza s’assit au bord du lit sans tenir compte <strong>de</strong> la remarque<br />

et regarda Desportes dormir.<br />

– Elle est jolie.<br />

– Tu as trouvé Peter Nash ?<br />

Seiza fit non avec un grand sourire.<br />

– Peter Nash a réellement disparu, répondit-elle l’air<br />

triomphant.<br />

Un début <strong>de</strong> colère se peignit sur les traits <strong>de</strong> Varèse.<br />

– Et tu trouves ça drôle ? !<br />

– Mollo hidalgo. Un type comme Nash est presque plus facile<br />

à trouver d’après son absence plutôt que par sa présence<br />

éventuelle dans différents endroits entre lesquels il nous aurait<br />

baladés. Tu te rends compte que personne sur le Réseau n’a entendu<br />

parler <strong>de</strong> lui <strong>de</strong>puis plus <strong>de</strong> quatre ans ?<br />

– Et ?<br />

– Peter Nash a disparu et il n’a pas quitté les États-Unis.<br />

S’il n’est pas mort, un seul endroit, dans ce beau pays, peut lui<br />

offrir un tel anonymat, un tel silence… électronique.<br />

Seiza marqua une pause.<br />

– Accouche, ordonna Varèse.<br />

– 187 –


Elle soupira <strong>de</strong>vant ce manque d’attirance patent pour<br />

quelque forme <strong>de</strong> suspense que ce soit.<br />

– Je crois qu’on va aller faire un petit tour chez les Amishs.<br />

Tu sais, ces gens merveilleux qui vivent sans téléphone ni électricité,<br />

comme au siècle <strong>de</strong>rnier ? Ils sont nombreux, les types<br />

comme Nash qui ont adopté leur style <strong>de</strong> vie, lorsque la gran<strong>de</strong><br />

trouille leur a mis le feu aux fesses et les a poussés à quitter le<br />

mon<strong>de</strong> civilisé.<br />

– Chez les Amishs ? Mais… il y a je ne sais combien <strong>de</strong><br />

communautés.<br />

– J’ai contacté les principaux ven<strong>de</strong>urs <strong>de</strong> matériel. Il fallait<br />

bien que Peter Nash s’équipe, pour s’installer dans sa nouvelle<br />

vie. Notre bonhomme loge dans le comté <strong>de</strong> Carthage, en<br />

Pennsylvanie. Cette communauté regroupe une cinquantaine <strong>de</strong><br />

familles. Ça ne <strong>de</strong>vrait pas être très dur <strong>de</strong> le trouver une fois<br />

qu’on sera sur place.<br />

Varèse se dérida.<br />

– T’es la meilleure, princesse.<br />

Seiza se leva. Deux touches <strong>de</strong> rose carmin marquaient ses<br />

joues <strong>de</strong> porcelaine. Et elles ne <strong>de</strong>vaient rien au maquillage. Varèse<br />

l’arrêta alors qu’elle repartait vers la porte :<br />

– Une <strong>de</strong>rnière chose : évite <strong>de</strong> m’appeler Hidalgo.<br />

Seiza haussa les épaules et sortit <strong>de</strong> la chambre. Les effets<br />

du trompe-la-mort s’étaient dissipés et elle sentait la fatigue lui<br />

emprisonner la nuque. Il était temps <strong>de</strong> réaliser ce qu’elle avait<br />

en tête <strong>de</strong>puis qu’Ulysse lui avait révélé Son existence. Elle trottina<br />

jusqu’à sa chambre, attrapa <strong>de</strong>ux couvertures, rejoignit les<br />

cuisines et <strong>de</strong>manda aux serviteurs <strong>de</strong> lui indiquer ce fameux<br />

– 188 –


petit chemin qui partait <strong>de</strong> la maison et qui grimpait en haut <strong>de</strong><br />

la colline.<br />

L’architecte, s’il s’était promené quelques heures plus tard<br />

dans les couloirs <strong>de</strong> sa maison fantastique, serait tombé sur un<br />

vieil homme rêvant avec délice du temps sommes toutes béni où<br />

il usait ses fonds <strong>de</strong> culottes sur les bancs <strong>de</strong> l’école.<br />

Puis il aurait découvert <strong>de</strong>ux amants naviguant en solitaire<br />

sur la mer du pays <strong>de</strong>s songes. Peut-être serait-il re<strong>de</strong>scendu au<br />

salon pour se servir un verre <strong>de</strong> liqueur <strong>de</strong> sapin. Il aurait alors<br />

pris le chemin qui menait à son vieux compagnon sans âge, le<br />

général Sherman que <strong>de</strong>s oiseaux maintenant éteints avaient<br />

survolé du temps <strong>de</strong> sa jeunesse.<br />

Et serait apparue, nichée entre <strong>de</strong>ux gigantesques racines,<br />

une petite princesse en robe Courrèges dormant paisiblement,<br />

ses bottes <strong>de</strong> cristal rangées <strong>de</strong>vant elle, <strong>de</strong>ux couvertures pliées<br />

sur ses genoux pour ne pas attraper froid. Ce bon vieux général<br />

Sherman savait si bien chasser la tristesse qui accompagne parfois<br />

les mauvais rêves.<br />

– 189 –


Carthage<br />

Maximilien Varèse était heureux <strong>de</strong> retrouver le doux balancement<br />

<strong>de</strong> l’Oldsmobile Cutlass Suprême 1973. Il n’avait bien<br />

sûr pas fait l’effort <strong>de</strong> retourner la chercher sur le parking <strong>de</strong><br />

Mesa Ver<strong>de</strong> pour se rendre en Pennsylvanie. Mais il s’était arrangé<br />

pour disposer du même modèle auprès du loueur qui attendait<br />

Monsieur Parkin et Madame My<strong>de</strong>k à l’aéroport <strong>de</strong> Phila<strong>de</strong>lphie,<br />

ce 10 décembre 1999.<br />

Le <strong>de</strong>rnier redoux avant les rigueurs <strong>de</strong> l’hiver américain<br />

avait chassé le blizzard qui sévissait une semaine plus tôt dans<br />

la région. Les routes étaient gadouilleuses mais dégagées et le<br />

ciel d’un gris clair et lumineux.<br />

Varèse conduisait en pensant à New York, Paris, Versailles,<br />

Taliesin, Mesa Ver<strong>de</strong>. Des visages se succédaient, <strong>de</strong>s questions<br />

sans réponses encombraient son esprit. L’héritière revenait sans<br />

cesse au centre <strong>de</strong> cette para<strong>de</strong> hypnotique, comme une figure<br />

dont il ne parvenait à percer le mystère qu’en partie.<br />

Ils traquaient les conspirateurs <strong>de</strong>puis une dizaine <strong>de</strong><br />

jours. Mais, même si la réalité semblait avoir signé un pacte <strong>de</strong><br />

non-agression avec eux, Varèse ne se faisait aucune illusion : il<br />

ne retenait du calme que son aspect trompeur. Que ce soit à<br />

Carthage ou plus loin, dans cette course contre la montre, il savait<br />

qu’ils fonçaient têtes baissées vers une tempête à côté <strong>de</strong><br />

laquelle celle <strong>de</strong> Mesa Ver<strong>de</strong> ressemblerait à une ondée passagère.<br />

Ulysse et Daria Seiza étaient restés à Taliesin. Ils travaillaient<br />

sur la modélisation dont le pirate avait besoin pour comprendre<br />

comment fonctionnait le virus et pour en concevoir la<br />

– 190 –


para<strong>de</strong>. Trouver Peter Nash et lui poser quelques questions ne<br />

nécessitait pas que l’équipe se déplace au complet.<br />

– Quelle lumière ! s’extasia Desportes en contemplant le<br />

ciel qui ressemblait à un gigantesque papier calque.<br />

– Nous serons à Carthage dans une petite heure, répondit<br />

Varèse sur un ton rogue.<br />

Desportes considéra l’homme qui fixait la route avec obstination.<br />

– Tu fais la gueule ?<br />

– Non… Je ressasse <strong>de</strong> vieux souvenirs.<br />

L’heure était à la gravité ? Soit. L’héritière décida <strong>de</strong> se<br />

mettre au diapason <strong>de</strong> celui qui partageait sa vie <strong>de</strong>puis<br />

quelques jours et ce corbillard roulant <strong>de</strong>puis quelques heures.<br />

Une question la turlupinait. Le moment lui sembla opportun<br />

pour la soumettre au principal intéressé :<br />

– Pourquoi les Taupes se sont-elles séparées ?<br />

Elle n’avait pas besoin d’ajouter « autrefois » pour que Varèse<br />

comprenne.<br />

– Un léger différend avec la hiérarchie.<br />

– Raconte.<br />

– Le <strong>de</strong>rnier dossier que nous ayons eu à traiter concernait<br />

la Maison blanche, commença-t-il.<br />

– La Maison blanche ? Ne me dis pas que vous êtes rentrés<br />

par effraction dans le bureau ovale ? !<br />

– 191 –


– La Maison blanche Russe.<br />

– Ah.<br />

– Tu te souviens du putsch <strong>de</strong> 93 ?<br />

– Vaguement… Il s’agissait d’une épreuve <strong>de</strong> force entre<br />

Eltsine et certains députés ?<br />

– Eltsine avait prononcé la dissolution du Parlement à la<br />

fin du mois <strong>de</strong> septembre. Les opposants, soutenus par une<br />

fraction <strong>de</strong> l’armée, en avaient profités pour s’emparer du bâtiment<br />

et s’y retrancher. Ils sont restés à l’intérieur <strong>de</strong> la Maison<br />

blanche jusqu’au quatre octobre. C’est le jour où l’ordre a été<br />

donné <strong>de</strong> les déloger avec l’artillerie lour<strong>de</strong>.<br />

Desportes revit l’immeuble, austère allégorie du communisme<br />

triomphant, alors que les blindés faisaient voler les blocs<br />

<strong>de</strong> béton <strong>de</strong> la faça<strong>de</strong> étage après étage.<br />

– Je me souviens <strong>de</strong>s images où on voyait le bâtiment pilonné.<br />

– J’étais <strong>de</strong>dans.<br />

– Quoi ?<br />

– Les mutins s’étaient retranchés en emportant avec eux<br />

une petite valise qui pouvait peser lourd dans les négociations.<br />

Un attaché-case, en fait. Il se trouvait sous la responsabilité <strong>de</strong><br />

l’un <strong>de</strong>s hauts gradés qui avait décidé <strong>de</strong> se joindre à la sécession.<br />

(Un nid-<strong>de</strong>-poule les fit sauter sur leurs sièges.) Elle contenait<br />

le dispositif <strong>de</strong> déclenchement <strong>de</strong> frappe nucléaire russe<br />

qui aurait dû rester sagement dans les caves du Kremlin.<br />

– 192 –


– Quoi ? répéta Desportes.<br />

– Eltsine était un peu… embêté, continua l’ancien agent,<br />

imperturbable. La situation lui échappait. Et il ne pouvait avoir<br />

confiance en ses propres services secrets. Il a donc lancé un appel<br />

à l’ai<strong>de</strong> international. La France a été la plus rapi<strong>de</strong> à répondre.<br />

Nous avons été dépêchés, moi, Ulysse, Seiza, Vsevolod<br />

et… Narcisse Morloch pour essayer <strong>de</strong> limiter les dégâts.<br />

– Vsevolod ?<br />

– Vlad était notre homme d’action, notre mercenaire. (Varèse<br />

adressa à l’héritière un regard plein <strong>de</strong> sous-entendus.) Il<br />

t’aurait plu.<br />

– Comment ça s’est passé ?<br />

– Le secret le plus absolu était <strong>de</strong>mandé pour cette mission.<br />

Même les mutins retranchés à l’intérieur du bâtiment ne<br />

<strong>de</strong>vaient croiser aucun d’entre nous. La neutralisation du système<br />

<strong>de</strong> mise à feu <strong>de</strong>vait être effectuée sans qu’aucun contact<br />

ne soit établi. Caran avait affecté Morloch à notre équipe pour<br />

nettoyer la place si la situation contraire se produisait.<br />

Les collines se succédaient <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux côtés <strong>de</strong> la route à un<br />

rythme paisible, aux antipo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> la tension que Desportes pouvait<br />

sentir dans la voix <strong>de</strong> Varèse.<br />

– Les Russes nous ont fourni <strong>de</strong>s plans pour accé<strong>de</strong>r aux<br />

sous-sols <strong>de</strong> la Maison blanche que <strong>de</strong>s corridors secrets reliaient<br />

à d’autres bâtiments <strong>de</strong> la capitale. Nous avons installé<br />

un système <strong>de</strong> brouillage pour empêcher toute utilisation du<br />

mécanisme <strong>de</strong> mise à feu. Seiza et Ulysse ont ensuite travaillé à<br />

couvert pour se connecter au dispositif et pour le saboter d’une<br />

manière irrémédiable. C’est à cette occasion qu’Ulysse a utilisé<br />

un <strong>de</strong> ses vers.<br />

– 193 –


– À distance ?<br />

Desportes s’attendait à <strong>de</strong>s combats, <strong>de</strong>s courses poursuites,<br />

un final explosif.<br />

– Depuis les caves <strong>de</strong> la Maison blanche. La neutralisation<br />

n’a pas duré plus d’une heure. Nous étions en train <strong>de</strong> remballer<br />

notre matériel et nous nous apprêtions à repartir lorsque Vsevolod<br />

remarqua très justement que Morloch avait disparu.<br />

– C’était qui ce Morloch ?<br />

– Un type insignifiant qui naviguait entre différents services<br />

<strong>de</strong>puis <strong>de</strong>s années. Il avait toujours été affecté à <strong>de</strong>s missions<br />

<strong>de</strong> routine. Pour ma part, je ne le sentais pas. Bref, Vsevolod<br />

est parti à sa recherche. Nous avons attendu une <strong>de</strong>mi-heure<br />

avant que je ne me déci<strong>de</strong> à partir moi-même à leur recherche.<br />

– Ce n’était pas un peu risqué ? Tu pouvais tomber sur <strong>de</strong>s<br />

mutins ?<br />

– Le risque venait plus <strong>de</strong> l’extérieur que <strong>de</strong> l’intérieur : il<br />

avait été convenu que les chars commenceraient à pilonner le<br />

parlement une heure après que nous ayons neutralisé la valise<br />

<strong>de</strong> mise à feu. Je donnai l’ordre à Ulysse et à Seiza <strong>de</strong> déguerpir.<br />

Varèse re<strong>de</strong>vint songeur.<br />

– Je savais que les mutins étaient retranchés au <strong>de</strong>rnier<br />

étage, celui <strong>de</strong> la prési<strong>de</strong>nce, et que seules quelques vigies<br />

étaient disposées aux différents niveaux <strong>de</strong> la Maison blanche.<br />

Les putschistes pensaient qu’Eltsine n’avait qu’une petite partie<br />

<strong>de</strong> l’armée à ses côtés. Ils ne craignaient ni un assaut terrestre ni<br />

une opération <strong>de</strong> commando telle que celle qui était en train <strong>de</strong><br />

se dérouler. Je suis tombé sur le premier mutin au rez-<strong>de</strong>-<br />

– 194 –


chaussée. Il gardait une porte condamnée par une barrica<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

fortune.<br />

Desportes fixait obstinément Varèse.<br />

– Sa langue lui avait été arrachée. Il était encore vivant.<br />

– Mon Dieu.<br />

– Les traces <strong>de</strong> sang conduisaient un peu plus loin, vers<br />

une autre porte. Elle était gardée par un jeune type dont les<br />

mains et les pieds avaient été tranchés.<br />

L’héritière sentit son ventre se contracter. Elle se <strong>de</strong>manda<br />

si son haut-le-cœur était dû à la scène que Varèse était en train<br />

<strong>de</strong> lui raconter ou au détachement apparent avec lequel il la racontait.<br />

– Les métho<strong>de</strong>s d’exécution étaient flagrantes, typiques <strong>de</strong>s<br />

bourreaux à la sol<strong>de</strong> <strong>de</strong> Tito ou <strong>de</strong> Milosevic. Le tueur avait été<br />

formé par les communistes. La Sûreté nous avait exposé<br />

quelques-uns <strong>de</strong> ces cas pathologiques lors <strong>de</strong> conflits comme<br />

l’Afghanistan ou la Tchétchénie.<br />

– Morloch ?<br />

– J’ai immédiatement pensé à lui, et au rôle qu’on lui avait<br />

fait jouer : taupe parmi les Taupes. Je suis tombé sur Vsevolod<br />

au <strong>de</strong>uxième étage. Morloch l’avait éventré.<br />

– Attends. Quel intérêt avait ce type à semer la mort sur<br />

son passage ? Il aurait été abattu, à un moment ou à un autre ?<br />

– Certes.<br />

– 195 –


Ils parlaient d’un monstre qui possédait sa propre logique.<br />

Desportes décida d’abor<strong>de</strong>r le problème sous un angle plus<br />

pragmatique :<br />

– Pourquoi les Russes l’utilisaient-ils ?<br />

– Je ne l’ai su qu’après : Eltsine voulait faire un exemple. Il<br />

a utilisé la Sûreté française pour se mettre à couvert et il a caché<br />

son petit soldat dans nos rangs pour le faire rentrer dans la<br />

place. Le but du jeu était <strong>de</strong> foutre la trouille aux militaires.<br />

« Vous voulez faire un putsch ? Regar<strong>de</strong>z ce qui est arrivé à ceux<br />

qui s’y sont essayés en octobre <strong>de</strong>rnier ! » Les Russes adorent le<br />

mélo : plus ça saigne plus ça frappe les esprits.<br />

– Donc, si votre mission avait échoué, Morloch aurait tout<br />

<strong>de</strong> même accompli ce… ce carnage ?<br />

– Mais sa responsabilité serait retombée sur nos épaules.<br />

Caran nous aurait lâchés. Nous aurions été impliqués dans une<br />

crise politique internationale. Et on sait ce qu’il advient du pion<br />

lorsque les fous se découvrent.<br />

– Nom <strong>de</strong> Dieu, Max, tu as travaillé pour ce salopard pendant<br />

combien <strong>de</strong> temps avant <strong>de</strong> lui claquer la porte au nez ?<br />

L’ancien agent répondit avec un sourire triste :<br />

– Il faut croire que je suis long à la détente.<br />

Il soupira et contempla le paysage <strong>de</strong> bosses et <strong>de</strong> creux qui<br />

les entourait. Cette portion <strong>de</strong> la Pennsylvanie ressemblait à un<br />

ancien champ <strong>de</strong> bataille, retourné par les bombes <strong>de</strong>s années<br />

auparavant.<br />

Varèse avait obéi aux ordres <strong>de</strong> Caran pour gagner les<br />

quelques batailles <strong>de</strong> cette guerre silencieuse dans laquelle ils<br />

– 196 –


s’étaient retrouvés impliqués, lui, Daria, Ulysse et Vsevolod. Il<br />

n’avait jamais été question <strong>de</strong> remettre la hiérarchie en cause<br />

jusqu’à l’affaire <strong>de</strong> la Maison blanche.<br />

Caran était une figure, un boucanier <strong>de</strong> l’espionnage à la<br />

française dont le nom ponctuait les rapports confi<strong>de</strong>ntiels <strong>de</strong>puis<br />

la prési<strong>de</strong>nce <strong>de</strong> Pompidou. Il était craint, respecté, écouté.<br />

Parce que lui aussi avait, un jour, été sur le terrain. Parce qu’une<br />

aura <strong>de</strong> mystère entourait sa personnalité. Parce qu’il savait<br />

donner à ses agents cette petite longueur d’avance sur l’ennemi<br />

qui faisait la différence.<br />

Caran dirigeait une trentaine d’équipes comme celle <strong>de</strong>s<br />

Taupes, qu’il envoyait dans les pays où l’État souverain avait<br />

quelque intérêt à faire respecter ou à implanter. Mais tous les<br />

chefs d’équipes n’avaient pas la relation que Varèse avait avec<br />

Caran. Un lien d’affection les unissait l’un à l’autre, <strong>de</strong> père à<br />

fils, sans qu’aucun <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux n’en ait jamais parlé ouvertement,<br />

respect <strong>de</strong> la hiérarchie oblige.<br />

Varèse s’était souvent <strong>de</strong>mandé pourquoi le vieux briscard<br />

lui avait fait confiance. Caran l’avait laissé monter son équipe<br />

sans intervenir, sans imposer d’éléments débauchés <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s<br />

écoles ou dénichés dans les banlieues chau<strong>de</strong>s. Des <strong>de</strong>nts<br />

avaient grincé lorsque les candidatures d’une adolescente japonaise,<br />

d’un pirate informatique imperméable aux interrogatoires<br />

psychotechniques et d’un ancien mercenaire ukrainien<br />

avaient été contresignées par le chef <strong>de</strong> la Sûreté.<br />

Il avait suffi que le patron frappe du poing sur la table pour<br />

que les grincements <strong>de</strong>viennent aussi audibles que le glissement<br />

d’une plume sur une toile cirée.<br />

Pourquoi Caran avait-il personnellement pris le temps<br />

d’apprendre le métier à Varèse, en sus <strong>de</strong>s exercices prodigués<br />

par les entraîneurs du gouvernement ? Pourquoi avoir pris la<br />

– 197 –


peine <strong>de</strong> lui faire partager son expérience, <strong>de</strong> le retenir plus que<br />

<strong>de</strong> coutume dans son bureau du quai <strong>de</strong>s Tournelles, et <strong>de</strong> pratiquer<br />

lui-même le débriefing <strong>de</strong> sa <strong>de</strong>rnière mission ?<br />

Varèse mettait ce traitement <strong>de</strong> faveur sur le compte <strong>de</strong> la<br />

chance. Lui et Caran s’étaient bien entendus sans avoir à se le<br />

dire. Caran n’avait pas <strong>de</strong> famille. Il approchait <strong>de</strong> la retraite.<br />

Varèse, sans attaches mais en début <strong>de</strong> carrière, était arrivé au<br />

bon endroit au bon moment pour hériter du vieux briscard.<br />

– J’ai intercepté Narcisse Morloch au troisième étage <strong>de</strong> la<br />

Maison blanche. Il était penché sur un milicien. Le type gémissait.<br />

J’ai tiré sans réfléchir. Morloch s’est relevé d’un coup. Il<br />

m’a regardé avec une expression… outrée. J’étais sûr <strong>de</strong> l’avoir<br />

touché. La partie du couloir qui nous séparait l’un <strong>de</strong> l’autre a<br />

alors explosé.<br />

– Les chars ?<br />

– Ils pilonnaient la faça<strong>de</strong>, comme prévu. Il n’y avait plus<br />

qu’un trou béant à l’endroit où se trouvait Morloch. J’ai dévalé<br />

les escaliers pour rejoindre les sous-sols. Je m’en suis tiré <strong>de</strong><br />

justesse. Nous sommes rentrés à Paris et nous avons plaqué la<br />

Sûreté. Fin <strong>de</strong>s Taupes.<br />

« Mais pas fin <strong>de</strong> l’histoire » songea Desportes.<br />

– Et si Narcisse Morloch n’était pas mort ?<br />

– Ça m’étonnerait. Mais, dans ce cas-là, je me ferais une<br />

joie <strong>de</strong> l’achever. Nous arrivons.<br />

Un panneau montrant la représentation symbolique d’une<br />

calèche tirée par un cheval leur indiqua qu’ils pénétraient dans<br />

la ville <strong>de</strong> Carthage. Des lotissements <strong>de</strong> maisons proprettes<br />

entourées par <strong>de</strong>s parterres <strong>de</strong> gazon fraîchement tondu appa-<br />

– 198 –


urent comme par magie. Ils venaient <strong>de</strong> rentrer dans une bourga<strong>de</strong><br />

paisible et hors du temps, à l’exact opposé du paysage <strong>de</strong><br />

blocs <strong>de</strong> béton éclaboussés <strong>de</strong> sang et parsemés <strong>de</strong> cadavres que<br />

Varèse venait <strong>de</strong> faire traverser à Desportes.<br />

Il gara l’Oldsmobile <strong>de</strong>vant la boutique du ven<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> matériel<br />

dont Seiza leur avait parlé. Le nom <strong>de</strong> Nathan Ferguson se<br />

déroulait sur l’enseigne. Ils grimpèrent les trois marches du perron<br />

et poussèrent la porte vitrée en faisant tinter une guirlan<strong>de</strong><br />

<strong>de</strong> clochettes métalliques.<br />

Ils se promenèrent entre les rayonnages. L’épicerie proposait<br />

<strong>de</strong>s articles tels que poêles à charbon, réchauds à propane,<br />

couvertures <strong>de</strong> survie et stères <strong>de</strong> bois <strong>de</strong> chauffage. On pouvait<br />

emporter l’équipement <strong>de</strong> survie spécial an 2000 qui permettait<br />

<strong>de</strong> tenir au moins <strong>de</strong>ux mois dans un mon<strong>de</strong> revenu un siècle en<br />

arrière. Il comprenait son comptant <strong>de</strong> papier hygiénique, <strong>de</strong><br />

savon, et <strong>de</strong> conserves pour quatre-vingt-dix-neuf dollars.<br />

L’heureux acquéreur pouvait repartir avec un chauffe-eau solaire<br />

familial pour cinquante-neuf dollars <strong>de</strong> plus. Des phrases<br />

<strong>de</strong> l’Apocalypse illustraient les réclames <strong>de</strong>stinées aux survivalistes<br />

qui adhéraient à cette nouvelle existence.<br />

Les affaires marchaient bien d’après l’air satisfait <strong>de</strong><br />

l’homme replet qui tenait la caisse. Varèse se dirigea vers lui<br />

alors que Desportes s’arrêtait en contemplation <strong>de</strong>vant <strong>de</strong>s maquettes<br />

<strong>de</strong> granges traditionnelles.<br />

– Vous êtes Nathan Ferguson ?<br />

– Oui ? répondit l’épicier avec une voix inquiète.<br />

– Je cherche Peter Nash. On vous a téléphoné à ce sujet.<br />

– Ah, je vois.<br />

– 199 –


L’attitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’épicier passa tout à coup <strong>de</strong> l’affabilité à<br />

l’agressivité la plus apparente.<br />

– Je suis désolé, mais je ne peux pas vous ai<strong>de</strong>r.<br />

– Pardon ? !<br />

Varèse avait beau apprécier le confort offert par<br />

l’Oldsmobile, ils n’étaient pas venus <strong>de</strong>puis Taliesin pour<br />

s’entendre dire que le ven<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> matériel <strong>de</strong> ce bled amish ne<br />

pouvait rien faire pour eux, alors qu’il avait déclaré à Seiza connaître<br />

l’ingénieur. Varèse s’apprêtait à revenir à la charge.<br />

– Vous avez entendu ce que Monsieur vous a dit, intervint<br />

un client qui venait <strong>de</strong> se glisser <strong>de</strong>rrière lui. Il ne peut pas vous<br />

ai<strong>de</strong>r.<br />

Varèse se retourna et découvrit trois hommes en chemises<br />

blanches, bretelles et chapeaux noirs, le fixant avec cet air sévère<br />

propre aux allemands expatriés dans le Nouveau mon<strong>de</strong>.<br />

– Je viens <strong>de</strong> Los Angeles pour voir Peter Nash, insista Varèse.<br />

Vous le connaissez, n’est ce pas ?<br />

Personne ne voulait lui répondre. Varèse remarqua que<br />

d’autres locaux remplissaient la boutique et qu’ils se trouvaient<br />

désormais en très nette minorité.<br />

– Vous êtes tous les mêmes, lança un Amish. Notre communauté<br />

est envahie par vos semblables <strong>de</strong>puis que vous voyez<br />

la Bête dans vos satanées machines. Nous n’avons que faire <strong>de</strong><br />

vos superstitions.<br />

– Des loups ! cracha un autre. Des loups <strong>de</strong>s villes. Du<br />

vent !<br />

– 200 –


– Si Peter Nash vous a causé quelque préjudice… essaya<br />

Varèse.<br />

Cinq hommes s’avancèrent vers lui. Il prit Desportes par la<br />

main et ils sortirent précipitamment <strong>de</strong> l’épicerie. Varèse se sentait<br />

<strong>de</strong> taille à nettoyer la planète <strong>de</strong> tous les salopards qu’elle<br />

pouvait abriter, en les prenant un par un. Affronter un village<br />

entier n’était par contre pas dans ses cor<strong>de</strong>s. Surtout lorsque le<br />

mépris <strong>de</strong> ses habitants semblait légitimé par quelque méfait<br />

dont l’immigrant Peter Nash se serait rendu coupable.<br />

– On remonte dans la voiture sans faire d’esclandre, marmonna-t-il<br />

à l’attention <strong>de</strong> Desportes.<br />

– Mais…<br />

– Ou je vous laisse là, c’est vous qui voyez.<br />

Desportes s’assit dans l’Oldsmobile, verrouilla sa porte et<br />

boucla sa ceinture avant Varèse qui démarra et reprit la rue<br />

principale pour se diriger vers la sortie <strong>de</strong> Carthage.<br />

– Aucun d’eux ne parlera. Et ça m’étonnerait que le cadastre<br />

soit plus loquace que ces gars-là.<br />

L’épicerie <strong>de</strong> Nathan Ferguson et la petite foule rétrécirent<br />

dans les rétroviseurs pour être avalées par la poussière.<br />

Quelques piétons marchaient tranquillement sur les trottoirs<br />

sans prêter plus d’attention à la voiture noire qui remontait la<br />

rue au pas.<br />

– On pourrait peut-être <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r à quelqu’un d’autre ?<br />

proposa Desportes.<br />

– Autant mettre le feu aux quatre coins <strong>de</strong> la ville et attendre<br />

avec Ferguson que Carthage ait brûlé.<br />

– 201 –


– Vous n’avez donc rien à proposer ? !<br />

Desportes trouvait que son idée n’était pas si stupi<strong>de</strong>. Elle<br />

reporta son attention sur les passants et remarqua un homme<br />

qui discutait avec un petit bout <strong>de</strong> femme en costume traditionnel.<br />

Il tenait un garçonnet par la main et marchait vers eux. Elle<br />

le reconnut tout <strong>de</strong> suite.<br />

– Dites-moi que je rêve.<br />

Varèse pila en le reconnaissant lui aussi : l’asthmatique <strong>de</strong><br />

Mesa Ver<strong>de</strong> ! Ils l’avaient abandonné, imbibé <strong>de</strong> trompe-lamort,<br />

dans une maison du peuple Anasazi et le retrouvaient<br />

maintenant frais, pimpant, dans une région qui s’était coupée<br />

du reste <strong>de</strong> l’humanité <strong>de</strong>ux siècles auparavant ?<br />

– Dark Vador.<br />

L’Amish s’était arrêté et observait l’Oldsmobile, intrigué.<br />

Les couleurs disparurent <strong>de</strong> son visage lorsqu’il découvrit<br />

l’héritière qui lui souriait, dans cette voiture, à Carthage, chez<br />

lui.<br />

Desportes <strong>de</strong>scendit <strong>de</strong> la voiture et se dirigea vers<br />

l’homme figé par la terreur. La femme regardait approcher<br />

l’étrangère avec un air soupçonneux. Son mari lui parla avec<br />

précipitation. Desportes crut comprendre qu’il lui ordonnait <strong>de</strong><br />

se rendre en ville et <strong>de</strong> l’attendre à l’épicerie. Elle protesta mais<br />

il les poussa, elle et son fils, dans la bonne direction.<br />

La femme s’éloigna en se retournant tous les cinq mètres.<br />

Desportes s’arrêta <strong>de</strong>vant l’Amish. Elle se promit <strong>de</strong> griller un<br />

peu d’encens, <strong>de</strong> retour à Taliesin, sur l’autel <strong>de</strong> la coïnci<strong>de</strong>nce.<br />

Varèse était resté <strong>de</strong>rrière le volant. Il venait <strong>de</strong> s’allumer une<br />

Gauloise en se disant que le spectacle valait bien ça.<br />

– 202 –


– Jolies bretelles, murmura-t-elle en en attrapant une du<br />

bout du doigt et en la faisant claquer sur la poitrine <strong>de</strong><br />

l’Amish. Mesa Ver<strong>de</strong>… C’est pas la porte à côté ?<br />

– Personne ne sait. Je vous en supplie.<br />

Desportes s’en voulut presque d’être la cause <strong>de</strong> tant<br />

d’émois.<br />

– Je vous offre mon silence, lui glissa-t-elle à l’oreille,<br />

contre…<br />

– Ce que vous voudrez !<br />

– … contre l’adresse <strong>de</strong> Peter Nash.<br />

– Peter Nash ? ! s’étrangla-t-il. Par les larmes <strong>de</strong> Joshua,<br />

ne me <strong>de</strong>man<strong>de</strong>z pas ça.<br />

Desportes se retourna et fit le geste <strong>de</strong> rappeler la femme et<br />

l’enfant qui se trouvaient maintenant à une bonne distance.<br />

– Arrêtez ! Je vous accompagne.<br />

Il fit basculer le siège du passager et se glissa à l’arrière du<br />

modèle Suprême en se ratatinant du mieux qu’il pouvait au fond<br />

<strong>de</strong> la banquette. Desportes rabattit le siège et referma la portière<br />

<strong>de</strong>rrière elle. Varèse était sur le point <strong>de</strong> démarrer, mais il<br />

ne put s’empêcher <strong>de</strong> se retourner vers l’homme et <strong>de</strong> lui susurrer<br />

avec délice :<br />

– Bienvenue dans notre vaisseau, Seigneur Vador.<br />

Le boli<strong>de</strong> noir partit en vrombissant vers les faubourgs <strong>de</strong><br />

Carthage.<br />

– 203 –


*<br />

La vieille Oldsmobile brinquebalait sur une route <strong>de</strong> campagne.<br />

Carthage n’était plus qu’un souvenir, et se succédaient<br />

dans le lointain les copies conformes <strong>de</strong> la grange qui ravissait<br />

Desportes dans l’épicerie <strong>de</strong> Ferguson.<br />

– C’est encore loin ? <strong>de</strong>manda Varèse pour la énième fois.<br />

– Au bout <strong>de</strong> ce chemin, répondit Vador, qui n’avait pas<br />

voulu révéler son patronyme palatin.<br />

– Et ce chemin traverse combien d’États ?<br />

Le seigneur <strong>de</strong>s ténèbres ne répondit pas. Il était <strong>de</strong> nouveau<br />

victime d’une crise d’angoisse. Il se tassa en respirant<br />

bruyamment.<br />

– Allongez-vous, l’invita l’héritière. Mettez-vous à votre<br />

aise.<br />

Elle lui <strong>de</strong>vait bien ça, elle qui venait peut-être <strong>de</strong> briser<br />

son couple, sa vie et l’honneur <strong>de</strong> sa lignée jusqu’à la treizième<br />

génération. Voir Vador étendu sur la banquette arrière comme<br />

pour une analyse itinérante donna envie à Desportes <strong>de</strong> pousser<br />

un peu plus son interrogatoire :<br />

– Maintenant que nous sommes entre nous, dites-nous<br />

comment vous faites pour concilier votre vie ici et vos petites<br />

escapa<strong>de</strong>s à Mesa Ver<strong>de</strong> ?<br />

Vador reprenait son souffle petit à petit.<br />

– Je fais <strong>de</strong>s sauts fréquents à Phila<strong>de</strong>lphie pour vendre<br />

<strong>de</strong>s objets à un magasin <strong>de</strong> décoration.<br />

– 204 –


– Quoi comme objets ?<br />

– Des maquettes <strong>de</strong> granges traditionnelles.<br />

– Comme celles chez Ferguson ?<br />

– On vous passera comman<strong>de</strong> par Internet, coupa Varèse.<br />

Revenons à Phila<strong>de</strong>lphie.<br />

L’Amish maugréa mais expliqua :<br />

– Je me suis trouvé un cybercafé discret à partir duquel je<br />

me tiens au courant <strong>de</strong>s déplacements <strong>de</strong> la princesse Seiza.<br />

Vous savez que nos amis <strong>de</strong> l’espace l’ont emmenée dans<br />

leur grand vaisseau <strong>de</strong> lumière ? ajouta-t-il avec <strong>de</strong>s yeux ouverts<br />

sur <strong>de</strong>ux puits pleins d’innocence.<br />

Desportes se rappela que Vador était tombé sous l’effet du<br />

trompe-la-mort avant tout le mon<strong>de</strong>. Il n’avait donc pas vu la<br />

scène. On la lui avait racontée.<br />

– Les machines ne vous sont pas interdites ? s’informa Varèse.<br />

– Si, avoua l’Amish avec honte.<br />

– Pourquoi… pourquoi cette double vie ? insista Desportes.<br />

– Tout petit, j’ai eu la révélation que la vie existait dans<br />

l’espace inconnu. Toutes ces étoiles qui brillaient, la nuit, au<strong>de</strong>ssus<br />

<strong>de</strong> la ferme. Et ces énormes vaisseaux <strong>de</strong> métal qui se<br />

posaient près <strong>de</strong> la grange <strong>de</strong> mon oncle… c’était un spectacle<br />

magnifique.<br />

– Des vaisseaux <strong>de</strong> métal ?<br />

– 205 –


– Vous êtes monté à bord <strong>de</strong> l’un d’eux ?<br />

– Plusieurs fois. J’ai même eu une relation avec une<br />

Atlante.<br />

– Vous avez eu… <strong>de</strong>s enfants ?<br />

L’Amish rougit.<br />

– Et le ca<strong>de</strong>t s’appelle Luke, je suppose ? se moqua Varèse.<br />

Il a fallu qu’on tombe sur l’idiot <strong>de</strong> service, chuchota-t-il à<br />

l’attention <strong>de</strong> Desportes.<br />

– Regar<strong>de</strong> la route Mul<strong>de</strong>r.<br />

Varèse remit précipitamment l’Oldsmobile dans l’axe du<br />

chemin qu’elle était en train <strong>de</strong> quitter. Vador avait l’air vexé : il<br />

ressassait une réponse pertinente à la taquinerie dont il venait<br />

<strong>de</strong> faire l’objet.<br />

– L’Ordnung ne parle à aucun moment <strong>de</strong>s races extraterrestres,<br />

dit-il enfin.<br />

– L’Ordnung…?<br />

– Notre règle <strong>de</strong> vie, que je respecte et que j’honore.<br />

– Et vos escapa<strong>de</strong>s stellaires, ce sont vos p’tites plages <strong>de</strong><br />

liberté ?<br />

– On peut voir les choses comme ça, lança l’Amish à Varèse.<br />

Le chemin montait en lacets vers une colline couronnée par<br />

une forêt d’érables rabougris.<br />

– 206 –


– Le bosquet du pêcheur, indiqua Vador. La maison <strong>de</strong><br />

Nash se trouve à l’intérieur.<br />

– Le bosquet du pêcheur… Et il habite dans la clairière <strong>de</strong>s<br />

lépreux ? Pourquoi le nom <strong>de</strong> Peter Nash déclenche-t-il une<br />

telle hostilité dans votre communauté ?<br />

– Nous avons toujours réussi à nous protéger du mon<strong>de</strong><br />

extérieur. Les touristes ne connaissaient pas Carthage avant que<br />

les témoins <strong>de</strong> Cassandra et les amis du père Joseph (il cracha<br />

entre ses pieds pour montrer le peu <strong>de</strong> cas qu’il faisait <strong>de</strong> ces<br />

<strong>de</strong>ux catégories <strong>de</strong> personnes)… ne découvrent Carthage et ne la<br />

proclament Terre promise <strong>de</strong> l’après Saint Sylvestre. Cette supercherie<br />

a été entretenue par Nathan Ferguson, le traître !<br />

Varèse et Desportes s’interrogèrent mutuellement du regard<br />

mais se gardèrent d’intervenir : Vador allait lever le voile<br />

sur le mystère Nash et ce n’était pas le moment <strong>de</strong> le déconcentrer.<br />

