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Rencontre avec Victoire Tuaillon, la journaliste qui veut révolutionner l’amour

Elle publie cette semaine Le Cœur sur la table, le livre tiré du podcast où elle déconstruit un par un les schémas romantiques galvaudés. Victoire Tuaillon nous parle de la dimension politique de l’amour, et de pourquoi il est nécessaire d’apprendre à s’aimer autrement.
Le Cœur sur la table livre
Audio Editions

Victoire Tuaillon l’annonce dès son introduction : l’amour est en train d’être réinventé. “Les manières dont on se parle, dont on se plait, dont on se touche et dont on s’aime”, dit-elle, sont au cœur d’une ‘grande révolution romantique ». Et si on en croit les quelque 600 000 auditrices et auditeurs fidèles à chaque épisode de son podcast Le Cœur sur la table, décliné en un livre fraichement paru chez Binge Audio Éditions, elle est loin d’être la seule à le croire.

Depuis 2017, cette journaliste féministe décrypte la façon dont nos relations sont ancrées dans des rapports de domination. D’abord dans son émission Les couilles sur la table, devenue une référence du podcast féministe, qui a également fait l’objet d’un livre aujourd’hui décliné en poche (éditions Points). Elle y explorait la masculinité et ce qu’elle implique de violence, de sexisme et d’injonctions à la virilité. Dans Le Cœur sur la table, elle se penche cette fois sur l’amour et envoie valser un par un, à l’aide de témoignages et d’analyses, les mythes qui ont fondé notre imaginaire amoureux, pour le pire plus que pour le meilleur : la princesse en quête de son sauveur, le plan cul, la vieille fille, le chasseur et sa proie…

Après des mois de recherches, de cercles de paroles et de conversations intimes avec autant de femmes que d’hommes, de personnes trans ou non-binaires, et de chercheuses, elle en est convaincue : on peut s’aimer mieux, bien mieux même, qu’en restant cantonné aux vieux schémas sexistes qu’on nous a enseignés. C’est donc bien une grande révolution qu’elle propose, parce qu’à la lumière de ses recherches, elle a compris que la notion même d’amour est éminemment politique, modelée par nos situations sociales et nos environnements culturels. Qu’on a besoin de la réinventer, et que cela passera par de profondes remises en question. Elle nous a livré quelques unes de ses réflexions.

Le Cœur sur la table : entretien avec Victoire Tuaillon 

Victoire Tuaillon

Marie Rouge

Comment est né votre podcast Le Cœur sur la table, aujourd’hui décliné en livre ?

En lisant les nombreux témoignages reçus pour Les couilles sur la table, on voyait à quel point ces réflexions sur le genre et sur la masculinité provoquaient de profondes remises en question, particulièrement sur les relations qu’on a dans la sphère la plus intime, avec les membres de nos familles, nos amis, et dans nos relations sentimentales. J’avais depuis longtemps l’intuition que toutes ces révoltes contre les différents systèmes de domination remettaient en question ce qu’on appelle l’amour, et les standards qui y sont associés. Il s’agissait donc de nommer les problèmes et d’y apporter des pistes de solutions.

Votre approche est très didactique et mêle les témoignages à l’analyse et à la théorie. Pourquoi ce format ?

Ce qui m’intéresse, c’est ce qu’il y a d’universel dans nos histoires intimes, et ce qu’elles reflètent d’oppressions systémiques. Le livre est construit de façon à entremêler les deux : des témoignages, qu’on met en perspective avec des spécialistes, des concepts et des outils théoriques. J’aimerais qu’on puisse s’y référer, y revenir souvent, c’est pourquoi j’ai aussi dédié des pages entières à des ressources, qui donnent accès à des récits différents des canons de relations qu’on connaît, qu’il s’agisse de bandes dessinées, de documentaires, d’essais, de podcasts, d’œuvres d’art…

Ces sujets sont au cœur de grandes conversations majoritairement nourries par les femmes. Comment leur donner plus de portée auprès des hommes ?

Beaucoup d’hommes nous envoient des lettres très intéressantes, mais c’est vrai qu’on reçoit majoritairement des témoignages de femmes. Personnellement, ça ne me dérange pas. En parler entre nous fait le plus grand bien et je pense qu’un des changements de perspective qui vont nous servir à toutes, qui vont nous “dépatriarcaliser”, c’est justement de ne plus nous préoccuper de ce que les hommes pensent. Pour moi, la masculinité est aussi une mutilation qui rend la majorité des relations entretenues par les hommes cisgenres et hétéros d’une pauvreté navrante, et ce n’est pas la responsabilité des femmes s’ils ne veulent pas les améliorer. Ce qui m’intéresse, c’est de redonner du pouvoir aux femmes et aux minorités et d’arriver à esquiver les mécanismes qui nous blessent.

Comment est née votre propre prise de conscience féministe ?

