Reportage : Audrey Pulvar en tenue de campagne

À peine désignée tête de la liste socialiste aux élections régionales en Île-de-France, Audrey Pulvar a dû affronter de terribles révélations sur son père. Gaspard Dhellemmes a cherché à comprendre comment l’ex-journaliste parvenait à se composer un masque de candidate enthousiaste entre la douleur familiale et la pression politique.
En campagne avec Audrey Pulvar l'exjournaliste devenue protge d'Anne Hidalgo
Lafargue Raphael / ABACA

Ce matin-là, le radio-réveil m’a fait sursauter un peu plus tôt que d’habitude. Audrey Pulvarétait l’invitée de l’interview de 7 h 50 sur France Inter. J’avais justement sollicité un entretien avec elle il y a plusieurs semaines déjà. Je voulais savoir comment l’ancienne présentatrice du « 19/20 » de France 3 était devenue cette femme politique habile et ambitieuse, prête à défier Valérie Pécresse à la présidence de la région Île-de-France. Mais ce questionnement était soudain devenu dérisoire. Depuis quelques jours, trois de ses cousines ra­­contaient avoir été jadis agressées sexuellement par son père, Marc Pulvar. Dans la boue des réseaux sociaux, sa fille était accusée au mieux d’indifférence, au pire de complicité. Elle, qui était une enfant au moment des faits, se voyait sommée de s’expliquer à la place de cet homme mort en 2008. À la radio, les auditeurs l’entendent donc se présenter comme la « fille d’un pédocriminel, fille d’un monstre » – ce sont ses mots. « Et quand vous êtes la fille d’un monstre, répète-t-elle, for­cément, à un moment, vous vous demandez si vous n’êtes pas un peu un monstre vous-même. » Instant de sidération. Audrey Pulvar déplie la mécanique infernale de l’inceste. « Non, il ne m’est pas venu à l’idée de le dénoncer, dit-elle. Ça n’était pas à moi de le faire. » La femme politique disparaît peu à peu sous les sanglots étranglés. « Ce sont des crimes qui détruisent profondément les êtres, les victimes directes et tous ceux qui sont autour », conclut-elle, la voix hachée par les pleurs. C’est presque insoutenable à écouter. On se demande si elle va réussir à terminer l’interview.

Quelques jours plus tard, sa cheffe de cabinet me rappelle : Audrey Pulvar est d’accord pour me rencontrer, à condition toutefois de ne pas parler de son père. « N’essayez même pas, insiste-t-elle : elle ne répondra à aucune question. C’est très douloureux, vous savez. » Le sujet m’intéresse quand même. Je me demande comment on peut faire campagne après une telle déflagration. Comment distribuer des tracts, parler reconversion du triangle de Gonesse et saturation du RER B, comme si de rien n’était ? Quelle force faut-il trouver en soi pour porter le masque de la candidate forcément enthousiaste ? J’étais convaincu qu’elle céderait la place à un(e) autre, plus disposé(e) à jouer la comédie de la campagne. Cette après-midi de mars, l’adjointe « à l’alimentation durable, à l’agriculture et aux circuits courts » (c’est son titre exact) me reçoit au troisième étage de l’Hôtel-de-Ville. « J’arrive, j’arrive », dit-elle en trottinant. Elle revient d’un déplacement au jardin d’agronomie tropicale du bois de Vincennes et, puisqu’il faut bien lancer la conversation, je la complimente un peu bêtement sur son bureau. Ça la fait sourire : « C’est que vous n’avez pas vu les autres. » À y regarder de plus près, la pièce est vraiment exiguë et dépare cet édifice tout en moulures et hauteurs sous plafond extravagantes. Au-dessus de sa table de travail, elle a accroché une gouache représentant un paysage normand : « Je la regarde parfois. Ça m’apaise. » Qu’elle semble lasse au milieu de cette campagne impossible. Elle plafonne à 13 % dans les sondages et, dans une région qui ne pense qu’à retrouver une vie normale, elle doit créer une dynamique autour de son projet à coups de réunions masquées sur Zoom. Très vite, je lui demande si elle a pensé à renoncer. Elle laisse passer un long silence, puis lâche un « non » d’une voix si faible que je crois entendre « oui ». « Comment vous dire ? reprend-elle. C’est quelque chose de très douloureux et qui l’a toujours été. Mais je dois faire face. »