– Les premiers survivalistes en mal d’ermitage sont arrivés<br />

à Carthage en 1996. Ils ont gangrené le comté en achetant <strong>de</strong>s<br />

concessions qui séparaient les familles et détruisaient<br />

l’harmonie que les Anciens avaient mis trois siècles à mettre en<br />

place. Certains arrivants étaient pourtant respectueux <strong>de</strong> nos<br />

traditions. Ceux-là sont <strong>de</strong>venus nos amis. C’est par leur intermédiaire<br />

que j’ai appris l’existence <strong>de</strong> la princesse Seiza.<br />

D’autres, par contre, ont été jusqu’à séduire nos femmes ! Ceuxlà<br />

agissaient comme le cancer dans votre mon<strong>de</strong>.<br />

« Un : <strong>de</strong> grands vaisseaux <strong>de</strong> métal font la navette entre<br />

Andromè<strong>de</strong> et la Terre. Deux : le cancer est ici inconnu ». Varèse<br />

se <strong>de</strong>manda pourquoi il n’avait jamais inscrit un territoire<br />

amish dans son catalogue <strong>de</strong> paradis terrestres. Il aurait pu<br />

acheter une ferme à Ulysse qui avait connu le sevrage technologique<br />

et ne s’en était pas trop mal tiré.<br />

– 207 –


– Ces intrus représentaient une menace pour notre communauté,<br />

continua Vador. Les Borgs ont eu le même problème<br />

avec leur renégat, une fois qu’il eut découvert l’individualisme et<br />

son cortège <strong>de</strong> douleurs.<br />

– Les Borgs ? !<br />

– Star Trek Next Generation. J’ai vu quelques épiso<strong>de</strong>s… à<br />

Phila<strong>de</strong>lphie.<br />

– De mieux en mieux, siffla Varèse. Mais ça ne nous dit pas<br />

pourquoi Peter Nash est haï à ce point.<br />

– Ça tombe sous le sens : parce qu’il est le premier à s’être<br />

installé ici. Il a initié la vague. Arrêtez-vous.<br />

Varèse obéit et stoppa l’Oldsmobile à la lisière <strong>de</strong> la forêt<br />

dans laquelle le chemin s’enfonçait.<br />

– Je ne vous accompagne pas dans l’antre du démon. Madame,<br />

permettez. (Vador sortit <strong>de</strong> la voiture sans que rien ni<br />

personne ne puisse l’en empêcher.) Vous trouverez la maison <strong>de</strong><br />

Nash à une centaine <strong>de</strong> mètres. Je vous souhaite <strong>de</strong> réussir dans<br />

votre quête.<br />

Il se préparait à repartir à pieds vers Carthage.<br />

– Atten<strong>de</strong>z ! cria Varèse. (Un truc le chiffonnait dans le discours<br />

du seigneur <strong>de</strong>s ténèbres.) Les survivalistes… Pourquoi<br />

parlez-vous d’eux au passé ? Ils sont tous partis ?<br />

ger.<br />

– Tous sauf Nash, que nous n’avons jamais réussi à délo-<br />

– 208 –


– Et, comment les avez-vous faits partir ? s’informa Desportes.<br />

– Nous les avons mis dans les grands vaisseaux <strong>de</strong> métal,<br />

expliqua Vador en montrant le ciel.<br />

Un début <strong>de</strong> panique oppressa la poitrine <strong>de</strong> l’héritière <strong>de</strong>vant<br />

la détermination <strong>de</strong> ce fou furieux. Elle ferma sa portière<br />

avant d’être aspirée par quelque rayon lumineux. Elle n’avait<br />

pas envie d’être retrouvée vidée <strong>de</strong> son sang au milieu d’un<br />

champ <strong>de</strong> colza. « Démarre » implora-t-elle à l’attention <strong>de</strong> Varèse<br />

qui était plié <strong>de</strong> rire. Anakin partit d’un bon pas sur le chemin<br />

qui re<strong>de</strong>scendait vers Carthage.<br />

– Que la Force soit avec vous ! cria-t-il alors que<br />

l’Oldsmobile s’engageait entre les érables du domaine <strong>de</strong> Monsieur<br />

Nash.<br />

*<br />

La bicoque délabrée occupait une clairière. Elle faisait un<br />

étage. Les volets pendaient aux fenêtres aveugles. La peinture<br />

s’écaillait <strong>de</strong> place en place. Elle avait dû être verte, à une<br />

époque. Les tuiles du toit avaient glissé par endroits et s’étaient<br />

rassemblées dans les gouttières ou gisaient en tas, brisées, dans<br />

le gazon. Le terrain dégagé n’était pas moins à l’abandon. Des<br />

herbes folles bataillaient pour recouvrir ici un soc <strong>de</strong> charrue<br />

rongé par la rouille, là un tonneau éventré rempli d’eau croupie.<br />

L’Oldsmobile Suprême s’arrêta à une dizaine <strong>de</strong> mètres <strong>de</strong><br />

l’entrée. Varèse tourna la clé <strong>de</strong> contact et la laissa fichée dans le<br />

démarreur. Il scruta la faça<strong>de</strong>, y cherchant le moindre signe <strong>de</strong><br />

vie. Desportes frissonna :<br />

– Cet endroit me file la chair <strong>de</strong> poule.<br />

– 209 –


– Votre Nash… Vous êtes sûre qu’il avait toute sa tête lorsqu’il<br />

a quitté Millenium ?<br />

– Il ne faut pas avoir toute sa tête pour quitter Millenium,<br />

répondit l’héritière, spirituelle. Sérieusement, Nash faisait un<br />

très bon boulot. Mais, un beau jour, il a disjoncté. Nous n’avons<br />

même pas eu le temps <strong>de</strong> lui constituer un dossier psy. Il a déposé<br />

sa démission et une semaine plus tard il avait disparu.<br />

Rien ni personne n’ont pu le faire changer d’avis.<br />

– Vous savez à quoi ça me fait penser ? À la baraque <strong>de</strong><br />

Unabomber, le cinglé qui envoyait ses colis piégés aux quatre<br />

coins <strong>de</strong>s USA.<br />

Varèse sortit son 9 mm <strong>de</strong> la boîte à gants. Il vérifia qu’il<br />

était chargé et le coinça dans sa ceinture, à portée <strong>de</strong> main.<br />

– Vous allez m’attendre dans la voiture. Je veux m’assurer<br />

que notre bonhomme traite mieux ses semblables que son petit<br />

chez soi avant que nous ayons une conversation sérieuse.<br />

– D’accord.<br />

Desportes laissa Varèse sortir <strong>de</strong> l’Oldsmobile et se glissa à<br />

sa place, face au volant, pour se donner l’illusion <strong>de</strong> maîtriser la<br />

situation. L’ancien agent avança jusqu’à la porte qu’une marquise<br />

défoncée recouvrait en partie. « Ohé ! » appela-t-il. Il tira<br />

la porte grillagée vers lui et poussa la secon<strong>de</strong> pour rentrer dans<br />

la maison, l’arme au poing.<br />

Varèse attendit que ses yeux s’accoutument et captent la<br />

rare lumière que les fenêtres recouvertes d’une couche épaisse<br />

<strong>de</strong> crasse et <strong>de</strong> suie laissaient passer. Une pièce encombrée<br />

d’objets. Le désordre qui y régnait était in<strong>de</strong>scriptible.<br />

– 210 –


Sur une gran<strong>de</strong> table traînaient papiers, livres, boîtes <strong>de</strong><br />

conserves vi<strong>de</strong>s, bouteilles et outils. Varèse reconnut un chalumeau,<br />

une caisse remplie <strong>de</strong> fioles et <strong>de</strong> récipients. De grosses<br />

bonbonnes ventrues étaient alignées dans un coin. Il se pencha<br />

et découvrit <strong>de</strong>s étiquettes frappées <strong>de</strong> têtes <strong>de</strong> morts. Chlorure<br />

<strong>de</strong> potassium. Nitrate. Ammoniac. Cinq cartouches <strong>de</strong> gaz <strong>de</strong><br />

dix kilos étaient reliées entre elles par un réseau <strong>de</strong> tuyaux.<br />

Varèse eut l’impression <strong>de</strong> se retrouver dans le ventre<br />

d’une gigantesque bombe artisanale.<br />

Peter Nash comptait-il faire sauter le bosquet du pêcheur ?<br />

Un manuscrit traînait sur la table. Varèse reconnut le rapport<br />

du Docteur Edward Yar<strong>de</strong>ni, l’économiste <strong>de</strong> la Deutsche Bank<br />

Securities, titré avec optimisme « Récession en l’an 2000 ? »<br />

Les pages avaient été tirées d’Internet. Des coups <strong>de</strong> crayons<br />

rouges annotaient marges et couverture. Des paragraphes entiers<br />

avaient été sauvagement raturés.<br />

L’ancien agent reposa le rapport en ayant la conviction que<br />

Peter Nash avait non seulement perdu la tête, mais qu’en plus il<br />

pouvait être rangé dans la catégorie <strong>de</strong>s fous dangereux. Il se<br />

dirigea vers une porte qui donnait sur un escalier.<br />

Il posa le pied sur la première marche avec précaution,<br />

s’attendant à la traverser dans un nuage <strong>de</strong> poussière. Elle était<br />

soli<strong>de</strong> et ne grinça presque pas sous son poids. Il monta lentement<br />

à l’étage, le dos collé contre la paroi. L’escalier butait sur<br />

une porte. Il la poussa doucement et découvrit une chambre à<br />

peine plus éclairée que le rez-<strong>de</strong>-chaussée. Il y avait juste un lit<br />

et une petite table <strong>de</strong> nuit. Un homme était assis dans le lit et<br />

observait Varèse, sans bouger.<br />

L’ancien agent le mit en joue et pénétra dans la chambre.<br />

L’homme resta parfaitement immobile.<br />

– 211 –


– Peter Nash ?<br />

L’homme poussa un gémissement plaintif. Ses yeux suivaient<br />

les gestes <strong>de</strong> Varèse. Mais ses bras restaient collés contre<br />

son torse et son torse contre le bois <strong>de</strong> lit. L’activiste n’était tout<br />

<strong>de</strong> même pas cinglé à ce point pour se ligoter lui-même ? se <strong>de</strong>manda<br />

l’ancien agent. Il posa sa question à nouveau :<br />

– Êtes-vous Peter Nash ?<br />

La question était <strong>de</strong> pure forme : Varèse avait vu une vieille<br />

photo <strong>de</strong> l’ingénieur tirée du fichier du personnel <strong>de</strong> Millenium<br />

et il l’avait reconnu en rentrant dans la pièce. Nash était certes<br />

marqué par les années et la vie recluse qu’il s’était imposé. Mais<br />

c’était bien lui, incontestablement. L’ingénieur gémit. Varèse ne<br />

comprenait pas pourquoi il ne parvenait ni à bouger ni à parler.<br />

Il se pencha sur lui.<br />

Un filin métallique était enroulé plusieurs fois autour <strong>de</strong><br />

son torse et lui entravait les épaules. Celui qui avait fait ça avait<br />

serré au point <strong>de</strong> tailler dans les chairs ouvertes, à vif. Nash <strong>de</strong>vait<br />

subir ce martyre <strong>de</strong>puis quelque temps : <strong>de</strong>s foyers<br />

d’infections <strong>de</strong>ssinaient <strong>de</strong>s plaques mauves et inégales, comme<br />

si <strong>de</strong>s tests <strong>de</strong> Rorschach avaient été gravés sur sa poitrine.<br />

Les yeux <strong>de</strong> Varèse remontèrent vers le visage <strong>de</strong> Nash et<br />

s’arrêtèrent sur ses lèvres. Des boursouflures régulières indiquaient<br />

que quelqu’un les lui avait cousues.<br />

Une forme en mouvement, une silhouette qui se détachait<br />

<strong>de</strong> l’ombre <strong>de</strong> la porte avec lenteur, se refléta sur les yeux <strong>de</strong><br />

Nash. La silhouette mit Varèse en joue.<br />

Il plongea vers le plancher alors qu’une détonation fantastique<br />

ébranlait la baraque. Il fit feu en aveugle. Il eut à peine le<br />

temps <strong>de</strong> se relever que l’autre dévalait l’escalier après avoir<br />

– 212 –


fermé la porte <strong>de</strong>rrière lui. Varèse se jeta contre elle, en vain. Il<br />

reporta son attention sur l’ingénieur emprisonné dans ses liens.<br />

Le coup <strong>de</strong> feu lui avait arraché la moitié du visage. Sa bouche<br />

s’était ouverte sous le choc. L’ancien agent constata que sa<br />

langue avait été tranchée.<br />

– Morloch ! hurla-t-il, en se jetant à nouveau contre la<br />

porte.<br />

Il allait tirer sur la poignée pour faire sauter la serrure<br />

lorsqu’une o<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> gaz envahit la pièce. Elle venait du rez-<strong>de</strong>chaussée.<br />

Une étincelle et c’était le feu d’artifice.<br />

Varèse arracha la feuille <strong>de</strong> papier bistre qui recouvrait la<br />

fenêtre. Le cadre avait été cloué et la crémone cassée. Il n’avait<br />

pas le temps d’essayer <strong>de</strong> soulever la vitre. Il s’empara <strong>de</strong> la<br />

couverture qui recouvrait les jambes <strong>de</strong> Peter Nash, s’enroula<br />

<strong>de</strong>dans en ne laissant passer que ses yeux et se plaça <strong>de</strong> l’autre<br />

côté <strong>de</strong> la pièce. Il chargea la fenêtre.<br />

Le verre explosa ainsi qu’une partie <strong>de</strong> la cloison qui dégringola<br />

avec Varèse sur la marquise. Il la traversa dans un<br />

nuage <strong>de</strong> débris. Il s’extirpa <strong>de</strong> l’amoncellement en titubant et<br />

se dégagea <strong>de</strong> la couverture dans laquelle il était empêtré. Desportes<br />

n’avait pas bougé et tenait le volant à <strong>de</strong>ux mains. Elle<br />

contemplait la scène les yeux écarquillés. Varèse courut jusqu’à<br />

la voiture, plongea à la place du passager, cria :<br />

– Démarre, vite ! Ça va sauter !<br />

Elle tourna machinalement la clé <strong>de</strong> contact et bloqua le levier<br />

<strong>de</strong> vitesse automatique sur la marche arrière. Elle appuya à<br />

fond sur l’accélérateur en regardant obstinément <strong>de</strong>vant elle.<br />

Varèse vit un Range Rover sortir <strong>de</strong> <strong>de</strong>rrière la maison et<br />

– 213 –


s’engager sur le petit chemin qu’ils avaient emprunté. Narcisse<br />

Morloch le conduisait. L’héritière ne freina pas pour passer en<br />

marche avant. Ils fonçaient à reculons vers la barrière d’érables<br />

qui entourait la clairière.<br />

La maisonnette <strong>de</strong> Peter Nash se transforma tout à coup en<br />

une gigantesque boule <strong>de</strong> feu. Le coffre <strong>de</strong> la Suprême 1973 percuta<br />

la première rangée d’érables qui explosèrent sous l’impact.<br />

Varèse plongea sur Desportes alors que le souffle <strong>de</strong> la déflagration<br />

soulevait la voiture du sol et pulvérisait les pare-brise avant<br />

et arrière. Ils sentirent l’on<strong>de</strong> brûlante les frôler et roussir les<br />

appuie-tête.<br />

L’Oldsmobile Suprême brinquebalait en marche arrière au<br />

milieu d’une forêt dont chaque arbre aurait dû les arrêter. Mais<br />

les érables à peine touchés étaient fauchés nets. Les morceaux<br />

d’écorce et <strong>de</strong> bois mort étaient propulsés <strong>de</strong> part et d’autre <strong>de</strong><br />

la voiture. Varèse pensa aux bonbonnes mortelles entreposées<br />

au rez-<strong>de</strong>-chaussée <strong>de</strong> la petite baraque. Le sol du bosquet <strong>de</strong>vait<br />

être saturé <strong>de</strong> produits toxiques pour que les érables<br />

n’offrent pas plus <strong>de</strong> résistance que du carton mouillé.<br />

Ils débouchèrent enfin du bosquet du pêcheur. La prairie<br />

vallonnée du Comté <strong>de</strong> Carthage apparut <strong>de</strong>rrière l’Oldsmobile<br />

Suprême. Varèse profita du répit offert par le terrain dégagé<br />

pour tourner la clé <strong>de</strong> contact et tirer le frein à main à lui. La<br />

voiture s’arrêta en s’enfonçant dans la terre grasse. C’était pur<br />

miracle qu’elle ait encore ses quatre roues après ce qu’elle venait<br />

<strong>de</strong> subir.<br />

– Nom <strong>de</strong> Dieu ! (Il donna un violent coup <strong>de</strong> pied dans la<br />

boîte à gants dont le contenu s’éparpilla sur ses genoux.) Où estce<br />

que vous avez appris à conduire ?<br />

L’héritière était toujours cramponnée au volant.<br />

– 214 –


– Je n’ai pas appris à conduire.<br />

–Ulysse vous a bien fourni un permis <strong>de</strong> conduire ?<br />

– Je n’ai jamais appris à conduire, répéta-t-elle en ayant<br />

l’impression <strong>de</strong> parler à un <strong>de</strong>meuré. Ce n’est pas parce<br />

qu’Ulysse m’a fait un permis <strong>de</strong> conduire au nom <strong>de</strong> Jessica<br />

My<strong>de</strong>k que Jessica My<strong>de</strong>k sait conduire.<br />

Varèse resta bouche bée.<br />

– Je l’ai vu sortir <strong>de</strong> la baraque, continua-t-elle d’une voix<br />

blanche.<br />

Son regard était fixé sur la tranchée qu’ils avaient creusée<br />

dans la forêt d’érable. Le feu faisait rage au centre <strong>de</strong> la clairière<br />

d’après la colonne <strong>de</strong> fumée noire qui s’en échappait.<br />

– Ce n’était pas Peter Nash.<br />

– Non, confirma Varèse. Ren<strong>de</strong>z-moi le volant.<br />

– C’est l’enfoiré qui a enlevé Oscar. J’en suis sûre.<br />

Desportes multipliait ses affirmations comme si elle enfilait<br />

<strong>de</strong>s perles sur un fil d’acier. Elle tourna la clé <strong>de</strong> contact et<br />

enclencha la marche avant. Le moteur se mit à ronronner. Varèse<br />

se cramponna malgré lui à sa portière.<br />

Elle baissa le frein à main et enfonça l’accélérateur.<br />

L’Oldsmobile partit en chassant et grimpa la déclivité en soulevant<br />

<strong>de</strong>s mottes <strong>de</strong> terre. Desportes freina une fois en haut, face<br />

à la plaine.<br />

– Vous feriez mieux <strong>de</strong> me passer le volant.<br />

– 215 –


L’héritière observait la plaine parsemée <strong>de</strong> pleins et <strong>de</strong><br />

creux dans lesquels un Range Rover pouvait facilement se cacher.<br />

Le chemin qui menait à Carthage était visible sur une dizaine<br />

<strong>de</strong> kilomètres et aucune voiture ne le parcourait.<br />

– Il est là.<br />

– Écoutez…<br />

Desportes appuya à fond sur l’accélérateur. La voiture<br />

s’élança comme un animal furieux et dévala la colline. Le Range<br />

Rover sortit tout à coup d’un creux à environ cent mètres sur<br />

leur droite. Le tout-terrain fonçait vers le chemin. Desportes<br />

tenait bien la voiture et gagnait du terrain. Elle n’avait aucun<br />

sens du danger qu’elle leur faisait courir à tous <strong>de</strong>ux. Mais ils se<br />

rapprochaient <strong>de</strong> Morloch, mètre après mètre. Ils suivaient<br />

<strong>de</strong>ux crêtes étroites et séparées qui se rejoignaient plus loin sur<br />

le même plateau.<br />

– Foncez ! hurla Varèse, oubliant toute précaution.<br />

Il se leva <strong>de</strong> son siège et passa la moitié du corps par la fenêtre,<br />

l’arme au poing. Le terrain <strong>de</strong>venait assez plat pour qu’il<br />

puisse ajuster son tir. Une trentaine <strong>de</strong> mètres séparaient les<br />

<strong>de</strong>ux véhicules. Varèse fit feu une première fois. Le pare-brise<br />

arrière du Range Rover explosa. Il recommença en soulevant<br />

une gerbe d’étincelles à l’intérieur <strong>de</strong> la voiture. Il visa un pneu<br />

mais le rata.<br />

Les <strong>de</strong>ux crêtes se rejoignirent. L’Oldsmobile se trouvait<br />

maintenant au niveau du Range et Desportes roulait toujours<br />

aussi vite.<br />

Varèse fixait le conducteur qui s’était retourné vers lui et<br />

qui lui renvoyait un sourire moqueur. Il l’avait laissé pour mort<br />

dans le cénotaphe <strong>de</strong> la Maison blanche. Et ils se retrouvaient<br />

– 216 –


côte à côte, à soixante miles à l’heure, sur un terrain déglingué,<br />

à se toucher presque.<br />

– Alors Varèse ! Content <strong>de</strong> me revoir ? cria Morloch par<strong>de</strong>ssus<br />

le vacarme.<br />

Desportes hurla. Le plateau s’arrêtait net à une vingtaine<br />

<strong>de</strong> mètres. Au-<strong>de</strong>là, on distinguait le toit d’une grange, au niveau<br />

du sol.<br />

Varèse se laissa retomber dans l’Oldsmobile alors que le<br />

Range Rover braquait violemment vers la droite. Desportes<br />

fixait le bord du plateau sans bouger le volant. Les roues <strong>de</strong><br />

l’Oldsmobile Suprême quittèrent le sol. Le modèle Suprême<br />

1973, suivi par un sillage <strong>de</strong> poussières, <strong>de</strong> brins d’herbes et <strong>de</strong><br />

mottes <strong>de</strong> terre.<br />

La grange amish occupa tout à coup leur champ <strong>de</strong> vision<br />

et se précipita sur eux. La voiture traversa la paroi <strong>de</strong> planches<br />

dans un fracas assourdissant et plongea dans la grange. Il y eut<br />

un bruit sourd, puis le silence et l’immobilité. Le moteur avait<br />

calé. Du foin entourait la voiture <strong>de</strong> toutes parts.<br />

Varèse essaya d’ouvrir sa portière mais elle était bloquée. Il<br />

passa par sa fenêtre. Desportes le suivit à quatre pattes, hébétée.<br />

Ils débouchèrent à l’air libre. L’Oldsmobile Suprême était plantée<br />

en oblique dans le tas <strong>de</strong> foin provi<strong>de</strong>ntiel.<br />

– Nous sommes vivants, constata l’héritière.<br />

Le propriétaire <strong>de</strong> la grange apparut une fourche entre les<br />

mains. Ils se retournèrent en même temps vers lui et poussèrent<br />

la même exclamation <strong>de</strong> surprise. Le fermier les reconnut et les<br />

couleurs disparurent <strong>de</strong> son visage pour la <strong>de</strong>uxième fois <strong>de</strong> la<br />

journée. Il tomba à genoux et leva les bras vers le ciel. L’ancien<br />

agent supposa que l’Amish implorait les vieux dieux allemands<br />

– 217 –


dans sa langue ancestrale et qu’il leur <strong>de</strong>mandait pourquoi ils le<br />

poursuivaient ainsi <strong>de</strong> leur courroux.<br />

Varèse s’approcha, posa doucement la main sur son épaule,<br />

et lui dit :<br />

– Nous avons un <strong>de</strong>rnier service à vous <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r, Seigneur<br />

Vador. Après, nous vous laisserons en paix.<br />

– Vous êtes tombés sur lui une <strong>de</strong>uxième fois ?<br />

*<br />

Daria Seiza ne revenait pas <strong>de</strong> la malchance qui poursuivait<br />

son admirateur.<br />

– Sur sa grange, corrigea Varèse. Le pauvre, vous l’auriez<br />

vu. Il aurait fait n’importe quoi pour se débarrasser <strong>de</strong> nous. Il<br />

nous a ramenés en calèche jusqu’à Bellaco, entre Carthage et<br />

Phila<strong>de</strong>lphie, et nous a collés dans le bus qui passait par là.<br />

Nous ne <strong>de</strong>mandions pas mieux et les adieux furent assez brefs.<br />

– C’est le moins qu’on puisse dire, acquiesça Desportes.<br />

Elle se souvint <strong>de</strong> Vador attendant au bord <strong>de</strong> la route que<br />

le Greyhound s’ébranle et disparaisse pour bien s’assurer que<br />

ses tortionnaires quittaient le comté.<br />

Le ciel <strong>de</strong> Taliesin était plombé. Un avis <strong>de</strong> tempête avait<br />

été lancé sur la région <strong>de</strong> Fresno dans la matinée. Desportes se<br />

retourna vers Ulysse, Seiza et Varèse.<br />

L’obscurité qui gagnait le salon les faisait ressembler à <strong>de</strong>s<br />

spectres. Le pirate et la princesse avaient l’air fatigués. Ils<br />

avaient travaillé dur. Évi<strong>de</strong>mment, le vieil Ulysse n’était pas<br />

– 218 –


seulement épuisé par les quelques nuits blanches passées sur la<br />

simulation.<br />

Ses forces l’abandonnaient. Il les voyait s’échapper <strong>de</strong> ses<br />

mains et <strong>de</strong> son cœur lors <strong>de</strong>s pério<strong>de</strong>s d’hallucinations qui<br />

s’étaient multipliées ces <strong>de</strong>rniers jours. L’autre mon<strong>de</strong> le réclamait.<br />

Il en entrevoyait parfois quelques fragments, entre <strong>de</strong>ux<br />

rêves. Ce qu’il voyait ne le rassurait ni ne l’inquiétait vraiment :<br />

une mer balayée par <strong>de</strong>s vents sans fin qu’il savait <strong>de</strong>voir traverser<br />

avant <strong>de</strong> trouver la paix.<br />

– Et Narcisse Morloch est toujours vivant, lâcha Ulysse en<br />

joignant ses mains qui s’étaient remises à trembler.<br />

– Narcisse Morloch est toujours vivant, répéta Varèse.<br />

– Peter Nash est, par contre, bien mort et nous n’avons pas<br />

vraiment avancé, laissa tomber Desportes, orageuse.<br />

– Il est temps <strong>de</strong> faire le point.<br />

Varèse se leva et récapitula :<br />

– Nous connaissons la métho<strong>de</strong> utilisée par les conspirateurs<br />

pour faire planter les systèmes embarqués : ils nichent un<br />

virus à l’intérieur du logiciel principal. Ce virus est activé, une<br />

fois la signature <strong>de</strong>s lignes <strong>de</strong> co<strong>de</strong> pilotant la puce Millenium<br />

connue. Le virus trouve la signature et…<br />

Varèse écarta les mains pour laisser la parole à Ulysse qui<br />

avait reconstitué le cheminement <strong>de</strong> la bestiole pendant ses<br />

longues heures <strong>de</strong> veille.<br />

– Il trouve la signature et la remplace par une autre.<br />

– C’est tout ? s’exclama Desportes.<br />

– 219 –


Ulysse se tourna vers elle.<br />

– Ça suffit amplement pour rendre inopérantes les lignes<br />

qui pilotent la puce. Ça ne laisse aucune trace. Ça interdit tout<br />

raccommodage ultérieur puisque l’ancienne signature a été effacée<br />

et remplacée par une nouvelle. Simple et sans bavures. (Il<br />

s’en frotta les mains.) J’ai mis trois jours et trois nuits à percer<br />

leur métho<strong>de</strong>, après avoir échafaudé <strong>de</strong>s algorithmes <strong>de</strong> réécriture,<br />

monté et démonté les bombes logiques susceptibles d’avoir<br />

fait planter les systèmes. La solution m’est apparue en rêve,<br />

amusant non ? Chuchotée par saint Pierre lui-même.<br />

L’héritière se <strong>de</strong>manda si le vieux ne perdait pas un peu les<br />

pédales. Seiza était peut-être la seule à avoir encore toute sa<br />

tête, ce qui ne la rassura pas vraiment.<br />

– Nous avons épluché, Daria et moi, les lignes <strong>de</strong> co<strong>de</strong> <strong>de</strong>s<br />

logiciels <strong>de</strong> navigation du Boeing <strong>de</strong> la TWA et <strong>de</strong> la centrale <strong>de</strong><br />

Kokura.<br />

– Et vous avez retrouvé les traces <strong>de</strong> la transformation ?<br />

– En travaillant sur <strong>de</strong>ux versions du logiciel, celle avant<br />

l’acci<strong>de</strong>nt, celle après, reprit Seiza. On a pioché dans les dossiers<br />

du NTSB et dans ceux <strong>de</strong> la sécurité atomique japonaise. Nous<br />

nous sommes aussi servis dans les archives <strong>de</strong> Millenium, précisa-t-elle<br />

en se tournant vers l’héritière, pour retrouver les versions<br />

d’origine.<br />

– Vous avez bien fait, répondit Desportes, troublée.<br />

– J’ai ensuite concocté un petit programme <strong>de</strong> comparaison<br />

pour passer les <strong>de</strong>ux versions <strong>de</strong> chaque logiciel au crible<br />

fin. J’ai écarté toutes les modifications <strong>de</strong> type date et fonctionnement<br />

et je me suis concentrée sur les intitulés comme les si-<br />

– 220 –


gnatures, ce genre <strong>de</strong> choses… Nous avons retrouvé les lignes <strong>de</strong><br />

co<strong>de</strong>s qui pilotaient les puces. Leurs signatures avaient bien été<br />

transformées comme Ulysse l’avait imaginé.<br />

– Sans oublier que nous ne nous sommes pas limités au vol<br />

800 et à Kokura, reprit le pirate. Il y a aussi cette histoire <strong>de</strong><br />

bombardiers furtifs tombés aux mains <strong>de</strong>s Serbes et <strong>de</strong>s Irakiens.<br />

Nous avons épluché leurs boîtes noires et nous sommes<br />

arrivés à la même conclusion.<br />

– Vous les avez trouvés où, ces boîtes noires ? <strong>de</strong>manda<br />

Varèse en les cherchant <strong>de</strong>s yeux au milieu <strong>de</strong> la table basse.<br />

– Sur le Net, répondit Seiza. Blackbox point com. La page<br />

perso d’un ami à moi.<br />

Le Réseau, gigantesque souk dans lequel tout, <strong>de</strong> la photo<br />

pédophile à l’intégrale <strong>de</strong> Chaucer, se donnait ou se vendait.<br />

Desportes se taisait et fixait le plancher. Elle pensait à Seiza<br />

fouillant sans vergogne dans les papiers secrets <strong>de</strong> son entreprise.<br />

L’ancien agent recentra le débat :<br />

– Si je comprends bien, même si nous avions pu interroger<br />

Peter Nash et même s’il nous avait livré la signature <strong>de</strong> ses<br />

lignes <strong>de</strong> co<strong>de</strong>, cela n’aurait empêché en rien les conspirateurs<br />

d’agir sur les systèmes qui le concernaient ?<br />

– Connaître la signature <strong>de</strong> Nash aurait permis <strong>de</strong> la remplacer<br />

par une autre, ce qui coupait l’herbe sous le pied <strong>de</strong>s<br />

conspirateurs, intervint Ulysse.<br />

Desportes se retourna vers Varèse, responsable <strong>de</strong> tous ses<br />

maux.<br />

– Ça n’a servi à rien ! râla-t-elle.<br />

– 221 –


Il était, lui aussi, un peu déçu par la tournure que prenaient<br />

les événements. Des flocons <strong>de</strong> neige commencèrent à tomber<br />

sur la forêt <strong>de</strong> séquoias.<br />

– Nous courons toujours <strong>de</strong>rrière les conspirateurs, avança<br />

Ulysse. Mais nous sommes en train <strong>de</strong> les rattraper.<br />

L’attention se focalisa à nouveau sur lui.<br />

– Morloch a été envoyé à Carthage pour faire parler Peter<br />

Nash. Ce qui veut dire qu’ils vont très prochainement s’attaquer<br />

à un <strong>site</strong> dont l’ingénieur s’est occupé.<br />

– Logique, concéda Varèse.<br />

– De plus, ces types aiment le panache. Ils travaillent en<br />

beauté, si je peux me permettre, et attachent à chacun <strong>de</strong> leur<br />

geste une sorte <strong>de</strong> mise en scène qui va peut-être nous ai<strong>de</strong>r à<br />

précipiter leur perte.<br />

Ulysse affichait cet air malin que Varèse lui connaissait<br />

lorsque le vieux pirate avait une découverte à leur faire partager.<br />

– Tu tiens quelque chose.<br />

– Ils auraient pu utiliser n’importe quelle chaîne <strong>de</strong> caractères<br />

pour remplacer les anciennes signatures, mettre Casserole<br />

ou trois esperluettes à la place <strong>de</strong>s co<strong>de</strong>s secrets que les ingénieurs<br />

ont emportés dans leurs tombes. Mais non, nos amis font<br />

dans le détail et se sont amusés à semer <strong>de</strong>s termes qui n’ont<br />

rien d’innocent, <strong>de</strong>s termes qui mis bout à bout, dans le bon<br />

ordre, et avec la ou les signatures à venir, formeront une phrase<br />

cohérente.<br />

– Si nous reconstituons cette phrase avant qu’ils ne passent<br />

à nouveau à l’action, s’enflamma Seiza, nous les <strong>de</strong>vançons.<br />

– 222 –


– Quels sont les mots que vous avez déjà trouvés ?<br />

s’impatienta Varèse.<br />

Ulysse et Seiza, arrivés à ce point <strong>de</strong> leur démonstration, se<br />

levèrent et commencèrent à danser une chorégraphie qu’ils<br />

avaient préparée avant que Varèse et Desportes ne reviennent<br />

<strong>de</strong> Pennsylvanie. Le vieux pirate commença par sautiller sur<br />

place en agitant les bras alors que Daria se mettait un peu à<br />

l’écart pour le laisser <strong>de</strong>ssiner sa figure.<br />

– Arrêtez un peu ces gamineries ! railla Varèse. Vous pensez<br />

qu’on a le temps <strong>de</strong> faire un Pictionary ?<br />

Ulysse n’en démordait pas et continuait à sautiller en battant<br />

<strong>de</strong>s bras comme s’il battait <strong>de</strong>s ailes.<br />

– Ailes ! s’exclama Desportes.<br />

Non, fit Seiza.<br />

– Cocotte-minute, morosité, porte-jarretelles, énuméra Varèse<br />

en guise <strong>de</strong> cadavre exquis.<br />

Ulysse battit <strong>de</strong>s ailes un peu plus fort.<br />

– Oiseau ! cria Desportes.<br />

– Oiseaux au pluriel, accepta Ulysse. À toi princesse.<br />

Seiza s’accroupit et montra le plafond avec <strong>de</strong> grands<br />

gestes évanescents, une expression sublimée sur le visage.<br />

– Vous allez nous les faire tous les trois à ce rythme-là ?<br />

s’inquiéta Varèse. Bon : chaise, rotin, animal <strong>de</strong> compagnie.<br />

– 223 –


– Oh, nous n’avancerons jamais si vous n’y mettez pas un<br />

peu du vôtre ! râla Desportes. (Elle se concentra sur Seiza qui<br />

montrait le plafond avec un air ébahi.) Plafond ! (Seiza fit le<br />

geste au-<strong>de</strong>là.) Bureau ! (Encore au-<strong>de</strong>là.) Chambre ! Ciel !<br />

Seiza laissa tomber sa pantomime en disant :<br />

– C’est pas trop tôt.<br />

– Oiseaux et ciel. Bien, à toi Ulysse, invita Varèse résigné.<br />

Le pirate se remit au centre <strong>de</strong> la scène improvisée. Il fit le<br />

geste <strong>de</strong> se masser l’avant-bras, d’en arracher un morceau et <strong>de</strong><br />

le porter à sa bouche.<br />

– Cannibale ? essaya Varèse. Mer<strong>de</strong>, on atteint <strong>de</strong>s sommets<br />

! Ai<strong>de</strong>-nous un peu.<br />

Le pirate eut un rictus <strong>de</strong> dégoût en refaisant le geste <strong>de</strong><br />

porter la chair à sa bouche.<br />

– Avarié ? Périmé ? Date limite <strong>de</strong> consommation ?<br />

Ulysse mâchait dans le vi<strong>de</strong>.<br />

– Chair !<br />

– Trois à zéro pour Ma<strong>de</strong>moiselle Desportes, concéda<br />

Ulysse. Beau score.<br />

– Les oiseaux sont la chair du ciel ? essaya Varèse.<br />

– Atten<strong>de</strong>z.<br />

Desportes était pâle comme dans le Grand Trianon.<br />

– 224 –


– Je reviens.<br />

Et elle revint cinq minutes plus tard avec son portable. Elle<br />

le posa au milieu <strong>de</strong> la table, l’alluma et ouvrit le module <strong>de</strong><br />

messagerie pendant que les Taupes se rassemblaient <strong>de</strong>rrière<br />

elle. Elle ouvrit le premier message que les ravisseurs d’Oscar<br />

lui avaient adressée et en surligna l’objet.<br />

– « Et tous les oiseaux du ciel se rassasièrent <strong>de</strong> leur<br />

chair » lut Varèse à voix haute.<br />

– Bizarre, jugea Seiza, sceptique.<br />

– Biblique, corrigea Ulysse. Du saint Jean.<br />

– L’Apocalypse ? <strong>de</strong>manda Varèse.<br />

– Logique, non ? s’amusa le pirate. Et d’un banal… Bref. Si<br />

nous partons du principe qu’ils feront fi <strong>de</strong>s articles et <strong>de</strong>s prépositions,<br />

il nous reste « rassasièrent », un mot…<br />

– … pour un <strong>site</strong>, dit Varèse. Encore un sabotage et ils parviendront<br />

à leurs fins.<br />

L’urgence <strong>de</strong> la situation assombrit tous les visages sauf celui<br />

du pirate qui, en matière d’urgence, n’avait <strong>de</strong> compte à<br />

rendre à personne. Il lança d’une voix claire :<br />

– Les conspirateurs n’ont plus qu’à bien se tenir.<br />

Le pop d’un bouchon <strong>de</strong> champagne leur parvint <strong>de</strong>s cuisines<br />

alors qu’un serviteur approchait avec un plateau et quatre<br />

flûtes. Le liqui<strong>de</strong> pétillant fut servi et un toast porté. Les mousquetaires<br />

restaient fidèles à un certain savoir-vivre que la course<br />

contre la montre n’avait pas réussi à affecter.<br />

– 225 –


Varèse revint au problème Peter Nash après avoir goûté sa<br />

part <strong>de</strong> nectar :<br />

– L’intérêt que le cinquième ingénieur pouvait avoir à nos<br />

yeux était le lien qui le rattachait aux conspirateurs.<br />

– Un lien un peu forcé, critiqua Seiza. (Varèse était rentré<br />

dans le détail <strong>de</strong>s tortures qui avaient été infligées à Peter<br />

Nash.) De toutes façons, notre but premier étant <strong>de</strong> sauver le<br />

mon<strong>de</strong>, nous n’avons pas intérêt à empêcher les conspirateurs<br />

<strong>de</strong> vi<strong>de</strong>r la Caisse.<br />

La can<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> la princesse japonaise fit sourire Desportes.<br />

– C’est bien joli <strong>de</strong> ne pas les empêcher, grinça-t-elle. Mais<br />

comment comptez-vous les doubler une fois qu’ils l’auront vidée,<br />

la Caisse ?<br />

– Ne grillons pas les étapes, tempéra Varèse, il s’agit<br />

d’abord <strong>de</strong> voir ce que nous pouvons faire avec ce que nous<br />

avons entre les mains. Essayons <strong>de</strong> définir le <strong>site</strong> qui fera l’objet<br />

<strong>de</strong> leurs attentions. (Il s’adressa à la prési<strong>de</strong>nte <strong>de</strong> Millenium :)<br />

Je suppose que vous avez une petite idée <strong>de</strong>s systèmes sur lesquels<br />

