Le baron Ernest-Antoine Seillière : l'homme qui en voulait trop

Il y a dix ans, le baron Ernest-Antoine Seillière était l'un des hommes les plus puissants de France. Il présidait le Medef, tenait les commandes du groupe Wendel, ferraillait contre les 35 heures. Aujourd'hui, il croule sous les ennuis judiciaires et fiscaux. Avant de s'expliquer devant la brigade financière, l'ex-patron des patrons a dévoilé à PATRICE LESTROHAN les dessous de sa chute et de ses désirs de cinéma.
ErnestAntoine Seillière
Sofia Sanchez et Mauro Mongiello

Il ne veut plus parler du Medef. Ni du groupe Wendel, dont il a quitté la présidence au mois de mars. Quand on l’interroge sur sa nouvelle vie, le baron Ernest-Antoine Seillière, 75 ans, se présente comme un aimable retraité en quête de nouveaux loisirs. En ce moment, il veut « tourner un film ». Il a d’ailleurs emprunté à la cinémathèque de Bercy, à Paris, un manuel intitulé Écrire un scénario. « C’est très difficile mais ça peut être une expérience intéressante », glisse-t-il en jetant un œil à son communicant. Le terme de « non-communicant » serait plus approprié : à l’évidence dévoré d’angoisse à la perspective d’une gaffe de son client, ce sympathique consultant, pendant tout notre entretien, n’a songé qu’à y mettre un terme rapide. « Que voulez-vous ? soupire l’ancien patron des patrons. Longtemps, je me suis gardé de toute prudence médiatique. Je répugnais à me contrefaire, à lutter contre mon tempérament. »

Comment l’oublier ? D’Yvon Gattaz à Laurence Parisot, en passant par François Perigot, aucun président du CNPF (Conseil national du patronat français) rebaptisé Medef (Mouvement des entreprises de France) en 1998, n’aura incarné la fonction avec autant de passion que le baron. Il faudra attendre un peu pour mesurer la fougue du nouveau, Pierre Gattaz (fils d’Yvon).

AFP / Gérard Cerles

En 1998 à Strasbourg, Ernest Seillière annonce que le CNPF (Conseil national du patronat français) devient le MEDEF (Mouvement des entreprises de France). © AFP Photo

Seillière, entre 1997 et 2005, c’était le patronat fait homme. Un personnage à l’inaltérable prestance, cassant, mordant, figure de proue d’une prestigieuse famille, morgue et superbe comprises. Rien ne semblait devoir l’arrêter dans son homérique combat contre les ­­35 ­heures : il y revenait en boucle dans les journaux télévisés, tançait tous les pouvoirs, se prenait le bec avec la ministre de l’emploi Martine Aubry et appelait à « déstabiliser » le premier ministre Lionel Jospin, son ancien camarade de promotion de l’ENA. Sans grand succès, mais qu’importe. Même le retour de la droite aux affaires, en 2002, n’a pas calmé ses ardeurs. Jugeant le gouvernement bien tiède, celui qui se proclamait « chabaniste-gaulliste social » (traduire : « anti-chiraquien ») n’a alors modéré qu’en partie ses lazzis et, sur sa lancée, se gaussait toujours en privé et sans retenue de tout un chacun. Une imitation de Jean-Pierre Raffarin, désopilante selon un témoin, le fâcha ainsi durablement avec l’ancien premier ministre. « Oh, fâché, minimise aujourd’hui Seillière. S’il fallait que je sois fâché avec tous ceux que j’ai imités... » Du reste, ses cibles le lui rendaient bien : « Ça va vous amuser, poursuit-il en souriant, mais je ne me suis vraiment énervé que lorsqu’on a contesté mon titre de baron. Marquis ou comte, tout le monde s’en fiche, mais baron... » Baron pontifical au demeurant, par la grâce du pape Léon XIII (1878-1903) qui anoblit son grand-père en reconnaissance de ses œuvres charitables.