Photographie Bettina Pittaluga

Loin des fantômes

Selon le cliché psychanalytique bien connu, on n’échappe jamais vraiment à son enfance. Il est rare toutefois qu’elle vous rattrape avec une telle violence. Audrey Pulvar est née à Fort-de-France, la première ville de Martinique. Elle est la troisième fille d’une assistante sociale et d’un tonitruant professeur de mathématiques, engagé dans les ­combats anti­coloniaux et les luttes syndicales. Parce qu’elle est née à l’époque de l’affaire Angela Davis – laquelle encourait la peine de mort –, on lui donne aussi ce prénom après Audrey : être de gauche va de soi chez les Pulvar. Quand François Mitterrand est élu en 1981, le grand-père, ouvrier fraiseur chez Renault, « met des mois à s’en remettre tant il est heureux ». Les parents d’Audrey se séparent vite quand elle a à peine 5 ans, mais ça ne l’empêche pas d’admirer ce père éloquent, dont les discours enflammés font trembler le patronat martiniquais. Petite, elle reste éveillée parfois tard le soir pour le voir quand il rentre de ses réunions avec ses camarades. Pendant les vacances, il l’emmène faire du camping sur les plages sauvages de l’île avec des cousins. Souvent, Marc prend de longs bains avec sa nièce Barbara, la fille du célèbre poète Édouard Glissant. Comment imaginer l’impensable ? Marc, dit « Loulou », est une figure morale qui s’est toujours tenue aux côtés des plus faibles. Sa fille, Audrey, a 5 ans, mais elle devine que des trucs « pas normaux » se passent. Un jour de dispute, Barbara, qui a à peu près le même âge, lui lance : « Ton père, il met sa main dans ma culotte. » Elle encaisse sans comprendre ce qui se joue, comme si son cerveau avait tout « cadenassé ».

L’adolescente un peu solitaire découvre à 13 ans le visage de Christine Ockrent en direct sur France 2. Une révélation. « Je voyais une femme qui avait une connaissance de sujets ­complexes, une autorité naturelle, quelque chose de puissant. À partir de là, toutes mes forces sont tendues pour devenir journaliste. » Vite, un Deug de sciences économiques à Rouen puis une école de journalisme à Paris où ses professeurs la poussent vers la télévision. La jeune femme possède cette grâce mystérieuse que l’on appelle charisme. Débuts sur la chaîne martiniquaise ATV, puis le grand départ des Antilles – elle laisse loin derrière les amis et les fantômes. Elle enchaîne les piges sur LCI et les remplacements sur France 3, tout en s’occupant de sa fille, Charis, née en 1997. Un soir, au début des années 2000, sa mère lui annonce la nouvelle : deux de ses cousines, Karine et Valérie, ont décidé de porter plainte contre son père. Elles peinent encore à prononcer le nom de Marc Pulvar mais, dans la famille, tout le monde a compris. Elles ont besoin de parler et surtout d’être entendues : l’idole était un salaud. Mais personne n’est alors prêt à les écouter. Et puis les faits sont prescrits. Leur plainte n’aboutit pas et on referme le couvercle sur les secrets de famille. Quand elle en parle aujourd’hui, Audrey Pulvar affirme avoir apporté son « soutien » à Karine et Valérie.