Elle vient à la fois d’un intérêt pour les sujets politiques et d’une passion pour ceux d’ordre thérapeutiques, comme la psychologie ou le développement personnel. Mais s’il ne vise qu’à rendre les individus conformes et adaptés à un monde qui va mal, le développement personnel devient indécent. De la même manière, ça ne m’intéresse pas de détacher la théorie politique des affects et des aspects pratiques de nos vies. Ce que le féminisme m’a appris, c’est justement à politiser ce qui est intime, y compris l’amour et les relations qui sont au cœur des préoccupations, en raison de leur socialisation, des femmes. Avec Le Cœur sur la table, on a voulu leur offrir des compagnons de route pour se libérer, et libérer l’énergie nécessaire à lutter ensemble.

Vous organisez des cercles de paroles pour échanger sur ces sujets. Quelles réflexions y reviennent le plus souvent ?

Beaucoup de colère, de lucidité, de détermination. Et de prise de conscience d’à quel point les femmes se font avoir. Elles réalisent que ce qu’on leur a vendu d’une relation souhaitable, et les efforts immenses qu’elles déploient pour qu’elle fonctionne, se font au détriment de leur santé mentale et physique, voire de leur sécurité. On voit à quel point nommer les choses permet de donner un sens à des maux qu’on croyait personnels, qu’on mettait sur le dos de nos névroses familiales ou de nos défauts. Et on réalise que ce n’est pas nous, mais le patriarcat qui veut ça, de même que les systèmes d’oppression racistes, validistes, capitalistes…

L’un des enjeux n’est-il pas de désacraliser l’amour, et le couple hétérosexuel en tant que finalité ?

Plutôt que le désacraliser, il faut remettre l’amour au centre de nos vies, le redéfinir, remettre en question ce qu’on nous a dit qu’il impliquait. Différencier ce qui relève de l’amour et ce qui relève de la violence. Quant au modèle du couple hétérosexuel, il est nécessaire de le désacraliser tel qu’on le voit aujourd’hui, pour revaloriser d’autres types de relations et d’affects. Réaliser par exemple que nos plus belles histoires d’amour sont peut être finalement celles qu’on vit avec nos amies.

Selon vous, pourquoi ces sujets sont encore si effrayants à l’échelle de la société ?

Comme tous les changements, cela demande des remises en question profondes et douloureuses. Quand on commence à se questionner, on est obligé de reconsidérer ce qu’on a appelé amour toute sa vie, et comme il a aussi une fonction existentielle, c’est vertigineux. Pour moi, ce n’est pas tellement une histoire de peur, plutôt de qui a intérêt à ce qu’on ne se remette pas en question. Mais on voit bien ce que produit notre idéologie actuelle de sacralisation du couple hétéro, de la masculinité, de survalorisation de la famille… C’est une catastrophe pour les liens affectifs.

Il s’agirait donc que chacun définisse sa propre idée de l’amour et apprenne à identifier ses désirs, pour inventer le modèle de couple qui lui convient ?

Il faut d’abord se demander qui a la possibilité de se poser la question. La survie des femmes dépend parfois du fait de rester avec le père de leurs enfants, parce qu’elles n’ont pas les moyens matériels de leurs propres conditions d’existence, que les métiers où elles sont majoritaires sont aussi sous-payés, et qu’il n’y a pas de politiques publiques familiales qui les favorise. Quand je dis que réfléchir à l’amour est l’une des façons de faire la révolution, c’est parce qu’il faut en passer par ces politiques là pour qu’on ait toutes et tous le loisir, le temps et la possibilité de s’aimer comme on le veut.

Comment déconstruire des siècles d’idéalisation de la monogamie et de la famille nucléaire, pour ouvrir la voie à d’autres schémas ?

Là aussi, il faut créer les conditions matérielles qui le permettent. Ça passe par la réduction du temps de travail, par le fait de mettre en place des logements adaptés à ces remises en question, et de regagner du pouvoir. On peut par exemple questionner la possibilité du polyamour, qui est un modèle intéressant, mais là encore, il faut être en position de négocier et les femmes ont rarement le pouvoir de le faire. Il s’agit surtout de réaliser que plein de modèles sont possibles, qui nous donneraient plus de liberté, nous procureraient plus de joie, et que cette recherche est complètement légitime.

Comment comptez-vous poursuivre ces réflexions à l’avenir ?

Je vais continuer à travailler sur la question des relations humaines, et à politiser des sujets intimes. Chaque épisode de la première saison du Cœur sur la table visait à faire sauter un petit verrou dans la façon dont le sexisme pourrit nos relations. La conclusion, c’est qu’il y aura des conflits, et que ce n’est pas grave. Ce qui m’intéresse maintenant, ce n’est pas comment chercher des compromis ou de savoir qui va s’écraser au profit de l’autre, mais comment développer une culture du conflit qui nous permette d’améliorer nos vies.

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