Ces projets de retraite et cette humeur un peu pateline ont une explication : Seillière croule aujourd’hui sous les ennuis judiciaires, et accessoirement administratifs. Un enfer, ou tout comme. Une cousine, Sophie Boegner, l’accuse d’abus de biens sociaux chez Wendel. Son ex-très fidèle directrice de la communication, Christine Dutreil, épouse de l’ancien ministre et cofondateur de l’UMP Renaud Dutreil, lui réclame 3,9 millions d’euros pour, à l’en croire, l’avoir ruinée dans les embrouilles d’un étrange plan d’intéressement. L’ancien directeur juridique du groupe, Arnaud Desclèves, en exige au moins autant et multiplie les plaintes en évoquant un « délit d’initié », des « manipulations de cours de Bourse » et on vous en passe. Sans parler du Trésor public qui lui demande notamment la bagatelle de 40 millions d’euros, apparemment soustraits aux ­impôts. En juin 2012, le parquet de Paris a fini par ouvrir une information judiciaire pour fraude fiscale. Des faits passibles en théorie de cinq ans de prison. On ne plaisante plus. « Vous voulez écrire sur E-A.S ? feint de s’étonner un de ses lointains (et ironiques) parents. Mais il n’y a plus que quelques juges d’instruction pour s’intéresser à lui ! »

Une époque de fric fou

Qu’elle semble lointaine, la saga du flamboyant Ernest-Antoine chez les maîtres de forges. Lorsqu’il prend la direction du groupe familial en 1978, le fils de Renée Wendel a tout juste passé les 40 ans, une petite expérience dans les cabinets ministériels et un joli diplôme de l’ENA. Il découvre une maison au bord de l’apoplexie, dont les derniers sites sidérurgiques viennent d’être nationalisés par le gouvernement de Raymond Barre. De l’empire fondé en 1704 par l’entreprenant Jean-Martin Wendel, ne reste qu’un « bric-à-brac » (le baron dixit) de participations financières dans les ustensiles de cuisines et le fret ferroviaire. L’impétrant a toutefois un plan assez dingue : il veut transformer le groupe industriel en fonds d’investissement à l’anglo-saxonne. Cela va lui prendre deux bonnes décennies et pas mal d’énergie. Mais il a le talent nécessaire pour se retrouver dans les bons coups. Sous sa houlette, Wendel finance les débuts du groupe informatique Capgemini, l’opticien Afflelou, l’équipementier Valeo ou les laboratoires bioMérieux.

En 2001, accaparé par le Medef, il confie la direction à un jeune loup de la BNP : Jean-­Bernard ­Lafonta, 40 ans à peine, diplômé de Poly­technique et de l’École des Mines. Étranger à la famille, il incarne à merveille le Wendel new-look. Il applique une stratégie d’investissement hyper-agressive : puisque les banques prêtent à taux très bas, il multiplie les LBO (de l’anglais « leveraged buy-out »). La technique consiste à prendre le contrôle d’une entreprise en empruntant plus de 80 % du prix conclu. Les bénéfices dégagés par la société achetée servent ensuite à rembourser la dette. Et le tour est joué, avec un maximum de profits pour l’acquéreur lors de la revente. « On l’a oublié aujourd’hui mais c’était une époque de fric fou, se souvient un actionnaire. Qui n’avait pas ses 20 millions d’euros à 40 ans était un nullard. » Le train de vie de Lafonta confirme à sa façon la justesse des choix : il acquiert sur le Champ de Mars, presque au pied de la tour Eiffel, un luxueux appartement d’une dizaine de millions d’euros. Sans préjudice pour sa lumineuse résidence qu’il fait agrandir sur un piton rocheux de Corse. Ernest-Antoine Seillière semble alors oublier les traditions d’une maison où la discrétion confine au jésuitisme.