En 2004, la carrière de la journaliste décolle. Elle est choisie pour présenter sur France 3 le journal télévisé de deuxième partie de soirée, le « Soir 3 ». La presse fait d’elle un symbole : à 32 ans, elle devient la première femme noire à la tête d’un JT. L’année suivante, Paul Nahon, le directeur de l’information de la chaîne, la convoque dans son bureau.

« Je vous demande de prendre la suite d’Élise Lucet pour le “19/20”.

– OK, on y va », répond-elle sans hésitation.

La nouvelle star de l’info travaille dur. « Je déteste les “jako répèt”, me dit-elle en traduisant l’expression du créole : ça veut dire “perroquet”. » Elle ajoute : « J’aime être incollable sur tout. Je me suis toujours mis la pression, que ce soit en direct sur ATV devant 150 000 téléspectateurs ou pour présenter le “19/20”. » À l’écran, Audrey Pulvar dégage une sorte d’assurance tranquille, mélange de réserve et de professionnalisme. Elle se lâche en revanche lors d’interviews politiques toniques, comme dans cet échange de 2008 au couteau avec Nicolas Sarkozy, alors président de la République, au sujet des expulsions d’étrangers en situation irrégulière. Six minutes de tension qu’il conclut en rejouant la célèbre tirade de Giscard : « Mais madame, j’ai un cœur, et comme vous, il est à gauche. » Déjà la militante pointe sous la journaliste. Elle défile même contre la réforme du service public et la suppression de la publicité sur France Télévisions. Personne ne songe à le lui reprocher : son journal réunit près de 6 millions de téléspectateurs chaque jour.

Dans son bureau de poche de l’Hôtel-de-Ville, je la taquine :

« Ce genre d’exposition ne vous est pas monté à la tête ?

– J’ai toujours demandé à mes amis de me secouer si je prenais la grosse tête. Ils ne l’ont jamais fait.

– Vous avez peut-être des amis très complaisants...

– Peut-être, sourit-elle. Je sais que ma vie n’est pas tout à fait normale, mais ce n’est pas une raison pour me perdre. »

Photographie Bettina Pittaluga

Isabelle Huppert et la condition ouvrière

Une vie professionnelle change rarement de manière radicale. Il faut poser des jalons, faire les bonnes rencontres. Les transformations de carrières sont plus glaciaires que volcaniques. La mue d’Audrey Pulvar s’accélère en novembre 2009 quand elle rencontre Arnaud Montebourg. Il est alors député et président du conseil général de la Saône-et-Loire, mais il parle déjà de quitter la vie publique, fatigué de plaider dans le désert pour la « rénovation » du parti socialiste. Encore une journaliste en couple avec un politique : il y a eu Anne Sinclair, Christine Ockrent et tant d’autres... C’est maintenant au tour d’Audrey Pulvar de perpétuer cette drôle de tradition française qui nourrit la défiance des citoyens.

Leur histoire révélée dans la presse people met dans l’embarras ses employeurs d’alors, I-Télé (futur CNews) et France Inter. Elle sera bientôt privée d’interviews politiques. Dans ces cas-là, on prie toujours les femmes de se faire discrètes. Lors de la primaire socialiste de 2011, Arnaud Montebourg, alias « monsieur démondialisation », surgit en troisième place avec 17 % des suffrages derrière François Hollande et Martine Aubry. Il ne sera pas élu, mais il aura son mot à dire. Audrey Pulvar apparaît à côté de lui le soir des résultats, grand sourire, une fleur à la main. Elle devient cette journaliste de gauche et glamour qui fait la couverture des Inrockuptibles une rose entre les dents. Quelques mois plus tard, en septembre 2011, Laurent Ruquier la choisit comme chroniqueuse en tandem avec Natacha Polony. Les passes d’armes – les « clashs », dit-on à l’époque – avec les hommes politiques se multiplient, comme avec Jean-François Copé à qui elle ne se prive pas de rappeler les embarrassantes photos de vacances avec un sulfureux intermédiaire franco-libanais, lui lançant : « On ne barbotera pas dans la piscine de Ziad Takieddine ensemble, ça, c’est clair. »