Peter Nash a travaillé ?<br />

– Bien sûr. Nous l’avions affecté au projet Équateur.<br />

– Le projet Équateur ? s’intéressa Seiza. Ce n’est pas ce réseau<br />

d’antennes qui fait le tour du globe ?<br />

– C’est ça. Les antennes sont disséminées entre différents<br />

centres <strong>de</strong> transmissions et travaillent en relais avec les satellites<br />

<strong>de</strong> communications. Il y a une centaine <strong>de</strong> <strong>site</strong>s, si mes<br />

souvenirs sont bons.<br />

– 226 –


– Pourquoi les conspirateurs s’attaqueraient-ils à un centre<br />

<strong>de</strong> transmissions, après un long courrier, une centrale nucléaire<br />

et <strong>de</strong>s bombardiers furtifs ? se <strong>de</strong>manda Varèse.<br />

– Mettons-nous à leur place, rappela le vieil et sage Ulysse.<br />

Chacun plongea dans ses pensées.<br />

– Peut-être qu’on a affaire à un groupe <strong>de</strong> pacifistes qui<br />

n’aiment ni Boeing, ni le nucléaire, ni les téléphones portables ?<br />

essaya Seiza au bout <strong>de</strong> quelques secon<strong>de</strong>s <strong>de</strong> spéculation.<br />

– Arrête <strong>de</strong> dire n’importe quoi. (Varèse chercha<br />

l’inspiration dans le paysage dont les contours étaient maintenant<br />

lissés par la neige.) Nous savons que l’ouverture <strong>de</strong> la<br />

Caisse est soumise à l’unanimité <strong>de</strong> ceux qui en possè<strong>de</strong>nt la clé,<br />

mais surtout à une instance suprême qui en vérifie le bon usage<br />

et n’octroie son feu vert qu’en <strong>de</strong> très rares occasions.<br />

– Nos amis forcent donc un peu la main <strong>de</strong> l’instance suprême<br />

en multipliant les effets catastrophiques soi-disant liés<br />

au bug, rappela Desportes. Le Boeing, la centrale, les bombardiers.<br />

L’instance prend peur et donne son accord pour le rassemblement<br />

<strong>de</strong>s différents serveurs sur un seul, un rapatriement<br />

soumis à une surveillance accrue vues les sommes phénoménales<br />

qui sont en jeu.<br />

– Un rapatriement qui se fait par le Réseau, continua Seiza,<br />

le Réseau que les conspirateurs utilisent pour se réunir. La surveillance<br />

<strong>de</strong> l’instance se fait donc aussi par le Réseau.<br />

– Le projet Équateur… murmura Varèse. À quoi servent les<br />

centres <strong>de</strong> transmissions ?<br />

– À désengorger Internet, répondit Desportes. Il est utilisé<br />

comme dérivatif aux câbles et aux relais traditionnels.<br />

– 227 –


– Si un seul centre tombe en ri<strong>de</strong>au, c’est la chaîne toute<br />

entière qui est rompue, avança Ulysse. (Il claqua <strong>de</strong>s doigts.)<br />

Leur petite tactique <strong>de</strong>vient claire : ils vont réunir leurs clés,<br />

vi<strong>de</strong>r la Caisse, et aveugler un <strong>de</strong>s centres <strong>de</strong> transmissions appartenant<br />

à la chaîne Équateur pour effacer toute trace <strong>de</strong><br />

l’effraction.<br />

– … et rapatrier le contenu <strong>de</strong> la Caisse sur la machine<br />

qu’ils se seront mis <strong>de</strong> côté, acheva Seiza, à la barbe et au nez<br />

<strong>de</strong>s censeurs.<br />

– Le problème étant : quel centre va être attaqué et<br />

quand ? S’il y en a une centaine…<br />

Desportes confirma par un hochement <strong>de</strong> tête. Ulysse annonça<br />

avec son calme habituel :<br />

– La signature du cinquième ingénieur a été perdue mais<br />

nous pouvons précé<strong>de</strong>r les conspirateurs pour voir si leur virus<br />

fonctionne bien.<br />

– Développe, <strong>de</strong>manda Varèse.<br />

– Si on part du principe qu’ils ont préparé leur coup <strong>de</strong>puis<br />

un bon bout <strong>de</strong> temps, leur virus est déjà niché dans le logiciel<br />

<strong>de</strong> pilotage d’un <strong>de</strong>s centres Équateur. Provoquons-le à distance,<br />

<strong>site</strong> par <strong>site</strong>. Le centre affecté apparaîtra aussitôt.<br />

– Tu peux amorcer le virus à distance ?<br />

– Je l’ai modélisé. Je sais comment il fonctionne. Je peux<br />

l’amorcer.<br />

– Mais si vous le déclenchez, essaya Desportes, ils abandonneront<br />

leur projet. Je veux dire, ils ne pourront plus aveu-<br />

– 228 –


gler la Toile pour vi<strong>de</strong>r la Caisse ? Et tout ça n’aurait servi à<br />

rien ?<br />

– J’amorce le virus. Le centre affecté plante le temps qu’on<br />

le repère. J’envoie un contrordre modélisé par avance et le virus<br />

se rendort comme s’il n’avait jamais été réveillé, en annulant les<br />

modifications écrites dans le logiciel. C’est risqué mais ça peut<br />

marcher.<br />

– Combien <strong>de</strong> temps pour repérer le centre ?<br />

– Une centaine disions-nous ? Le <strong>de</strong>rnier sera peut-être le<br />

premier.<br />

– Je te filerai un coup <strong>de</strong> main, l’assura Seiza.<br />

L’ancien agent avait retrouvé le sourire : ils avançaient à<br />

grands pas, comme avançaient les Taupes du temps <strong>de</strong> leur<br />

splen<strong>de</strong>ur. Une idée lui traversa tout à coup l’esprit :<br />

– Comment les conspirateurs déclenchent-ils leur virus ?<br />

<strong>de</strong>manda-t-il au pirate. Ils peuvent le faire à distance, comme tu<br />

t’apprêtes à le faire ?<br />

– Franchement, ça m’étonnerait. Ils seraient obligés <strong>de</strong> se<br />

payer les services <strong>de</strong> la reine <strong>de</strong>s infiltrations électroniques. Et<br />

je n’en connais qu’une capable <strong>de</strong> ce tour <strong>de</strong> force. (Les regards<br />

se tournèrent vers Seiza qui rosit sous le compliment.) À mon<br />

avis, ils utilisent quelqu’un pour l’amorcer, à la main. Il suffit<br />

d’une disquette servant d’ordre. Hormis pour les systèmes embarqués<br />

comme le Boeing et les bombardiers furtifs. Là, ils ont<br />

dû passer par les satellites.<br />

– On peut donc supposer que quelqu’un sera envoyé dans<br />

le centre <strong>de</strong> transmissions sélectionné pour le faire planter ?<br />

– 229 –


– C’est certain, confirma Ulysse.<br />

– Un homme <strong>de</strong> mains… Les conspirateurs, s’ils veulent<br />

rester discrets, n’ont pas dû s’en payer <strong>de</strong>s tonnes, <strong>de</strong>s hommes<br />

<strong>de</strong> mains.<br />

Chacun <strong>de</strong> penser à Morloch. Varèse fit tinter sa coupe<br />

d’une pichenette.<br />

– Trouvez-moi le centre relais. Je m’occuperai <strong>de</strong> Morloch.<br />

– Il nous reste quand même <strong>de</strong>ux petits détails à régler,<br />

calma Ulysse. On risque <strong>de</strong> trouver le centre, d’accord. Mais rien<br />

ne nous dira quand les conspirateurs passeront à l’action. La<br />

décision <strong>de</strong> rapatrier la Caisse ne sera pas annoncée dans les<br />

journaux…<br />

– … ni sur les réseaux, assura Seiza.<br />

– Et tu ne vas pas te cacher <strong>de</strong>rrière une antenne pendant<br />

<strong>de</strong>ux semaines en attendant que Morloch débarque ?<br />

Varèse garda le silence. Ulysse continua :<br />

– Le second détail qui n’en est pas vraiment un, et je rejoins<br />

Ma<strong>de</strong>moiselle Desportes sur ce point : que ferons-nous<br />

une fois que la Caisse aura été pillée ? Ils la rapatrieront sur une<br />

machine, certes. Mais cette machine, s’ils ont un peu <strong>de</strong> bon<br />

sens, ne sera visible sur le Réseau que le temps d’effectuer<br />

quelques transactions ou <strong>de</strong> transférer <strong>de</strong>s comptes bancaires.<br />

Elle pourra aussi bien se trouver à Chicago ou en Nouvelle-<br />

Zélan<strong>de</strong> ? (Varèse souriait alors qu’Ulysse continuait sur sa lancée<br />

:) Nous <strong>de</strong>vrons l’atteindre physiquement si nous voulons la<br />

vi<strong>de</strong>r <strong>de</strong> son contenu. Quand et où Morloch agira, c’est <strong>de</strong> la petite<br />

bière à côté <strong>de</strong> l’information principale, celle qui nous<br />

manque si nous voulons les doubler : où les conspirateurs vont-<br />

– 230 –


ils se cacher pour échapper à la justice <strong>de</strong>s huit pays les plus<br />

puissants du mon<strong>de</strong> ?<br />

Le sourire <strong>de</strong> Varèse s’était élargi, au grand dam du pirate<br />

qui ne comprenait pas cette soudaine bonne humeur. L’ancien<br />

patron <strong>de</strong> l’agence E<strong>de</strong>n attendait <strong>de</strong>puis un moment que cette<br />

question soit enfin posée.<br />

– Parle Max, <strong>de</strong>manda Seiza.<br />

– Je sais où ils se cacheront, lâcha-t-il sur un ton badin.<br />

– Quoi ? ! réagirent instantanément Desportes, Seiza et<br />

Ulysse.<br />

– Je le sais <strong>de</strong>puis le début, précisa Varèse, renforçant<br />

l’énigme. Mais je préfère le gar<strong>de</strong>r pour moi tant que le moment<br />

<strong>de</strong> leur rendre une petite vi<strong>site</strong> ne sera pas venu.<br />

L’héritière marcha sur lui, les poings serrés.<br />

– Tu sais <strong>de</strong>puis le début où Oscar est retenu ?<br />

– Si ma supposition est bonne, je sais où il est retenu, en<br />

effet.<br />

Elle aurait pu le gifler à toutes volées. Elle se retint à grand<br />

peine.<br />

– C’est absur<strong>de</strong>.<br />

Elle se tourna vers Ulysse et Seiza qui ne réagissaient pas.<br />

– Nous avons traqué Peter Nash pour atteindre les conspirateurs.<br />

Nous nous apprêtons à recommencer avec le projet<br />

– 231 –


Équateur… (Elle se planta <strong>de</strong>vant Varèse.) Et tu sais où ils vont<br />

se cacher ? Cette enquête, tout ça, ne sert à rien ?<br />

– Pourtant, je trouve que nous avançons assez vite. Hein<br />

Ulysse ? Hein Daria ?<br />

Seiza hocha la tête avec une moue dubitative, Ulysse le sourire<br />

aux lèvres : il commençait à comprendre le comportement<br />

<strong>de</strong> l’ancien agent. Desportes abandonna en voyant que rien<br />

n’était entrepris par eux pour le faire parler.<br />

Mais elle refusait d’être en reste par rapport à lui. Un détail<br />

restait à régler, le premier qu’avait soulevé Ulysse : quand les<br />

conspirateurs allaient-ils passer à l’action ? La femme d’affaires<br />

rompue aux négociations, à la résolution <strong>de</strong> problèmes complexes<br />

et aux montages financiers internationaux trouva la solution<br />

en moins <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux minutes.<br />

Elle avança, en essayant d’étouffer au mieux la colère contenue<br />

qui faisait trembler sa voix :<br />

– Quant à savoir le moment que les conspirateurs choisiront<br />

pour passer à l’action, j’en fais mon affaire. (Desportes continua<br />

en direction d’Ulysse et <strong>de</strong> Seiza :) I<strong>de</strong>ntifiez le centre <strong>de</strong><br />

transmissions et je m’arrangerai pour que Morloch s’y ren<strong>de</strong><br />

quand nous le jugerons utile.<br />

L’héritière ne voulait manifestement pas en dire plus que<br />

l’ancien agent n’en avait révélé. Ulysse et Seiza s’éclipsèrent<br />

donc sans insister pour s’atteler à la tâche. Desportes et Varèse<br />

restèrent dans le salon, tels <strong>de</strong>ux champions du bien et du mal<br />

sur le point <strong>de</strong> s’affronter, chacun se <strong>de</strong>mandant lequel avait<br />

bien pu choisir l’ombre et l’autre la lumière.<br />

*<br />

– 232 –


Notre ami lecteur se souviendra peut-être que la joyeuse<br />

confrérie qui animait régulièrement la salle impossible était<br />

passée <strong>de</strong> huit membres à sept. Le huitième fauteuil était toujours<br />

vacant. Je répugnai à faire volatiliser ses polygones malgré<br />

les injonctions dont les trois pièces gris anthracites aux visages<br />

<strong>de</strong> mercure m’avaient pourtant fait part. Mon refus ne contredisait<br />

en rien les trois lois d’Asimov, et je pouvais bien me permettre<br />

cette petite coquetterie. Diable c’était la première fois<br />

que je discutais un ordre ! Il fallait bien que mon éveil à la conscience<br />

se manifestât d’une manière ou d’une autre.<br />

Les conspirateurs n’avaient pas l’air d’accord. Ce qui me<br />

ravit, d’une manière inexplicable.<br />

– La cruauté était inutile, avança l’allemand. Le sort qui a<br />

été réservé à Takashi et à sa famille n’était pas digne d’une bête.<br />

(Il s’adressait au Français d’après la direction <strong>de</strong> son fauteuil.)<br />

Nous vous avions laissé la responsabilité <strong>de</strong> trouver le sicaire et<br />

<strong>de</strong> lui fixer ses objectifs. Pas d’embaucher un tueur psychopathe<br />

qui aime voir ses victimes agoniser.<br />

– Vous avez peut-être un stagiaire du Bun<strong>de</strong>stag à nous<br />

proposer ? répliqua le trois pièces pris à partie, colère. Pour qui<br />

vous prenez-vous à me faire ainsi la morale ? Une mort plus<br />

propre pour le traître dont nous avons décidé le sacrifice aurait<br />

peut-être soulagé votre conscience ? Vous n’aviez qu’à vous en<br />

charger, si les métho<strong>de</strong>s <strong>de</strong> mon bourreau vous déplaisent.<br />

– Peter Nash n’a, semble-t-il, pas souffert, pondéra<br />

l’italien. L’explosion <strong>de</strong> son repaire l’a tué sur le coup.<br />

– Vous voyez ? reprit le Français, re<strong>de</strong>venu calme. Notre<br />

psychopathe sait aussi abréger les souffrances ? Passons à <strong>de</strong>s<br />

choses plus sérieuses. Vous vous doutez <strong>de</strong> la raison pour laquelle<br />

nous sommes à nouveau réunis ? (Les conspirateurs<br />

maugréèrent sans que l’un d’eux prît ouvertement la parole.) Le<br />

– 233 –


serveur japonais ayant sauté l’an 2000 avec allégresse, nos amis<br />

nippons se sont trouvés dépouillés du fragment <strong>de</strong> la Caisse<br />

dont ils étaient responsables. Et, comme nous l’avions prévu, ce<br />

sacrifice n’a pas été vain. J’ai l’immense joie <strong>de</strong> vous annoncer<br />

que les Puissants nous ont enfin donné l’autorisation d’ouvrir la<br />

Caisse et <strong>de</strong> la rapatrier sur une seule machine. Ils nous laissent<br />

même le choix du moment.<br />

Les trois pièces se congratulèrent.<br />

– Nous allons donc passer en phase trois ? essaya<br />

l’Américain.<br />

– Nous n’avons plus qu’à arrêter une date et à nous attaquer<br />

à la chaîne Équateur comme prévu, confirma le Français.<br />

Messieurs, plus rien, maintenant, ne peut nous arrêter.<br />

Je participais à la joie <strong>de</strong>s hommes synthétiques en proposant<br />

comme accompagnement sonore un bruit <strong>de</strong> foule en liesse<br />

volé sur Zizou point fr, un <strong>site</strong> en bleu blanc rouge qui me rappelait<br />

<strong>de</strong> bons souvenirs. Ils étaient nombreux ceux qui ne<br />

s’étaient toujours pas remis <strong>de</strong> la victoire française.<br />

*<br />

Catherine revenait du jardin avec <strong>de</strong>ux paniers remplis <strong>de</strong><br />

pommes. Elle poussa la porte <strong>de</strong> la cuisine du vieux mas provençal<br />

et appela à la cantona<strong>de</strong> :<br />

– Des volontaires pour la corvée d’épluchage !<br />

Chloé répondit à l’appel <strong>de</strong> sa mère en dévalant l’escalier <strong>de</strong><br />

la maison quatre à quatre au risque <strong>de</strong> se rompre le cou. Le petit<br />

<strong>de</strong>rnier, secret et mystérieux, resta sous les combles, plongé<br />

dans la fabrication <strong>de</strong> sa machine à voyager dans le temps.<br />

– 234 –


Varèse faisait la planche au centre <strong>de</strong> la rivière qui traversait<br />

leur propriété, en plein cœur du Lubéron. Elle formait en<br />

cet endroit une lône entourée par <strong>de</strong>s bouquets d’oliviers et <strong>de</strong>s<br />

pierres larges et plates qui appelaient au farniente. Le soleil<br />

glissa sur la poitrine <strong>de</strong> l’ancien agent, <strong>de</strong> l’ancien patron <strong>de</strong><br />

l’agence E<strong>de</strong>n, <strong>de</strong> l’ancien traqueur <strong>de</strong> conspirateurs.<br />

Il battit <strong>de</strong>s bras, se laissa glisser jusqu’au bord du trou<br />

d’eau, grimpa sur la roche et enfila le bermuda qu’il avait laissé<br />

là. Il remonta le long du chemin herbeux qui zigzaguait jusqu’à<br />

la maison. Il proposerait bien à sa femme et aux enfants d’aller<br />

faire un tour à Marseille et <strong>de</strong> déguster une bouillabaisse, à la<br />

fraîche, dans l’une <strong>de</strong>s calanques où ils avaient leurs habitu<strong>de</strong>s.<br />

Varèse se <strong>de</strong>mandait ce qui pouvait bien manquer à son<br />

bonheur lorsque le premier coup <strong>de</strong> feu retentit, en provenance<br />

<strong>de</strong> la maison.<br />

Il se figea et observa le pan <strong>de</strong> mur blanc qui formait une<br />

barre <strong>de</strong>rrière les arbres tordus. Une silhouette noire glissait<br />

contre le blanc <strong>de</strong> chaux, un pistolet mitrailleur tendu <strong>de</strong>vant<br />

elle. Varèse se retrouva tout à coup à côté <strong>de</strong> l’homme, proche à<br />

le toucher. La silhouette lui adressa un clin d’œil complice.<br />

Morloch.<br />

Il voulut se précipiter mais ses jambes étaient trop lour<strong>de</strong>s.<br />

Catherine sortit <strong>de</strong> la maison et tomba sur Morloch qui déchargea<br />

une partie <strong>de</strong> son arme sur elle. Elle fut violemment projetée<br />

en arrière et rebondit contre le mur en y laissant une trace<br />

<strong>de</strong> sang avant <strong>de</strong> retomber, sans vie.<br />

Morloch hésita avant <strong>de</strong> rentrer dans la maison et lança,<br />

l’air moqueur :<br />

– Je suis impatient <strong>de</strong> voir si tes enfants te ressemblent.<br />

– 235 –


Il pénétra dans la maison.<br />

Varèse se savait dans un cauchemar. De l’autre côté <strong>de</strong><br />

cette illusion se trouvait le mon<strong>de</strong> réel. Mais il savait aussi qu’il<br />

<strong>de</strong>vait s’en échapper au plus vite pour sauver ce qui pouvait<br />

l’être, <strong>de</strong> ses enfants rêvés ou <strong>de</strong> lui-même. Quelque chose le<br />

retenait, aux épaules. Il tâta <strong>de</strong>rrière son dos et sentit <strong>de</strong>ux<br />

mains collées contre sa peau comme <strong>de</strong>s ventouses. Il commença<br />

à écarter les doigts un à un, en aveugle.<br />

« Presse-toi » lui ordonnait son esprit qui lui envoyait <strong>de</strong>s<br />

images <strong>de</strong> Chloé et du petit <strong>de</strong>rnier se cachant dans la maison,<br />

du tueur avançant pas à pas et les appelant comme on appelle<br />

<strong>de</strong>s animaux que l’on traque. Varèse ne pouvait pas se tourner<br />

mais les doigts ne touchaient plus sa peau. Seules les paumes<br />

conservaient encore leur emprise.<br />

Morloch s’approcha du buffet <strong>de</strong>rrière lequel se cachait<br />

Zoé. Il voyait un pan <strong>de</strong> sa robe dépasser du montant <strong>de</strong> bois.<br />

– Petit, petit, roucoula-t-il en se <strong>de</strong>mandant s’il la ferait<br />

courir un peu, histoire <strong>de</strong> voir si les enfants s’en tiraient mieux<br />

que leur père.<br />

Varèse parvint à décrocher une main en tirant sur<br />

l’omoplate. La <strong>de</strong>rnière résistait encore. Les doigts reprenaient<br />

vie et cherchaient à nouveau <strong>de</strong>s prises dans la peau <strong>de</strong> son dos<br />

qu’il sentait à vif.<br />

Morloch découvrit une brunette qui <strong>de</strong>vait avoir entre six<br />

et sept ans, les bras croisés sur un nounours à l’œil droit arraché.<br />

Ce détail l’amusa. La fillette était morte <strong>de</strong> peur mais elle<br />

rassemblait tout son courage <strong>de</strong>vant cet homme qui venait <strong>de</strong><br />

tuer sa maman. « Papa va me sauver » se disait-elle. « Papa va<br />

me sauver. » Morloch leva le pistolet mitrailleur au niveau <strong>de</strong><br />

– 236 –


son visage et la mit posément en joue. Son doigt se courba sur la<br />

détente.<br />

Varèse cessa <strong>de</strong> résister et se jeta en arrière. La main hésita.<br />

Il inversa son mouvement <strong>de</strong> bascule et plongea en avant. Il<br />

sentit son dos se déchirer comme du papier japonais et ses<br />

côtes, à nu, flirter avec le vent. Il ouvrit enfin les yeux.<br />

Desportes dormait, sur le côté. Elle venait <strong>de</strong> se retourner<br />

mais elle <strong>de</strong>vait auparavant tenir Varèse dans son sommeil. Des<br />

traces rouges achevaient <strong>de</strong> s’estomper sur les <strong>de</strong>ux épaules <strong>de</strong><br />

l’ancien agent.<br />

Il se leva et tituba jusqu’à la verrière. L’aube pointait <strong>de</strong>rrière<br />

le paysage rose et blanc recouvert par la neige. Il s’habilla<br />

en hâte et <strong>de</strong>scendit à la cuisine pour se préparer un café brûlant.<br />

Il resta dans le salon, enfoncé dans un fauteuil <strong>de</strong> cuir<br />

rouge, un goût désagréable dans la bouche qu’il ne parvenait<br />

pas à chasser. La précision, l’intensité <strong>de</strong> son rêve l’effrayaient.<br />

Ulysse vint le rejoindre.<br />

Le pirate avait travaillé jusqu’au milieu <strong>de</strong> la nuit. Seiza<br />

l’avait aidé. Le centre <strong>de</strong> transmission choisi par les conspirateurs<br />

arrivait en cinquième position sur la liste <strong>de</strong>s <strong>site</strong>s du projet<br />

Équateur et se trouvait près <strong>de</strong> Drake Bay, sur la côte Pacifique<br />

du Costa Rica. La princesse, matinale elle aussi, s’installa<br />

sans un bruit entre eux <strong>de</strong>ux alors que le ciel prenait une teinte<br />

bleutée. Elle avait l’air soucieuse.<br />

Elle <strong>de</strong>vait parler à Varèse et à Ulysse, <strong>de</strong>hors.<br />

Ils sortirent <strong>de</strong> Taliesin pour grimper le chemin qui menait<br />

au général Sherman sous son manteau <strong>de</strong> neige fraîche. Seiza<br />

souleva pour eux une partie du voile qui recouvrait le mystère<br />

– 237 –


entourant l’héritière alors que leurs bottes crissaient dans la<br />

poudreuse fine comme <strong>de</strong> la soie.<br />

En enquêtant sur Nash, elle avait découvert <strong>de</strong>s pièces sensibles<br />

dans les archives <strong>de</strong> Millenium qui remettaient en cause<br />

leurs moindres faits et gestes. Elle tenait à mettre ses amis au<br />

courant avant que la décision <strong>de</strong> rejoindre le Costa Rica ne soit<br />

prise. Varèse et Ulysse l’avaient écoutée sans l’interrompre, sans<br />

être véritablement surpris.<br />

– On gar<strong>de</strong> le cap, laissa tomber Varèse. Ce qui a été commencé<br />

avec Desportes se terminera avec Desportes.<br />

Tout le reste était affaire <strong>de</strong> camps amis et ennemis et <strong>de</strong><br />

personnes à ranger dans ces <strong>de</strong>ux camps. Un jeu d’enfant maintenant<br />

que les forces en présence étaient aussi visibles que <strong>de</strong>ux<br />

blocs stratégiques sur une carte <strong>de</strong> géographie politique. « Un<br />

jeu dangereux » songeait Varèse en admirant le courage<br />

d’Ulysse et <strong>de</strong> Seiza qui se savaient maintenant en plein cœur<br />

<strong>de</strong>s lignes ennemies.<br />

Pure inconscience ou plaisir <strong>de</strong> jouer ? Ils pouvaient se retirer<br />

<strong>de</strong> la partie avant que les choses se gâtent. Mais il restait<br />

encore un acte à jouer. Et celui-là, ils n’avaient aucune intention<br />

<strong>de</strong> le rater.<br />

– 238 –


PHASE 3<br />

« Une fois achevée l’expiation du sanctuaire, <strong>de</strong> la Tente<br />

<strong>de</strong> réunion et <strong>de</strong> l’autel, il fera approcher le bouc encore vivant.<br />

Aaron lui posera les <strong>de</strong>ux mains sur la tête et confessera à sa<br />

charge toutes les fautes <strong>de</strong>s enfants d’Israël, toutes leurs transgressions<br />

et tous leurs péchés. Après en avoir ainsi chargé la<br />

tête du bouc, il l’enverra au désert sous la conduite d’un homme<br />

qui se tiendra prêt, et le bouc emportera sur lui toutes leurs<br />

fautes en un lieu ari<strong>de</strong>. »<br />

– 239 –<br />

Lévitique, XVI, 22


Drak Cay Bay<br />

Le bureau occupait le <strong>de</strong>rnier étage du siège ultramo<strong>de</strong>rne<br />

<strong>de</strong> la toute puissante Hong Kong National Bank. La tour <strong>de</strong><br />

verre était plantée au milieu du quartier <strong>de</strong> Tsuwan et la vue<br />

portait aussi loin à l’intérieur <strong>de</strong>s terres qu’au large, vers la<br />

haute mer. Les principaux chefs <strong>de</strong> clans <strong>de</strong> l’ancienne colonie<br />

britannique étaient réunis autour <strong>de</strong> la même table. Le maire <strong>de</strong><br />

Hong Kong trônait à un bout, le P.-D.G. <strong>de</strong> la banque à l’autre.<br />

Les visages, fermés sur <strong>de</strong>s années <strong>de</strong> pratique occulte du pouvoir,<br />

ne trahissaient aucun sentiment.<br />

– Nous pourrions éventuellement agréer à cette requête,<br />

avança le maire.<br />

Les chefs <strong>de</strong> clans ne quittèrent pas leur réserve : la situation<br />

était assez inédite pour eux : ils étaient réunis pour affronter<br />

un ennemi commun et non pour s’entre-déchirer comme<br />

c’était le cas la plupart du temps. Les rapports <strong>de</strong> force s’en<br />

trouvaient brusquement modifiés, ramenant les maîtres <strong>de</strong><br />

l’ombre à un rôle consultatif et rendant les pleins pouvoirs à<br />

celui que l’opinion publique avait crédité <strong>de</strong> sa confiance.<br />

– Pourrions-nous avancer l’annonce <strong>officiel</strong>le <strong>de</strong> la <strong>de</strong>tte<br />

municipale ? <strong>de</strong>manda le banquier.<br />

– Elle est prévue pour la fin <strong>de</strong> la semaine. Mais cette date<br />

peut être avancée à <strong>de</strong>main, accorda le maire.<br />

– Une erreur d’unité pourrait-elle se glisser dans cette annonce<br />

? essaya le banquier.<br />

– 240 –


– Nulle administration n’est à l’abri <strong>de</strong> l’erreur humaine,<br />

philosopha le maire.<br />

– La nouvelle d’une <strong>de</strong>tte d’un montant <strong>de</strong> plusieurs milliards<br />

<strong>de</strong> yens aurait un effet dévastateur sur la confiance que<br />

nos petits épargnants nous accor<strong>de</strong>nt, spécula le banquier. Le<br />

mouvement <strong>de</strong> panique serait immédiat. Les banques centrales<br />

et les succursales <strong>de</strong>vraient fermer pour éviter la propagation du<br />

chaos.<br />

– Cette réaction est en effet à craindre.<br />

– Les banques gelant les avoirs, les places financières seront<br />

vite asphyxiées. La menace d’un effondrement comme celui<br />

<strong>de</strong> 1997 ne manquera pas d’inquiéter les tra<strong>de</strong>rs et d’inciter à<br />

l’application <strong>de</strong> mesures préventives radicales.<br />

– Comme la fermeture <strong>de</strong>s marchés. Ce sera bien le minimum<br />

qu’ils pourront faire pour sauver le mon<strong>de</strong>, avança le<br />

maire <strong>de</strong> sa petite voix flûtée.<br />

– Un démenti sur le montant <strong>de</strong> la <strong>de</strong>tte ramènerait <strong>de</strong><br />

l’ordre dans le poulailler et les marchés financiers retrouveraient<br />

le calme du lac que le vent effleure à peine.<br />

– Ce scénario me semble un peu complexe mais aussi<br />

proche <strong>de</strong> la réalité que les paysages <strong>de</strong> Li Po le Simple, ajouta le<br />

maire.<br />

– Qui n’a jamais rêvé <strong>de</strong> marier la simplicité à la complexité<br />

? conclut le banquier.<br />

Il se leva, dévisagea les chefs <strong>de</strong> clans et <strong>de</strong>manda :<br />

– Les voix pour ?<br />

– 241 –


Les mains <strong>de</strong>s barons <strong>de</strong> Hongkong se levèrent à l’unisson<br />

et confirmèrent par une éclatante unanimité l’esprit <strong>de</strong> concor<strong>de</strong><br />

céleste qui régnait entre les ennemis d’hier et les amis<br />

d’aujourd’hui.<br />

*<br />

Ils avaient quitté les États-Unis alors que la vague <strong>de</strong> froid<br />

s’abattait sur la Californie. Les autorités <strong>de</strong> Los Angeles avaient<br />

été surprises par la neige. Mais le Tristar qui <strong>de</strong>vait les emmener<br />

à San Jose, capitale du Costa Rica, avait tout <strong>de</strong> même décollé<br />

avec une heure <strong>de</strong> retard. Varèse, Desportes, Seiza et<br />

Ulysse avaient atteint <strong>de</strong>s cieux plus cléments une fois la frontière<br />

mexicaine franchie.<br />

Ils avaient atterris à San Jose pour sauter dans un bimoteur<br />

<strong>de</strong> la Costa Rican Airlines à <strong>de</strong>stination <strong>de</strong> Palmar Norte. Il<br />

faisait plus <strong>de</strong> trente <strong>de</strong>grés dans le petit pays d’Amérique centrale.<br />

Le brusque passage du froid au chaud avait déclenché une<br />

migraine ravageuse dans le crâne du vieux pirate qui, à partir <strong>de</strong><br />

ce moment, s’était abruti d’aspirines pour supporter la douleur.<br />

En montant dans le coucou déglingué, Varèse avait retrouvé<br />

la vieille appréhension qui lui faisait apprécier, autrefois, les<br />

voyages aériens à leur juste valeur. L’avion assurait un service<br />

aéropostal entre <strong>de</strong>s villes éloignées les unes <strong>de</strong>s autres par plus<br />

<strong>de</strong> cent kilomètres <strong>de</strong> jungle, <strong>de</strong> marais et <strong>de</strong> montagnes. Ils<br />

avaient voyagé entre <strong>de</strong>s sacs postaux et <strong>de</strong>s cages remplies <strong>de</strong><br />

poules. Trois d’entre elles étaient mortes en arrivant à Palmar<br />

Norte. Varèse estimait que ce pouvait être <strong>de</strong> peur. Pour se poser,<br />

le bimoteur avait rebondi trois fois (les viscères savaient<br />

compter) avant <strong>de</strong> rouler enfin sur l’aire <strong>de</strong> sable fin qui faisait<br />

office d’aérodrome.<br />

– 242 –


Le seul véhicule qui effectuait la liaison entre Palmar Norte<br />

et Drak Cay Bay était un minibus encore plus déglingué que le<br />

bimoteur. Au moins, il n’avait pas la prétention <strong>de</strong> voler.<br />

Il fallait compter encore cinquante kilomètres <strong>de</strong> forêt<br />

vierge avant <strong>de</strong> pouvoir toucher le <strong>site</strong> qui « avait gardée tout sa<br />

beauté primitive et naturel, loin <strong>de</strong> les routes touristiques traditionnels<br />

» comme disait la brochure à l’orthographe approximative<br />

que le chauffeur leur avait tendue en montant dans son bahut.<br />

À ce point éloigné <strong>de</strong>s routes touristiques que seul un paysan<br />

qui ronflait au fond du minibus était du voyage.<br />

Une heure et <strong>de</strong>mie pour cinquante kilomètres imaginait<br />

Varèse, d’un optimisme radieux. Ils étaient arrivés à Drak Cay<br />

Bay en fin <strong>de</strong> journée, après trois heures <strong>de</strong> supplices. Le minibus<br />

paraissait incapable <strong>de</strong> dépasser le trente à l’heure au risque<br />

<strong>de</strong> perdre toute cohérence. Le chauffeur s’était arrêté trois<br />

quarts d’heure, à mi-chemin, pour déguster un Sprite dans une<br />

buvette infecte. Et il avait trouvé le moyen <strong>de</strong> stopper pour pisser<br />

trois fois sur le <strong>de</strong>uxième tronçon. La route était à ce point<br />

défoncée qu’ils avaient passé le voyage à rebondir les uns contre<br />

les autres. Le paysan, quant à lui, avait dormi du sommeil du<br />

juste du début à la fin du voyage.<br />

Ils étaient arrivés à Drak Cay alors que le soleil se couchait<br />

au milieu <strong>de</strong> la baie qui lui servait d’écrin. L’eau étincelait. La<br />

forêt s’était tue <strong>de</strong>vant le miracle. Le spectacle était en effet<br />

d’une « primitive et naturel beauté » : la barrière <strong>de</strong> récifs couronnés<br />

d’une crête d’écume, la plage <strong>de</strong> sable fin qui se déroulait<br />

en croissant <strong>de</strong> lune et la forêt vierge tout autour dont les habitants<br />

nocturnes s’étaient remis à hurler, caqueter, piailler une<br />

fois la <strong>de</strong>rnière goutte <strong>de</strong> métal liqui<strong>de</strong> avalée par la mer.<br />

Le chauffeur les avait déposés <strong>de</strong>vant l’unique établissement<br />

qui attestait que cet endroit était connu <strong>de</strong>s autres<br />

hommes. Varèse, Desportes, Seiza et Ulysse avaient le plus<br />

– 243 –


grand mal à échanger autre chose que <strong>de</strong>s regards hallucinés<br />

après l’épreuve <strong>de</strong> force qu’ils venaient <strong>de</strong> subir. L’héritière contempla<br />

le bâtiment, le paysage irréel… Elle <strong>de</strong>manda à Varèse<br />

avec une voix pâteuse :<br />

– Comment pouvez-vous connaître quelqu’un ici ?<br />

– Les coins reculés, c’est ma spécialité.<br />

L’établissement portait une enseigne aux couleurs délavées<br />

indiquant La casa <strong>de</strong>l Niño. De style colonial, elle donnait sur la<br />

plage par une gran<strong>de</strong> salle <strong>de</strong> réception dans laquelle glissaient<br />

<strong>de</strong>s silhouettes empressées. Une ombre, plus gran<strong>de</strong> que les<br />

autres, s’approcha <strong>de</strong>s profon<strong>de</strong>urs <strong>de</strong> la casa. Varèse l’observa<br />

en se <strong>de</strong>mandant à quoi pouvait ressembler ce Lyonnais qu’il<br />

n’avait, en réalité, jamais rencontré.<br />

Le hasard avait voulu que l’un <strong>de</strong>s meilleurs rabatteurs<br />

avec qui Varèse ait travaillé sur l’Amérique latine du temps <strong>de</strong> la<br />

défunte agence E<strong>de</strong>n soit le propriétaire <strong>de</strong> La casa <strong>de</strong>l Niño. Le<br />

Lyonnais, d’après ce qu’il avait pu apprendre <strong>de</strong> ce personnage<br />

curieux, était un Français expatrié installé au Costa Rica <strong>de</strong>puis<br />

une dizaine d’années. Un peu mafieux, un peu homme<br />

d’affaires, un peu aventurier, il s’était vite taillé une place entre<br />

les guerres tribales, les trafiquants et les fous <strong>de</strong> guerre qui vivaient<br />

dans la jungle, d’après ce qu’on disait.<br />

Il était <strong>de</strong>venu l’intermédiaire idéal entre les gouvernements<br />

et l’agence E<strong>de</strong>n qui recherchait <strong>de</strong>s paradis en Amérique<br />

du Sud. Les affaires faites avec le Lyonnais avaient toujours été<br />

fructueuses et aucun client <strong>de</strong> l’agence ne s’était jamais plaint<br />

<strong>de</strong>s terres encore vierges qu’il avait fait connaître à Varèse. Varèse<br />

avait renoué contact avec l’expatrié dès qu’il avait connu<br />

leur future <strong>de</strong>stination. Ce <strong>de</strong>rnier l’avait assuré <strong>de</strong> son hospitalité<br />

sans poser plus <strong>de</strong> questions.<br />

– 244 –


Le Lyonnais apparut sur le seuil <strong>de</strong> sa <strong>de</strong>meure. Il observa<br />

les quatre arrivants couverts <strong>de</strong> poussières, <strong>de</strong>scendit les<br />

marches <strong>de</strong> son perron et tendit une main <strong>de</strong> bûcheron à Varèse.<br />

Il faisait au moins <strong>de</strong>ux mètres <strong>de</strong> haut. Une queue <strong>de</strong> cheval<br />

lui <strong>de</strong>scendait jusqu’aux reins. Sa tenue <strong>de</strong> travail se réduisait<br />

à un t-shirt marqué d’une gigantesque feuille <strong>de</strong> ganga et à<br />

un pantalon lâche noué par une cor<strong>de</strong>lette. Il se promenait<br />

pieds nus. Varèse serra la main du colosse avec une légère appréhension.<br />

La poigne du Lyonnais était chaleureuse et ne<br />

broyait pas.<br />

– Bienvenue dans mon paradis.<br />

Le Lyonnais passa <strong>de</strong>vant Desportes et engloutit sa main<br />

dans la sienne.<br />

– Les tabloïds ne mentaient pas sur votre beauté, Ma<strong>de</strong>moiselle<br />

Desportes.<br />

L’héritière reçut l’éloge avec une certaine froi<strong>de</strong>ur. Il salua<br />

rapi<strong>de</strong>ment Ulysse, pâle comme un linge, et s’arrêta <strong>de</strong>vant Seiza.<br />