Une galaxie complexe, les Wendel. Ici, on est cousin puis actionnaire, pas l’inverse. Les liens du sang priment sur le montant des dividendes. Les 1 060 membres du clan recensés appartiennent à trois branches – les Curel, les Gargan et les Wendel pur-sang. Chacune assure, à égalité de rang, la postérité de l’ancêtre de cette triple lignée, François de Wendel (1778-1825), dont le portrait a toujours orné le bureau d’Ernekind (le surnom donné à Ernest-Antoine par sa grand-mère) non loin d’un nounours en peluche offert par le banquier américain David Rockefeller. Sous l’appellation Wendel Participations, le clan familial est aussi l’actionnaire de référence qui détient 35 % de la société cotée Wendel. Dans ce digne panaché du Who’s Who et du Bottin mondain, des Noailles croisent des La Rochefoucauld, des Peugeot y côtoient des Hautecloque, la famille du général Leclerc. Différents ministres du général de Gaulle, de Pompidou ou de Giscard étaient également issus de la dynastie, tout comme, plus près de nous, l’éphémère « Juppette » et candidate malheureuse à la mairie de Paris, Françoise de Panafieu, l’ancien sénateur Josselin de Rohan ou bien l’ex-président gaulliste du Conseil constitutionnel Yves Guéna, etc., ce qui fait au total beaucoup de « have been », mais n’en honore pas moins les blasons de la maison. Hors réunion annuelle, la famille se retrouve encore, à plus petits effectifs, dans des « dîners-traits d’union » de la plus exquise tenue. L’hiver dernier, signale un agenda interne, Thibault et Olivia Desclée de Maredsous ont ainsi pris plaisir à rapporter à quelques cousins leur expérience du « road-trip en Amérique », cependant que quelques jours plus tôt, Hervé et Yolande de Catuélan avaient expliqué à de non moins attentifs parents « comment passer de bons moments en famille ».

Dans cet univers un brin figé depuis Proust, sinon ­Napoléon III, personne ne remet en cause la stratégie de la direction. On perçoit les dividendes et on applaudit l’artiste. Sur l’estrade des assemblées générales, Ernest-Antoine, mari d’Antoinette et père de cinq enfants, fait chavirer ces dames. « Nombre de nos parents n’avaient strictement aucune idée de ce qu’était ni de ce que faisait ce groupe, commente un cousin. Il n’y a pas si longtemps, certains croyaient encore que la famille était toujours dans la sidérurgie ! Il y avait ceux qui étaient assez riches pour ne pas se demander s’ils gagnaient de l’argent et les autres qui étaient parfaitement heureux de ce qu’ils touchaient chaque année.»

Le fiasco Saint-Gobain

Sofia Sanchez et Mauro Mongiello

Ernest Seillière photographie en 2013 dans son bureau chez Wendel-Participations. Quelques jours plus tard, il quittait la direction du groupe. © Sofia Sanchez et Mauro Mongiello

C’est dans ce contexte si particulier que Seillière, Jean-Bernard Lafonta et le directeur financier Bernard Gautier décident, en 2004, de remplir leurs propres portefeuilles au passage. Histoire de « maximiser » les gains, le trio imagine, en 2004, un scénario imparable, qui, à l’expérience, va se révéler moins flambard. Ils montent un « plan d’intéressement » qui doit faire d’eux, comme de treize managers du groupe, de « gros actionnaires de Wendel ». À cette fin, la joyeuse bande met progressivement la main sur un joli petit lot d’actions maison (2,5 millions, soit 4,75 % du capital) qui somnolaient dans une filiale, la société Solfur. Une opération complexe, à tiroirs et sociétés relais, étalée sur trois années et désormais connue sous l’appellation de « débouclage Solfur ». Avec une obligeance certaine, la banque d’affaires JPMorgan accorde d’importants découverts à ses cadres pour avancer la mise. À des conditions alléchantes : ces actions, certes inégalement et hiérarchiquement réparties entre dirigeants et managers, sont achetées pour moins du quart de leur valeur de marché. Acquises pour près de 78?millions d’euros environ au total, elles en valent bientôt 324 en bourse, dont 65 millions pour Seillière et 156 millions pour le très entreprenant Lafonta. Ces deux-là, qui n’étaient déjà pas justiciables du RSA, deviennent richissimes pour plusieurs générations. « Ils auraient pu s’arrêter là, confie un banquier qui a travaillé pour Wendel. Mais non : après l’argent, ils ont voulu le prestige. »