Quand François Hollande est élu président de la République, Arnaud Montebourg devient son remuant ministre du redressement productif, un titre orwellien taillé pour le personnage. Cette fois, la situation est intenable. Audrey Pulvar est contrainte de quitter France Inter et Laurent Ruquier se passe de ses services. Heureusement, le banquier Matthieu Pigasse, qui se dit de gauche et vient de racheter Les Inrockuptibles, la propulse à la direction de la rédaction. Enfin, elle peut donner libre cours à ses opinions, passer d’un numéro spécial sur Isabelle Huppert à un autre sur la condition ouvrière. Et tant pis si Le Canard enchaîné se gausse du prix de ses lunettes en écailles de la maison Bonnet : 15 000 euros, dit le palmipède ; « seulement 3 300 », rectifie l’intéressée. L’ennui, c’est que Matthieu Pigasse et Arnaud Montebourg ne s’entendent pas. Question d’ego, surtout. Audrey Pulvar découvre les limites de son rôle de journaliste-compagne de ministre. Son actionnaire lui demande de le soutenir . « Je lui ai dit : “Si vous avez quelque chose à dire à Arnaud Montebourg, vous l’appelez. Vous lui mettez le poing dans la figure si vous le souhaitez, mais laissez le magazine en dehors de tout ça.” » La réalité est aussi qu’elle est alors sur le point de se séparer du ministre. En novembre 2012, lassée d’être présentée comme la « femme de », elle finit par informer l’AFP de sa rupture par SMS. Un mois plus tard, elle quitte Les Inrocks.

Tout sauf Najat

Comment de­vient-on à son tour une femme politique ? En juillet 2017, Audrey Pulvar fait ses adieux au journalisme en direct sur I-Télé. L’annonce de son « choix de changer de vie » a des airs de harangue : « Avoir le choix, c’est une chance dans un pays où 6 millions de personnes voudraient simplement pouvoir travailler. » Elle prend la tête de la fondation Nicolas-Hulot, dont le fondateur vient enfin d’accepter un poste de ministre de l’environnement du gouvernement d’Édouard Philippe. Nuits blanches dans les dossiers entre négociations du Ceta (accord commer­cial Europe-Canada) et assises de la mobilité. Au même moment, alors qu’Anne Hidalgo est une énième fois attaquée sur les réseaux sociaux – pour avoir fermé les voies sur berges à Paris –, elle vole à son secours sur Twitter : petit smiley d’applaudissement pour la « piste cyclable géniale sans feux rouges, magnifique » de la voie Pompidou. Pour une fois qu’on ne lui envoie pas une vidéo de rats s’égayant sur la chaussée, l’édile est surprise. Les deux femmes se rencontrent. C’est le début d’une relation amicale puis politique. « Tu peux compter sur moi. Je suis là », lui lance Audrey Pulvar. « Moralement, son soutien nous a fait du bien à tous, à une époque où on avait l’impression de creuser chaque jour notre tombe, se souvient Ian Brossat, adjoint communiste chargé du logement. Et Anne, qui a très bonne mémoire, ne l’a pas oublié. »

Mai 2019, une soirée morose de plus à l’Hôtel-de-Ville. Anne Hidalgo a invité Audrey Pulvar dans son bureau pour suivre les résultats des élections européennes. Un raz-de-marée pour La République en marche à Paris. À ce rythme-là, frémissent les convives, Benjamin Griveaux va prendre la mairie sans faire campagne. Ne fanfaronne-t-il pas déjà devant ses amis ? Et comment composer avec les vrais faux alliés d’Europe Écologie-Les Verts, toujours en train de mégoter leur fidélité ? Anne Hidalgo a alors une idée : « Tu me dis souvent que tu iras là où tu seras la plus utile pour moi, expose-t-elle à Audrey Pulvar. Eh bien, viens sur ma liste. » L’ancienne journaliste a le pedigree idéal : c’est une personnalité connue, écolo et de gauche. Pourtant, elle hésite un peu. Elle a vu ­combien la politique pouvait tout dévorer. En octobre 2019, son nom apparaît en deuxième position sur la liste des arrondissements du centre de Paris. Tant pis si elle vit en réalité du côté de Montparnasse. Elle loue un appartement pour sa fille, Charis, dans le IVe arrondissement. Paris vaut bien quelques contorsions.