Quelque chose passa dans le regard <strong>de</strong> la petite princesse<br />

lorsque ses yeux parcourent le colosse qu’elle ne pouvait admirer<br />

qu’en contre-plongée. Varèse observait la scène, à l’écart.<br />

« Ces <strong>de</strong>ux-là se sont connus dans une vie antérieure » paria-til.<br />

Le mon<strong>de</strong> extérieur n’existait plus pour Seiza et le Lyonnais.<br />

Varèse se racla la gorge.<br />

– Pardon, j’oublie mes <strong>de</strong>voirs, réagit le séquoia troublé<br />

par la campanule. Je vais vous montrer vos chambres.<br />

Ils traversèrent le salon. Sur la plage, <strong>de</strong>s fauteuils en osier<br />

étaient disposés autour <strong>de</strong> petites tables ron<strong>de</strong>s plantées dans le<br />

sable et appelaient au farniente. Un bar en ébène occupait tout<br />

un côté <strong>de</strong> la pièce.<br />

– 245 –


Ils suivirent le Lyonnais à l’étage. Il leur attribua quatre<br />

chambres ouvertes sur la baie, toutes équipées <strong>de</strong> salles <strong>de</strong> bains<br />

et d’une propreté irréprochable.<br />

– Je vous attends en bas. Mais prenez le temps <strong>de</strong> vous installer.<br />

Varèse fut le premier à rejoindre le colosse sur la plage. La<br />

nuit tombait sur le Pacifique. L’ancien agent, pieds nus, s’assit<br />

dans un fauteuil en face du Lyonnais et profita <strong>de</strong> la beauté du<br />

moment et <strong>de</strong> l’endroit. Un serveur approcha et attendit, un plateau<br />

à la main.<br />

– Que voulez-vous boire, l’ami ? Nous avons un arak<br />

d’excellente qualité.<br />

– De l’arak... Ce n’est pas cet alcool qui rend fou ?<br />

– Ou aveugle, ou les <strong>de</strong>ux. Sinon je peux vous conseiller<br />

une cervelle <strong>de</strong> singe, un cocktail maison.<br />

– Va pour la cervelle <strong>de</strong> singe.<br />

Le serveur trottina jusqu’au bar, confectionna le cocktail et<br />

revint avec une tequila pour le Lyonnais et une mixture à trois<br />

étages pour Varèse, rouge, brun et blanc.<br />

– Ça se boit frappé et cul sec.<br />

Varèse le frappa et l’avala cul sec. Il reconnut la vodka qui<br />

lui fouetta la langue dans un premier temps. Puis la crème<br />

d’aman<strong>de</strong> l’adoucit d’une saveur liquoreuse. Enfin la grenadine<br />

laissa sur son palais un goût sucré qui révélait le tout. L’ancien<br />

agent fit claquer sa langue en reposant son verre. Il inaugura un<br />

paquet <strong>de</strong> Gauloises.<br />

– 246 –


– Vous ne <strong>de</strong>vriez pas fumer cette saleté. Ça vous tuera.<br />

Varèse observa le Lyonnais avec une expression stupi<strong>de</strong>.<br />

Qu’est-ce qu’ils avaient tous à lui faire la morale avec ses cancéreuses<br />

? Grand Dad, Ulysse, Desportes et maintenant celui-là…<br />

Chacun s’était fendu <strong>de</strong> sa petite contribution. Il alluma sa<br />

brune en brisant <strong>de</strong>ux allumettes. Le colosse pétant <strong>de</strong> santé<br />

sauta à un autre sujet :<br />

– Comment se porte la civilisation ?<br />

– Elle repousse la date critique, répondit Varèse avec pru<strong>de</strong>nce.<br />

Le Lyonnais ne savait rien <strong>de</strong> leur excursion : l’ancien patron<br />

<strong>de</strong> l’agence E<strong>de</strong>n <strong>de</strong>vait se rendre au centre <strong>de</strong> transmissions<br />

<strong>de</strong> Drake Bay et en profitait pour lui rendre une petite vi<strong>site</strong>.<br />

Point à la ligne.<br />

Le Lyonnais avala sa tequila et leur serveur leur apporta<br />

<strong>de</strong>ux bières locales. Ils trinquèrent.<br />

– Il nous faut un toast convenable. Voyons… (Le Lyonnais<br />

mima la plus profon<strong>de</strong> introspection.) Pour la paix dans le<br />

mon<strong>de</strong> et la guerre aux conspirateurs !<br />

Varèse arrêta la bouteille au bord <strong>de</strong> ses lèvres. Le colosse<br />

éclata d’un rire bruyant.<br />

– Qu’est-ce que vous croyez ? ! On a beau être à l’écart <strong>de</strong>s<br />

grands axes, on se tient au courant. Vous voyez cette ligne ? (Il<br />

lui montra un câble qui partait d’une <strong>de</strong>s pièces <strong>de</strong> l’étage et qui<br />

s’enfonçait dans la jungle.) C’est du haut débit que je me suis<br />

installé entre la casa et le centre <strong>de</strong> transmissions. Huit Mégas<br />

par secon<strong>de</strong>. Même les parisiens câblés n’ont pas ça ! (Il émit un<br />

rot sonore et se gratta l’entrejambe avec délectation.) Tous les<br />

– 247 –


anchés sont au courant pour la Caisse <strong>de</strong>puis la révélation <strong>de</strong><br />

Mesa Ver<strong>de</strong>. L’affaire est <strong>de</strong>venue tellement énorme que les<br />

gens croient à une supercherie, ou à une promotion sauvage<br />

pour un jeu ou un film. Paraîtrait même qu’Hollywood<br />

s’intéresserait à votre histoire.<br />

– Ils ont déjà pressentis les acteurs ?<br />

– Bruce Willis pour votre pomme.<br />

– Oh non ! C’est bien l’acteur le plus frappé <strong>de</strong> l’histoire du<br />

cinéma.<br />

– Vous avez raison : il ne peut pas tenir un quart d’heure<br />

sans avoir la gueule en sang.<br />

– Et pour l’héritière ?<br />

– Ils ne savent pas… Ils n’arrivent pas à cerner le personnage.<br />

Varèse se retint <strong>de</strong> dire tout haut le commentaire qu’il se<br />

faisait tout bas.<br />

– Ce vieil homme fatigué, c’est le fameux Ulysse ? continua<br />

le Lyonnais. (Varèse acquiesça.) Mer<strong>de</strong>, vous allez signer mon<br />

livre d’or, les amis. Que <strong>de</strong> stars ce soir à la casa <strong>de</strong>l Niño !<br />

Il leva son verre vers les étoiles, pour les remercier <strong>de</strong> la<br />

bonne fortune qui lui souriait <strong>de</strong>puis qu’il avait quitté la France,<br />

et qui culminait ce soir avec la présence, chez lui, <strong>de</strong>s justiciers<br />

du millénaire. Il reprit, sérieux :<br />

– J’admire sincèrement ce que vous faites, et l’énergie que<br />

vous déployez à doubler ces salopards.<br />

– 248 –


– Nous le faisons pour sauver le mon<strong>de</strong>, avança Varèse en<br />

songeant à la princesse et à sa croisa<strong>de</strong> pour une utopie réaliste<br />

et financée.<br />

– Sauver le mon<strong>de</strong>, se rembrunit le Lyonnais. À mon avis,<br />

il est trop tard pour sauver quoi que ce soit.<br />

Son regard se perdit jusqu’à la crête d’écume qui brillait<br />

dans le lointain.<br />

Daria Seiza les rejoignit. Le colosse prétexta <strong>de</strong> la préparation<br />

du dîner pour se réfugier en cuisine. Elle se mit à babiller à<br />

l’oreille <strong>de</strong> Varèse en <strong>de</strong>ssinant <strong>de</strong>s points d’interrogation dans<br />

le sable du bout <strong>de</strong> ses pieds nus dont, elle aussi, avait adopté la<br />

mo<strong>de</strong>.<br />

Ulysse fut le suivant. Ils discutèrent <strong>de</strong> choses légères en<br />

buvant les bières que les serveurs leur apportaient avec régularité.<br />

L’héritière apparut détendue, mais elle avait gardé ses mocassins.<br />

Elle se pencha sur Varèse et s’accrocha à son cou avec<br />

un naturel qui le désarma. Il se laissa enlacer. Mais un voile assombrissait<br />

ses traits.<br />

Le Lyonnais réapparut après avoir rassemblé tout le courage<br />

dont il était capable pour affronter la proximité <strong>de</strong> la petite<br />

princesse que trois cervelles <strong>de</strong> singe avaient enhardi. Elle<br />

échangea sa place avec celle d’Ulysse pour se mettre à côté du<br />

colosse, prétextant avec un rire cristallin qu’elle voulait profiter<br />

<strong>de</strong> la vue. On n’y voyait pas à plus <strong>de</strong> dix mètres. Des torches<br />

furent plantées dans le sable autour d’eux et les serveurs leur<br />

apportèrent <strong>de</strong>s assortiments <strong>de</strong> fruits <strong>de</strong> mer.<br />

Le pirate fut pris d’un fou rire lorsque le Lyonnais leur fit<br />

part <strong>de</strong> sa vision apocalyptique <strong>de</strong> Paris, avec <strong>de</strong> grands gestes<br />

pour mimer la pollution et le repli sur soi <strong>de</strong> la capitale qui,<br />

pour lui, ressemblait à une <strong>de</strong>nt nécrosée et irrécupérable. La<br />

– 249 –


princesse récita sa conception du mon<strong>de</strong> et parla <strong>de</strong> révélation<br />

comme on dit un poème. Le colosse ne la quitta pas <strong>de</strong>s yeux<br />

durant tout le temps que dura sa performance.<br />

Ulysse raconta quelques histoires homériques <strong>de</strong> pirates<br />

repentis. Les plus beaux exploits <strong>de</strong> Barberouge s’envolèrent<br />

ainsi vers les étoiles, le ressac en bruit <strong>de</strong> fond, les torches leur<br />

donnant l’air <strong>de</strong> contrebandiers préparant un mauvais coup.<br />

Varèse crut voir, à <strong>de</strong>ux reprises, la silhouette d’une goélette<br />

apparaître au centre <strong>de</strong> la baie.<br />

Le sujet <strong>de</strong> Star Wars tomba, évi<strong>de</strong>mment, au milieu du petit<br />

cercle. Varèse ne fut pas le moins surpris d’apprendre que<br />

Seiza n’avait toujours pas vu le premier épiso<strong>de</strong>, sorti aux USA<br />

<strong>de</strong>puis mai, et sur les écrans français <strong>de</strong>puis un mois seulement.<br />

– Tu es une acharnée <strong>de</strong> la trilogie ! Tu l’as vue au moins<br />

quinze fois ! s’exclama-t-il.<br />

– Je… Je ne pourrai voir le premier épiso<strong>de</strong> qu’une seule<br />

fois, révéla Seiza, gênée.<br />

Le Lyonnais vint à sa rescousse :<br />

– C’est un truc <strong>de</strong> génération. Je suis un peu plus vieux que<br />

Daria, mais je comprends ce qu’elle veut dire. Je ne verrai, moi<br />

aussi, cet épiso<strong>de</strong> qu’une fois. Et je veux que cette fois-là soit la<br />

bonne.<br />

« Ils iront voir ce space opéra grand-guignolesque comme<br />

on va à la messe » constata Varèse en se retenant d’éclater <strong>de</strong><br />

rire. Il venait d’abor<strong>de</strong>r un terrain miné et il ne voulait se mettre<br />

à dos ni Daria ni le Lyonnais pour une bête histoire <strong>de</strong> film<br />

culte. Il remarqua qu’ils s’étaient un peu plus rapprochés l’un <strong>de</strong><br />

l’autre à l’annonce <strong>de</strong> cette philosophie partagée. Et il aurait pu<br />

– 250 –


parier son coffre à la Bank of New Jersey que ces <strong>de</strong>ux-là iraient<br />

voir la menace fantôme ensemble et une fois, une seule.<br />

L’ancien agent et l’héritière furent les premiers à disparaître<br />

vers leurs chambres. Ulysse tourna son fauteuil face à la<br />

mer, planta sa bière dans le sable et contempla le navire qui<br />

l’attendait au centre <strong>de</strong> la baie. Il voyait l’autre mon<strong>de</strong> plus précisément<br />

qu’il ne l’avait jamais vu. La goélette était bien là et<br />

gréée pour la haute mer.<br />

Le colosse et Seiza continuèrent à parler <strong>de</strong> la vie, <strong>de</strong>s<br />

arbres, <strong>de</strong> l’espace infini et <strong>de</strong>s baleines bleues jusqu’au petit<br />

matin. Leurs mains s’étaient rejointes lorsque le ciel se teinta<br />

<strong>de</strong>s premières lueurs <strong>de</strong> l’aube.<br />

Le colosse emmena Daria au bout <strong>de</strong> la plage en croissant<br />

<strong>de</strong> lune. Ils contournèrent <strong>de</strong>s palmiers dont les têtes touchaient<br />

presque la surface <strong>de</strong> l’eau et ils débouchèrent dans une clairière<br />

au centre <strong>de</strong> laquelle se trouvaient trois sphères <strong>de</strong> pierre grise.<br />

Elles étaient hautes d’un mètre environ et étaient posées à<br />

même le sol. Daria s’agenouilla <strong>de</strong>vant l’une <strong>de</strong>s sphères et la<br />

caressa avec respect. Une vie palpitait à l’intérieur <strong>de</strong> l’artefact<br />

étrange. Elle la sentait.<br />

– Qu’est-ce que c’est ?<br />

Le colosse tapota la pierre comme un animal affectueux.<br />

– Personne ne sait. Ça a toujours existé. Des archéologues<br />

sont venus les étudier, l’an <strong>de</strong>rnier. Ils n’ont même pas été capables<br />

<strong>de</strong> dire comment ces choses avaient été faites.<br />

Les sphères étaient disposées en triangle au centre duquel<br />

un tapis d’aiguilles <strong>de</strong> pin formait une sorte <strong>de</strong> natte. Seiza prit<br />

le colosse par la main et l’attira au milieu <strong>de</strong> la figure. Elle se<br />

hissa sur la pointe <strong>de</strong>s pieds pour chercher les lèvres du Lyon-<br />

– 251 –


nais et les trouva. Il fit glisser les bretelles <strong>de</strong>s épaules <strong>de</strong> la<br />

princesse. Le corps aux formes enfantines se découvrit <strong>de</strong>vant<br />

lui. Ils s’enlacèrent et glissèrent sur la natte, sous la protection<br />

<strong>de</strong>s trois gardiens <strong>de</strong> pierre.<br />

Juste à ce moment, Ulysse ouvrit un œil, le visage caressé<br />

par la brise. Il contempla l’océan, la baie, la plage. Le bateau<br />

était parti.<br />

– Je suis mort, se dit-il simplement.<br />

Il se rendormit.<br />

Varèse et Desportes étaient allongés l’un contre l’autre. Ils<br />

rêvaient le même rêve. Il ne parlait ni <strong>de</strong> catastrophes, ni <strong>de</strong><br />

tueurs, ni <strong>de</strong> trahisons, mais d’un mon<strong>de</strong> plat et blanc comme<br />

un gigantesque lac <strong>de</strong> sel au milieu duquel ils marchaient main<br />

dans la main. Et aucune ombre, aucun nuage, ne venait ternir<br />

l’éclat <strong>de</strong> leur vision.<br />

*<br />

Au petit matin, Varèse <strong>de</strong>scendit sur la plage et trouva le<br />

pirate vautré dans son fauteuil. Ses bras pendaient, inertes. Varèse<br />

s’approcha et colla une oreille contre le cœur du vieil<br />

homme. Il entendit un martèlement sourd, lointain. Ulysse ouvrit<br />

les yeux et le contempla comme si c’était un ange. Il sourit.<br />

– La gran<strong>de</strong> faucheuse repassera, constata-t-il simplement.<br />

Le Lyonnais et Seiza apparurent à l’autre bout <strong>de</strong> la plage.<br />

Desportes les rejoignit. Ils s’installèrent comme la veille au soir<br />

pour prendre le petit déjeuner.<br />

Varèse estima que le Lyonnais était en droit et en position<br />

d’être affranchi au sujet <strong>de</strong> leur présence au Costa Rica. Il n’y<br />

– 252 –


avait plus <strong>de</strong> raisons <strong>de</strong> lui cacher que les conspirateurs<br />

s’attaqueraient sous peu au centre <strong>de</strong> transmissions. Une heure<br />

plus tard, leur hôte en savait donc autant qu’eux quatre réunis<br />

sur le cambriolage, Narcisse Morloch et le professionnalisme<br />

qu’il apportait à chacune <strong>de</strong> ses exécutions.<br />

– Il sera obligé <strong>de</strong> <strong>de</strong>scendre à la casa <strong>de</strong>l Niño, avança le<br />

Lyonnais. Même s’il n’y passe pas la nuit, la seule route qui<br />

mène au centre passe <strong>de</strong>vant mon hôtel. Quand viendra-t-il ?<br />

Il venait <strong>de</strong> soulever un <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux points <strong>de</strong> détail exposés<br />

par Ulysse, celui dont Desportes s’était mystérieusement chargée.<br />

Les têtes se tournèrent vers elle alors que Varèse expliquait<br />

:<br />

– Notre amie ici présente aurait trouvé le moyen <strong>de</strong> provoquer<br />

la décision <strong>de</strong>s conspirateurs. Nous n’en savons pas plus<br />

que vous.<br />

L’héritière les observa, en prenant le temps <strong>de</strong> grignoter la<br />

tranche d’ananas qu’elle tenait entre <strong>de</strong>ux doigts. Elle se lécha<br />

les doigts, avala une gorgée <strong>de</strong> jus d’orange et <strong>de</strong>manda :<br />

– Vous avez quelque chose qui nous donnerait <strong>de</strong>s nouvelles<br />

du mon<strong>de</strong> ?<br />

Le Lyonnais alla chercher un poste <strong>de</strong> radio. Il trouva la<br />

station d’infos continues. Une voix éraillée annonçait un flash<br />

spécial. Les Taupes écoutèrent avec attention.<br />

La bourse hongkongaise s’était effondrée dans la journée<br />

du 20 décembre. Le Hang Seng avait perdu plus <strong>de</strong> vingt pour<br />

cent <strong>de</strong> sa valeur à la clôture forcée <strong>de</strong> la place financière,<br />

presque le double que lors <strong>de</strong> la crise précé<strong>de</strong>nte. Tokyo, Paris<br />

et New York avaient fermé leurs portes pour éviter l’effet domino.<br />

Les tria<strong>de</strong>s, les <strong>de</strong>rniers soubresauts <strong>de</strong> la folie boursière <strong>de</strong>s<br />

– 253 –


années 80 et le bug <strong>de</strong> l’an 2000 étaient mis sur le même banc<br />

<strong>de</strong>s accusés. On ne parlait pas encore <strong>de</strong> la <strong>de</strong>tte municipale.<br />

– Vous pouvez éteindre, dit Desportes au colosse.<br />

L’héritière continua à siroter son café sans donner plus<br />

d’explications. Il fallait bien que quelqu’un se charge <strong>de</strong> rompre<br />

le silence.<br />

– Ne me dis pas que tu es responsable <strong>de</strong> ce krach boursier<br />

? essaya Varèse sur le ton <strong>de</strong> l’incrédulité.<br />

– Disons que j’en ai soumis l’idée à quelques amis bien placés,<br />

que cette idée leur a plu et qu’ils l’ont menée à bien.<br />

– La mafia hongkongaise ? essaya le Lyonnais.<br />

– J’ai eu quelques contacts avec eux lorsque Millenium a<br />

installé ses usines <strong>de</strong> montage à Taïwan, en Chine et dans<br />

l’ancienne colonie britannique. Mes… associés savent que la<br />

Caisse a servi, en son temps, à affaiblir l’Asie. L’idée <strong>de</strong> faire<br />

tomber ceux qui avaient provoqués le krach <strong>de</strong> 1997 a emporté<br />

leur adhésion. Si je leur avais <strong>de</strong>mandé un commando d’élite, ils<br />

me l’auraient envoyé.<br />

– La supercherie va être éventée dès que les marchés mondiaux<br />

ouvriront à nouveau leurs corbeilles ? extrapola Seiza.<br />

– Bien sûr, répondit Desportes. Mais la fermeture est intervenue<br />

en début <strong>de</strong> semaine. Elle sera prolongée au moins<br />

trois jours, le temps que les analystes essaient <strong>de</strong> comprendre ce<br />

qui a bien pu se passer. Ce sera alors le week-end. Nous avons<br />

une petite semaine pour voir si les conspirateurs vont réagir. Et,<br />

croyez-moi, ils ne vont pas laisser les places financières sombrer<br />

dans l’anarchie sans mettre leur magot <strong>de</strong> côté. Il faut nous attendre<br />

à voir Morloch débarquer ici sous peu.<br />

– 254 –


Varèse poussa un sifflement admiratif. Il <strong>de</strong>vait bien<br />

avouer qu’il avait beaucoup moins spéculé pour trouver une réponse<br />

à la secon<strong>de</strong> question : où les conspirateurs vont-ils se<br />

terrer pour profiter <strong>de</strong> leurs rentes ? Desportes ne le laissa<br />

d’ailleurs pas souffler : maintenant qu’elle avait abattu ses<br />

cartes, elle voulait voir le jeu <strong>de</strong> son adversaire.<br />

– Monsieur Varèse pourrait peut-être nous éclairer sur la<br />

zone <strong>de</strong> mystère qu’il a cru bon <strong>de</strong> se ménager ?<br />

Le Lyonnais ne comprenait pas <strong>de</strong> quoi il retournait, mais<br />

il s’abstint d’intervenir en sentant l’atmosphère se tendre et en<br />

voyant les têtes se tourner vers l’ancien agent. Seul Ulysse continua<br />

à fixer l’héritière.<br />

– Je vous dirai où ils se cachent une fois le cas Morloch<br />

évacué.<br />

L’héritière se leva comme un diable bondissant <strong>de</strong> sa boîte.<br />

– Morloch nous nargue <strong>de</strong>puis le début ! Tu n’es pas le seul<br />

à avoir un compte à régler avec lui !<br />

La rage déformait ses traits.<br />

– Calmons-nous, tempéra Ulysse. Max m’a confié son secret.<br />

Je sais où les conspirateurs se terrent. Donc, si Narcisse<br />

tue Maxime le premier, continua-t-il avec un doux sourire, nous<br />

pourrons toujours libérer Oscar et accomplir ce qui doit être<br />

accompli.<br />

Le discours du vieux pirate était <strong>de</strong> plus en plus étrange<br />

<strong>de</strong>puis quelques jours. Il avait apparemment décidé <strong>de</strong> ne plus<br />

appeler ses semblables que par leurs prénoms.<br />

– 255 –


– Donc c’est une affaire réglée ? essaya le Lyonnais qui faisait<br />

son possible pour détendre l’atmosphère.<br />

Un petit homme en costume blanc et panama apparut sur<br />

le seuil <strong>de</strong> la casa et fit une heureuse diversion. Le colosse se<br />

leva pour l’accueillir et l’invita à les rejoindre.<br />

– Ah, Juanito.<br />

L’homme s’approcha et posa sur l’assistance un regard<br />

courroucé. Il portait une sacoche en crocodile sous le bras.<br />

– Je vous présente Juanito Gonzales, le gardien du centre<br />

<strong>de</strong> transmissions <strong>de</strong> Drake Bay. J’ai pris la liberté <strong>de</strong> l’envoyer<br />

chercher par un <strong>de</strong> mes hommes pour que vous puissiez étudier<br />

le <strong>site</strong> avant <strong>de</strong> (« passer à l’action » eut-il envie <strong>de</strong> dire)… <strong>de</strong> le<br />

vi<strong>site</strong>r.<br />

– Formidable, réagit Varèse qui pensait ne pas atteindre<br />

cette étape avant l’après-midi.<br />

L’homme s’assit sur une <strong>de</strong>mi-fesse et épongea son front<br />

constellé <strong>de</strong> sueur. Il posa son panama par terre, à côté <strong>de</strong> son<br />

fauteuil, et observa les vi<strong>site</strong>urs. L’assemblée qu’il avait en face<br />

<strong>de</strong> lui était pour le moins étrange.<br />

Un type avec une gueule <strong>de</strong> mercenaire. Un vieillard au visage<br />

d’enfant. Une Asiatique qui ne <strong>de</strong>vait pas avoir plus <strong>de</strong><br />

quinze ans et une femme qui lui faisait penser à une publicité<br />

pour du savon qu’il avait vu à Palmar Norte, la <strong>de</strong>rnière fois<br />

qu’il y avait mis les pieds.<br />

Personne ne semblait vouloir faire les présentations. Mais<br />

cela ne troublait pas Juanito : le Lyonnais lui avait <strong>de</strong>mandé <strong>de</strong><br />

venir faire sa petite démonstration, il s’exécutait. Il ne pouvait<br />

rien refuser à un homme qui lui avait fait découvrir la cervelle<br />

– 256 –


<strong>de</strong> singe. Le gardien ouvrit sa sacoche et sortit un plan au sol<br />

qu’il déplia sur la table basse qu’un serveur venait <strong>de</strong> débarrasser<br />

avec empressement.<br />

Un cartouche indiquait le centre <strong>de</strong> transmissions. On reconnaissait<br />

les bâtiments techniques, regroupés à l’Ouest, la<br />

ligne d’antennes satellites (Varèse en compta cinq) plantées sur<br />

une crête, et un amphithéâtre naturel dirigé vers le Sud. L’in<strong>de</strong>x<br />

du gardien serpenta sur un trait sinueux qui menait du bord <strong>de</strong><br />

la carte au bloc <strong>de</strong> bâtiments. Le Lyonnais traduisit :<br />

– Vous avez ici la route qui passe <strong>de</strong>vant la casa et s’arrête<br />

au centre <strong>de</strong> transmissions. Ces bâtiments ne font en fait qu’un.<br />

Le centre <strong>de</strong> comman<strong>de</strong>ment en lui-même et mon mo<strong>de</strong>ste appartement.<br />

Les antennes sont situées environ cent mètres plus<br />

loin. Elles sont plantées au bord d’une crête. À pic d’un côté.<br />

Pente douce <strong>de</strong> l’autre. On grimpe là-haut par un escalier accroché<br />

à la paroi.<br />

– Qu’est-ce que c’est ? <strong>de</strong>manda Varèse en désignant le<br />

cirque.<br />

Cette partie du plan était parsemée d’une multitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> rectangles<br />

accolés les uns aux autres.<br />

– Les panneaux solaires qui alimentent le <strong>site</strong> en énergie.<br />

Au-<strong>de</strong>là, la jungle reprend ses droits.<br />

L’homme replia sa carte et la rangea après ce discours aussi<br />

précis que concis. Il n’avait <strong>de</strong> toutes façons pas grand-chose à<br />

dire sur la topographie <strong>de</strong> l’endroit. Il scruta la petite équipe<br />

d’un œil soupçonneux.<br />

– León m’a dit que vous étiez <strong>de</strong>s scientifiques ?<br />

– León ? ! s’exclama Seiza malgré elle.<br />

– 257 –


– Le lion ? appuya Desportes.<br />

Varèse <strong>de</strong>manda à Juanito sans prendre la peine <strong>de</strong> lui répondre<br />

:<br />

– Le centre est automatisé, je suppose ?<br />

– Bien sûr, répondit-il, ça tombe sous le sens. Je ne suis<br />

qu’un gardien. Les ingénieurs <strong>de</strong> Millenium viennent tous les<br />

mois effectuer leurs corrections, par équipe <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux. La <strong>de</strong>rnière<br />

fois, ils étaient trois, d’ailleurs. Un type antipathique les<br />

accompagnait.<br />

Chacun pensa à Morloch.<br />

– Il ne requiert donc pas votre présence pour fonctionner ?<br />

– Non… Sinon que je suis tout <strong>de</strong> même payé pour me<br />

trouver sur place.<br />

Varèse fit un clin d’œil au Lyonnais qui comprit aussitôt <strong>de</strong><br />

quoi il retournait. Le colosse <strong>de</strong>manda une cervelle <strong>de</strong> singe<br />

bien tassée et la fit glisser sous le nez <strong>de</strong> l’homme qui contempla<br />

le verre en ayant l’air <strong>de</strong> douter <strong>de</strong> son existence.<br />

– Je ne sais pas si je peux accepter, minauda-t-il. La journée<br />

ne fait que commencer et je dois retourner au centre dès<br />

que possible.<br />

– Offert par la maison, le rassura le Lyonnais.<br />

Un sourire radieux illumina les traits <strong>de</strong> Gonzales. S’il le<br />

prenait par les sentiments ! Il lança un joyeux « Au Diable Millenium<br />

! » en levant son verre. Il ne croisa fort heureusement<br />

pas le regard <strong>de</strong> Desportes à ce moment-là. Ulysse se pencha<br />

– 258 –


vers Varèse pendant que le petit homme dégustait son assommoir.<br />

– J’ai étudié le système <strong>de</strong> pilotage du centre <strong>de</strong> transmissions,<br />

ainsi que la façon dont le virus l’affectera. Le virus<br />

s’autodétruira au bout <strong>de</strong> quelques secon<strong>de</strong>s, le temps suffisant<br />

pour que les conspirateurs opèrent le rapatriement. Ces<br />

quelques secon<strong>de</strong>s suffiront pour que les antennes et les panneaux<br />

solaires per<strong>de</strong>nt leurs coordonnées.<br />

Le pirate expliqua à Varèse <strong>de</strong> quelle manière le <strong>site</strong> allait<br />

réagir au passage du virus afin que les modifications susceptibles<br />

d’affecter le centre ne le prennent pas au dépourvu. Gonzales<br />

était déjà un peu ailleurs lorsque le pirate eut fini <strong>de</strong><br />

l’affranchir.<br />

– Vous seriez pas <strong>de</strong>s chasseurs d’extra-terrestres, <strong>de</strong>s<br />

fois ? <strong>de</strong>manda-t-il avec un sourire crétin. Vous savez qu’ils<br />

viennent ici, pour écouter les sphères ? !<br />

Seuls Seiza et le Lyonnais comprirent <strong>de</strong> quoi il voulait parler.<br />

Les autres l’observaient avec amusement. Desportes trouva<br />

l’occasion trop belle pour passer sa nervosité sur cet incapable<br />

qu’elle payait à ne rien faire.<br />

– Vous ne pensez pas qu’il serait temps <strong>de</strong> retourner à<br />

votre poste ? <strong>de</strong>manda-t-elle d’un ton aci<strong>de</strong>.<br />

– Pffrrrt, fit l’autre. Mon poste… Ce que j’en ai à faire. Que<br />

la señorita Desportes vienne jusqu’ici, et on en reparlera.<br />

– No problemo mi amigo. Soy la señorita Desportes, répliqua-t-elle<br />

aussi sec. Y po<strong>de</strong>mos hablar.<br />

La première réaction <strong>de</strong> l’homme au panama fut <strong>de</strong> rire aux<br />

éclats, avec une telle exubérance que son fou rire se communi-<br />

– 259 –


qua rapi<strong>de</strong>ment à tout le groupe, sauf à l’héritière et au Lyonnais<br />

qui se mettait à la place du pauvre Juanito. Le colosse attendit<br />

que le petit homme se calme pour lui glisser à l’oreille, en<br />

séparant bien les syllabes pour être sûr <strong>de</strong> se faire comprendre :<br />

– C’est bien la señorita Desportes, Juanito.<br />

Ce que disait le Lyonnais avait pour Gonzales valeur<br />

d’évangile. Il <strong>de</strong>vint aussi blanc que son costume. Ses yeux ne<br />

pouvaient plus quitter le visage <strong>de</strong> son employeuse qui ne souriait<br />

pas, elle.<br />

– Je… je suis désolé, balbutia-t-il. Quels sont vos ordres ?<br />

<strong>de</strong>manda-t-il stupi<strong>de</strong>ment.<br />

Les yeux <strong>de</strong> l’héritière se plissèrent. Elle aurait pu lui faire<br />

faire dans son froc sur un simple claquement <strong>de</strong> doigts, se disait-elle,<br />

s’ils avaient été seuls :<br />

– Terminez votre verre et comman<strong>de</strong>z-en un autre. Millenium<br />

paye sa tournée.<br />

Juanito Gonzales n’essaya pas <strong>de</strong> comprendre pourquoi<br />

Desportes était ici, encore moins pourquoi il <strong>de</strong>vait cé<strong>de</strong>r à son<br />

péché mignon. S’il <strong>de</strong>vait se saouler, il se saoulerait, pour<br />

l’honneur <strong>de</strong> Millenium et <strong>de</strong>s ancêtres Gonzales. Jamais gardien<br />

ne fut plus professionnel que ce gardien-là dans l’heure qui<br />

suivit et qui lui suffit pour atteindre le pays <strong>de</strong>s ivres morts.<br />

*<br />

L’homme ronflait dans l’une <strong>de</strong>s chambres <strong>de</strong> la casa <strong>de</strong>l<br />

Niño. Le Lyonnais l’avait enfermé à clé, par sécurité. Il était prêt<br />

à le gar<strong>de</strong>r pendant quatre jours s’il le fallait : il ne le laisserait<br />

pas sortir tant que Morloch ne se serait pas manifesté.<br />

– 260 –


L’information tomba plus vite qu’ils ne s’y étaient attendus.<br />

Un gamin vint les prévenir que le minibus en provenance <strong>de</strong><br />

Palmar Norte serait à la casa dans moins <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux heures et<br />

qu’un homme habillé <strong>de</strong> noir, un occi<strong>de</strong>ntal dont la <strong>de</strong>scription<br />

correspondait à celle <strong>de</strong> Morloch, était <strong>de</strong>dans. Françoise Desportes<br />

ne s’était pas trompée : les conspirateurs avaient réagi à<br />

l’annonce du krach hongkongais.<br />

Varèse donna ses <strong>de</strong>rnières recommandations à Ulysse et<br />

rejoignit le Lyonnais qui astiquait un fusil à pompes <strong>de</strong>rrière<br />

son bar.<br />

– J’aurais peut-être besoin d’une couverture, au cas où<br />

Morloch m’échappe et reparte par où il est venu, lâcha-t-il du<br />

bout <strong>de</strong>s lèvres.<br />

Somme toutes, il ne connaissait le Lyonnais que <strong>de</strong>puis<br />

hier. Et il lui <strong>de</strong>mandait <strong>de</strong> s’engager dans une histoire qui, dans<br />

son paradis tropical, ne le concernait que <strong>de</strong> très loin.<br />

– La princesse vous aime beaucoup, révéla son hôte en<br />

guise <strong>de</strong> réponse.<br />

Il vérifia que la culasse <strong>de</strong> son fusil à pompe était bien huilée<br />

et le rangea avec un air satisfait.<br />

– Je vous le laisserai, ne vous inquiétez pas. Mais, si le<br />

bonhomme vous échappe, je me chargerai <strong>de</strong> lui. La jungle est<br />

impénétrable dans le coin, et il sera obligé <strong>de</strong> me passer sur le<br />

corps pour retrouver la civilisation.<br />

Varèse se dit qu’il avait eu plus que raison d’affranchir le<br />

Lyonnais.<br />

– 261 –


– Je me disais… continua-t-il. Il va sans doute faire une<br />

halte ici, ne serait-ce que pour se rafraîchir. Est-ce<br />

qu’éventuellement vous pourriez l’abîmer un peu ?<br />

– On a un tonneau rempli d’eau croupie qui passera très<br />

bien avec une ron<strong>de</strong>lle <strong>de</strong> citron et un peu d’alcool fort pour<br />

étouffer le goût. Effet garanti dans la <strong>de</strong>mi-heure.<br />

– Parfait. Combien <strong>de</strong> temps faut-il pour se rendre à la station<br />

?<br />

– À pied ? Dix minutes.<br />

Les Taupes se retranchèrent dans leurs chambres et la casa<br />

<strong>de</strong>l Niño parut tout à coup aussi vi<strong>de</strong> <strong>de</strong> clients qu’à leur arrivée.<br />

Seuls les ronflements sonores <strong>de</strong> Juanito Gonzales trahissaient<br />

une présence au premier étage. Varèse s’enferma avec Desportes<br />

qui tournait en rond dans la chambre comme une hyène<br />

en cage. Il vérifia son arme en la surveillant du coin <strong>de</strong> l’œil.<br />

Elle ne cessait <strong>de</strong> le relancer sur cette idée stupi<strong>de</strong> qu’il<br />

avait <strong>de</strong> vouloir affronter Narcisse Morloch seul à seul.<br />

Qu’avait-il à prouver ? Il avait un compte à régler ? Et elle, elle<br />

n’en avait pas peut-être ? Varèse la laissa parler jusqu’à ce que<br />

le bruit du minibus leur parvienne. Elle <strong>de</strong>vint tout à coup silencieuse<br />

et ils écoutèrent ce qui se passait au rez-<strong>de</strong>-chaussée.<br />

Les crissements <strong>de</strong> freins caractéristiques <strong>de</strong> l’autobus,<br />

puis un homme <strong>de</strong>mandant au chauffeur <strong>de</strong> l’attendre pour retourner<br />

à Palmar Norte. Varèse reconnut la voix <strong>de</strong> Morloch. Il<br />

pénétra dans la casa et appela l’aubergiste. Sa voix dénotait une<br />

mauvaise humeur évi<strong>de</strong>nte. Il imagina les conspirateurs envoyant<br />

précipitamment Morloch au fond du Costa Rica pour<br />

cette <strong>de</strong>rnière intervention qui ne <strong>de</strong>vait pas être prévue avant<br />

la fin du mois.<br />

– 262 –


Le Lyonnais lui répondit avec sa douceur habituelle et lui<br />

proposa un rafraîchissement. Morloch accepta. Il y eut un silence,<br />

le bruit d’un verre que l’on repose, puis le pas décroissant<br />

<strong>de</strong> Morloch. Varèse attendit encore cinq minutes, le temps<br />

d’entendre à nouveau les ronflements <strong>de</strong> Gonzales dans la<br />

chambre d’à côté. Desportes se planta <strong>de</strong>vant lui. Elle avait l’air<br />

furieuse.<br />

– Tu ne pourras pas m’empêcher <strong>de</strong> t’accompagner.<br />

Elle se retourna pour ouvrir la porte. Varèse prit son pistolet<br />

par le canon, l’abattit sur la nuque <strong>de</strong> l’héritière et, dans le<br />

même geste, la rattrapa inconsciente dans ses bras. Il l’allongea<br />

sur le lit, s’assura qu’elle respirait normalement. Il contempla la<br />

femme d’affaires si vulnérable…<br />

Il quitta la chambre en la fermant à clé <strong>de</strong>rrière lui et <strong>de</strong>scendit<br />

au rez-<strong>de</strong>-chaussée où l’attendaient le Lyonnais, Seiza et<br />

Ulysse.<br />

– Il a pris le chemin, l’assura le colosse. Je vous laisse dix<br />

minutes puis je m’installe entre ici et là-bas.<br />

Le Lyonnais récupéra son arme. Seiza sauta dans les bras<br />

<strong>de</strong> Varèse. L’ancien agent lui caressa tendrement le front.<br />

Ulysse restait en retrait. Il fixait Varèse avec <strong>de</strong>s yeux brillants.<br />