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En 2007, le trio décide en effet de se lancer dans une aventure encore plus excitante : le rachat du géant Saint-Gobain, autre institution tricentenaire, 40 milliards d’euros de chiffre d’affaires et 190 000 salariés. Le leader mondial des matériaux de construction est alors dirigé par un autre X-Mines, Jean-Louis Beffa, l’antithèse même du baron. Quand Seillière n’est que maintien altier et port aristocratique, Beffa cultive un style débonnaire de notaire de province qu’accentue encore sa pointe d’accent méridional. Méfiant à l’endroit des fonds de pension, il est un industrialiste, quand le baron, quoi qu’il en dise, tient résolument du financier. De sensibilité plutôt sociale-démocrate – il a notamment conseillé François Hollande –, Beffa juge aussi déplacées que contre-productives les provocations de l’ancien président du Medef.

En pleine euphorie LBO, pour son coup de maître, Wendel va jusqu’à emprunter aux banques les trois quarts du montant nécessaire. Tout se passe d’abord furtivement en septembre 2007. ­Lafonta et Seillière ont en tête d’acquérir 21,5 % de leur proie, un seuil qui leur permettrait d’obtenir des droits de votes doubles au conseil d’administration. Pour y parvenir, ils procèdent, avec l’aide de quatre banques, à de petits rachats masqués, sans jamais dévoiler leurs intentions ni bien sûr se dévoiler eux-mêmes. Jean-Louis Beffa s’en souvient encore. Il reçoit au siège très feutré de la banque Lazard dont il est désormais le Monsieur Asie.

« Comment avez-vous compris que Wendel voulait racheter Saint-Gobain ?
– Des rumeurs m’étaient revenues. Et puis j’avais remarqué que Lafonta, dont le bilan chez Wendel était d’ailleurs globalement positif, prenait un ascendant certain dans cette maison. J’ai d’abord appelé le PDG de Natixis dont l’intervention était patente. Et même avouée. Il s’est contenté de me dire qu’il agissait pour le compte d’un investisseur dont il ne pouvait pas me donner le nom. Plus tard, j’ai appelé Lafonta pour lui demander si, comme on me le rapportait, il était bien derrière cette opération. Il a démenti.
– Vous ne vouliez d’eux à aucun prix ?
– Je voyais trop ce qui se profilait. Un démantèlement du groupe qui aurait laissé partir, par départements entiers, des actifs précieux. Lafonta avait une stratégie essentiellement ­financière, et pas au long cours. Je défendais une stratégie ­industrielle, sur des années. » Après un silence, il ajoute : « Mais si on s’est vu assez vite dans mon fauteuil, c’est que j’ai été sous-estimé. »

Lorsqu’on lui rapporte cette conversation, le baron en lève les bras au ciel : « Que voulez-vous, quand on entreprend d’entrer de façon importante dans le capital d’une grande entreprise De toute façon, Beffa n’aime que les managers, il n’apprécie guère les actionnaires, il a même écrit un livre (La France doit choisir, Seuil, 2012) pour le dire. » De fait, en 2007, le raid vire au fiasco. D’abord, la maison Wendel ne parvient qu’à ratisser 17,6 % de Saint-Gobain et se retrouve « collée », comme disent les analystes financiers, avec un paquet d’actions dont elle ne sait que faire. Puis elle se laisse surprendre par la crise des subprimes début 2009 : l’action Saint-Gobain dévisse façon alpiniste dans une crevasse, et entraîne avec elle le titre Wendel. ­Panique à bord. « Instantanément, se souvient un témoin, ­Lafonta s’est remis à fumer. Il était pâle, tendu. Il a fait le tour de ce qu’on pouvait vendre, mais Saint-Gobain était notre principal investissement. Nos autres actifs étaient réduits, difficiles à céder en l’état. On le laissait faire, il mettait aux enchères les tables et les chaises du siège social. »