Une fois réélue, Anne Hidalgo tient à récompenser sa nouvelle amie – qui jure pourtant n’avoir rien demandé. Audrey Pulvar sera l’une des 37 adjoints accueillis sous les dorures de la mairie. Et comme elle ne veut prendre la place de personne, on lui taille une mission sur mesure qui fleure bon l’esprit du temps : chargée de « l’alimentation durable, de l’agriculture et des circuits courts ». Et pourquoi pas aussi « chargée de l’élevage des rats et des tortues » ? se moquent les twittos, qui cherchent en vain les champs de la Beauce entre les pistes cyclables. L’ancienne reine de l’info a beau se démener pour convertir les cantines au bio, le début du second mandat d’Anne Hidalgo patine. Une poignée d’élus écologistes, dont l’ancienne journaliste et militante LGBT Alice Coffin, attaquent la maire sur un nouveau front : ils l’accusent d’avoir accordé sa confiance – et même son amitié – à un homme, Christophe Girard, son adjoint à la culture, réputé proche de l’écrivain pédocriminel Gabriel Matzneff. Chaque jour le ton monte un peu plus sur la question des violences sexuelles. Une manifestation est organisée sur le parvis de l’Hôtel-de-Ville où l’on agite même une banderole « Bienvenue à Pédoland ». Le jour suivant, Audrey Pulvar explique au Parisien qu’Alice Coffin a « dépassé les bornes ».

À cette époque, l’adjointe pense surtout à la marche suivante : les élections régionales. Elle se verrait bien reprendre l’Île-de-France à la droite qui dirige la région depuis 2015. Des militants de gauche lui ont soufflé l’idée. Quelque 12 millions d’habitants, 20 % du PIB national : beau défi pour une nouvelle venue en politique. Elle consulte à tout va, enchaîne les réunions Zoom avec concurrents et soutiens potentiels. L’ancien adjoint à l’urbanisme, Jean-Louis Missika, la met en garde : – « Réfléchis bien, ça va être hyper-dur et violent, tu vas être traînée dans la boue » –, tandis qu’Anne Hidalgo lui accorde sa bénédiction – « Ton nom circule, ce serait vraiment bien. » De fait, si la maire de Paris a l’intention de prendre l’Élysée en 2022, il lui faudra des troupes et des soutiens bien placés – et elle ne veut pas entendre parler de Najat Vallaud-Belkacem, qui risquerait de lui contester l’investiture socialiste. Au PS, les hiérarques, qui n’ont pas de meilleur candidat sous la main, sont d’accord : Audrey Pulvar est chargée de conduire la liste aux régionales. À l’automne 2020, la bataille est à peine lancée et, déjà, les relations se tendent avec Valérie Pécresse. Dans un tract, Pulvar attaque sa rivale sur des subventions qu’elle aurait accordées à des associations anti-IVG. Elle reçoit un SMS aigre-doux en riposte : après un « bonne chance », « ce serait dommage de vous laisser entraîner aux mêmes méthodes de basses calomnies utilisées par Claude Bartolone [candidat du PS défait aux régionales de 2015] ». Les deux femmes se connaissent un peu. Audrey Pulvar a parfois interviewé Valérie Pécresse à la télévision. Elles ont aussi partagé un petit-­déjeuner sous la présidence de Nicolas Sarkozy : la journaliste venait présenter à la ministre de l’enseignement supérieur un projet d’émission de vulgarisation scientifique intitulé « Ramène ta science », finalement resté dans les cartons.