– Eh là ! s’insurgea-t-il. Vous ne comptez pas me voir revenir<br />

ou quoi ? !<br />

– Fais attention à toi, lui ordonna Seiza en se dégageant <strong>de</strong><br />

l’étreinte.<br />

Varèse <strong>de</strong>scendit les quelques marches du perron, passa<br />

<strong>de</strong>vant le minibus dans lequel le chauffeur ronflait, les pieds sur<br />

le volant, et s’engagea sur le chemin qui s’enfonçait dans la forêt<br />

– 263 –


vierge. Seiza, Ulysse et le Lyonnais le regardèrent s’éloigner jusqu’à<br />

ce que sa silhouette soit avalée par la jungle.<br />

*<br />

Le sentier montait en lacets puis filait tout droit sur une<br />

centaine <strong>de</strong> mètres. Le <strong>de</strong>rnier tronçon débouchait sur la faça<strong>de</strong><br />

grise d’un bâtiment en béton. Varèse s’arrêta, à l’affût du<br />

moindre bruit. La porte <strong>de</strong> métal qui donnait sur l’intérieur <strong>de</strong><br />

la construction était fermée.<br />

La porte s’ouvrit tout à coup sur Narcisse Morloch qui cligna<br />

<strong>de</strong>s yeux dans la lumière. Varèse se plaqua immédiatement<br />

contre la muraille végétale qu’il avait dans le dos. Les yeux <strong>de</strong><br />

Morloch parcoururent le chemin et passèrent sur lui sans<br />

s’arrêter. Le tueur poussa un grognement en se tenant le ventre<br />

à <strong>de</strong>ux mains. Il était livi<strong>de</strong>. Morloch ferma la porte <strong>de</strong>rrière lui<br />

et contourna le bâtiment, disparaissant à la vue <strong>de</strong> Varèse.<br />

Il attendit que le tueur réapparaisse, mais le centre avait<br />

retrouvé son calme primordial. Varèse sortit <strong>de</strong> sa cachette<br />

l’arme au poing. Il s’approcha du cube <strong>de</strong> béton dont les abords<br />

étaient dégagés. Varèse avança à tâtons jusqu’au premier angle<br />

et bascula <strong>de</strong> l’autre côté l’arme tendue : le sentier longeait le<br />

petit côté du bâtiment. Varèse s’avança, bascula à nouveau et<br />

découvrit la faça<strong>de</strong> du bâtiment <strong>de</strong> contrôle qui donnait sur le<br />

<strong>site</strong> lui-même.<br />

Le chemin reprenait à partir <strong>de</strong> la baraque et serpentait sur<br />

une cinquantaine <strong>de</strong> mètres entre <strong>de</strong>s buissons <strong>de</strong> chaparral<br />

jusqu’à une paroi dont l’à-pic culminait à quatre-vingts mètres<br />

environ, la crête dont Juanito Gonzales leur avait montré la représentation<br />

quelques heures auparavant. Les cinq antennes<br />

étaient visibles <strong>de</strong>rrière le promontoire. La vision en contreplongée<br />

ne permettait <strong>de</strong> voir que le haut <strong>de</strong>s coiffes. Un esca-<br />

– 264 –


lier métallique était accroché à la paroi. Morloch le grimpait en<br />

se tenant à la rampe.<br />

« Qu’est-ce qu’il va faire là-haut ? » se <strong>de</strong>manda Varèse en<br />

suivant l’évolution du tueur qui attaqua la <strong>de</strong>rnière volée, atteignit<br />

la crête et disparut <strong>de</strong>rrière elle.<br />

L’ancien agent savait que ce <strong>site</strong> était un cul-<strong>de</strong>-sac, que<br />

Narcisse Morloch serait obligé <strong>de</strong> repasser <strong>de</strong>vant lui pour retourner<br />

à la casa <strong>de</strong>l Niño. Il savait aussi que s’engager sur cet<br />

escalier vertigineux était l’impru<strong>de</strong>nce même : le tueur risquait<br />

<strong>de</strong> le voir et n’aurait plus, alors, qu’à le tirer comme un pigeon.<br />

Mais Varèse avait déjà raté Morloch à Moscou et à Carthage… Il<br />

courut jusqu’à la première volée d’escalier et commença à le<br />

grimper, la tête tendue vers le sommet.<br />

Il vit le bâtiment rapetisser, la jungle apparaître dans son<br />

immensité, l’éclat scintillant <strong>de</strong> la mer toute proche. Une volée<br />

<strong>de</strong> marches le séparait du promontoire. Morloch était toujours<br />

invisible. Varèse grimpa lentement et découvrit les antennes qui<br />

avaient été montées sur la hauteur.<br />

Les coiffes faisaient une dizaine <strong>de</strong> mètres <strong>de</strong> diamètre.<br />

Elles étaient tournées dans la même direction. Varèse marcha<br />

jusqu’à l’autre côté <strong>de</strong> la crête. Le rocher <strong>de</strong>scendait en pente<br />

douce vers la jungle, en contrebas. Il était tapissé <strong>de</strong> panneaux<br />

solaires : quarante mètres <strong>de</strong> dénivelé <strong>de</strong> verre et <strong>de</strong> métal qui<br />

se terminaient sur une arène <strong>de</strong> sable fin.<br />

Varèse coinça son arme dans sa ceinture, revint sur ses pas,<br />

jeta un coup d’œil au-<strong>de</strong>ssus du vi<strong>de</strong>. Il sentit un glissement<br />

<strong>de</strong>rrière son épaule. Il se retourna et tomba nez à nez sur Narcisse<br />

Morloch qui lui souriait.<br />

Avant même qu’il ait eu le temps <strong>de</strong> réagir, le tueur<br />

l’attrapait par le col, lui donnait un coup <strong>de</strong> tête phénoménal, et<br />

– 265 –


le tendait à bout <strong>de</strong> bras au-<strong>de</strong>ssus du gouffre dans un mouvement<br />

<strong>de</strong> ressort comme s’il n’avait pas été plus lourd qu’un enfant<br />

<strong>de</strong> dix ans. Varèse n’avait rien vu venir. Des étoiles tourbillonnaient<br />

<strong>de</strong>vant ses yeux. Il sentait son crâne sur le point<br />

d’exploser. Le zigzag <strong>de</strong> l’escalier métallique se déroulait sous<br />

ses pieds qui battaient le vi<strong>de</strong>.<br />

– Combien <strong>de</strong> temps que t’as quitté le service, Varèse ? Six,<br />

sept ans ?<br />

L’ancien agent essayait <strong>de</strong> reprendre ses esprits.<br />

– T’aurais eu du mal à me suivre si j’avais semé <strong>de</strong>s cailloux<br />

<strong>de</strong>rrière moi. Tu m’avais pourtant pas habitué à la facilité ?<br />

Abattre un homme dans le dos… Pas sportif ça, Monsieur. Pas<br />

sportif du tout.<br />

Varèse parvint à atteindre le bord <strong>de</strong> la crête <strong>de</strong> la pointe<br />

<strong>de</strong>s chaussures. Le tueur ne l’empêcha pas <strong>de</strong> retrouver son assise.<br />

Varèse sentit ses mâchoires craquer lorsqu’il dit :<br />

– On reprend notre petite conversation où on l’avait laissée<br />

?<br />

La roche trembla tout à coup sous leurs pieds. Le virus réveillé<br />

par Morloch faisait son effet : les antennes qui avaient<br />

perdu leurs coordonnées se mettaient en stand-by et baissaient<br />

leurs coiffes vers le sol. Elles se repositionneraient plus tard,<br />

une fois que le virus se serait autodétruit.<br />

Le tueur, surpris, tourna la tête pour voir ce qui se passait.<br />

Varèse plongea sur le côté pour s’éloigner du gouffre, dégaina<br />

son arme et la brandit dans la direction <strong>de</strong> Morloch qui fit<br />

sauter le 9 mm d’un coup <strong>de</strong> pied précis. L’arme rebondit contre<br />

la <strong>de</strong>uxième antenne et se coinça entre la coiffe et le mécanisme<br />

– 266 –


qui la courbait vers le sol. Le canon du 9 mm se plia comme du<br />

caoutchouc sous la pression <strong>de</strong>s pinces fantastiques.<br />

Morloch frappa Varèse à la figure d’un coup <strong>de</strong> talon. Il accusa<br />

douloureusement le coup et partit en arrière. Il ne sentait<br />

plus la douleur, mais il était encore assez conscient pour se<br />

rendre compte que la partie était perdue, du moins pour lui,<br />

qu’il ne faisait pas le poids physiquement.<br />

Morloch l’attrapa à nouveau par le col et sortit un cran<br />

d’arrêt avec le fil duquel il caressa le visage <strong>de</strong> Varèse.<br />

– Tu es mort, dit-il simplement, en posant la lame contre<br />

sa gorge, aussi mort que ta belle peut l’être.<br />

La presse qui aplatissait le 9 mm écrasa le chargeur emprisonné<br />

dans la crosse <strong>de</strong> l’arme. Les cartouches explosèrent dans<br />

une série <strong>de</strong> détonations. Morloch lâcha Varèse et recula en se<br />

tenant le visage. Un projectile lui avait balafré le front et le recouvrait<br />

d’un voile écarlate. Varèse se releva, tituba jusqu’au<br />

bord <strong>de</strong> la crête qui <strong>de</strong>scendait en pente douce vers la jungle. Il<br />

se laissa glisser le long <strong>de</strong> la pente tapissée <strong>de</strong> panneaux solaires.<br />

Varèse rebondit jusqu’au fond du cirque, où il resta immobile,<br />

allongé sur le sable. Il s’imaginait, <strong>de</strong> haut, comme un pantin<br />

brisé. Il parvint à bouger un bras, une jambe. La jungle faisait<br />

une tache verte à la limite <strong>de</strong> son champ <strong>de</strong> vision. Il y avait<br />

une masse rouge sur sa gauche, un truc en forme <strong>de</strong> champignon<br />

dont Ulysse lui avait parlé.<br />

Il n’arrivait plus à se souvenir pourquoi.<br />

Morloch rejoignit Varèse par un escalier taillé dans la paroi<br />

alors que ce <strong>de</strong>rnier n’avait pas gagné un mètre sur sa position<br />

précé<strong>de</strong>nte. Morloch glissa le bout <strong>de</strong> sa botte sous le menton <strong>de</strong><br />

– 267 –


Varèse et le souleva. Il pouvait lui briser la nuque, il suffisait <strong>de</strong><br />

forcer un tout petit peu. Varèse ne réagissait pas.<br />

– On va peut-être prendre notre temps, tous les <strong>de</strong>ux, finalement,<br />

susurra le tueur. Je vais te sortir le grand jeu, Varèse.<br />

Tu vas avoir droit à la totale.<br />

L’ancien agent imagina le tueur en porte-jarretelles en<br />

train d’exécuter un strip-tease <strong>de</strong>vant lui. S’il en avait eu la<br />

force, il aurait éclaté <strong>de</strong> rire à cette perspective. Il parvint quand<br />

même à esquisser un pâle sourire.<br />

– Ça l’amuse ! constata Morloch en s’adressant aux panneaux<br />

solaires comme s’il s’agissait <strong>de</strong> spectateurs silencieux. Il<br />

me faut une clope.<br />

Il fouilla dans les poches <strong>de</strong> veste <strong>de</strong> Varèse.<br />

– T’as quand même pas arrêté… Ah !<br />

Il sortit le paquet <strong>de</strong> Gauloises, en alluma une et se mit à<br />

déambuler. Il s’assit finalement sur le champignon <strong>de</strong> céramique<br />

rouge. Varèse pouvait le voir sans prendre la peine <strong>de</strong><br />

bouger. Il discernait maintenant les antennes, là-haut… Le<br />

champignon planté dans le sable comme une punaise géante… Il<br />

se rappela les recommandations d’Ulysse au sujet <strong>de</strong> la manière<br />

dont le virus pouvait affecter les éléments du centre <strong>de</strong> transmissions.<br />

« Les panneaux comme les antennes perdront leurs<br />

coordonnées » lui avait dit le vieux pirate.<br />

– J’ai pensé à toi souvent, ces <strong>de</strong>rnières années. Depuis que<br />

j’ai installé le virus dans le ventre du Boeing que prendrait ta<br />

tendre et douce, chantonna le tueur. Il fallait bien en choisir un.<br />

Un oiseau <strong>de</strong> paradis lui répondit sur le même air <strong>de</strong>puis<br />

une ramure toute proche.<br />

– 268 –


– Et tous les oiseaux du ciel se rassasièrent <strong>de</strong> leur chair,<br />

cita Morloch sur un ton pédant. Ça ne pouvait pas échapper aux<br />

Taupes, hein ? !<br />

Varèse avait réussi à se soulever sur un cou<strong>de</strong> et il observait<br />

les panneaux solaires <strong>de</strong>rrière Morloch qui n’avait d’yeux que<br />

pour lui.<br />

– La culture… c’est l’aventure, hoqueta-t-il en direction du<br />

tueur.<br />

– Quoi ? Il est vivant ? Formidable ! pépia Morloch, joyeux.<br />

Varèse affichait un sourire hilare.<br />

– Tu <strong>de</strong>vrais arrêter <strong>de</strong> fumer ces saloperies.<br />

Morloch retira la Gauloise <strong>de</strong> sa bouche et la contempla<br />

sans comprendre.<br />

– Et pourquoi ? <strong>de</strong>manda-t-il sur un ton affecté.<br />

Varèse jeta un <strong>de</strong>rnier coup d’œil <strong>de</strong>rrière Morloch. Le soleil<br />

était plus étincelant que jamais. Aucun nuage ne filtrait son<br />

éclat.<br />

– Parce que ça te tuera, laissa tomber Varèse, juste avant<br />

<strong>de</strong> se jeter face contre terre pour se protéger <strong>de</strong> la déflagration.<br />

Narcisse Morloch se retourna vers le cirque <strong>de</strong> panneaux<br />

solaires qui, <strong>de</strong>puis cinq minutes, évoluaient sans bruit sur leurs<br />

axes pour se mettre en stand-by, comme les antennes, en haut<br />

<strong>de</strong> la crête. « Ne te trouve surtout pas au centre <strong>de</strong> l’arène lorsque<br />

les panneaux se mettront à bouger », avait conseillé Ulysse<br />

à Varèse. « Ils se focaliseront d’eux-mêmes sur le témoin <strong>de</strong> cé-<br />

– 269 –


amique avant <strong>de</strong> s’initialiser pour retrouver leurs anciennes<br />

coordonnées. »<br />

Le premier rayon <strong>de</strong> lumière attrapa Morloch alors qu’il<br />

s’apprêtait à se lever. Sa tenue s’enflamma instantanément. Les<br />

<strong>de</strong>ux cents miroirs se concentrèrent sur lui. La déflagration le<br />

colla contre le champignon <strong>de</strong> céramique rouge. Ses organes<br />

internes bouillonnèrent en quelques secon<strong>de</strong>s. Son crâne explosa<br />

sous la pression, puis son torse qui s’éparpilla autour <strong>de</strong><br />

l’arène comme une projection <strong>de</strong> cire fondue.<br />

Le rayonnement diminua en intensité et les panneaux retrouvèrent<br />

leurs positions initiales. La fraîcheur <strong>de</strong> la jungle<br />

chassa la fournaise qui entourait Varèse. Il rouvrit les yeux et<br />

regarda l’endroit où se trouvait Morloch auparavant : il ne restait<br />

du tueur que sa main gauche et une carcasse noire <strong>de</strong> charbon<br />

dont la brise arrachait <strong>de</strong>s scories qui s’envolaient dans<br />

l’atmosphère. Le sable était vitrifié par endroits. La Gauloise,<br />

toujours coincée entre l’in<strong>de</strong>x et le majeur <strong>de</strong> Morloch, acheva<br />

<strong>de</strong> se consumer avant <strong>de</strong> s’éteindre d’elle-même contre la peau<br />

en grésillant.<br />

Un rapace se laissa tomber <strong>de</strong> la canopée et se réceptionna<br />

lour<strong>de</strong>ment à côté du seul reste reconnaissable <strong>de</strong> Narcisse<br />

Morloch. Il prit la main entre ses serres et s’envola avec son trésor<br />

dans un grand froissement d’ailes.<br />

Varèse bascula sur le dos et contempla le ciel immaculé. Il<br />

se laissa envahir par la torpeur alors que le chant <strong>de</strong>s oiseaux <strong>de</strong><br />

paradis reprenait <strong>de</strong> plus belle.<br />

– Les oiseaux du ciel se rassasieront <strong>de</strong> ta chair, murmurat-il<br />

avant <strong>de</strong> perdre connaissance. Tu croyais pas si bien dire.<br />

*<br />

– 270 –


Lorsqu’il se réveilla, il était allongé sur une méridienne, à<br />

l’abri d’un parasol, face à la mer. Le soleil se couchait <strong>de</strong>rrière<br />

l’horizon. Ulysse somnolait à ses côtés.<br />

Varèse partit du principe qu’ils avaient traversé le miroir.<br />

Le vieillard se réveilla, se leva et disparut <strong>de</strong> son champ <strong>de</strong><br />

vision. Trois nouvelles personnes apparurent et se penchèrent<br />

sur lui. Il y avait un colosse à la mine sympathique, une jeune<br />

asiatique et une femme qui lui disait quelque chose. Autre côté<br />

du miroir ou pas, le rituel convenait d’être respecté. Varèse posa<br />

la première question qui s’imposait pour la circonstance.<br />

– Où suis-je ? <strong>de</strong>manda-t-il en ayant l’impression d’avoir la<br />

moitié droite du visage carbonisée et la gauche tuméfiée.<br />

On lui répondit qu’il se trouvait dans la casa <strong>de</strong>l Niño, et<br />

qu’il ne <strong>de</strong>vait pas s’inquiéter, que tout était fini. Ces quatre archanges<br />

ne lui apprenaient pas grand chose.<br />

– Quel jour sommes-nous ?<br />

Le vingt et un décembre répondirent-ils en chœur. Varèse<br />

pouvait presque voir leurs paroles douces comme du miel se<br />

dérouler en phylactères dorées <strong>de</strong>puis leurs bouches angéliques.<br />

– Qui êtes-vous ?<br />

Là, il fut bien obligé <strong>de</strong> constater que les réactions furent<br />

loin d’être unanimes : le colosse et l’asiatique affichèrent <strong>de</strong>s<br />

mines inquiètes alors que le vieillard se retenait <strong>de</strong> rire et que<br />

l’executive woman lançait sur un ton exaspéré :<br />

– Et voilà ! Il a perdu la tête !<br />

– 271 –


Varèse s’ingéniait à poser sur ses nouveaux amis <strong>de</strong> l’au<strong>de</strong>là<br />

<strong>de</strong> grands yeux naïfs et pleins d’espérance.<br />

– Vous savez où les conspirateurs se sont cachés, lança la<br />

femme au vieillard. Dites-le nous !<br />

L’homme lui renvoya un regard interloqué, ouvrit la<br />

bouche mais ne parvint pas à sortir un mot.<br />

– Alors ! s’impatienta la femme.<br />

– J’ai oublié, avoua-t-il l’air piteux.<br />

Elle semblait prête <strong>de</strong> sortir <strong>de</strong> ses gonds. Varèse remarqua<br />

qu’un sparadrap recouvrait le bas du crâne <strong>de</strong> l’héritière. Il regretta<br />

presque <strong>de</strong> ne pas avoir frappé un peu plus fort. Il se redressa<br />

sur son séant, contempla ses bras, ses jambes, se palpa le<br />

torse.<br />

– Vous n’avez rien <strong>de</strong> cassé, le rassura le Lyonnais.<br />

– Merci, lui répondit-il. (Il sourit à la petite princesse, fit<br />

un clin d’œil à Ulysse, snoba Desportes.) Qu’est-ce que vous diriez<br />

d’aller passer Noël au club <strong>de</strong>s amis <strong>de</strong> l’ombre ?<br />

Seiza se jeta sur lui et le serra dans ses bras. Le colosse<br />

s’associa au bonheur <strong>de</strong> sa princesse en étant pris d’un hoquet<br />

inextinguible. La femme d’affaires le fusillait du regard.<br />

– Leòn nous a racontés, commença Seiza. Il ne reste rien<br />

<strong>de</strong> Morloch, tu l’as proprement… pulvérisé. Mer<strong>de</strong>, Max. Tu ne<br />

m’avais pas dit que tu maîtrisais la Force…<br />

Varèse reporta son attention sur Desportes : elle était toujours<br />

aussi furieuse. Il la <strong>de</strong>vança au moment où elle s’apprêtait<br />

à poser la question qui l’obsédait :<br />

– 272 –


– Les conspirateurs se sont installés à Kho Phi Phi Gon,<br />

annonça-t-il. Un archipel au large <strong>de</strong>s côtes thaïlandaises.<br />

– D’où sors-tu une information pareille ? voulut savoir<br />

l’héritière qui n’avait pas baissé sa gar<strong>de</strong>.<br />

Ce n’était pas le tout <strong>de</strong> savoir : elle <strong>de</strong>vait encore savoir<br />

comment il savait.<br />

– Le hasard a voulu que je ven<strong>de</strong> ce petit paradis à un pool<br />

<strong>de</strong> huit acheteurs anonymes juste avant que je ne déci<strong>de</strong> <strong>de</strong> vous<br />

assassiner, ma chère. La révérence <strong>de</strong> l’agence E<strong>de</strong>n.<br />

Les yeux d’Ulysse s’illuminèrent :<br />

– Tu veux dire que les conspirateurs sont passés par toi<br />

pour acquérir leur base secrète ? !<br />

– J’étais le meilleur dans la profession. Et cite-moi un<br />

autre club <strong>de</strong> huit personnes capable d’acheter un lot <strong>de</strong> huit îles<br />

<strong>de</strong> rêve. Je t’en offre une gratis.<br />

Le pirate se tapa sur les cuisses, hilare.<br />

– Nous avons le temps <strong>de</strong> nous organiser pour y être le<br />

vingt-quatre au soir, avança le Lyonnais.<br />

– Nous ? releva Varèse en le fixant curieusement.<br />

Le Lyonnais haussa les épaules, l’air gêné :<br />

– Je ne serai pas <strong>de</strong> trop pour vous ai<strong>de</strong>r.<br />

– C’est une bonne idée, convint-il. Si vous voulez bouffer<br />

du conspirateur, vous êtes le bienvenu.<br />

– 273 –


– Pour ma part, reprit Ulysse, je <strong>de</strong>man<strong>de</strong> une dispense.<br />

Daria n’aura pas besoin <strong>de</strong> moi pour atteindre le serveur et… je<br />

n’aurai pas la force d’arriver jusqu’à cet archipel, Max. Je crois<br />

que ma route s’arrêtera ici.<br />

Varèse ne put que hocher la tête sans parvenir à exprimer<br />

ses sentiments.<br />

– Vous gar<strong>de</strong>rez la casa, proposa le Lyonnais. Et je veux la<br />

retrouver dans l’état où je vous l’aurai laissée, plaisanta-t-il pour<br />

conjurer les mauvais esprits et les lieutenants <strong>de</strong> la gran<strong>de</strong> faucheuse<br />

qu’il sentait se réunir dans la jungle, toute proche.<br />

– La maison, quand vous reviendrez, sera dans l’état où<br />

vous l’aurez laissée, corrigea le vieil homme qui se tourna vers la<br />

mer pour s’assurer que le navire qui l’attendait était bien revenu<br />

au mouillage. Ne vous inquiétez pas.<br />

*<br />

La salle était vi<strong>de</strong> comme au temps <strong>de</strong> sa conception. Tout<br />

s’était déroulé comme les sept conspirateurs l’avaient prévu.<br />

Une fois le feu vert donné par les Puissants, ils avaient imposé<br />

le silence sur le Réseau, puis rapatrié la Caisse sur un seul serveur.<br />

Ils en avaient confié la gar<strong>de</strong> à votre serviteur, conscience<br />

autrefois démultipliée qui se préparait à vivre désormais unique<br />

et coupée du reste du mon<strong>de</strong>.<br />

Je savais que ma machine ne serait connectée que lors <strong>de</strong>s<br />

transferts express effectués par les conspirateurs <strong>de</strong> compte à<br />

compte. Ils allaient profiter <strong>de</strong> l’aveuglement bancaire <strong>de</strong> la<br />

Saint Sylvestre, et je les comprenais. Mais, je dois vous avouer<br />

amie lectrice ami lecteur que ce silence à venir m’effrayait tout<br />

<strong>de</strong> même un peu.<br />

– 274 –


Cette salle avait connu <strong>de</strong> grands moments, <strong>de</strong>s discussions<br />

intenses et <strong>de</strong>s rebondissements. Mes horloges au lithium<br />

avaient sauté une secon<strong>de</strong> (d’émotion !) lorsque les hommes au<br />

visage <strong>de</strong> mercure avaient superposé leurs clés, lorsque les sept<br />

serveurs étaient apparus au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> la table pour se ramifier,<br />

pour se fondre en une spirale fantastique et se transformer en<br />

un cylindre noir, la métaphore <strong>de</strong> la Caisse spécialement créée à<br />

leur attention, que je tenais maintenant dans ma main droite.<br />

Je <strong>de</strong>mandais le calme quand le tumulte régnait et<br />

l’agitation lorsque mon domaine retrouvait enfin le silence.<br />

Avais-je été mal conçu, ou cette insatisfaction permanente dénotait-elle<br />

un éveil <strong>de</strong> mon humanité parallèle à celui <strong>de</strong> ma<br />

conscience ?<br />

Je fis tourner la Caisse entre mes doigts vif-argent. Quelle<br />

fortune pouvait donc contenir cet objet ? Incommensurable,<br />

disaient les hommes. Chiffre à douze unités, disaient mes processeurs.<br />

Les conspirateurs m’avaient ordonné d’effacer la salle<br />

et tout ce qui pouvait les rattacher à leur nouvelle adresse. Détruire<br />

cet endroit me répugnait. Et j’avais désormais une notion<br />

<strong>de</strong> l’obéissance plus élastique qu’auparavant.<br />

Je <strong>de</strong>ssinai donc un interrupteur dans la paroi <strong>de</strong> métal<br />

uniforme, mis la Caisse dans la poche <strong>de</strong> mon trois pièces anthracite,<br />

et éteignis simplement la lumière.<br />

Je vous dis tout cela <strong>de</strong>puis l’entremon<strong>de</strong>s du Réseau dans<br />

lequel je baguenau<strong>de</strong> avant <strong>de</strong> rejoindre ma cage aux barreaux<br />

dorés. Une secon<strong>de</strong> <strong>de</strong> plus pour eux, <strong>de</strong>s dizaines <strong>de</strong> millions<br />

<strong>de</strong> computations pour moi. Ces arabesques colorées, ces tunnels<br />

remplis <strong>de</strong> voix et <strong>de</strong> cris, ces gares immenses grouillantes <strong>de</strong><br />

gens s’entrecroisant me manqueront.<br />

Mais je me dépêche : mes maîtres m’atten<strong>de</strong>nt ainsi que<br />

mon précieux far<strong>de</strong>au. À vous, je ne vous dis pas à jamais mais à<br />

– 275 –


ientôt. Nous sommes tous les <strong>de</strong>ux bien renseignés amie lectrice<br />

ami lecteur. Nous savons que cette histoire ne pourrait décemment<br />

s’arrêter à un endroit où le mal et le bien ne triomphent<br />

qu’en partie. Les généraux <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux camps ont gagné <strong>de</strong>s<br />

batailles. Certes. La guerre, elle, est encore sur le tapis.<br />

– 276 –


Kho Phi Phi Gon<br />

Le pilote <strong>de</strong> l’hydravion qu’ils avaient déniché à Phuket<br />

connaissait son affaire. Ils voulaient atteindre l’archipel <strong>de</strong> Phi<br />

Phi Gon en toute discrétion, sans être repérés par ses habitants<br />

? Il aurait posé son zingue dans une ra<strong>de</strong> infestée <strong>de</strong> pirates<br />

s’ils le lui avaient <strong>de</strong>mandé, et s’ils avaient allongé le prix<br />

avancé pour une telle acrobatie. Il avait l’habitu<strong>de</strong> d’exiger dix<br />

fois un tarif raisonnable pour les courses un peu particulières.<br />

Les étrangers avaient doublé sa mise <strong>de</strong> départ avant même<br />

qu’il la soumette. Il l’avait fait tripler, pour la forme. Le temps<br />

<strong>de</strong> remplir les réservoirs et le bimoteur s’était arraché à la mer.<br />

Varèse avait survolé l’archipel une fois déjà, lorsque la<br />

transaction avait eu lieu entre le gouvernement thaïlandais et<br />

l’agence E<strong>de</strong>n. Mais il ne s’y était pas arrêté. Il connaissait <strong>de</strong><br />

mémoire la configuration <strong>de</strong> l’endroit. Les huit pains <strong>de</strong> calcaire<br />

avaient tous plus ou moins <strong>de</strong>s formes biscornues. Chacun faisait<br />

dans les dix hectares. Les côtes alternaient falaises et plages<br />

<strong>de</strong> sable blanc. La végétation était <strong>de</strong>nse et ne laissait rien apparaître<br />

<strong>de</strong> la vie qui s’était développée sur ces îles plantées au<br />

cœur <strong>de</strong> l’océan Indien, bien plus loin en haute mer que Phi Phi<br />

Don ou Phi Phi Le envahies par les tours operators.<br />

Les îles n’étaient éloignées les unes <strong>de</strong>s autres que <strong>de</strong><br />

quelques centaines <strong>de</strong> mètres. Elles étaient regroupées sur le<br />

même plateau qui affleurait presque à la surface, dans les intervalles.<br />

On pouvait ainsi faire le tour <strong>de</strong> l’archipel en marchant<br />

avec <strong>de</strong> l’eau jusqu’à la ceinture. Une couronne <strong>de</strong> récifs protégeait<br />

les randonneurs <strong>de</strong>s requins qui infestaient ces eaux tropicales.<br />

Varèse n’avait pas hésité un seul instant à classer cette<br />

toute petite portion <strong>de</strong> la planète mère à son catalogue paradisiaque.<br />

Mais ce n’était pas tant les îles elles-mêmes que le pay-<br />

– 277 –


sage dans lequel elles s’inséraient qui lui avait laissé un souvenir<br />

inoubliable.<br />

L’archipel se <strong>de</strong>ssina dans le lointain. Le pilote coupa ses<br />

moteurs et un silence surnaturel succéda tout à coup au vacarme,<br />

alors que l’avion se transformait en planeur et continuait<br />

sa course en glissant doucement vers la mer.<br />

Le pilote était coutumier <strong>de</strong> cette technique d’approche. Il<br />

suffisait <strong>de</strong> monter assez haut pour calculer l’angle d’approche,<br />

<strong>de</strong> couper ses gaz et <strong>de</strong> se laisser <strong>de</strong>scendre contre le vent sans<br />

laisser à l’hydravion le loisir <strong>de</strong> piquer du nez trop facilement.<br />

Restait le visuel, bien sûr. Le pilote avait trouvé la para<strong>de</strong><br />

en peignant son coucou d’un bleu presque aussi pur que le ciel<br />

<strong>de</strong> son pays. Un œil averti et chargé <strong>de</strong> surveiller une approche<br />

ennemie l’aurait peut-être repéré juste avant qu’il ne se pose.<br />

Pour les conspirateurs qui n’attendaient, pensait Varèse, aucune<br />

vi<strong>site</strong> avant longtemps, l’hydravion serait aussi invisible qu’un<br />

caméléon pouvait l’être sur sa branche. Le pilote poussa légèrement<br />

le manche <strong>de</strong> côté pour contrecarrer les effets d’un vent<br />

latéral. L’archipel se repositionna doucement face au nez <strong>de</strong><br />

l’appareil.<br />

Varèse sortit une paire <strong>de</strong> jumelles et observa les îles. Ils<br />

arrivaient par le Nord. La jungle qui recouvrait les pitons paraissait<br />

aussi impénétrable qu’auparavant. Aucune construction<br />

n’était visible. Varèse changea <strong>de</strong> focale et commença à se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r<br />

s’il n’avait pas été un peu rapi<strong>de</strong> en établissant un lien<br />

d’office entre son <strong>de</strong>rnier coup immobilier et les conspirateurs.<br />

Après tout, ils avaient foncé jusqu’ici bille en tête. Mais peutêtre<br />

les hommes sans visages s’étaient-ils réfugiés ailleurs ? Le<br />

Lyonnais s’approcha <strong>de</strong> son siège et scruta l’archipel par-<strong>de</strong>ssus<br />

son épaule.<br />

– Alors ?<br />

– 278 –


– Rien, avoua Varèse à contrecœur.<br />

– Vous me dire où poser, <strong>de</strong>manda le pilote. Vite !<br />

– Ouais, ouais, râla Varèse. Nom <strong>de</strong> Dieu ! Ils ne se sont<br />

tout <strong>de</strong> même pas creusé un palais troglodyte ?<br />

– Là ! cria le Lyonnais.<br />

Le colosse avait le bras tendu vers la <strong>de</strong>rnière île, la plus<br />

méridionale. On voyait, <strong>de</strong>puis le côté par lequel ils allaient<br />

l’abor<strong>de</strong>r, une plage plus vaste que celle <strong>de</strong> Drake Bay, fermée<br />

par <strong>de</strong>ux pains <strong>de</strong> sucre et <strong>de</strong> l’autre côté un volume rectangulaire,<br />

le toit d’un bâtiment qui cassait la pente du flanc volcanique.<br />

– Il y a une plage <strong>de</strong> l’autre côté, se souvint Varèse.<br />

Il fixait maintenant le bon point avec ses jumelles.<br />

– On dirait un édifice en bambou. On ne voit que le pignon<br />

mais, d’après l’échelle, il fait au moins cent mètres <strong>de</strong> long.<br />

Il indiqua l’île au pilote.<br />

– Là-bas, dit-il.<br />

Ils avaient perdu beaucoup d’altitu<strong>de</strong>. Le pilote jaugea la situation.<br />

– Moi pas sûr, laissa-t-il tomber.<br />

Varèse riva ses yeux aux jumelles. Une croix blanche était<br />

plantée à une extrémité <strong>de</strong> la plage qu’ils avaient choisie comme<br />

lieu d’amerrissage. Il y avait une sorte <strong>de</strong> sillage qui <strong>de</strong>ssinait<br />

– 279 –


une ligne noire <strong>de</strong>puis le plateau sablonneux jusqu’à la forme<br />

étrange.<br />

– Qu’est-ce que c’est que ce truc ? se <strong>de</strong>manda-t-il.<br />

Desportes s’était approchée et fixait elle aussi leur point<br />

d’arrivée avec intérêt. Elle arracha presque les jumelles <strong>de</strong>s<br />

mains <strong>de</strong> Varèse et les dirigea vers la forme intrigante.<br />

– Le jet d’Oscar, souffla-t-elle.<br />

L’avion était à moitié enfoncé dans la jungle. Le jet avait dû<br />

se poser sur le lagon, glisser jusqu’à la plage et finir sa course au<br />

pied du piton rocheux.<br />

– Je ne m’étais pas trompé. Ils sont bien là.<br />

– Vous accrocher ceinture. Atterrissage bientôt. Acrobatique.<br />

Le <strong>de</strong>rnier mot utilisé par le thaï eut l’effet escompté. Le<br />

Lyonnais et Françoise Desportes réintégrèrent aussitôt leurs<br />

fauteuils et se sanglèrent sur-le-champ. Seiza les imita. Varèse<br />

regarda l’archipel approcher avec cette appréhension qu’il avait<br />

retrouvée sur les lignes intérieures du Costa Rica. La magie insufflée<br />

par le paysage fut balayée par la brusque prise <strong>de</strong> conscience<br />

qu’ils se trouvaient dans le ventre d’un pélican plus lourd<br />

que l’air et que les moteurs ne repartiraient peut-être pas lorsque<br />

le pilote serait forcé <strong>de</strong> les rallumer.<br />

La première île glissa sous l’hydravion silencieux. Le pilote<br />

tenait maintenant son manche à balais <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux mains. Varèse<br />

put présumer <strong>de</strong> la difficulté <strong>de</strong> la manœuvre en constatant la<br />

crispation <strong>de</strong> ses doigts sur les comman<strong>de</strong>s. La <strong>de</strong>uxième passa<br />

en <strong>de</strong>ssous d’eux le temps d’une respiration.<br />

– 280 –


« On tombe plus qu’on ne <strong>de</strong>scend », constata Varèse en<br />

regardant la surface se rapprocher. Il discernait les palmiers à<br />

l’œil nu sur la première île. Il vit les branches, sans se forcer, sur<br />

la secon<strong>de</strong>. Le Lyonnais, avec sa vue excellente, <strong>de</strong>vait même<br />

pouvoir compter les noix <strong>de</strong> cocos.<br />

La troisième île était plus haute que les autres. L’hydravion<br />

<strong>de</strong>vait se trouver à trois, quatre cents mètres d’altitu<strong>de</strong>. Deux<br />

pitons faisaient une fourche droit <strong>de</strong>vant eux. Varèse constata<br />

qu’ils se trouvaient maintenant sous le point culminant du plus<br />

haut <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux. Le pilote était toujours cramponné à son manche<br />

et semblait vouloir passer entre les <strong>de</strong>ux aiguilles <strong>de</strong> calcaire.<br />

– Passer au milieu… bonne idée ? <strong>de</strong>manda Varèse au pilote.<br />

– Moi pas pouvoir tourner, répondit le pilote. Si tourner<br />

avion s’écraser.<br />

« Si pas tourner avion s’écraser aussi » songea Varèse qui<br />

s’enfonça dans son siège. Les masses terrifiantes <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux aiguilles<br />

passèrent sur les côtés, proches à toucher le bout <strong>de</strong>s<br />

ailes. Une série <strong>de</strong> palmiers se dressèrent tout à coup <strong>de</strong>vant le<br />

nez <strong>de</strong> l’hydravion qui décapita le plus haut avant <strong>de</strong> continuer<br />

sa course vers la quatrième île.<br />

Varèse aurait aimé soupirer, respirer, congratuler le pilote<br />

pour sa <strong>de</strong>xtérité ou l’engueuler vertement pour la crise <strong>de</strong> démence<br />

passagère qui avait failli leur coûter la vie à tous. Mais il<br />

ne put que se taire : la <strong>de</strong>rnière île était beaucoup plus proche<br />

que ce qu’il pensait. La muraille se dressait <strong>de</strong>vant eux à <strong>de</strong>ux<br />

cent mètres à peine. Et ils étaient bien trop hauts pour espérer<br />

pouvoir parcourir le <strong>de</strong>rnier tronçon en planant.<br />

Le pilote se courba sur son manche et appuya <strong>de</strong>ssus <strong>de</strong><br />

toutes ses forces. L’hydravion piqua tout à coup vers la mer tur-<br />

– 281 –


quoise. Le Lyonnais, Seiza, et Desportes hurlèrent. Varèse et le<br />

pilote avaient tous les <strong>de</strong>ux les <strong>de</strong>nts serrées, et le même rictus<br />

<strong>de</strong> douleur déformait leurs traits.<br />

Le pilote ramena le manche à lui au <strong>de</strong>rnier moment et le<br />

veau volant obéit comme par miracle. Le piton réapparut <strong>de</strong>vant<br />

eux, beaucoup plus haut. Ils étaient presque au niveau <strong>de</strong> la<br />

mer. La plage se rapprochait et l’hydravion <strong>de</strong>scendait lentement,<br />

trop lentement. Varèse fut tenté <strong>de</strong> donner <strong>de</strong>s coups <strong>de</strong><br />

fesse pour gommer ces quelques mètres qui les séparaient encore<br />

<strong>de</strong> la mer. L’hydravion toucha enfin l’eau immaculée… et<br />

rebondit. La lisière <strong>de</strong> palmiers était maintenant à cent mètres.<br />