Photographie Bettina Pittaluga.

Comme une « torche humaine »

En janvier 2021, Audrey Pulvar annonce au Parisien : « Je suis prête ! » Ça y est, elle est officiellement candidate. Une semaine plus tard, stupeur : dans le sillage de la parution du livre de Camille Kouchner (La Familia grande), trois femmes – Karine Mousseau, Barbara Glissant et Valérie Fallourd – adressent une lettre à l’AFP dans laquelle elles accusent Marc Pulvar d’avoir été un « pédo­criminel ». Il faut dire qu’elles en ont traversé, des moments difficiles – dépressions, et même tentatives de suicide pour l’une – avant d’oser prendre la parole. Cela fait tant d’années que ce parent tortionnaire est porté au pinacle pour ses engagements syndicaux. Elles veulent en finir avec l’« héroïsation » de l’idole martiniquaise, dont les dix ans de la mort ont été commémorés avec ferveur dans sa ville natale de Rivière salée, au sud de l’île. « C’était l’oncle de la famille, le favori, adulé déjà, par tous, écrivent-elles. Une confiance totale, qui dure encore aujourd’hui de manière posthume, et que nous avons décidé de briser, une fois pour toutes. »

Audrey Pulvar est sonnée. Tous les souvenirs refoulés de l’enfance remontent d’un coup à la surface. Pour le moment, elle se contente de déclarer à l’AFP que, oui, elle savait. Elle avait appris « les crimes ­commis » par son père « il y a une vingtaine d’années » par ses cousines. « Cela a été un choc très profond pour mes proches et pour moi, ajoute-t-elle. Tant qu’elles ne souhaitaient pas s’exprimer publiquement, ce n’était pas à nous, à moi, de nous substituer à leur parole de victimes. » Injustice des médias et des réseaux sociaux : ce qui est en Martinique « l’affaire Marc Pulvar » devient aussitôt en France « l’affaire Audrey Pulvar ». « Quand je découvre la photo d’Audrey associée aux articles sur son père, je ne comprends pas : elle est aussi une victime », s’étouffe son directeur de campagne, le sénateur Rachid Temal.

Sur Twitter, une vidéo de 2017 ressurgit opportunément sur plusieurs comptes de militants de droite ou d’extrême droite : Audrey Pulvar y confie son admiration de petite fille pour son père. Nouvel émoi des justiciers numériques : si elle était au courant des agressions, pourquoi a-t-elle continué à faire l’éloge d’un criminel ? Personne ne prend le temps d’expliquer que les incestes sont tissés de terribles conflits de loyauté. Un bourreau peut être aussi une personne aimée. « Même des proches lui ont reproché cette vidéo, relate sa confidente Nadège Beausson-Diagne. C’est injuste : Audrey a su respecter le rythme de ses cousines, qui ont parlé quand elles ont pu parler. » La comédienne dépeint son amie comme une féministe sincère. Elle raconte même comment elle a jadis aidé et logé durant des mois l’actrice Azata Soro menacée de mort au Burkina-Faso après avoir dénoncé les agressions sexuelles d’un réalisateur.

Il faut aussi imaginer les tourments qui la tenaillent. Comment vivre avec le fantôme de ce père qu’elle continue à appeler « papa » ? Dans Le Monde, elle se compare à une « torche humaine » qui doit faire coexister dans son esprit un père monstrueux mais aussi un homme « luttant pour les plus démunis » et qui l’a construite. Elle l’a interrogé sur ses actes, bien sûr, avant qu’il ne meure d’un cancer en 2008, mais il aurait tout nié. Le lendemain de sa mise au point sur France Inter, son portable crépite de SMS de félicitations : il y a là des amies, mais aussi l’actrice**Adèle Haenel** et même Valérie Pécresse. Après ça, elle prend une semaine de vacances. Puis, contre toute attente, elle repart en campagne.