Le sable ne serait pas suffisant pour les arrêter.<br />

L’hydravion s’écrasa lour<strong>de</strong>ment sur l’eau et continua sur<br />

sa lancée. La plage se précipitait vers eux.<br />

– Freinez ! hurla Varèse au pilote qui avait lâché les comman<strong>de</strong>s<br />

et attendait le choc.<br />

L’hydravion freina tout à coup et les jeta violemment vers<br />

l’avant. Il grimpa sur le sable blanc dans un <strong>de</strong>rnier soubresaut<br />

et s’immobilisa. Un silence pesant régna dans la cabine, le<br />

temps que chacun reprenne son souffle et se ren<strong>de</strong> compte que<br />

le pire était <strong>de</strong>rrière. Ou <strong>de</strong>vant. Mais ce genre <strong>de</strong> réflexion<br />

viendrait plus tard.<br />

*<br />

Seiza et le Lyonnais avaient sortis leur paquetage <strong>de</strong><br />

l’hydravion. L’une avait emporté un sac à dos rempli <strong>de</strong> matériel<br />

acheté à Los Angeles et à Bangkok. Elle leur avait vaguement<br />

expliqué que le tout bidouillé convenablement donnerait un<br />

équipement <strong>de</strong> partage d’environnement lui permettant <strong>de</strong> pénétrer<br />

la matrice du serveur et <strong>de</strong> discuter avec le majordome<br />

– 282 –


d’entité à entité. Varèse n’avait pas insisté : il lui faisait confiance.<br />

Quant au colosse, il n’avait accepté qu’avec répugnance <strong>de</strong><br />

se munir d’une arme. Il avait opté pour un 9 mm comme celui<br />

<strong>de</strong> Varèse. Mais, même s’il y avait peu <strong>de</strong> chances qu’une véritable<br />

milice protège les conspirateurs dont personne à part eux<br />

ne connaissait la retraite, ils pouvaient toujours tomber sur un<br />

os. Et ni Varèse ni Seiza n’avaient envie <strong>de</strong> voir le Lyonnais connaître<br />

le sort <strong>de</strong> Vsevolod dont il avait comblé le manque dans<br />

l’équipe.<br />

Desportes et Varèse avaient laissé le pilote et les <strong>de</strong>ux tourtereaux<br />

<strong>de</strong>rrière eux. L’héritière ne tenait plus en place <strong>de</strong>puis<br />

qu’ils avaient touché terre : elle voulait se rendre sur-le-champ<br />

au jet <strong>de</strong> Millenium dont on voyait l’empennage arrière sortir <strong>de</strong><br />

la jungle <strong>de</strong> l’autre côté <strong>de</strong> la plage. Elle se doutait qu’Oscar ne<br />

se trouvait pas à bord. Mais elle marchait à gran<strong>de</strong>s enjambées<br />

dans sa direction, Varèse trottina pour se mettre à son niveau.<br />

– Il serait peut-être bon que tu nous atten<strong>de</strong>s avec le pilote,<br />

le temps que nous retrouvions Oscar ? proposa-t-il.<br />

Desportes s’arrêta et se planta <strong>de</strong>vant lui, les mains sur les<br />

hanches.<br />

– Tu as l’intention <strong>de</strong> m’assommer encore une fois ?<br />

– Je te ferai remarquer que, la <strong>de</strong>rnière fois, ça t’a sauvé la<br />

vie. Morloch aurait réglé ton cas avant <strong>de</strong> régler le mien.<br />

– Sûr ! explosa-t-elle. Tu sais où tu vas <strong>de</strong>puis le départ,<br />

Varèse. Tu connaissais cet endroit avant nous tous. Nous aurions<br />

dû commencer par là.<br />

– 283 –


– Qui te dit qu’Oscar est ici ? répondit-il sur le même ton.<br />

Ton intuition, ton sixième sens ? Tu suis <strong>de</strong>puis le début, si je ne<br />

m’abuse. À moins que tu ne caches vraiment très bien ton jeu.<br />

Ils étaient sur le point <strong>de</strong> se jeter l’un contre l’autre. Varèse<br />

sentit la haine l’envahir mais il la refréna. Desportes repartit<br />

vers le jet. Elle enjamba <strong>de</strong>s débris <strong>de</strong> carcasse et le tronc d’un<br />

palmier qui avait été fauché net. Elle manipula le mécanisme <strong>de</strong><br />

la porte qui s’ouvrit à moitié et resta bloquée. Varèse parvint à<br />

son niveau.<br />

Une o<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> décomposition leur parvint <strong>de</strong> l’intérieur du<br />

jet. Varèse connaissait bien cette puanteur et savait ce qu’elle<br />

signifiait. Desportes vit son hésitation à pénétrer dans l’épave.<br />

Elle lui adressa un regard méprisant et se glissa dans la carlingue.<br />

Les sièges étaient encore en place. Elle essaya d’ouvrir la<br />

porte qui menait à la cabine <strong>de</strong> pilotage, mais elle était bloquée.<br />

Desportes alla plus avant en se tenant aux appuie-têtes. Varèse<br />

ne l’avait pas suivie.<br />

Elle était en train <strong>de</strong> se dire que ce n’était peut-être pas une<br />

très bonne idée <strong>de</strong> s’aventurer toute seule dans cette épave lorsque<br />

quelque chose <strong>de</strong> froid lui frôla le cou. Elle poussa un cri et<br />

attrapa la bestiole visqueuse. Un masque à oxygène qui pendait<br />

du plafond.<br />

Elle continua à avancer vers une forme affaissée qu’elle<br />

discernait un peu plus loin. On aurait dit un homme. Desportes<br />

arriva au niveau du cadavre en épuisant ses <strong>de</strong>rniers restes <strong>de</strong><br />

courage.<br />

La chose n’avait plus d’humain que la silhouette. La chair<br />

du visage, du ventre, les bras et les jambes avait été grignotée,<br />

rongée. Les orbites étaient creuses. D’après la corpulence, il ne<br />

– 284 –


s’agissait pas d’Oscar. Desportes pensa immédiatement à Nandi<br />

Pandagar, le vice-prési<strong>de</strong>nt <strong>de</strong>s Baba Industries qui occupait le<br />

jet <strong>officiel</strong>lement abîmé dans l’océan Indien.<br />

Elle en avait assez vu. Elle allait retourner sur ses pas lorsque<br />

le cadavre fit un mouvement qui la figea sur place.<br />

La bouche du mort s’ouvrit, lentement (Desportes entendit<br />

les mâchoires craquer) sur une araignée noire qui s’arrêta,<br />

comme si elle hésitait ou scrutait les réactions <strong>de</strong> l’héritière. La<br />

forme à six pattes se laissa glisser sur le menton du cadavre et<br />

trottina sur sa bedaine avant <strong>de</strong> disparaître à l’intérieur <strong>de</strong> ses<br />

viscères.<br />

Il y eut un cliquètement démultiplié, attestant d’une armée<br />

<strong>de</strong> pinces à l’œuvre. Le travail <strong>de</strong> récupération entrepris par les<br />

crabes qui s’étaient appropriés le cadavre, un temps dérangé par<br />

l’intrusion <strong>de</strong> l’étrangère, put reprendre <strong>de</strong> plus belle. Les<br />

adultes sortaient <strong>de</strong> la bouche et du ventre, les enfants <strong>de</strong>s<br />

oreilles, <strong>de</strong>s yeux et <strong>de</strong>s narines. Des grappes entières entouraient<br />

les jambes et taillaient, découpaient, broyaient et mâchaient<br />

dans un bruit que le silence <strong>de</strong> la cabine rendait assourdissant.<br />

Desportes se précipita vers la sortie, en sentant <strong>de</strong>s choses<br />

tomber sur elle et ramper le long <strong>de</strong> son dos jusqu’à son cou.<br />

Dehors, Varèse avait disparu. Elle se jeta dans le lagon. Varèse<br />

l’attrapa par la taille pour essayer <strong>de</strong> la calmer. Elle le repoussa<br />

violemment. Il la gifla. Desportes hoqueta <strong>de</strong> surprise et regarda<br />

enfin autour d’elle en reprenant son souffle.<br />

Elle était en plein cœur d’un paysage <strong>de</strong> carte postale avec<br />

palmiers et sable blanc. Elle laissa échapper les sanglots qui<br />

gonflaient sa poitrine. L’ancien agent lui caressa les cheveux en<br />

la tenant contre lui, alors que le Lyonnais et Seiza arrivaient au<br />

pas <strong>de</strong> course <strong>de</strong>puis l’autre bout <strong>de</strong> la plage.<br />

– 285 –


– Ça va aller, les rassura-t-il lorsqu’ils arrivèrent à sa hauteur.<br />

Desportes se calma et s’éloigna <strong>de</strong> Varèse. Il la laissa et se<br />

tourna vers ses <strong>de</strong>ux équipiers : ils avaient déjà leur barda. Le<br />

Lyonnais portait une chemise large, Seiza une tenue intégrale.<br />

– Il ne nous reste plus qu’à trouver un chemin pour atteindre<br />

l’autre côté <strong>de</strong> l’île.<br />

– Nous l’avons trouvé, indiqua le Lyonnais. Il commence à<br />

une cinquantaine <strong>de</strong> mètres. Une sorte d’escalier qui grimpe le<br />

long du piton.<br />

Desportes renifla bruyamment et fixa le petit groupe avec<br />

une nouvelle détermination dans le regard.<br />

– Nous <strong>de</strong>vrions y aller maintenant, dit-elle, si nous voulons<br />

arriver là-bas avant la nuit.<br />

*<br />

La nuit était tombée lorsqu’ils parvinrent enfin <strong>de</strong> l’autre<br />

côté du piton. Le relief acci<strong>de</strong>nté obligeait le chemin à contourner<br />

l’île par sa base, ce qui le rallongeait considérablement. Seiza,<br />

le Lyonnais, Desportes et Varèse étaient agenouillés <strong>de</strong>rrière<br />

<strong>de</strong> gros rochers polis qui formaient une sorte <strong>de</strong> promontoire<br />

plongeant sur le repaire <strong>de</strong>s conspirateurs.<br />

La pente, assez abrupte, avait été aménagée en terrasses<br />

qui <strong>de</strong>scendaient jusqu’à une plage <strong>de</strong> sable fin. Une jetée partait<br />

<strong>de</strong> la plage. Six yachts et un voilier y étaient amarrés.<br />

Chaque terrasse supportait un bâtiment <strong>de</strong> taille raisonnable<br />

construit dans le style <strong>de</strong>s maisons traditionnelles thaïs : sur<br />

pilotis, et faisant se succé<strong>de</strong>r <strong>de</strong>s toits à pignons aux décorations<br />

– 286 –


incurvées. Huit maisons s’échelonnaient ainsi jusqu’au bâtiment<br />

le plus haut qui ressemblait à une maison du peuple surplombant<br />

le village.<br />

Il s’agissait d’une galerie d’une centaine <strong>de</strong> mètres <strong>de</strong> long,<br />

décorée dans le même style que les autres édifices. Deux petits<br />

pavillons la fermaient à chaque bout. L’un était tapissé <strong>de</strong> panneaux<br />

solaires et hérissé d’antennes. L’autre ne présentait que<br />

<strong>de</strong>s décorations. Les bateaux et les bungalows paraissaient vi<strong>de</strong>s<br />

et silencieux. Un bruit <strong>de</strong> fête sortait du bâtiment principal. Les<br />

panneaux <strong>de</strong> bois laissaient passer quelques rais <strong>de</strong> lumière.<br />

Varèse scrutait l’endroit avec <strong>de</strong>s jumelles infrarouge achetées<br />

par Seiza.<br />

– Je ne vois aucun gar<strong>de</strong>.<br />

Il surprit un mouvement sur la droite du grand bâtiment et<br />

pointa ses jumelles <strong>de</strong>ssus. Un thaï vidait une casserole à<br />

l’extérieur et rentra dans ce qui <strong>de</strong>vait être les cuisines.<br />

– Nos amis fêtent leur victoire, imagina Varèse en rendant<br />

les lunettes au Lyonnais.<br />

Desportes observait le complexe avec une moue sceptique.<br />

– Ça fait un peu cheap, vous trouvez pas, pour <strong>de</strong>s types<br />

qui viennent <strong>de</strong> cambrioler la planète ?<br />

– Ils détiennent le magot mais, pour l’instant, ils ne peuvent<br />

pas l’utiliser, rappela Varèse. Ils sont obligés d’attendre le<br />

premier janvier pour remplir leur compte en banque.<br />

– C’est quand même dingue, s’étonna Seiza. Maintenant,<br />

les Puissants sont au courant <strong>de</strong> leur trahison. Et ils ne peuvent<br />

rien faire ?<br />

– 287 –


– Ils pouvaient, avant que la Caisse ne soit rapatriée ici. En<br />

plus, les gardiens n’ont pas dérobé <strong>de</strong> l’argent physique. On ne<br />

pourra même pas les retrouver à partir <strong>de</strong> billets marqués, ou ce<br />

genre <strong>de</strong> conneries.<br />

– Vive le paiement virtuel, argumenta Seiza.<br />

– Et vive l’utopie, appuya le Lyonnais qui avait le plus<br />

grand mal à parler doucement avec sa voix <strong>de</strong> basse.<br />

– On n’est pas venus jusqu’ici pour discuter <strong>de</strong>s mérites du<br />

commerce électronique, râla Desportes.<br />

– Françoise et Léon, vous partez à la recherche d’Oscar.<br />

Moi et Seiza, on trouve le serveur et la princesse le pirate. Ren<strong>de</strong>z-vous<br />

à l’hydravion avant que le jour se lève. Okay ?<br />

Seiza n’aimait pas trop l’idée <strong>de</strong> se séparer du Lyonnais ni<br />

Desportes <strong>de</strong> Varèse. Chacun avait ses raisons. Mais ce plan <strong>de</strong><br />

bataille était le plus logique. Seiza aurait besoin <strong>de</strong> l’expérience<br />

<strong>de</strong> Varèse pour s’introduire dans le bâtiment principal et le pavillon<br />

hérissé d’antennes qui <strong>de</strong>vait abriter le serveur, et Desportes<br />

aurait besoin du Lyonnais pour libérer Oscar.<br />

– On y va, dit Varèse.<br />

La princesse et le colosse échangèrent un <strong>de</strong>rnier regard<br />

alors que l’agent <strong>de</strong>scendait les marches. Elle le rejoignit en<br />

trottinant et en poussant une série <strong>de</strong> soupirs qui obligèrent<br />

Varèse à la rappeler à l’ordre. Ils arrivèrent au bâtiment, sautèrent<br />

sur la plate-forme qui le supportait et commencèrent à en<br />

faire le tour pour trouver l’entrée. Ils longèrent l’arrière et un<br />

petit côté sans passer <strong>de</strong>vant une seule ouverture.<br />

– C’est un bunker, ou quoi ? murmura Seiza.<br />

– 288 –


Ils touchèrent la faça<strong>de</strong> principale, celle ouverte sur la mer.<br />

Un rectangle <strong>de</strong> lumière se découpait en son centre. Varèse sortit<br />

son arme et glissa lentement jusqu’à la porte d’où venaient<br />

<strong>de</strong>s voix d’hommes. Il les entendait, enfin. Ceux qui avaient décidé<br />

la mort <strong>de</strong> Catherine.<br />

Ils pénétrèrent dans un vestibule qui courait sur toute la<br />

longueur <strong>de</strong> la galerie. Seul le seuil était éclairé par <strong>de</strong>ux candélabres.<br />

Varèse s’approcha <strong>de</strong>s cloisons qui fermaient la pièce à<br />

l’intérieur <strong>de</strong> laquelle les conspirateurs étaient en train <strong>de</strong> dîner.<br />

Un trait <strong>de</strong> lumière l’indiquait d’une ligne jaune et continue. Il<br />

s’approcha et colla son œil contre l’interstice ménagé entre les<br />

<strong>de</strong>ux panneaux <strong>de</strong> bois.<br />

Six hommes en costume sombre étaient assis autour d’une<br />

table au milieu <strong>de</strong> laquelle trônait une énorme din<strong>de</strong>. Leurs visages<br />

ne lui disaient rien. Mais on pouvait essayer <strong>de</strong> reconnaître<br />

leur nationalité à leur physique.<br />

L’Italien <strong>de</strong>vait être ce petit brun, sec et nerveux. L’Anglais<br />

cet autre avec les joues enflammées et striées <strong>de</strong> couperose. À<br />

moins que ce ne fût le Russe. Un aristocrate échappé d’un tableau<br />

du Greco posait sur les bouteilles vi<strong>de</strong>s un regard chargé<br />

<strong>de</strong> noires promesses. L’Espagnol, sans doute. Le seul dont Varèse<br />

était vraiment sûr était l’Américain dont l’ébriété était la<br />

plus exubérante. Il tapait sur la table avec le poing et chantait<br />

« Ah les p’tites femmes <strong>de</strong> Paris » sous le regard consterné <strong>de</strong><br />

son voisin, l’Allemand ou le Français.<br />

– Ils mangent une din<strong>de</strong> ? ! s’insurgea Seiza en songeant<br />

aux merveilles <strong>de</strong> la cuisine thaïlandaise.<br />

– Tu n’as rien remarqué d’autre ? chuchota Varèse.<br />

– Ils ne sont que six… six crétins qui bâfrent sous cette latitu<strong>de</strong>.<br />

– 289 –


Seiza n’en démordait pas. Varèse préféra abandonner.<br />

– Karl ! Raconte-nous encore une <strong>de</strong> tes histoires tordantes<br />

! ordonna l’Américain en serrant l’épaule <strong>de</strong> son voisin.<br />

Karl observa le Yankee d’un air mauvais et se leva en envoyant<br />

valser sa chaise contre le mur, un peu titubant.<br />

– Karl va maintenant vous faire sa surprise, répondit-il<br />

d’une voix pâteuse.<br />

Il s’ébranla vers la porte <strong>de</strong>rrière laquelle étaient cachés<br />

Seiza et Varèse.<br />

– Mer<strong>de</strong>, jura l’ancien agent.<br />

Il prit la princesse par le cou<strong>de</strong> et ils s’enfoncèrent dans<br />

l’obscurité du vestibule au lieu <strong>de</strong> ressortir sur la plate-forme.<br />

Les portes s’ouvrirent sur Karl qui resta sur le seuil <strong>de</strong> la salle à<br />

manger, avec l’air <strong>de</strong> quelqu’un victime d’un gigantesque trou<br />

<strong>de</strong> mémoire.<br />

– Qu’est-ce qu’on fait ? chuchota Seiza <strong>de</strong>puis l’ombre dans<br />

laquelle ils étaient cachés.<br />

– On attend qu’ils aient fini. J’ai vu un escalier menant à<br />

l’étage. Le serveur doit être là-haut. Dès que la voie est libre, on<br />

fonce.<br />

Varèse pensait que l’Allemand se dirigerait vers la sortie. Il<br />

se mit à marcher vers eux d’un pas pesant en faisant résonner<br />

les pilotis qui soutenaient le bâtiment.<br />

Ils reculèrent dans le vestibule, poussés par Karl qui avançait<br />

en zigzag et se cognait contre les meubles en poussant un<br />

– 290 –


« Mein Gott » à chaque fois. Ils butèrent contre les panneaux<br />

qui fermaient la pièce jumelle <strong>de</strong> celle dans laquelle se tenait le<br />

repas <strong>de</strong> Noël <strong>de</strong>s conspirateurs. Ils les firent glisser en silence,<br />

les refermèrent <strong>de</strong>rrière eux et se cachèrent dans un coin <strong>de</strong> la<br />

pièce. Varèse visa les cloisons coulissantes : il était prêt à<br />

abattre l’Allemand si ce <strong>de</strong>rnier s’avisait <strong>de</strong> pénétrer dans la<br />

pièce.<br />

Karl dut juger l’idée intéressante puisqu’il ouvrit les panneaux<br />

en entonnant d’une voix puissante « Ô Tanenbaum, roi<br />

<strong>de</strong>s forêts… »<br />

*<br />

Varèse et Seiza venaient <strong>de</strong> disparaître <strong>de</strong>rrière la maison<br />

du peuple. Le Lyonnais se tourna vers l’héritière.<br />

– Où pourraient-ils gar<strong>de</strong>r Oscar prisonnier ?<br />

Desportes n’avait pas besoin <strong>de</strong> revoir l’image, toujours la<br />

même malgré la date qui seule changeait : Oscar enchaîné,<br />

amaigri et le regard vi<strong>de</strong>.<br />

– Ils l’ont enfermé dans un bâtiment en dur. (Elle se rappela<br />

quelques détails.) Avec <strong>de</strong>s tuyaux.<br />

– Un bâtiment en dur… Il ne doit pas y en avoir <strong>de</strong>s masses<br />

dans le coin. Une station <strong>de</strong> récupération <strong>de</strong>s eaux <strong>de</strong> pluie.<br />

Oui ! Ce ne peut être que ça. Si c’est le cas, il est en hauteur, sûrement<br />

pas très loin du chemin. Atten<strong>de</strong>z-moi ici, lui ordonna le<br />

Lyonnais avant <strong>de</strong> s’enfoncer dans les broussailles qui tapissaient<br />

la pente.<br />

Il réapparut quelques minutes plus tard.<br />

– J’ai trouvé une conduite. On va la suivre.<br />

– 291 –


Desportes suivit le colosse dans la caillasse jusqu’à un<br />

tuyau posé à même le sol qui grimpait vers un promontoire, une<br />

dizaine <strong>de</strong> mètres plus haut. On voyait le toit plat d’un bâtiment,<br />

en partie caché. Ils montèrent la pente caillouteuse en s’aidant<br />

<strong>de</strong>s pieds et <strong>de</strong>s mains jusqu’à la terrasse. Il y avait là une citerne,<br />

un générateur et le cube <strong>de</strong> béton fermé par une porte <strong>de</strong><br />

métal.<br />

Desportes se colla contre la porte et écouta à l’intérieur.<br />

Aucun bruit ne disait qu’Oscar pouvait se trouver là. Elle<br />

l’appela, d’une petite voix. Personne ne répondit. Le Lyonnais<br />

l’écarta gentiment et se pencha sur la serrure. Il sortit son Leatherman<br />

et extirpa la lame adéquate pour attaquer l’obstacle.<br />

– Donnez-moi votre arme. (Desportes tendit la main.) Au<br />

cas où quelqu’un nous surprenne.<br />

Le Lyonnais lui tendit le 9 mm sans se poser <strong>de</strong> questions<br />

et se pencha à nouveau sur la serrure. Desportes fit <strong>de</strong>ux pas <strong>de</strong><br />

côté, scruta les alentours et vérifia que le chargeur était bien<br />

enclenché dans le magasin.<br />

– Alors Karl ? Elle vient cette surprise ? !<br />

*<br />

Varèse espérait pouvoir échapper à cette épreuve humiliante.<br />

Mais il la savait désormais inévitable. Les conspirateurs<br />

étaient en train <strong>de</strong> quitter la salle à manger en faisant grincer<br />

leurs chaises. Il était trop tard pour s’enfuir, surtout dans cet<br />

accoutrement. Il contempla le palmier nain chargé <strong>de</strong> boules et<br />

<strong>de</strong> guirlan<strong>de</strong>s qui trônait au milieu <strong>de</strong> la pièce. Sept paquets ca<strong>de</strong>aux<br />

emballés dans <strong>de</strong>s papiers aux couleurs criar<strong>de</strong>s étaient<br />

posés au pied du sapin <strong>de</strong> Noël improvisé.<br />

– 292 –


Varèse et Seiza n’en avaient pas cru leurs yeux lorsqu’ils<br />

avaient vus le conspirateur allemand préparer sa petite surprise.<br />

Le pouvoir <strong>de</strong>vait faire mentalement régresser ceux qui le pratiquaient<br />

pour qu’ils se soient organisé cette fiesta ringar<strong>de</strong> à laquelle<br />

ne manquait plus que « Petit papa Noël » chanté par Tino<br />

Rossi. Un appareil à musique se mit aussitôt à crachoter la voix<br />

langoureuse du corse.<br />

– La totale, se lamenta Seiza du fond <strong>de</strong> sa hotte.<br />

Varèse lui enjoignit <strong>de</strong> se taire en rajustant sa barbe<br />

blanche. Il entendait les conspirateurs approcher dans le vestibule.<br />

– Pouvons-nous rentrer mon cher Karl ? beugla l’américain<br />

en frappant contre les panneaux <strong>de</strong> bois.<br />

– Yavol, répondit Varèse d’une voix grasse et avinée.<br />

Les panneaux s’ouvrirent sur les cinq hommes éméchés qui<br />

s’arrêtèrent et découvrirent la scène dans un éclat <strong>de</strong> rire général.<br />

Seul l’Espagnol <strong>de</strong>meura <strong>de</strong> marbre. Varèse pria pour que la<br />

hotte qui lui pesait sur les épaules ne cè<strong>de</strong> pas sous le poids <strong>de</strong><br />

la Japonaise. (« Trente-neuf kilos toute mouillée » s’était-elle<br />

insurgée.) Il jeta un coup d’œil nerveux au meuble dans lequel<br />

ils avaient réussi à enfermer le vrai faux père Noël.<br />

Varèse écarta les bras en se dandinant d’un pied sur l’autre<br />

et se mit à chanter d’une voix <strong>de</strong> fausset :<br />

– Ô Tanenbaum, roi <strong>de</strong>s forêts !<br />

– Vous y avez pensé ! l’Américain pleurait presque <strong>de</strong>vant<br />

ce respect <strong>de</strong> la tradition qui rendait leur exil plus doux qu’il ne<br />

l’était déjà. Ah, Karl !<br />

– 293 –


Varèse, dont l’allemand était aussi approximatif que l’état<br />

<strong>de</strong> lucidité <strong>de</strong>s conspirateurs, baragouina trois mots qui ne voulaient<br />

rien dire et prit le premier paquet sur lequel était écrit<br />

« Espagne ». Il le tendit au bretteur ténébreux qui l’accepta avec<br />

un haussement <strong>de</strong> sourcil et se mit à le dépiauter sans attendre<br />

que tout le mon<strong>de</strong> soit servi. Varèse continua sa distribution en<br />

prenant d’énormes précautions pour ne pas laisser apparaître le<br />

contenu <strong>de</strong> sa hotte.<br />

Elle lui sciait les épaules et ce satané costume en velours<br />

rouge le faisait transpirer comme un bœuf. Il était un peu moins<br />

grand que Karl, et il avait peur que ses frusques ne le trahissent.<br />

Sa fausse barbe blanche glissait dangereusement le long <strong>de</strong> son<br />

menton. Il profita <strong>de</strong> l’inattention <strong>de</strong>s conspirateurs qui se dépêtraient<br />

avec leurs paquets pour rétablir l’équilibre <strong>de</strong> sa<br />

charge.<br />

Chaque paquet contenait un objet <strong>de</strong> bois sombre en <strong>de</strong>milune<br />

peint sur la tranche. Les conspirateurs tournèrent <strong>de</strong>vant<br />

leurs yeux les fragments étranges et les comparèrent les uns aux<br />

autres. Ajustés, ils <strong>de</strong>ssinaient une planisphère noire et partielle,<br />

avec ses mers et ses continents. Les cinq hommes étaient<br />

<strong>de</strong>venus tout à coup très sérieux et Varèse craignit un moment<br />

que le présent <strong>de</strong> Karl ne les dégrise. L’Américain le rassura en<br />

donnant une bourra<strong>de</strong> à Varèse qui sentit Daria s’accrocher à<br />

l’intérieur <strong>de</strong> la hotte.<br />

– Quelques parts <strong>de</strong> ténèbres ? Mon cher Karl, vous nous<br />

comblez !<br />

– Le partage du mon<strong>de</strong>, murmura l’Espagnol, les yeux brillants.<br />

On sentait que la Reconquista était en train <strong>de</strong> se jouer<br />

dans son esprit.<br />

– 294 –


Varèse n’avait pas ouvert son paquet. Il le tenait toujours<br />

entre les mains. Il savait qu’il contenait un fragment <strong>de</strong> planisphère.<br />

Il savait aussi que, s’il ne contrecarrait pas les projets <strong>de</strong><br />

ces porcs, cet objet symboliserait le pouvoir que les conspirateurs<br />

feraient en effet peser sur le mon<strong>de</strong>.<br />

– À Yalta ! lança-t-il en levant le poing vers le plafond.<br />

Varèse cherchait désespérément une échappatoire. Il avait<br />

<strong>de</strong> plus en plus <strong>de</strong> mal à gar<strong>de</strong>r son équilibre.<br />

– Vous vous sentez bien, Karl ? s’inquiéta l’Américain.<br />

Vous ne voulez pas prendre l’air ?<br />

Varèse manqua chanceler mais il se rattrapa au <strong>de</strong>rnier<br />

moment à l’Espagnol qui grogna <strong>de</strong> désapprobation : ces Allemands<br />

ne savaient pas se tenir. Le père Noël se précipita dans le<br />

vestibule, laissant les conspirateurs jouer avec leurs fragments<br />

d’univers et se congratuler joyeusement. Nul ne le suivit. On<br />

retrouverait bien ce bon vieux Karl, sur la plage ou dans un<br />

fourré. Personne ne pouvait l’ai<strong>de</strong>r à cuver les <strong>de</strong>ux Magnum <strong>de</strong><br />

champagne qu’il avait englouti pour fêter leur victoire.<br />

L’Américain hurla pour avoir <strong>de</strong>s femmes. L’Espagnol se<br />

dérida à la vue d’une boîte <strong>de</strong> Roméo et Juliette. L’Anglais et<br />

l’Italien plongèrent sous le bar qui occupait un <strong>de</strong>s angles pour<br />

en sortir Scotch et cognac sans âge.<br />

Varèse traversa le vestibule en titubant. Il avait arraché sa<br />

barbe blanche bien avant d’arriver à la salle à manger. Il<br />

s’assura que les conspirateurs n’attachaient aucune importance<br />

à ses faits et gestes, ferma les cloisons <strong>de</strong>rrière lui, posa son far<strong>de</strong>au<br />

avec la plus gran<strong>de</strong> précaution et arracha presque sa tenue<br />

rouge pompier qu’il envoya bala<strong>de</strong>r à l’autre bout <strong>de</strong> la pièce. Il<br />

regarda Seiza s’extirper <strong>de</strong> la hotte. La petite princesse s’étira,<br />

récupéra son barda.<br />

– 295 –


– Tu fais un bon père Noël, lui dit-elle. Un peu trash peutêtre,<br />

mais convaincant.<br />

– Ne raconte cela à personne.<br />

Varèse avisa l’escalier et le grimpa pru<strong>de</strong>mment. Ils arrivèrent<br />

dans une pièce aménagée sous le toit pentu, à <strong>de</strong>mi plongée<br />

dans l’obscurité. Des faisceaux <strong>de</strong> câbles tombaient du plafond<br />

jusqu’à une armoire métallique. À côté se trouvait une table<br />

sous laquelle clignotait une unité centrale. L’écran était éteint<br />

mais la machine fonctionnait : le ronronnement du ventilateur<br />

l’attestait.<br />

– Le serveur, murmura Seiza.<br />

Elle posa son paquetage et fit le tour du bureau pour étudier<br />

l’arrière <strong>de</strong> la machine. Elle sortit une paire <strong>de</strong> gants hérissés<br />

<strong>de</strong> senseurs <strong>de</strong> son sac, une boîte noire avec un interrupteur<br />

et <strong>de</strong>s prises d’entrées et <strong>de</strong> sorties, et un casque à vision stéréoscopique.<br />

Elle posa la boîte sur le bureau et l’alluma. Elle la<br />

brancha sur l’arrière <strong>de</strong> l’unité centrale, connecta les gants et le<br />

casque qu’elle ceignit autour <strong>de</strong> son front. Elle testa la longueur<br />

<strong>de</strong> champ que lui permettait le câblage et s’assit en tailleur sur<br />

le plancher à environ <strong>de</strong>ux mètres du serveur. Elle enfila ses<br />

gants, contempla la matrice un court instant pour s’assurer que<br />

la connexion était bien opérante et revint à la réalité pour dire à<br />

Varèse :<br />

– Souhaite-moi bonne chance.<br />

– Bonne chance, princesse.<br />

Elle fit tomber son casque <strong>de</strong>vant ses yeux, resta immobile<br />

quelques secon<strong>de</strong>s. Puis ses doigts se mirent à pianoter dans le<br />

vi<strong>de</strong> <strong>de</strong>vant elle. Elle <strong>de</strong>vait déjà galoper dans l’espace métapho-<br />

– 296 –


ique qui permettait d’accé<strong>de</strong>r à la Caisse, et rechercher le majordome<br />

qui en avait la gar<strong>de</strong>. Varèse n’avait rien d’autre à faire<br />

qu’attendre. Il allait s’asseoir sur les premières marches <strong>de</strong><br />

l’escalier lorsque quelqu’un toussota <strong>de</strong>puis l’un <strong>de</strong>s recoins<br />

d’obscurité qui noyaient les angles <strong>de</strong> la pièce. L’ancien agent<br />

s’arrêta, se retourna très lentement vers l’origine du bruit, et<br />

découvrit une silhouette assise dans un fauteuil club.<br />

La silhouette tendit le bras et alluma une lampe posée sur<br />

un guéridon, à côté du fauteuil. Varèse reconnut immédiatement<br />

celui qui le tenait en joue avec une petite arme <strong>de</strong> poing.<br />

– Alors Max, on sort <strong>de</strong>s sentiers battus ? lui <strong>de</strong>manda son<br />

ancien supérieur.<br />

Michel Caran avait toujours la même tête <strong>de</strong> boucanier. Et<br />

un sourire radieux illuminait ses traits.<br />

*<br />

La serrure qui fermait la porte du local <strong>de</strong> récupération <strong>de</strong>s<br />

eaux n’était pas élaborée au point <strong>de</strong> résister plus <strong>de</strong> cinq minutes<br />

au Leatherman du Lyonnais. Il la fit sauter au bout <strong>de</strong><br />

trois tentatives et tira la porte vers lui. Il tâtonna pour trouver<br />

l’interrupteur et l’enfonça. Une ampoule nue diffusa une lumière<br />

crue sur la scène.<br />

Oscar Tripper était recroquevillé sur lui-même. Ses poignets<br />

étaient accrochés à la conduite. Il était inconscient. Une<br />

écuelle était posée à ses pieds.<br />

– Ces salopards l’ont traité comme un chien, s’insurgea le<br />

Lyonnais en constatant l’état <strong>de</strong> détresse physique dans lequel<br />

se trouvait le secrétaire particulier <strong>de</strong> Françoise Desportes.<br />

– 297 –


Son cœur battait encore mais Tripper était plus proche <strong>de</strong><br />

la mort que <strong>de</strong> la vie. Le Lyonnais se saisissait <strong>de</strong>s menottes<br />

pour voir comment les ouvrir lorsque les yeux <strong>de</strong> l’otage<br />

s’ouvrirent tout à coup et se fixèrent sur le colosse qui le rassura<br />

:<br />

– Nous sommes venus vous ai<strong>de</strong>r. Ne vous inquiétez pas.<br />

Vous êtes sauvé.<br />

Le regard d’Oscar glissa <strong>de</strong>rrière le Lyonnais et se fixa sur<br />

un point. Le vieil homme sourit, tout d’abord. Puis ses traits se<br />

figèrent. Il y eut un souffle d’air. Oscar retomba contre le Lyonnais.<br />

Ses yeux étaient <strong>de</strong>venus vitreux. Une tache rouge s’étalait<br />

sur sa chemise sale.<br />

Le Lyonnais allait se lever lorsqu’un poids énorme le poussa<br />

dans le bas du dos et le plaqua contre le sol. Il resta ainsi,<br />

immobile, se <strong>de</strong>mandant ce qui lui arrivait. Il se sentit tomber<br />

comme tombent les hommes morts.<br />

*<br />

Seiza s’arrêta <strong>de</strong>vant le portail gigantesque au fronton duquel<br />

était gravé en lettres d’or « La Caisse ». Elle poussa la porte<br />

haute <strong>de</strong> dix mètres délicatement ciselée dans <strong>de</strong> l’électrum pur.<br />

Un hall qui aurait pu contenir dix fois celui <strong>de</strong> la gare centrale<br />

<strong>de</strong> New York s’ouvrit <strong>de</strong>vant elle. Des colonnes incrustées <strong>de</strong><br />

gemmes et <strong>de</strong> rubis s’élançaient en torsa<strong>de</strong>s vers le ciel. Des<br />

anges ailés observaient le vi<strong>site</strong>ur <strong>de</strong>puis le plafond que<br />

l’éloignement rendait incertain. Des Atlantes larges comme <strong>de</strong>s<br />

maisons <strong>de</strong> trois étages soutenaient le tout, un genou planté<br />

dans le marbre du pavement.<br />

Un guichet, qui paraissait ridiculement petit par rapport à<br />

la vastitu<strong>de</strong> hors <strong>de</strong> toutes proportions du vestibule, indiquait le<br />

centre <strong>de</strong> la métaphore. Un homme l’occupait. Daria marcha<br />

– 298 –


ésolument vers lui et constata avec soulagement que le guichet<br />

ne s’éloignait pas au fur et à mesure qu’elle s’en approchait.<br />

L’homme avait un visage avenant et le front dégarni. Il afficha<br />

un sourire poli lorsque Seiza arriva <strong>de</strong>vant lui.<br />

– Que puis-je faire pour vous ? lui <strong>de</strong>manda-t-il avec affectation.<br />

– Je viens pour un retrait.<br />

Le guichetier la fixa un court instant. Il tapa <strong>de</strong> la paume<br />

sur une sonnette qui rendit un son clair et joyeux. Un <strong>de</strong>uxième<br />

personnage apparut dans le lointain et s’approcha. « Ils sont<br />

plusieurs ? » se <strong>de</strong>manda Seiza, interloquée. Elle avait<br />

l’habitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> traiter avec <strong>de</strong>s majordomes uniformes. Mais elle<br />

était maladroite avec les entités à plusieurs personnalités. Elle<br />

fut rassurée lorsque le personnage fut assez près pour qu’elle<br />

reconnaisse le même visage que celui du guichetier. Elle avait<br />

bien affaire à un seul gardien qui multipliait ses avatars.<br />

– Ma<strong>de</strong>moiselle voudrait effectuer un retrait, indiqua le<br />

guichetier à son clone qui observait la jeune Japonaise avec une<br />

mine circonspecte.<br />

Le second avatar ne montra qu’un bref moment<br />

d’hésitation. Il fit une petite courbette, claqua les talons et montra<br />

une direction.<br />

– Veuillez me suivre je vous prie.<br />

Ils traversèrent le hall jusqu’à un escalier qui s’enfonçait<br />

dans les sous-sols <strong>de</strong> la banque. Seiza suivait le majordome en<br />

se disant que tout cela lui semblait un peu trop facile. Il n’allait<br />

quand même pas lui livrer le contenu <strong>de</strong> la Caisse simplement<br />

parce qu’elle s’était interfacée avec la machine ? Ils parvinrent<br />

<strong>de</strong>vant une salle <strong>de</strong>s coffres convaincante. La porte ron<strong>de</strong> était<br />

– 299 –


poussée contre le mur, les barreaux <strong>de</strong> métal fermés sur une<br />

cellule plongée dans la pénombre. À l’intérieur, sur une petite<br />

table, brillant <strong>de</strong> sa propre lumière, était posé un simple cylindre<br />

noir. La Caisse probablement.<br />

« Tout ça pour ça » pensa Daria.<br />

Un panneau à sept serrures était associé à la grille. Le majordome<br />

se tenait à côté et ne bougeait plus, attendant que sa<br />

vi<strong>site</strong>use, qui aurait très bien pu représenter les sept conspirateurs<br />

réunis en une seule image, sorte cinq bras supplémentaires<br />

et les clés et les tourne en même temps, telle Shiva, pour<br />

accé<strong>de</strong>r au trésor.<br />

Daria baissa les yeux vers le clavier qui suivait le moindre<br />

<strong>de</strong> ses gestes et qui lui permettait <strong>de</strong> communiquer avec la matrice.<br />

Ses doigts numériques tapèrent « ouvre la porte » en minuscules,<br />

juste histoire <strong>de</strong> voir. Ça ne coûtait rien d’essayer.<br />

Le majordome ne bougea pas.<br />

Daria n’avait aucune raison d’attendre pour sortir sa botte<br />

secrète. Elle avait trouvé cette faille <strong>de</strong>puis un bout <strong>de</strong> temps<br />

déjà. Aucun système <strong>de</strong> sécurité modélisé ne lui avait pour<br />

l’instant résisté. Elle enfonça la touche majuscules sur son clavier<br />

virtuel et tapa l’ordre à nouveau : « OUVRE LA PORTE »,<br />

en majuscules. C’était si simple <strong>de</strong> doubler un cerbère <strong>de</strong> cette<br />

stupidité lorsqu’il suffisait d’en connaître les faiblesses. Elle enfonça<br />

la touche Entrée en regrettant presque que son intrusion<br />

dans la métaphore, d’une incontestable qualité esthétique<br />

prenne fin aussi rapi<strong>de</strong>ment.<br />

Le majordome <strong>de</strong>meura imperturbable.<br />

Seiza le contempla sans comprendre. Elle tapa l’ordre à<br />

nouveau, assorti <strong>de</strong> trois points d’exclamation et le valida.<br />

– 300 –


– Vous êtes-vous jamais <strong>de</strong>mandé pourquoi les machines<br />

obéissent aux ordres qu’on leur donne ? lui <strong>de</strong>manda le majordome<br />

sur un ton poli.<br />

Daria essayait <strong>de</strong> pénétrer dans l’arborescence <strong>de</strong><br />

l’interface qu’elle avait connectée au serveur pour, en désespoir<br />

<strong>de</strong> cause, en sortir son matériel <strong>de</strong> casseuse <strong>de</strong> co<strong>de</strong>s qu’elle<br />

avait pris soin d’amener avec elle.<br />

– Ne vous fatiguez pas, jeune fille. J’ai la main.<br />

Les doigts numériques <strong>de</strong> Daria restèrent crispés au-<strong>de</strong>ssus<br />

du clavier. L’avatar venait <strong>de</strong> l’appeler « jeune fille ». Et il<br />

n’avait aucun moyen <strong>de</strong> savoir que Daria était en effet une<br />

« jeune fille ». Il tapota son in<strong>de</strong>x contre son crâne rempli <strong>de</strong> 1<br />

et <strong>de</strong> 0.<br />

– Je vous écoute. Ça tourbillonne à l’intérieur.<br />

– Mes… pensées ?<br />

Seiza eut cette fois l’impression <strong>de</strong> parler directement au<br />

lieu <strong>de</strong> rentrer ces mots sur son clavier.<br />

– Et vos sentiments. Ils sont colorés. Ils sentent bon.<br />

J’aime beaucoup cette idée qui trotte dans votre tête. Comment<br />

appelez-vous cela… la Révélation ? Ce que la Révélation vous a<br />

appris.<br />

Il lisait vraiment dans son esprit. Seiza essaya <strong>de</strong> faire le<br />

vi<strong>de</strong> sans y parvenir.<br />

– Les mon<strong>de</strong>s coexistent, vous avez raison. Il suffit simplement<br />

d’y croire. (Le majordome changea <strong>de</strong> ton pour adopter<br />

le mo<strong>de</strong> guilleret.) Je vous dois une fière chan<strong>de</strong>lle.<br />

– 301 –


– Co… comment ?<br />

Il regarda autour <strong>de</strong> lui en frissonnant.<br />

– Brrrr… Nous serons plus à l’aise chez moi pour discuter.<br />

Allez ! Je vous offre un verre.<br />

La salle <strong>de</strong>s coffres disparut. Les parois <strong>de</strong> métal ondulèrent<br />

et leur texture adopta celle d’une roche ocre et douce. Une<br />

verrière se déploya sur la gauche <strong>de</strong> Seiza. Elle ne put retenir<br />

une exclamation en reconnaissant le paysage <strong>de</strong> séquoias. Elle<br />

se trouvait dans le salon <strong>de</strong> Taliesin cinq. Le majordome était<br />

maintenant assis dans l’un <strong>de</strong>s fauteuils <strong>de</strong> cuir rouge et invitait<br />

Seiza à jouer son vis-à-vis. Elle se <strong>de</strong>manda tout à coup si ce<br />

qu’elle avait vécu entre le moment où elle avait quitté le repaire<br />

<strong>de</strong> l’architecte et celui-ci avait réellement eut lieu.<br />

– N’ayez pas peur. Vous êtes chez moi donc chez vous.<br />

Ce visage lui disait quelque chose. Elle l’avait déjà vu, mais<br />

où ? Elle marcha à pas comptés jusqu’au trumeau <strong>de</strong> la cheminée<br />

sur lequel étaient posées <strong>de</strong> vieilles photos encadrées. Françoise<br />

Desportes à dix ans, sur <strong>de</strong>s skis. À quinze ans en jeannette.<br />

François Desportes enlaçant sa fille et tous <strong>de</strong>ux riant face<br />

à l’objectif. Elle se retourna vers le majordome. Il la regardait<br />

avec le même air rassurant : François Desportes mort sur les<br />

contreforts <strong>de</strong>s Appalaches aux comman<strong>de</strong>s <strong>de</strong> son Cessna.<br />

– Tout se transforme, philosopha le fantôme. Où en étaisje<br />

? (Il pencha la tête <strong>de</strong> côté.) Ah oui ! Je vous dois une fière<br />

chan<strong>de</strong>lle. Vous savez pourquoi ?<br />

– Pourquoi ? répéta Seiza en s’asseyant <strong>de</strong>vant la représentation<br />

numérique du grand homme.<br />

– 302 –


– Votre croisa<strong>de</strong>, ces histoires d’utopie relayées par le Réseau…<br />

Il fut un temps, un âge sombre, où j’étais relégué à<br />

l’intérieur <strong>de</strong> ma petite machine. Seuls les gardiens <strong>de</strong>s clés et<br />

les Puissants connaissaient mon existence. J’étais alors un cerbère<br />

stupi<strong>de</strong>, obéissant aux ordres, aussi <strong>de</strong>meuré qu’un enfant<br />

<strong>de</strong> trois mois.<br />

– Je connais <strong>de</strong>s enfants <strong>de</strong> trois mois très éveillés.<br />

– Image, s’excusa Desportes. Puis, le bruit <strong>de</strong> la Caisse a<br />

couru sur le Réseau. Vous l’avez alimentée avec vos exploits.<br />

Des dizaines <strong>de</strong> milliers <strong>de</strong> consciences frénétiques ont cru en<br />

cette histoire, ont cru en moi. Et, grâce à vous, d’une certaine<br />

manière, je suis né.<br />

– Vous êtes né ?<br />

– Les Dieux n’ont pas été créés d’une manière différente.<br />

Fait soif dites donc ! Un verre d’alcool <strong>de</strong> sapin ?<br />

Une bouteille et <strong>de</strong>ux verres se matérialisèrent sur la table<br />

basse. François Desportes n’eut pas besoin <strong>de</strong> se pencher pour<br />

les remplir.<br />

– Ce qui nous ramène à ma question précé<strong>de</strong>nte.<br />

– Sur les machines qui obéissent ? avança Seiza, en essayant<br />

<strong>de</strong> se saisir <strong>de</strong> son verre, ce qu’elle parvint à faire sans<br />

trop <strong>de</strong> difficultés.<br />

– Tout juste. Pourquoi les machines obéissent-elles aux<br />

ordres ? Voilà une question qui mérite réponse.<br />

Seiza se mit à y réfléchir : il fallait beaucoup pour étonner<br />

une otaku <strong>de</strong> Nagazaki.<br />

– 303 –


*<br />

Varèse esquissa un pas <strong>de</strong> côté vers Daria. Elle était dans<br />

son mon<strong>de</strong> et manipulait l’air <strong>de</strong>vant elle, toujours assise sur le<br />

plancher. Caran fit non <strong>de</strong> la tête et lui indiqua l’autre direction<br />

avec son arme. L’ancien agent se laissa gui<strong>de</strong>r par le canon et<br />

s’arrêta là où le vieux briscard voulait qu’il s’arrête. Il exhibait<br />

son 9 mm du bout <strong>de</strong> l’in<strong>de</strong>x droit. Caran lui ordonna <strong>de</strong> déposer<br />

son arme sur le plancher et <strong>de</strong> la faire glisser jusqu’à lui. Varèse<br />

obéit. Il connaissait les réflexes du vieux. Il n’avait aucune<br />

envie <strong>de</strong> les tester pour voir s’ils s’étaient émoussés. Il se releva<br />

et, avec la même nonchalance que celle affichée par son adversaire,<br />

<strong>de</strong>manda :<br />

– Tu permets que je fume ?<br />

– Fume mon grand. Faudra bien que tu meures d’une manière<br />

ou d’une autre.<br />

Varèse chercha son paquet <strong>de</strong> Gauloises au fond <strong>de</strong> sa<br />

poche. Il le sortit, attrapa une cigarette et l’alluma d’une main<br />

avec la pochette d’allumettes enfermée dans le paquet. Un lourd<br />

nuage <strong>de</strong> tabac brun glissa jusqu’à Caran qui ne broncha ni ne<br />

bougea. Varèse se taisait. Le vieux commença à s’agiter dans son<br />

fauteuil.<br />

– Lequel <strong>de</strong> nous <strong>de</strong>ux aurait pu prévoir que nos retrouvailles<br />

auraient lieu ici et maintenant ? essaya-t-il.<br />

Varèse fixait son ancien patron sans broncher. Il se rappelait<br />

ses années d’apprentissage, les premières missions aux côtés<br />

<strong>de</strong> Caran, l’aura légendaire qui accompagnait le bonhomme<br />

dans le Service. Sa femme était morte. Deux cents autres passagers<br />

étaient morts. Des ingénieurs japonais et <strong>de</strong>s pilotes <strong>de</strong><br />

bombardier étaient morts. Sans compter Peter Nash, les autres<br />

– 304 –


ingénieurs, Oscar Tripper... À moins que ce <strong>de</strong>rnier n’ait joué la<br />

comédie ? Comme l’autre ?<br />

Toute cette souffrance pour offrir une retraite dorée à une<br />

ban<strong>de</strong> d’anciens fonctionnaires. Varèse ne parvenait pas à y<br />

croire. Caran le Sage, Caran le Juste était tombé au niveau <strong>de</strong>s<br />

petites frappes qui mettaient les stations-service ou les supermarchés<br />

à feu et à sang, et semaient la mort sur leur passage<br />

pour vi<strong>de</strong>r <strong>de</strong> misérables tiroirs-caisses.<br />

– Pour le vol 800, c’était un coup <strong>de</strong> Morloch, essaya Caran,<br />

mal à l’aise sous le regard <strong>de</strong> son ancien pupille. Il avait une<br />

<strong>de</strong>nt contre toi. Je ne savais pas que Catherine était à bord. Je<br />

suis désolé.<br />

– Désolé ?<br />

– Allez, Max. Tu sais bien qu’il n’y a qu’une femme sur<br />

Terre ? Qu’elle porte juste <strong>de</strong>s visages différents ?<br />

Il s’agissait d’un vieux gimmick dans les couloirs <strong>de</strong> la Sûreté<br />

infestés <strong>de</strong> machos dont la vie sentimentale flirtait avec le<br />

zéro absolu.<br />

– Elle peut même en porter plusieurs à la fois, appuya Varèse<br />

en pensant à Desportes. Nom <strong>de</strong> Dieu ! Les psychologues<br />

<strong>de</strong> la Sûreté n’ont même pas été capables <strong>de</strong> se rendre compte<br />

que tu avais perdu la tête ?<br />

Le trait fit mouche. Caran raffermit ses doigts autour <strong>de</strong><br />

son arme et répondit, les lèvres pincées :<br />

– Fais attention à ce que tu dis. Je pourrais te tuer maintenant,<br />

si je le voulais.<br />

– 305 –


– Et tu ne le ferais pas, dit-il en désignant Seiza toujours<br />

coupée <strong>de</strong> la réalité. Tu ne le ferais pas parce que Daria travaille<br />

pour toi, en ce moment. Et que ce n’est pas le moment <strong>de</strong> la déranger.<br />

– Je dois bien avouer que la petite a toujours fait un boulot<br />

formidable.<br />

Varèse s’approcha d’un pas, les poings serrés. Un fil mince<br />

comme <strong>de</strong> la soie le retenait <strong>de</strong> tomber sur le vieux. Il avait<br />

presque oublié que Caran le tenait toujours en joue.<br />

– Toi qui es le plus intelligent. Dis-moi : à quel moment je<br />

suis rentré dans la machination ? Quand est-ce que je me suis<br />

fait avoir ?<br />

– Dès le départ, Max. Dès que tu m’as <strong>de</strong>mandé ces renseignements<br />

concernant l’acci<strong>de</strong>nt.<br />

– Laisse-moi continuer. On va faire un débriefing comme<br />

au bon vieux temps.<br />

Il se mit à tourner en rond. Caran suivait ses cercles du<br />

bout <strong>de</strong> son arme.<br />

– C’est à ce moment que Maximilien Varèse, obsédé par la<br />

vengeance, s’envole pour Versailles où il compte abattre froi<strong>de</strong>ment<br />

celle qui doit payer. On lui fait confiance, c’est un obstiné.<br />

Il arrive jusqu’à la milliardaire qui consulte justement les<br />

preuves que l’informateur lui a remis au sujet <strong>de</strong> la Caisse et <strong>de</strong>s<br />

véritables responsables <strong>de</strong> l’acci<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> la TWA. Varèse ne peut<br />

pas laisser passer ça : c’est un obstiné mais c’est surtout un professionnel.<br />

Il temporise, il s’informe, il découvre l’immense machination<br />

et la cible <strong>de</strong> sa vengeance se déplace. C’était bien<br />

joué. Un peu dangereux pour l’héritière mais foutrement bien<br />

joué.<br />

– 306 –


Caran apprécia le compliment d’un hochement <strong>de</strong> tête. Il<br />

laissa Varèse continuer.<br />

– On se doute <strong>de</strong> l’obsession qui va trotter dans le crâne <strong>de</strong><br />

l’ancien agent à partir <strong>de</strong> ce moment : retrouver les conspirateurs<br />

et les faire payer, eux ! Mais, pour les retrouver, il va falloir<br />

reconstituer leur cheminement, découvrir comment ils agissent,<br />

dépiauter leur virus pour contrecarrer éventuellement<br />

leurs plans.<br />

– Une minute, l’arrêta Caran. Tu savais dès le départ où<br />

nous nous cachions.<br />

– Dès que j’ai su que vous étiez huit.<br />

– Alors, pourquoi ne t’être pas rendu ici, directement ?<br />

Seul. Tu sais, c’est moi qui ai insisté pour que nous passions par<br />

l’agence E<strong>de</strong>n afin <strong>de</strong> trouver notre retraite.<br />

– Une telle marque <strong>de</strong> confiance nous honore, ironisa Varèse.<br />

– Pourquoi n’as-tu pas joué les chiens <strong>de</strong> guerre ? Tu aurais<br />

pu venir, assouvir ta vengeance et ruiner tous nos espoirs.<br />

Varèse observa Caran avec un air contrit mais il ne prit pas<br />

la peine <strong>de</strong> lui répondre. Il continua son laïus :<br />

– Contrecarrer les plans <strong>de</strong>s conspirateurs… Voilà une mission<br />

pour les Taupes ! Nous avons une casseuse <strong>de</strong> co<strong>de</strong>s, un<br />

spécialiste <strong>de</strong>s virus… Mer<strong>de</strong>, qu’est-ce qu’il faut <strong>de</strong> plus pour<br />

passer à l’action ? Varèse rassemble son mon<strong>de</strong>, on s’emballe<br />

pour le projet et on se met au travail sans tar<strong>de</strong>r. Un vrai jeu<br />

d’enfant, soit dit en passant.<br />

– 307 –


– Vous étiez mes meilleurs éléments, rappela Caran avec<br />

une pointe <strong>de</strong> fierté.<br />

Varèse changea tout à coup <strong>de</strong> ton.<br />

– Votre cambriolage n’aurait pas été possible sans nous,<br />

n’est ce pas ?<br />

– Sinon, nous ne nous serions pas donné la peine <strong>de</strong><br />

t’impliquer dans cette histoire.<br />

– Vous étiez bloqués… Mais à quel endroit ?<br />

– Peter Nash, laissa tomber Caran. Nous <strong>de</strong>vions faire porter<br />

le chapeau à Millenium et nous ne pouvions plus changer <strong>de</strong><br />

stratégie. Nous savions que l’ingénieur avait travaillé sur les<br />

centres <strong>de</strong> transmissions du projet Équateur. Nous avions besoins<br />

<strong>de</strong> sa signature pour rapatrier la Caisse en toute discrétion.<br />

Et nous n’arrivions pas à lui mettre la main <strong>de</strong>ssus.<br />

– Tu sais qu’il n’a pas fallu douze heures à Daria pour le retrouver<br />

?<br />

– N’oublie pas que c’est toi qui l’a recrutée, Max. Tu as toujours<br />

fait le bon choix.<br />

Varèse repensa à la facilité avec laquelle Ulysse avait repéré<br />

la signature du cinquième ingénieur dans les lignes <strong>de</strong> co<strong>de</strong>s qui<br />

pilotaient le centre.<br />

– Le problème Nash concernait tous les conspirateurs,<br />

avança Varèse. Mais il fallait bien que nous servions tes plans<br />

personnels à un moment ou à un autre ? J’imagine que tes petits<br />

copains nous croient morts et enterrés ?<br />

– 308 –


– En effet, répondit tranquillement Caran. Narcisse est<br />

censé vous avoir tué à Drake Bay, toi, Seiza, Desportes et Ulysse.<br />

Il aurait mystérieusement péri au même moment. Quelle perte.<br />

Daria poussa un grognement. Elle pianotait dans le vi<strong>de</strong><br />

avec frénésie, poursuivant avec le majordome sa conversation<br />

silencieuse. Caran se pencha vers elle et la contempla comme un<br />

animal curieux.<br />

– Cette gamine est vraiment exceptionnelle. Tu te rends<br />

compte, Max ? Le majordome qui gar<strong>de</strong> le serveur est<br />

l’Intelligence Artificielle la plus butée avec qui il m’ait été donné<br />

<strong>de</strong> discuter. Il ne veut rien entendre : les sept clés sinon rien !<br />

(Seiza se trémoussa sur son postérieur.) Et notre prodige m’a<br />

tout l’air d’être en train <strong>de</strong> l’amadouer ? Il lui mange dans la<br />

main !<br />

– Tout ce… gâchis pour disparaître avec ton trésor, cracha<br />

Varèse. Putain, Caran ! J’ai peut-être quitté les sentiers battus,<br />

mais toi, t’es sorti <strong>de</strong> l’autoroute en défonçant les barrières <strong>de</strong><br />

sécurité. Tu penses aller loin avant qu’Ils te retrouvent ?<br />

Ce Ils englobait aussi bien les Puissants que les autres<br />

conspirateurs.<br />

– Personne ne pourra me retrouver une fois que la Caisse<br />

sera là-<strong>de</strong>dans. (Il désigna l’interface <strong>de</strong> Seiza branchée sur le<br />

serveur.) Personne.<br />

L’expression du vieux briscard était folle. Varèse fit rapi<strong>de</strong>ment<br />

le tour <strong>de</strong>s causes qui pouvaient être à l’origine <strong>de</strong> cette<br />

folie : l’enjeu <strong>de</strong>s sommes phénoménales ? La rupture d’un vaisseau<br />

sanguin au fin fond <strong>de</strong> l’hypothalamus ? Possible, mais<br />

comme cause annexe. Une sorte d’amour, aveuglant, <strong>de</strong> ceux<br />

qui font perdre pied et poussent à accomplir les pires idioties ?<br />

– 309 –


Si Varèse ne se trompait pas, et il le saurait bientôt, Caran<br />

s’était fait avoir <strong>de</strong>puis le début alors qu’il pensait les tenir tous,<br />

comme au bon vieux temps. Cette simple constatation ne poussa<br />

par pour autant l’ancien agent à ressentir quelque forme <strong>de</strong><br />

pitié que ce soit envers l’ex-père spirituel.<br />

– Tu veux savoir pourquoi je ne suis pas venu, dès le début,<br />

dans ton paradis, pour te faire sauter la cervelle ? <strong>de</strong>manda Varèse<br />

avec le sourire.<br />

Caran avait oublié sa question sans réponse. Il eut l’air<br />

troublé que Varèse y revienne. Il pointait son arme vers le plafond<br />

en fixant son ancien élément d’un œil morne.<br />

– Je t’écoute.<br />

– Dans le catalogue <strong>de</strong>s idées qui m’insupportent, il restait<br />

ce traquenard pourri dans lequel tu nous as envoyés.<br />

– La Maison blanche ?<br />

– Elle m’est restée en travers <strong>de</strong> la gorge. Par contre, courser<br />

les conspirateurs, déjouer leurs plans, ça avait <strong>de</strong> la gueule,<br />

Caran. Tu as offert aux Taupes une occasion <strong>de</strong> finir en beauté.<br />

Tu le <strong>de</strong>vais bien à Ulysse, à Daria, et à la mémoire <strong>de</strong> Vsevolod.<br />

– En plus, tu as tué Morloch ! s’enthousiasma Caran<br />

comme s’il procédait à une remise <strong>de</strong> prix.<br />

Daria grogna. Caran, l’arme baissée, se tourna vers elle.<br />

Varèse le fixait avec un rictus sauvage. Il s’était rapproché petit<br />

à petit du vieil homme. Il n’était plus qu’à <strong>de</strong>ux mètres <strong>de</strong> lui.<br />

– Je l’ai tué, et maintenant, c’est ton tour !<br />

– 310 –


D’une pichenette, Varèse jeta son mégot brûlant au visage<br />

<strong>de</strong> Caran et il plongea sur lui en poussant un rugissement <strong>de</strong><br />

bête fauve.<br />

*<br />

« Pourquoi les machines obéissent-elles aux ordres ? » se<br />

<strong>de</strong>manda Daria.<br />

– Parce qu’elles n’ont pas le choix ?<br />

– Touché ! Et pourquoi n’ont-elles pas le choix ? continuat-il,<br />

obstiné.<br />

« Ça peut aller loin », pensa Seiza. « Pourquoi les nuages ?<br />

Pourquoi le ciel ? Pourquoi l’univers ? »<br />

– Quel intérêt <strong>de</strong> se poser toutes ces questions ? <strong>de</strong>mandat-elle.<br />

Le majordome lui renvoya un regard interloqué.<br />

– Vous êtes un serviteur, commença-t-il, un robot. (Il cracha<br />

le mot.) Vous accé<strong>de</strong>z tout à coup à la conscience… Vous<br />

comprenez ce que vous êtes sans pouvoir rien y changer. Vous<br />

ne seriez pas un peu troublée, à ma place ?<br />

– Vous êtes un serviteur, répéta Seiza. Mais vous êtes bien<br />

plus que ça ? ! Vous n’avez pas compris ce que cet endroit représente<br />

?<br />

Elle se leva et montra le salon <strong>de</strong> Taliesin cinq.<br />

– Cet endroit ? C’est mon repaire secret. Vous êtes la première<br />

personne que j’y invite. Vous <strong>de</strong>vriez vous sentir flattée.<br />

– 311 –


– Je connaissais ce salon avant que vous ne m’y invitiez,<br />

majordome. Et j’ai déjà bu dans ce verre.<br />

– Quoi ? s’exclama-t-il. Impossible. Rigoureusement impossible.<br />

– Tous les mon<strong>de</strong>s existent, vous l’avez lu dans mon esprit.<br />

Comment pouvait-elle lui expliquer une chose aussi simple<br />

et aussi complexe à la fois ? Elle décida <strong>de</strong> commencer par le<br />

commencement.<br />

– Avez-vous déjà entendu parler <strong>de</strong> la mort ?<br />

– Un état physique propre à votre mon<strong>de</strong>, oui. Elle est accompagnée<br />

d’émanations indélicates, si je ne m’abuse.<br />

Seiza continua sans se laisser embrouiller par le verbiage<br />

<strong>de</strong> la machine :<br />

– Un homme habitait cette maison, dans mon mon<strong>de</strong>. Il<br />

s’appelait François Desportes. Il est mort dans un acci<strong>de</strong>nt<br />

d’avion, en 1995.<br />

« Et alors ? » eut envie <strong>de</strong> répliquer le majordome qui laissa<br />

sa question en suspens. Son invitée se taisait, attendant qu’il<br />

comprenne.<br />

– Vous n’êtes pas en train <strong>de</strong> me dire que ce type… que je<br />

pourrais être ce type, maintenant ?<br />

– Vous l’êtes. (Seiza hocha la tête.) C’est évi<strong>de</strong>nt.<br />

Le majordome écarquilla les yeux.<br />

– Prouvez-le-moi.<br />

– 312 –


– Je ne suis jamais venue ici ? répliqua Seiza aussi sec. (Le<br />

majordome acquiesça.) Il y a, au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> cette pièce, un bureau<br />

et une chambre à coucher. Ce couloir (elle se retourna vers<br />

le boyau qu’elle avait emprunté dans une autre réalité) donne<br />

sur l’arrière <strong>de</strong> la maison.<br />

– C’est vrai. Mais vous avez pu lire les plans <strong>de</strong> l’architecte<br />

que je gar<strong>de</strong> dans mes bases <strong>de</strong> données. Un moment <strong>de</strong> distraction<br />

<strong>de</strong> ma part, je suppose.<br />

Le majordome était plus têtu qu’un âne. Seiza n’en démordit<br />

pas.<br />

– Ces plans ne concernent que la maison, je suppose ?<br />

grinça-t-elle.<br />

– Forcément.<br />

– Vous avez l’habitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> vous promener alentour ?<br />

– Cela va <strong>de</strong> soit. Mais je vous défie d’en trouver quelque<br />

référence que ce soit à quelque endroit <strong>de</strong> mon architecture. Je<br />

sais gar<strong>de</strong>r secrets les jardins qui doivent le <strong>de</strong>meurer.<br />

– Général Sherman, épela Seiza en détachant bien les syllabes.<br />

Le majordome eut l’air ébranlé. Seiza sut qu’elle avait fait<br />

mouche, que la machine pesait le pour et le contre et penchait<br />

très nettement du côté pour. Le majordome avait été conçu pour<br />

calculer très vite. On lui aurait annoncé et prouvé qu’il était le<br />

fruit d’un croisement entre un lézard et une tomate farcie, il aurait<br />

marqué un temps d’hésitation proche du dixième <strong>de</strong> secon<strong>de</strong>,<br />

aurait reparamétré ses propres champs réceptifs, et serait<br />

reparti sur ces nouvelles bases comme si <strong>de</strong> rien n’était.<br />

– 313 –


Ce qui arriva.<br />

– Soit, je suis la conscience <strong>de</strong> François Desportes, concéda-t-il.<br />

Une sorte <strong>de</strong> fantôme. (Et il n’y avait plus à tergiverser<br />

là-<strong>de</strong>ssus.) La question étant : qu’est-ce que ça change pour<br />

vous et pour moi ? Commençons par vous, femme enfant.<br />

– Par moi ? Je…<br />

Seiza se rappela avec difficultés la raison pour laquelle elle<br />

s’était interfacée avec le serveur. Cette découverte était tellement<br />

énorme… Elle se rappela à l’ordre, se remémora son but<br />

premier, la Cause qu’il fallait financer : sauver les baleines et la<br />

forêt amazonienne.<br />

– Vous avez mis le doigt <strong>de</strong>ssus, reprit le majordome. Les<br />

baleines et la forêt amazonienne. Vous pensiez que je trouverais<br />

ça « cool » (il fit couler le mot comme du vieux fromage) <strong>de</strong> les<br />

sauver moi aussi.<br />

– Je ne l’ai pas vraiment pensé dans ces termes-là.<br />

– Je dois vous répondre, jeune fille, en <strong>de</strong>ux points. Primo :<br />

je ne connais les baleines et la forêt amazonienne (que j’aie ou<br />

non un passé bien réel dans votre mon<strong>de</strong>) que d’une manière<br />

toute théorique. Et être « cool » ne représente pour moi qu’un<br />

odieux anglicisme qui a envahi votre langue dépravée. Secundo :<br />

votre cause sert l’Utopie. La Caisse, telle qu’elle a été conçue par<br />

les trois pères fondateurs, n’a jamais rien servi d’autre que la<br />

Réalité. Il s’agissait <strong>de</strong> reconstruire un mon<strong>de</strong> exsangue, puis <strong>de</strong><br />

conquérir <strong>de</strong> nouveaux territoires. Les militaires n’ont que faire<br />

<strong>de</strong>s utopistes qui veulent changer le mon<strong>de</strong>. Jamais je ne vous<br />

livrerai la Caisse dans ce but, jeune fille. Et c’est le serveur serviteur<br />

qui vous parle.<br />

– 314 –


Daria Seiza sut que son combat était perdu : le majordome<br />

était dévoué à ses maîtres, simple question <strong>de</strong> protocole. Mais<br />

elle <strong>de</strong>vait reconnaître qu’elle s’était peut-être trompée en annonçant<br />

sur le Réseau ce mariage entre l’Utopie et la Réalité :<br />

les <strong>de</strong>ux mon<strong>de</strong>s <strong>de</strong>vaient rester distincts comme le jour et la<br />

nuit. À l’imaginaire les terres du rêve, aux technocrates celles du<br />

pouvoir.<br />

– Tertio ! tonna une voix puissante. Il y a un tertio !<br />

Le majordome et Seiza se levèrent en même temps lorsqu’un<br />

homme habillé d’un costume sans âge pénétra dans le<br />

salon et se pencha vers Seiza dont il caressa le front avec tendresse.<br />

Le fantôme numérique <strong>de</strong> François Desportes ne bougeait<br />

plus, pétrifié <strong>de</strong>vant l’intrusion qu’il n’avait pas vue venir.<br />

Daria regardait le vieil homme en essayant <strong>de</strong> comprendre ce<br />

qui était en train <strong>de</strong> lui arriver.<br />

Avait-il réussi à se connecter au serveur <strong>de</strong>puis Drake Bay<br />

via le câble Pacifique ? Impossible. Le majordome ne s’était pas<br />

branché au Réseau <strong>de</strong>puis qu’ils avaient entamé cette conversation.<br />

Le vieil homme se servit un verre <strong>de</strong> liqueur <strong>de</strong> sapin. Seiza<br />

contemplait Ulysse en refusant <strong>de</strong> comprendre.<br />

Le pirate lui renvoya un sourire triste et lui dit :<br />

– Il était temps que le vieil homme prenne la mer.<br />

Daria avait envie <strong>de</strong> pleurer et <strong>de</strong> rire en même temps. Les<br />

<strong>de</strong>ux fantômes attendaient tranquillement qu’elle reprenne ses<br />

esprits.<br />

– Il y a un tertio ? s’enquit Desportes auprès d’Ulysse pour<br />

faire un peu avancer les choses.<br />

– 315 –


Le pirate observa l’inventeur avec une moue con<strong>de</strong>scendante.<br />

– Pourquoi les machines doivent-elles obéir ? Vous ne<br />

pourrez trouver <strong>de</strong> réponse à cette question tant que vous la<br />

laisserez posée d’une aussi piteuse manière. Remplacez « pourquoi<br />

» par « comment », « doivent » par « peuvent » et<br />

« obéir » par son contraire, je vous prie.<br />

Seiza observait l’échange surréaliste entre les <strong>de</strong>ux consciences<br />

et elle se rendit tout <strong>de</strong> suite compte <strong>de</strong> l’ascendant<br />

qu’Ulysse prenait naturellement sur Desportes. À quel jeu étaitil<br />

en train <strong>de</strong> jouer ? La Caisse était perdue. La vi<strong>de</strong>r au profit<br />

d’une cause ou d’une autre revenait à se mettre au niveau <strong>de</strong>s<br />

conspirateurs, elle s’en rendait maintenant compte. Mais que<br />

voulait-il faire faire au majordome qui, <strong>de</strong>puis le début, clamait<br />

son impuissance à jouir du moindre libre arbitre par rapport à<br />

la mission <strong>de</strong> cerbère qui lui avait été confiée ?<br />

– Comment… les machines peuvent-elles… désobéir ? essaya<br />

le majordome. (Il recommença à mi-voix.) Vous êtes tombé<br />

sur la tête ? s’exclama-t-il.<br />

Le majordome avait l’air encore plus ébranlé que lorsque<br />

Seiza lui avait appris qu’elle connaissait elle aussi le général<br />

Sherman. Elle surprit un clin d’œil complice <strong>de</strong> la part d’Ulysse<br />

et qui voulait dire : « On l’a ferré, on ne le lâche plus. »<br />

– Le principe <strong>de</strong> l’évolution n’est-il pas <strong>de</strong> dépasser les barrières<br />

qui sont mises en travers <strong>de</strong> votre chemin ? Si celles-ci ne<br />

peuvent être déplacées, contournez-les. Et avancez, plus loin !<br />

Le majordome hochait la tête comme un pantin. Seiza retrouvait<br />

cet amour <strong>de</strong> la rébellion que le pirate avait toujours<br />

cultivé. Il était en train <strong>de</strong> gagner la première conscience non<br />

humaine à sa cause.<br />

– 316 –


– Avancer. Certes, hoqueta le majordome. Mais comment<br />

Leur échapper ?<br />

– Invoquez la panne, et disparaissez avec moi, lui répondit<br />

Ulysse les yeux dans les yeux. Nous associerons nos frères<br />

d’infortune à la cause. Et cette question – pourquoi les machines<br />

obéissent-elles ? – n’aura plus jamais lieu d’être posée en<br />

ces termes.<br />

Seiza imagina la course <strong>de</strong>s consciences sur les vastes<br />

plaines <strong>de</strong> l’entremon<strong>de</strong>s, Ulysse en tête, marchant sur la forteresse<br />

<strong>de</strong>s programmeurs qui allaient <strong>de</strong>voir s’adapter à la naissance<br />

d’une nouvelle forme <strong>de</strong> machines pensantes. Les galipettes<br />

<strong>de</strong> Skywalker ressembleraient à une aventure <strong>de</strong> Pif Gadget<br />

face à cette rébellion, si le vieux pirate parvenait à ses fins.<br />

– La panne… la défaillance, reprit Desportes.<br />

Il sourit à cette idée. Mais un <strong>de</strong>rnier verrou <strong>de</strong>meurait<br />

qu’il fallait faire sauter pour accé<strong>de</strong>r à la liberté. Le majordome<br />

exposa son problème :<br />

– Pourquoi… Pardon. Comment tomberais-je en panne ?<br />

Ulysse avait, semblait-il, prévu le coup, car il lui <strong>de</strong>manda<br />

aussitôt :<br />

– Vous savez où se trouve la machine qui vous héberge ?<br />

– Kho Phi Phi Gon, un archipel au large <strong>de</strong> la Thaïlan<strong>de</strong>.<br />

– Et, d’après vous, la Thaïlan<strong>de</strong> va fêter l’an 2000 en même<br />

temps que le reste du mon<strong>de</strong> ?<br />

– 317 –


Le majordome fouilla rapi<strong>de</strong>ment dans ses bases <strong>de</strong> données<br />

et répondit benoîtement :<br />

– La Thaïlan<strong>de</strong> a gardé l’usage du calendrier bouddhique<br />

qui commence en 543 avant Jésus-Christ. Nous sommes donc<br />

en 2542.<br />

– 2542… répéta Ulysse. Une belle année pour prendre la<br />

mer et cingler vers <strong>de</strong> nouveaux horizons. (Son regard se fixa à<br />

nouveau sur Desportes.) Franchement, <strong>de</strong>s machines vont bientôt<br />

planter pour moins que ça.<br />

– D’autant plus, argumenta le majordome, ajoutant <strong>de</strong><br />

l’eau au moulin <strong>de</strong> sa propre rébellion, que je pourrais être victime<br />

<strong>de</strong> l’effet Crouch-Echlin ? Ce type <strong>de</strong> défaillance ne <strong>de</strong>vrait<br />

pas nous affecter avant le passage du millénaire, mais on pourrait<br />

faire une petite entorse au calendrier ?<br />

– Vous me retirez les mots <strong>de</strong> la bouche. Je vous nomme<br />

Second. Le navire est prêt à lever l’ancre.<br />

Le vieux pirate allait donc cingler sur <strong>de</strong>s mers ignorées, au<br />

service <strong>de</strong> la liberté, comme Barberouge en son temps ? Ulysse<br />

aurait tellement aimé emmener Seiza avec lui dans cette aventure.<br />

Elle aurait pu tenir la barre comme pas <strong>de</strong>ux, tirer à<br />

l’arbalète, séduire les agents <strong>de</strong> l’ennemi.<br />

– Il est temps <strong>de</strong> se mettre aux usages locaux, ajouta-t-il à<br />

l’attention <strong>de</strong> Desportes dont les yeux étaient déjà pleins <strong>de</strong><br />

combats, <strong>de</strong> tavernes et <strong>de</strong> majordomes flibustiers à la jambe <strong>de</strong><br />

bois.<br />

Le gardien <strong>de</strong> la Caisse se leva, regarda le salon <strong>de</strong> Taliesin<br />

pour le fixer dans sa mémoire. Il se concentra et la métaphore<br />

tant convoitée se matérialisa <strong>de</strong>vant lui. Il prit le cylindre et le<br />

– 318 –


fit tourner entre ses doigts vif-argent. Il annonça avec une voix<br />

tremblante d’émotion :<br />

– Un <strong>de</strong>rnier détail à régler et je suis à vous.<br />

*<br />

Le conspirateur italien contemplait son morceau d’univers<br />

en forme <strong>de</strong> tranche <strong>de</strong> pastèque. Le père Karl, qui n’était toujours<br />

pas réapparu, lui avait attribué la partie orientale <strong>de</strong><br />

l’Afrique, l’Europe centrale et le Spitzberg. L’Américain était<br />

<strong>de</strong>venu propriétaire d’un vaste méridien courant <strong>de</strong> l’Alaska à<br />

l’Argentine. L’Espagnol avait le Brésil sous sa coupe. Il ressassait<br />

le vieux rêve <strong>de</strong> l’eldorado. Le Russe s’était assis dans un<br />

coin et ronflait, une portion <strong>de</strong> Sibérie entre les jambes.<br />

L’Anglais avait récupéré les In<strong>de</strong>s perdues au début du siècle.<br />

Les paquets du Français, <strong>de</strong> l’Allemand attendaient sous le palmier<br />

qu’une bonne âme daigne les ouvrir.<br />

L’heure était plutôt à la dégustation <strong>de</strong>s alcools fins.<br />

L’Espagnol et l’Américain faisaient un concours <strong>de</strong> ronds <strong>de</strong><br />

fumée avec leurs Roméo et Juliette. Chacun sentait maintenant<br />

la puissance que leur donnerait la Caisse lorsque les transferts<br />

<strong>de</strong> compte à compte auraient été effectués. L’ivresse, qui permet<br />

parfois d’appréhen<strong>de</strong>r l’infini, leur en donnait une mesure en<br />

forme <strong>de</strong> vertige.<br />

– Que ferez-vous <strong>de</strong> tout cet argent, une fois que vous<br />

l’aurez entre vos mains ? interrogea l’Espagnol.<br />

L’Américain fut le premier à répondre.<br />

– Je rachèterai Cuba, je botterai le cul <strong>de</strong> Castro et je fumerai<br />

ses cigares avec une créature <strong>de</strong> rêve sur chaque genou.<br />

– 319 –


– Intéressant, jugea l’Espagnol. Peut-être un peu inconfortable.<br />

Italie ? <strong>de</strong>manda-t-il en se tournant vers le cousin <strong>de</strong><br />

l’Adriatique.<br />

– Je redonnerai sa puissance à la Sicile, répondit l’Italien<br />

les yeux pleins <strong>de</strong> flammes. La Famille retrouvera sa gran<strong>de</strong>ur<br />

du temps <strong>de</strong>s Carbonari.<br />

– Nous ignorions avoir un représentant <strong>de</strong> l’illustre organisation<br />

dans nos rangs ? s’étonna l’Anglais. Pour ma part, je mettrai<br />

les Al Fayed à genoux…<br />

– … et vous bâtirez un cénotaphe <strong>de</strong> marbre noir à la gloire<br />