Vêtue d’une longue doudoune kaki, Audrey Pulvar déambule entre les stands de pastillas et de fruits et légumes du marché de la Croix-de-Chavaux, à Montreuil, en Seine-Saint-Denis. Ici, personne ne lui parle de son père. C’est à peine si on sait qu’elle est en campagne. Mais l’effet « vu à la télé » fonctionne. On demande à faire des selfies avec « madame la présentatrice ».

« Vous êtes belle dans tous les sens du terme, lui lance le boucher.

– Si vous voulez que je sois une belle présidente, répond-elle, votez pour moi en juin ! »

Entre deux plaidoyers pour la gratuité des transports en commun (sa principale promesse), elle esquive un badaud un rien pot de colle : « Vous devez me confondre avec Karine Le Marchand. » Elle fait de son mieux pour sourire, mais elle apparaît un brin distante et on ne sait si c’est de la pudeur ou de la froideur. Je l’interroge sur les SMS qu’elle échange avec Pécresse, ça l’agace et voilà qu’elle me donne une leçon de journalisme sur le bitume : « Vous savez, dans une campagne, il y a le fond aussi, pas juste les polémiques. » Autour de nous, les militants contemplent le bout de leurs chaussures. L’intervieweuse avait du cran ; la femme politique est à cran. Drôle de candidate qui vous reprend de volée à chaque question et ne cherche pas à séduire. « Beaucoup d’entre nous n’auraient pas survécu au quart de la pression qu’Audrey a dû endurer », observe le premier adjoint à la maire de Paris, Emmanuel Grégoire. Me revient alors cette phrase de la philosophe chrétienne Simone Weil : « Mécanique humaine. Quiconque souffre cherche à communiquer sa souffrance – soit en maltraitant, soit en provoquant la pitié – afin de la diminuer et il la diminue vraiment ainsi. »

« Déchouker » Valérie Pécresse

Dernier entretien, une semaine plus tard, par téléphone. Audrey Pulvar n’est guère plus amène. Cette fois, elle me reproche de trop nombreuses questions sur son père lors d’une rencontre précédente. « Au moins sept », a-t-elle retenu – décompte fantaisiste. Quelques jours plus tard, surprise : elle aborde librement le sujet avec Apolline de Malherbe sur BFM TV et tient même à ajouter des éléments qu’elle « n’a pas dits sur France Inter » : « Je dormais à côté de ma cousine pendant que mon père la violait. Je ne sais pas si vous vous rendez compte de la portée de ce que je suis en train de vous dire... »

Dans la foulée, elle se lance sur un sujet hautement inflammable – les réunions non mixtes organisées au sein du syndicat étudiant Unef : « S’il se trouve que vient à cet atelier une femme blanche, un homme blanc, il n’est pas question de la ou le jeter. En revanche, on peut lui demander de se taire, d’être spectateur ou spectatrice silencieux... » Et tant pis si, les jours suivants, personne, au parti socialiste, ne la soutient alors que la droite et l’extrême droite lui tombent dessus : cette polémique lui permet de se démarquer des appareils politiques.

Du reste, elle semble avoir retrouvé du tonus. Sa victoire aux régionales, elle y croit. N’a-t-elle pas reçu le soutien de Christiane Taubira, toujours très populaire dans l’électorat de gauche ? Elle en est certaine : elle va offrir une alternative « à une vision caricaturale de droite, qui néglige les questions des inégalités et du réchauffement climatique », me répète-t-elle. Dans une interview donnée au magazine Elle, Audrey Pulvar parle même de « déchouker » (déboulonner, en créole) l’actuelle présidente de l’Île-de-France, Valérie Pécresse. À cette occasion, elle a forgé cet étrange néologisme : « Pulvariser. » Comme si elle voulait nous dire qu’elle était aussi en campagne pour venger son nom.

Photographie Bettina Pittaluga.