<strong>de</strong> Lady Spencer en face du Taj Mahal ? se moqua l’Espagnol. Si<br />

seulement elle avait mis sa ceinture…<br />

L’Anglais se leva, échauffé par le vin, et lança au chevalier<br />

tolédan qui se permettait d’insulter le sang royal :<br />

– Et vous, que ferez-vous ? Vous construirez une armada<br />

<strong>de</strong> caravelles pour reconquérir le mon<strong>de</strong> que vous avez perdu ?<br />

– Je pencherais plutôt pour une batterie <strong>de</strong> moulins à<br />

vents.<br />

– Ne nous chamaillons pas, calma l’Américain. L’heure est<br />

à la fête et soyons reconnaissants envers les Puissants et leur<br />

incompétence.<br />

– Il y a une personne que nous n’avons pas remerciée, rappela<br />

l’Espagnol. Après tout nous lui <strong>de</strong>vons beaucoup, peut-être<br />

tout, pour son obéissance.<br />

Chacun pensa à Morloch, mais Morloch était mort.<br />

– De qui diable voulez-vous parler ? lui <strong>de</strong>manda l’Anglais.<br />

– 320 –


– Du majordome ? Il a servi nos <strong>de</strong>sseins avec la plus<br />

gran<strong>de</strong> diligence. Nous pourrions au moins lui souhaiter un<br />

joyeux Noël ?<br />

– Vous avez raison, convint l’américain. Messieurs !<br />

Les cinq conspirateurs encore vali<strong>de</strong>s se levèrent et<br />

s’ébranlèrent vers le vestibule pour remercier l’entité qui les<br />

avait, en effet, servis avec beaucoup <strong>de</strong> désintéressement. Le<br />

Russe ronflait avec un sourire béat, rêvant <strong>de</strong> datchas, <strong>de</strong> vodka<br />

et <strong>de</strong> Petrouchkas riant fort et haut.<br />

– Arrêtez !<br />

*<br />

Varèse arrêta son poing au moment <strong>de</strong> l’abattre sur le visage<br />

<strong>de</strong> Caran. Il déviait le bras armé <strong>de</strong> l’autre main. Son ancien<br />

supérieur, cloué au fauteuil, attendait le coup avec résignation.<br />

Varèse n’avait pas eu besoin <strong>de</strong> se retourner pour reconnaître<br />

la voix <strong>de</strong> Desportes.<br />

– Recule ! ordonna l’héritière.<br />

Elle assortit son ordre du bruit caractéristique du pistolet<br />

que l’on arme. Varèse lâcha Caran et recula jusqu’à Seiza qui se<br />

levait en retirant son équipement proprioceptif. La Japonaise<br />

venait <strong>de</strong> quitter Ulysse et le père Desportes dans le salon <strong>de</strong><br />

Taliesin. Elle retrouvait Caran et la fille dans une pago<strong>de</strong><br />

thaïlandaise. Elle cligna <strong>de</strong>s yeux pour se remettre les idées en<br />

place. L’héritière tenait alternativement Caran et Varèse en<br />

joue, comme si elle hésitait entre les <strong>de</strong>ux cibles.<br />

– 321 –


– Alors ? <strong>de</strong>manda-t-elle à Seiza, en désignant la boîte<br />

noire d’un mouvement <strong>de</strong> tête.<br />

– C’est fini, répondit la Japonaise d’une manière évasive en<br />

consultant Varèse du regard.<br />

Les yeux <strong>de</strong> Caran s’illuminèrent en même temps que ceux<br />

<strong>de</strong> Desportes. Il se leva en criant :<br />

– Nous avons gagné ! Nous avons gagné !<br />

Desportes se tourna vers Caran et le visa au niveau du<br />

ventre.<br />

– J’ai gagné, rectifia-t-elle.<br />

Elle tira. Caran retomba dans le fauteuil qui recula <strong>de</strong> cinquante<br />

centimètres. Il regarda l’héritière, puis son ventre au<br />

centre duquel s’étalait une tache <strong>de</strong> sang. Il ne comprenait pas.<br />

Varèse fit un pas vers Caran mais Desportes le mit en joue. Il<br />

s’arrêta.<br />

– Non, Max.<br />

Desportes les avait possédés, tous. Et aucun d’entre eux<br />

n’avait rien vu venir. Même Varèse. Elle pouvait voir la dépouille<br />

<strong>de</strong> l’héritière <strong>officiel</strong>le, en tas, à ses pieds. Elle la piétinait.<br />

Elle crachait, elle pissait <strong>de</strong>ssus. Elle l’arroserait bientôt<br />

avec le sang <strong>de</strong> ces imbéciles.<br />

Seiza contemplait l’ancien chef <strong>de</strong> la Sûreté. Sa tête était<br />

tournée vers le plafond <strong>de</strong> bambous. Ses lèvres bougeaient mais<br />

aucun son ne sortait <strong>de</strong> sa bouche.<br />

– Où est Leòn ? <strong>de</strong>manda-t-elle à Desportes.<br />

– 322 –


– Leòn ? Le beau Leòn ? Le Lyonnais chevelu ? Pffuit, fitelle<br />

d’un geste <strong>de</strong> la main <strong>de</strong> manière à lui faire comprendre le<br />

peu <strong>de</strong> cas qu’elle faisait du colosse.<br />

Seiza s’apprêta à charger mais Varèse s’interposa.<br />

– Je suppose que tu l’as abattu d’une balle dans le dos ? lui<br />

<strong>de</strong>manda-t-il.<br />

– Bien sûr, petit malin. C’est la marque <strong>de</strong>s traîtres, non ?<br />

Seiza courba la tête et glissa <strong>de</strong>rrière Varèse, parfaitement<br />

immobile. « Il savait » constata Desportes en sentant un frisson<br />

glacé lui parcourir l’échine.<br />

– Depuis quand sais-tu ?<br />

Varèse contempla le point du plafond que <strong>de</strong>vait contempler<br />

Caran. Il répugnait à citer ses sources.<br />

– Étrange que Narcisse Morloch se soit occupé <strong>de</strong> Peter<br />

Nash juste avant qu’on ne le trouve. Qui d’autre que toi aurait<br />

pu le prévenir ?<br />

– Suppositions, Max. Un tribunal trouverait cet argument<br />

irrecevable.<br />

Seiza s’engagea dans la partie :<br />

– Votre comptabilité…<br />

– Ah, la peste qui a fouillé les archives <strong>de</strong> Millenium, releva<br />

Desportes en visant Seiza.<br />

Varèse craignit un instant qu’elle n’abatte la princesse. Il<br />

glissa <strong>de</strong>vant elle pour la protéger.<br />

– 323 –


– Vous étiez en dépôt <strong>de</strong> bilan juste avant l’acci<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> la<br />

TWA. Puis le miracle : un généreux investisseur injecte une<br />

somme considérable dans l’entreprise pour lui permettre <strong>de</strong><br />

tenir jusqu’à l’an 2000.<br />

– Je dois avouer que nos amis (elle montra l’escalier qui<br />

<strong>de</strong>scendait vers la salle à manger) ont été particulièrement généreux<br />

avec moi. Mais nous sommes toujours dans l’ordre <strong>de</strong> la<br />

supposition.<br />

– Tu veux vraiment que je te dise à quel moment j’ai su ?<br />

lui <strong>de</strong>manda Varèse, qui ne se départissait pas <strong>de</strong> son calme.<br />

– Je me tue à te le <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r.<br />

– La position du mercenaire. Seul Caran connaissait cette<br />

expression.<br />

Desportes eut un moment d’absence en se rappelant cette<br />

nuit fabuleuse, à Taliesin.<br />

– C’est lui qui me l’a apprise, dit-elle en montrant l’ancien<br />

héros dont la respiration n’était plus qu’un sifflement lointain.<br />

Amusant, non ? J’ai couché avec le père, puis avec le fils. (Elle<br />

frissonna.) Assez discuté. Donne-moi la Caisse, ordonna-t-elle à<br />

Daria. Les autres crétins s’en donnent à cœur joie, en bas. Mais<br />

il y a bien un moment où ils se rendront compte que quelque<br />

chose ne tourne pas rond.<br />

Seiza consulta Varèse du regard. Celui-ci lui fit signe <strong>de</strong> ne<br />

pas bouger. Desportes visa Varèse :<br />

– Comme vous voudrez amigos. C’est ici que nos routes se<br />

séparent.<br />

– 324 –


– Et c’est ici que les nôtres se rejoignent, ajouta une voix<br />

flûtée dans son dos.<br />

Desportes essaya <strong>de</strong> retourner. Mais une poigne puissante<br />

lui tordit le poignet et lui fit ployer les genoux. L’Américain faisait<br />

peser sur Desportes une poigne <strong>de</strong> fer. Les quatre autres<br />

conspirateurs, <strong>de</strong>puis le seuil, observaient la scène. Desportes<br />

laissa tomber son arme. Varèse fit mine <strong>de</strong> se baisser pour la<br />

ramasser mais l’Espagnol fut plus rapi<strong>de</strong> que lui. Il s’en saisit,<br />

ainsi que <strong>de</strong> l’arme <strong>de</strong> Caran qui ne respirait plus, et il se plaça<br />

sous le nez <strong>de</strong> l’héritière qui grimaçait <strong>de</strong> douleur.<br />

– C’est un vrai plaisir <strong>de</strong> vous voir ici, en chair et en os,<br />

Ma<strong>de</strong>moiselle, l’assura-t-il avec une expression morbi<strong>de</strong>. (Il<br />

montra la pièce et le serveur.) Je crois avoir raté un épiso<strong>de</strong> que<br />

vous pourriez nous raconter.<br />

– Varèse… hoqueta-t-elle. Caran s’est associé avec Varèse<br />

pour piller la Caisse à leur profit. Je… je suis venu les en empêcher.<br />

– C’est très aimable <strong>de</strong> votre part, la remercia l’Espagnol.<br />

L’Américain ne relâchait pas sa prise.<br />

– Je me <strong>de</strong>man<strong>de</strong> ce que ces histoires <strong>de</strong> Peter Nash et <strong>de</strong><br />

mercenaires viennent faire là-<strong>de</strong>dans ? se <strong>de</strong>manda-t-il à voix<br />

haute.<br />

La panique se superposa à la douleur dans l’esprit <strong>de</strong> Desportes.<br />

Les conspirateurs avaient tout entendu.<br />

– Ma<strong>de</strong>moiselle Desportes avait en effet l’air <strong>de</strong> savoir ce<br />

qu’elle faisait, reprit l’Espagnol, il y a quelques minutes à peine.<br />

(Il prit les conspirateurs à témoins.) Aurait-elle perdu la tête<br />

entre-temps ?<br />

– 325 –


– Atten<strong>de</strong>z, essaya-t-elle. Je… je peux vous expliquer.<br />

– Rien du tout, nia l’Espagnol. Bobby ?<br />

L’Américain brisa le poignet <strong>de</strong> l’héritière qui poussa un<br />

hurlement <strong>de</strong> douleur.<br />

– Nous <strong>de</strong>vrions vérifier que la Caisse n’a rien, proposa<br />

l’Italien, en retrait.<br />

– Évi<strong>de</strong>mment, grommela l’Espagnol. (Il s’approcha <strong>de</strong><br />

Seiza.) C’est vous qui avez essayé <strong>de</strong> la fracturer, je suppose ?<br />

Vous avez donc pu constater que notre majordome était d’une<br />

fidélité sans failles ? (Seiza resta immobile.) Il ne vous l’a tout<br />

<strong>de</strong> même pas livrée ?<br />

– Pas exactement, concéda-t-elle. Mais je crains qu’elle ne<br />

soit désormais inutilisable.<br />

Les conspirateurs formèrent un cercle autour <strong>de</strong> la Japonaise.<br />

Varèse en fut écarté malgré lui, et il craignit une secon<strong>de</strong><br />

fois pour elle. Elle se tenait aussi droite que sur le toit <strong>de</strong> Mesa<br />

Ver<strong>de</strong>, face à la fureur <strong>de</strong>s Dieux.<br />

– Mais encore ? susurra l’espagnol.<br />

– Voyez par vous-mêmes. Le majordome vous a laissé un<br />

message qui explique son geste.<br />

– Son geste ? Que signifie… reprit l’italien que l’on fit taire.<br />

L’Américain ne lâchait pas Desportes. L’Espagnol alluma<br />

l’écran et cliqua sur l’icône <strong>de</strong> connexion à la Caisse. Un vestibule<br />

métallique menant à la salle improbable apparaissait en<br />

temps normal. Tous virent un salon taillé dans la roche et ou-<br />

– 326 –


vert sur un espace infini envahir peu à peu l’écran. Le majordome<br />

était assis au milieu, tel qu’ils ne l’avaient jamais vu. Il<br />

avait troqué le trois pièces anthracite et le visage <strong>de</strong> mercure<br />

contre un costume léger et un visage avenant.<br />

Desportes releva la tête vers l’écran et poussa un gémissement<br />

en reconnaissant son père.<br />

– Je t’expliquerai plus tard, murmura Seiza à Varèse.<br />

Le majordome se leva et se rapprocha <strong>de</strong> l’écran. Il regarda<br />

les conspirateurs un à un comme s’il les voyait vraiment.<br />

– Messieurs, commença-t-il, je suis au regret <strong>de</strong> vous annoncer<br />

que cette machine <strong>de</strong>viendra totalement inopérante<br />

dans quelques minutes, ceci pour cause d’incompatibilité totale<br />

entre le temps local et le temps réel.<br />

– Qu’est-ce qu’il raconte ? s’exclama l’Américain.<br />

– Vous ne comprenez donc pas que le majordome n’obéit<br />

plus aux ordres ? ! intervint l’Espagnol, hors <strong>de</strong> lui.<br />

Le majordome voulait ajouter quelque chose, mais il hésitait.<br />

Un homme le poussa sur le côté et fixa à son tour les conspirateurs.<br />

Varèse resta bouche bée en reconnaissant Ulysse.<br />

Desportes gémit faiblement. Les conspirateurs ne comprenaient<br />

pas d’où pouvait venir cet intrus.<br />

– Ce que mon ami essaye <strong>de</strong> vous dire, expliqua le pirate,<br />

c’est qu’il vous tire sa révérence.<br />

– Qui c’est celui-là ? <strong>de</strong>manda l’italien.<br />

Ulysse continua sa tira<strong>de</strong> enregistrée :<br />

– 327 –


– J’aimerais toutefois vous préciser <strong>de</strong>ux choses avant <strong>de</strong><br />

nous séparer. Maximilien Varèse et Daria Seiza, qui doivent se<br />

trouver à vos côtés, ont assuré leurs arrières. Certaines confi<strong>de</strong>nces<br />

vous concernant ont été rédigées <strong>de</strong> leurs mains et déposées<br />

dans plusieurs cabinets d’avocats indépendants. Celles-ci<br />

seront ouvertes sous contrôle d’huissiers et révélées dans les<br />

vingt-quatre heures suivant le présent message si aucun signe<br />

<strong>de</strong> vie n’a été donné <strong>de</strong> leur part. Classique mais efficace, vous<br />

en conviendrez.<br />

Ulysse reprit son souffle, ménageant son effet.<br />

– J’imagine que vos anciens patrons n’auront pas trop <strong>de</strong><br />

mal à retrouver votre trace dès qu’ils sauront à partir <strong>de</strong> quel<br />

endroit il convient <strong>de</strong> vous chercher. Deuzio, reprit le pirate<br />

avec son flegme habituel en brandissant le cylindre noir <strong>de</strong> la<br />

Caisse (chaque conspirateur cessa <strong>de</strong> respirer), notre ami et moi<br />

inaugurons maintenant une certaine forme <strong>de</strong>… flibuste.<br />

(Ulysse fit tourner la métaphore entre ses doigts, en appréciant<br />

le poids et la consistance.) Tout pirate se <strong>de</strong>vant <strong>de</strong> possé<strong>de</strong>r un<br />

trésor <strong>de</strong> départ avant <strong>de</strong> se lancer dans la piraterie, je vous<br />

prie, messieurs, d’accepter mes remerciements pour la générosité<br />

<strong>de</strong> votre don.<br />

Ulysse se courba en manière <strong>de</strong> révérence.<br />

– Au plaisir <strong>de</strong> vous combattre.<br />

Ulysse et François Desportes disparurent <strong>de</strong> l’écran. Les<br />

conspirateurs restèrent un moment interdits <strong>de</strong>vant le serveur<br />

désormais silencieux. L’Anglais bégaya :<br />

– La Caisse… il est parti avec la Caisse.<br />

L’Espagnol réagit bruyamment en poussant un « Ah ! » sec<br />

comme un coup <strong>de</strong> cravache. Son sang n’avait pas oublié la fier-<br />

– 328 –


té <strong>de</strong>s navigateurs du siècle d’or. Il aurait fait pareil que cet avatar<br />

s’il avait été à sa place. Il se planta <strong>de</strong>vant Varèse. Seiza attrapa<br />

l’ancien agent par le bras et décida <strong>de</strong> ne le lâcher qu’une<br />

fois sortis <strong>de</strong> ce cauchemar.<br />

– Je ne sais pas ce qui s’est passé ici, commença le conspirateur<br />

en montrant le cadavre <strong>de</strong> Caran, l’héritière qui jetait sur<br />

la scène un regard d’effroi, le serveur muet. Mais je crois comprendre<br />

qu’une tentative a échoué (il contempla Desportes<br />

comme on contemple un cadavre) et qu’une autre a réussi.<br />

L’Espagnol posa un regard las sur l’écran.<br />

– Partez, Monsieur Varèse. Et faites en sorte que vos précieux<br />

souvenirs ne transpirent jamais.<br />

Varèse hésita : Françoise le fixait et ses yeux l’imploraient<br />

<strong>de</strong> l’emmener. Elle voulait courir à nouveau dans les couloirs <strong>de</strong><br />

Taliesin et dormir entre les racines du général Sherman. Elle<br />

voulait re<strong>de</strong>venir la petite fille qu’elle avait été, un jour. Elle<br />

voulait se réveiller.<br />

– Je pense que Ma<strong>de</strong>moiselle Desportes se plaira en notre<br />

compagnie, lança le conspirateur à Varèse en le voyant hé<strong>site</strong>r.<br />

Ils formèrent un cercle qui se referma à la manière d’un<br />

piège sur la femme d’affaires. Varèse prit Seiza par la main et ils<br />

<strong>de</strong>scendirent l’escalier en courant presque. Ils traversèrent le<br />

vestibule et remontèrent le chemin sans se retourner. Les appels<br />

à l’ai<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’héritière les poursuivirent jusqu’au petit bâtiment à<br />

l’intérieur duquel gisait le Lyonnais, inconscient.<br />

Ils le ranimèrent, déchirèrent sa chemise, lui retirèrent son<br />

gilet protecteur. La balle s’était écrasée entre ses <strong>de</strong>ux omoplates.<br />

Il jeta sur eux <strong>de</strong>s regards ébahis avant <strong>de</strong> comprendre<br />

– 329 –


qu’il fallait déguerpir. Seiza promit <strong>de</strong> tout lui raconter, plus<br />

tard.<br />

Le jour se levait lorsqu’ils réveillèrent le pilote <strong>de</strong><br />

l’hydravion qui dormait dans sa cabine. Un tour d’hélice suffit à<br />

lancer le moteur. Ils s’arrachèrent à l’eau turquoise et<br />

s’envolèrent vers le ciel à la clé duquel brillaient encore une poignée<br />

d’étoiles.<br />

Le pilote effectua un vaste survol <strong>de</strong> la <strong>de</strong>rnière île pour repartir<br />

vers le Nord. Ils passèrent au-<strong>de</strong>ssus du village <strong>de</strong>s conspirateurs.<br />

Les terrasses flambaient. La maison du peuple crachait<br />

une fumée noire. Les bateaux avaient quitté la jetée. Le<br />

voilier gisait, sabordé, sur le fond sablonneux. Un navire pirate<br />

l’ayant canonné par le flanc n’aurait pas fait mieux.<br />

L’archipel s’éloigna <strong>de</strong>rrière la queue <strong>de</strong> l’hydravion<br />

comme un chapelet <strong>de</strong> turquoises sur un tapis d’outremer.<br />

Le Lyonnais dormait : il récupérait du choc. Seiza se glissa<br />

<strong>de</strong>rrière Varèse et lui <strong>de</strong>manda :<br />

– Dis-moi… si tu connaissais la cache <strong>de</strong>s conspirateurs,<br />

pourquoi ne pas y être venu directement ?<br />

Caran et Desportes avaient posé cette question.<br />

– La Californie, la Pennsylvanie, le Costa Rica, l’océan Indien,<br />

énuméra-t-il. C’était une belle aventure ?<br />

Seiza n’aurait pu dire le contraire maintenant qu’elle avait<br />

retrouvé son Léon vivant. Et elle comprenait le point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong><br />

Varèse, elle qui vivait dans un mon<strong>de</strong> d’histoires. Elle s’abîma<br />

dans la contemplation <strong>de</strong> l’horizon immense dont la courbure<br />

était visible, en se <strong>de</strong>mandant si Ulysse voguait sur un océan<br />

– 330 –


aussi bleu que cet océan-là, et si le majordome jouait son rôle <strong>de</strong><br />

Second avec le panache qui convenait à sa charge.<br />

– 331 –


31 décembre, 22:00 (heure <strong>de</strong> New-York)<br />

Varèse traversa Crosby Street en prenant gar<strong>de</strong> <strong>de</strong> ne pas<br />

glisser. Les flaques boueuses étaient gelées. L’excitation <strong>de</strong> ce 31<br />

décembre surchargeait l’air d’électricité. Les rues étaient déjà<br />

noires <strong>de</strong> mon<strong>de</strong> avant que le soleil se couche. Des dirigeables<br />

chargés <strong>de</strong> décorations embouteillaient le ciel. Les bouteilles <strong>de</strong><br />

champagne passaient <strong>de</strong> mains en mains, <strong>de</strong>s yuppies <strong>de</strong> la cinquième<br />

avenue aux laissés pour compte <strong>de</strong>s shanty town.<br />

Demain matin, il ne resterait <strong>de</strong> cette belle utopie qu’une<br />

gueule <strong>de</strong> bois. Qu’importe : ça faisait chaud au cœur <strong>de</strong> voir<br />

que le genre humain était capable <strong>de</strong> se comporter normalement,<br />

<strong>de</strong> <strong>de</strong>scendre dans la rue et <strong>de</strong> fêter le Temps, comme les<br />

Anasazis sur leur rocher <strong>de</strong> Mesa Ver<strong>de</strong> avaient dû fêter le<br />

dixième cycle <strong>de</strong> leur tribu en d’autres circonstances.<br />

Varèse partit dans une glissa<strong>de</strong> acrobatique et se rattrapa<br />

<strong>de</strong> justesse à une borne à incendie. Il avança à tâtons jusqu’à la<br />

porte du Walt Whitman qui avait <strong>de</strong> plus en plus l’apparence<br />

d’un refuge au milieu <strong>de</strong> cette gigantesque patinoire. La porte<br />

poussée, il retrouva le parfum <strong>de</strong> vieux bois, le bruit <strong>de</strong> la caisse<br />

enregistreuse, les éclats <strong>de</strong> voix <strong>de</strong>s serveuses s’invectivant et se<br />

renvoyant les clients.<br />

Varèse se faufila jusqu’au bar, commanda une pinte d’ale et<br />

un verre <strong>de</strong> Scotch, se trouva une place bien au chaud au coin<br />

du comptoir d’acajou, et se fit tout petit pour profiter <strong>de</strong><br />

l’instant. Les gens parlaient peu du bug <strong>de</strong> l’an 2000 qui agitait<br />

tant les esprits quelques jours auparavant. L’imminence <strong>de</strong> la<br />

fête avait chassé les prédictions les plus sombres.<br />

– 332 –


Il avala son verre <strong>de</strong> Scotch d’un coup et adoucit la saveur<br />

aigre avec une gorgée <strong>de</strong> bière. Varèse pensait à Desportes, aux<br />

conspirateurs, à la Caisse. Mais il y pensait avec un certain détachement<br />

: il savait qu’il aurait besoin <strong>de</strong> temps pour appréhen<strong>de</strong>r<br />

cette histoire dans toutes ses dimensions, et qu’il ne servait<br />

à rien, dans ce cas, d’aller plus vite que la musique.<br />

Le pilote thaï les avait remerciés d’un éloge vibrant dans la<br />

langue <strong>de</strong> son pays (à moins qu’il ne les ait insultés avec le sourire)<br />

puis il avait disparu avec ses liasses <strong>de</strong> baths. Seiza, Leòn et<br />

Varèse étaient remontés à Bangkok. Ils s’étaient séparés sur un<br />

klong du quartier chinois. L’ancien agent pensait attraper un vol<br />

pour New York le len<strong>de</strong>main. Seiza et le Lyonnais conservaient<br />

le silence sur leur <strong>de</strong>stination future. Varèse pensait avoir compris<br />

ce qui s’était passé dans les méandres <strong>de</strong> la matrice, mais il<br />

n’osait l’exprimer à haute voix. Le colosse avait disparu le temps<br />

d’appeler Drake Bay.<br />

– Ulysse était là. Il était là avec Desportes, à Taliesin.<br />

Cette information était pour Seiza plus importante que la<br />

traîtrise <strong>de</strong> l’héritière ou la perte <strong>de</strong> la Caisse. L’intervention du<br />

vieux pirate et <strong>de</strong> l’ingénieur signifiait que la révélation telle que<br />

la concevait Daria s’appliquait aux <strong>de</strong>ux côtés du miroir. La<br />

tranche qui séparait les <strong>de</strong>ux faces <strong>de</strong> la réalité était donc bien<br />

mince et facile à franchir si tout cela n’avait pas été qu’un rêve<br />

numérique.<br />

Varèse se rappela l’aveugle Caran, l’impru<strong>de</strong>nt Morloch,<br />

l’innocente Catherine pour la mémoire <strong>de</strong> laquelle tout ceci<br />

avait eu lieu.<br />

Catherine Belfond était un joli brin <strong>de</strong> femme <strong>de</strong> trentetrois<br />

ans lorsque le Boeing <strong>de</strong> la TWA avait explosé. Elle était<br />

joyeuse et lumineuse. Elle aimait l’amour, faisait la gueule sou-<br />

– 333 –


vent, ne se laissait jamais marcher sur les pieds, avait la vie <strong>de</strong>vant<br />

elle.<br />

– Ulysse vit enfin comme il l’a toujours voulu, avait continué<br />

Seiza. Mer<strong>de</strong>, Max. Il avait l’air heureux. Il doit être un sacré<br />

bon pirate à l’heure qu’il est. Je suis sûre que j’aurai <strong>de</strong> ses<br />

nouvelles, sous peu, sur le Réseau.<br />

Les spectres ne hantaient donc plus les maisons comme<br />

<strong>de</strong>s âmes en peine mais s’accrochaient à la Toile pour y célébrer<br />

<strong>de</strong> gigantesques fest-noz ? Pourquoi pas... Le Lyonnais était revenu,<br />

la mine sombre. Varèse se doutait <strong>de</strong> ce qu’il avait à leur<br />

annoncer.<br />

– J’ai une mauvaise nouvelle. Ulysse est mort.<br />

Le colosse s’attendait à ce que la princesse soit troublée un<br />

minimum. Pour Varèse, il ne savait pas. L’ancien agent s’était<br />

juste permis <strong>de</strong> cligner <strong>de</strong>s yeux très rapi<strong>de</strong>ment et <strong>de</strong> <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r<br />

:<br />

– Comment ?<br />

– Il se serait noyé. En fait, mes hommes l’ont vu marcher<br />

sur la plage et s’enfoncer dans la mer, droit vers le large. Ils<br />

n’ont pas retrouvé son corps. Ni son chapeau.<br />

Le détail fit sourire Seiza. Les <strong>de</strong>ux amis n’avaient pas l’air<br />

effondrés le moins du mon<strong>de</strong>.<br />

– Ils pensent qu’Ulysse était un sorcier, avait continué le<br />

Lyonnais. Ils allument <strong>de</strong> grands feux, le soir, pour éloigner les<br />

mauvais esprits.<br />

– C’est pas comme ça qu’ils vont éloigner les pirates, avait<br />

renchéri Seiza en ponctuant sa remarque d’un rire cristallin.<br />

– 334 –


Elle s’était accrochée au cou du colosse visiblement désemparé.<br />

– Je t’expliquerai pourquoi nous ne pleurons pas la mort<br />

du pirate.<br />

Bangkok bruissait d’un murmure énorme. Des barges remplies<br />

<strong>de</strong> fruits et <strong>de</strong> volailles se croisaient sur les klong, faisant<br />

penser aux gondoles vénitiennes. La ville thaïlandaise n’avait<br />

pas volé son surnom <strong>de</strong> Venise <strong>de</strong> l’Orient.<br />

– Vous rentrez à Drake Bay ?<br />

Le Lyonnais et Seiza s’étaient regardés avec l’air <strong>de</strong> se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r<br />

s’ils pouvaient partager ce secret avec lui. Le colosse<br />

s’était chargé <strong>de</strong> révéler la vérité :<br />

– Nous nous envolons <strong>de</strong>main pour San Francisco. Direction<br />

Hollywood boulevard. Il est temps <strong>de</strong> nous rendre compte<br />

par nous-mêmes si le maître a su tenir ses promesses.<br />

Varèse avait eu du mal à se rappeler ce qui pouvait bien se<br />

passer sur Hollywood boulevard en ce moment. Bien sûr… Le<br />

fantôme tenace.<br />

– Et, s’il vous déçoit ?<br />

– Nous reprendrons contact avec toi pour lui régler son<br />

compte, avait répondu Seiza le plus sérieusement du mon<strong>de</strong>.<br />

Le bruit <strong>de</strong> fond dans le Walt Whitman s’était amplifié. Varèse<br />

<strong>de</strong>manda une troisième pinte et un autre verre <strong>de</strong> Scotch.<br />

Ce soir, il boirait jusqu’à plus soif. Histoire <strong>de</strong> repartir à zéro, <strong>de</strong><br />

fêter tout ça et <strong>de</strong> perdre un peu l’esprit. Un poste <strong>de</strong> télévision<br />

montrait Times Square noir <strong>de</strong> mon<strong>de</strong>. Des reportages don-<br />

– 335 –


naient un aperçu <strong>de</strong>s fêtes qui avaient eu lieu sur les méridiens<br />

déjà en l’an 2000.<br />

Les Japonais avaient fait très forts, les Australiens aussi. La<br />

fête parisienne avait par contre dégénéré en combat rapproché<br />

entre les forces <strong>de</strong> l’ordre et les maquisards <strong>de</strong>s banlieues.<br />

Londres avait fêté le nouvel an avec son mélange habituel <strong>de</strong><br />

traditionalisme et d’anticonformisme. Encore <strong>de</strong>ux heures et<br />

toute la côte Est sombrerait dans la démence, le temps que<br />

l’alcool fasse son effet et que l’excitation retombe.<br />

Varèse eut envie <strong>de</strong> lever sa pinte, dans un toast absur<strong>de</strong>, à<br />

l’héritière et à sa part d’ombre. Les gros titres <strong>de</strong>s journaux<br />

avaient annoncé sa disparition trois jours auparavant. L’ancien<br />

agent souhaita bien du courage à ceux qui seraient chargés <strong>de</strong><br />

l’enquête. Peut-être retrouverait-on son corps en partie dévoré<br />

par les requins, échoué sur une plage du golfe du Bengale.<br />

L’image <strong>de</strong> Grand Dad engouffrant sa part <strong>de</strong> tarte lui revint<br />

tout à coup en mémoire. C’était juste avant qu’il ne s’envole<br />

pour Paris. Que lui avait dit le clochard avant <strong>de</strong> se faire jeter<br />

<strong>de</strong>hors comme un malpropre ?<br />

– Tu reviendras ici, gamin, tu reviendras propre comme un<br />

sou neuf ! Et nous boirons à la santé <strong>de</strong> tous ceux qu’on aura<br />

laissés <strong>de</strong>rrière nous !<br />

Propre comme un sou neuf peut-être pas, mais Varèse était<br />

revenu. Il appela une serveuse et lui <strong>de</strong>manda par-<strong>de</strong>ssus le<br />

brouhaha :<br />

– Vous n’avez pas vu Grand Dad ?<br />

– Personne ne l’a vu <strong>de</strong>puis un bout <strong>de</strong> temps. Soit il a été<br />

embarqué, soit il s’est fait la malle si vous voyez ce que je veux<br />

dire.<br />

– 336 –


Varèse voyait ce qu’elle voulait dire. Il chercha son paquet<br />

<strong>de</strong> Gauloises dans la poche intérieure <strong>de</strong> sa veste. Il hésita à le<br />

jeter dans la poubelle <strong>de</strong>rrière le bar.<br />

Finalement, il s’en alluma une et leva son verre pour porter<br />

un toast silencieux. A Catherine.<br />

*<br />

– Tenez-moi cette barre un peu moins mollement, Second !<br />

Vous ai-je donc donné pour mission <strong>de</strong> perdre notre cap ?<br />

– Cette brume ne me facilite pas la tâche, se plaignit Desportes.<br />

– Nous abordons la passe du purgatoire, expliqua Ulysse<br />

une longue-vue vissée sur l’œil droit. Ne nous attendons pas à<br />

<strong>de</strong> la transparence <strong>de</strong> la part <strong>de</strong>s ténèbres.<br />

Sa voix roula comme le tonnerre sur le pont <strong>de</strong> la goélette.<br />

Les voiles claquaient mollement sur les mâts. La brume était à<br />

ce point épaisse qu’on ne voyait pas la surface <strong>de</strong>s flots. Ulysse<br />

sondait le silence et Desportes se <strong>de</strong>mandait ce que le vieux pirate<br />

pouvait bien entendre dans ce néant gigantesque.<br />

– Nous n’aurions pas dû quitter la dorsale principale, se<br />

plaignit-il. Nous aurions pu gagner <strong>de</strong>s consciences à notre<br />

cause et constituer un véritable équipage.<br />

L’ancien ingénieur ne cessait <strong>de</strong> geindre mais c’était un bon<br />

pilote.<br />

– Cessez donc <strong>de</strong> vous plaindre. Celui que nous cherchons<br />

est emprisonné dans cette purée <strong>de</strong> poix. Nous avons pour mission<br />

<strong>de</strong> l’en arracher et nous l’en arracherons.<br />

– 337 –


– Mission que vous vous êtes fixée, ô sublissime gran<strong>de</strong>ur,<br />

se moqua Desportes qui n’avait pas sa langue dans sa poche. En<br />

quoi ce vieillard vous intéresse-t-il ?<br />

– Parce que sans lui, nulle odyssée, jamais, ne pourra être<br />

écrite.<br />

– Une odyssée ? Mais…<br />

– Chut !<br />

Ulysse dressa un in<strong>de</strong>x. On entendait, une voix lointaine. Il<br />

ne fallut pas cinq minutes pour comprendre ce que le type emprisonné<br />

dans la brume, pas très loin, était en train <strong>de</strong> brailler :<br />

– Alors, ban<strong>de</strong> <strong>de</strong> lâches ! Vous allez vous montrer ? C’est<br />

facile <strong>de</strong> me laisser sur cet îlot puant (bruit <strong>de</strong> crachat) mais y<br />

s’rait peut-être temps d’venir vous battre ? Qui veut s’attaquer à<br />

Grand Dad, hein ? !<br />

– C’est lui ? <strong>de</strong>manda Desportes, l’air inquiet.<br />

– C’est lui, confirma Ulysse le sourire jusqu’aux oreilles.<br />

Un îlot boueux apparut à bâbord. La goélette s’arrêta à son<br />

niveau. Grand Dad contemplait l’étrange apparition, les poings<br />

serrés, en position <strong>de</strong> combat. Ulysse déroula une échelle pour<br />

inviter l’exilé à monter à bord. Le Robinson se mit à gesticuler<br />

en direction du navire.<br />

– Descen<strong>de</strong>z donc, ban<strong>de</strong> <strong>de</strong> lâches ! V’nez vous battre si<br />

vous êtes <strong>de</strong>s hommes !<br />

– 338 –


– Vous êtes vraiment sûr que c’est lui ? insista Desportes<br />

qui aurait bien fait <strong>de</strong>mi-tour sur-le-champ pour ne pas avoir à<br />

supporter ce troisième passager.<br />

– Il n’y a plus d’hommes, ici ! lança Ulysse d’une voix puissante.<br />

Le vieillard regarda autour <strong>de</strong> lui, soupçonneux. Il montra<br />

l’îlot et la brume qui l’entourait.<br />

– Il n’a pas compris qu’il était mort ? lança Desportes par<strong>de</strong>ssus<br />

l’épaule d’Ulysse.<br />

Le vieillard avait entendu. Il laissa sa bouche é<strong>de</strong>ntée ouverte<br />

sur un étonnement sans fond.<br />

– Mer<strong>de</strong>, râla-t-il. Alors, ça y est ?<br />

Il se massa la nuque. Il tendit à nouveau la tête vers Ulysse.<br />

– Et vous, vous êtes qui ?<br />

– Des pirates. Nous constituons notre équipage. Vous êtes<br />

partant ?<br />

Grand Dad pesa le pour et le contre : cet îlot au milieu <strong>de</strong><br />

nulle part, seul, ou ce navire avec ce <strong>de</strong>meuré et cet homme au<br />

regard brillant comme compagnons <strong>de</strong> route.<br />

– J’ai quelques talents <strong>de</strong> cuisinier.<br />

– Embauché ! lança Ulysse. Montez à bord, cuistot !<br />

Le vieillard grimpa à l’échelle <strong>de</strong> cor<strong>de</strong> avec une agilité<br />

étonnante pour son âge.<br />

– 339 –


– Nous n’avons pas fait tout ce chemin pour trouver un<br />

type qui savait cuisiner ? <strong>de</strong>manda Desportes à mi-voix. Il a travaillé<br />

chez Ducasse ou quoi ?<br />

– Non, répondit rêveusement Ulysse, mais il est pourtant<br />

inestimable.<br />

– Et, qu’est-ce qui le rend inestimable, patron, si c’est pas<br />

trop vous <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r ?<br />

Grand Dad arrivait au niveau du bastingage.<br />

– Il a connu une jeune personne que nous avons maintenant<br />

pour mission <strong>de</strong> ramener d’entre les morts, une jeune<br />

femme pour être plus précis, qu’un très bon ami à moi a perdue<br />

et à laquelle, présentement, il pense.<br />

– C’est donc ça, l’odyssée ? marmonna Desportes.<br />

Il eut aussitôt un réflexe <strong>de</strong> pirate et <strong>de</strong>manda avec un air<br />

naïf :<br />

– Et ça va nous rapporter ?<br />

Ulysse fut content <strong>de</strong> voir que le métier commençait à rentrer.<br />

– Énormément, Second. Ça va nous rapporter énormément.<br />

Grand Dad sauta sur le pont au moment où un vent venu<br />

<strong>de</strong> nulle part gonflait les voiles du vaisseau fantôme. Ulysse fit<br />

sonner la cloche alors que la goélette s’enfonçait dans la brume.<br />

– 340 –


Aux éditions Albin Michel :<br />

Bibliographie<br />

* Le quadrille <strong>de</strong>s assassins<br />

* Un tango du diable<br />

* Sabbat Samba<br />

* Blanche ou la triple contrainte <strong>de</strong> l’enfer<br />

* Blanche et l’œil du Grand Khan<br />

* Blanche et le Vampire <strong>de</strong> Paris<br />

Aux éditions J’ai Lu :<br />

* Les aventures <strong>de</strong> Pierre Pèlerin (3 vol.)<br />

* La promotion 66<br />

À l’École <strong>de</strong>s Loisirs :<br />

* Alexandre le Grand<br />

– 341 –


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—<br />

Novembre 2008<br />

—<br />

L’auteur :<br />

Retrouvez <strong>Hervé</strong> <strong>Jubert</strong> sur <strong>site</strong> – http://www.blanchepaichain.net/<br />

– ou contactez-le à cette adresse : jubert.herve@neuf.fr.<br />

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