Il se voit bientôt dans l’humiliante obligation d’aller annoncer à Seillière l’étendue des dégâts. Le groupe est au bord de la faillite. On évoque la perspective d’une procédure au tribunal de commerce, afin d’obtenir une bienfaisante clause de sauvegarde qui gèlerait les dettes. Dans le plus grand secret, certains dirigeants vont même, cartons comptables sous le bras, plancher sur ce scénario catastrophe. Mais, miraculeusement, l’action Saint-Gobain remonte. Jean-Louis Beffa en profite pour pousser son avantage. Histoire d’échapper à l’emprise de Wendel, il suggère une augmentation de capital afin de diluer les parts de son invité-surprise. Bien vu : Wendel ne peut pas suivre. Cinq ans plus tard, le groupe de Seillière en paie toujours les conséquences : il a beau être actionnaire principal de Saint-­Gobain, ses trois administrateurs (sur seize) ne lui permettent pas de peser de manière décisive sur la stratégie de la maison. « Cette affaire m’a occupé quasiment en permanence pendant trois ans, grosso modo, de 2007 à 2010 », dit encore Beffa. Lafonta paiera de son fauteuil cette équipée à haut risque. Nanti de dédommagements qui font encore causer, « le mégalomane », comme le surnomment quelques teigneux actionnaires, est remplacé par l’inspecteur des finances Frédéric Lemoine. Toujours tracassé par le fisc et la justice, Lafonta dirige désormais un modeste fonds d’investissement, actionnaire majoritaire, notamment, de la chaîne de fleuristes Interflora.

« La cousine Bette »

Hélas pour Seillière, à cette OPA ratée est venue s’ajouter une brouille familiale. En avril 2008, une cousine décide de briser le doux ronron des assemblées générales de la société familiale. Elle s’appelle Sophie Boegner, se tient droite comme un I, et s’exprime au titre d’administratrice de Wendel-Participations. Son grand-père, le pasteur Marc Boegner, s’illustra sous Vichy dans le secours aux Juifs traqués. Avec une résolution approchante, cette haute fonctionnaire au ministère de la défense fustige la fautive, ou tout du moins discutable, gestion de l’entreprise. Selon elle, le montage Solfur aurait « spolié » la famille, au profit de la seule direction et des plus hauts cadres, pour la quasi-totalité étrangers au clan. Raison pour laquelle elle ­refuse de voter la validation des comptes. Seillière fait mine de ne pas l’entendre ? Elle porte plainte, à deux reprises, contre les dirigeants de la maison Wendel pour « abus de biens sociaux » et « recel ». Et se met à inonder cousins, ­direction du groupe et autres administrations de mémorandums sur la gestion du groupe. Bouquet final, dans une longue interview à ­L’Express, elle raconte comment Seillière aurait « utilisé l’immense confiance qui lui était accordée à des fins autres que l’intérêt de la famille ».

Double sacrilège dans un clan qui tient pour crime contre l’humanité à particule l’étalage du plus minime différend interne. Sophie Boegner en éprouve un isolement immédiat : quelques esprits indépendants – ou héroïques – exceptés, le clan l’ignore en bonne part et sa propre sœur ne lui adresse plus la parole. « C’est la cousine Bette », maugrée un cousin, en référence à l’héroïne de Balzac qui, par aigreur, anéantit une famille. D’autres tentent de la discréditer en pointant les activités de son mari, l’avocat Pierre Levine, conseil de sociétés saoudiennes. Le baron se contente de minimiser les liens de parenté : « Oh, une cousine, dit-il, les liens de famille remontent à nos arrière-grands-parents. » Peut-être s’en veut-il aussi d’avoir autrefois fait révoquer l’impie à main levée en assemblée générale. Avant de lui réclamer, en justice et pour diffamation, 6?millions d’euros de dommages et intérêts (deux pour Lafonta, deux pour Gautier et deux pour lui-même) ! ­Chacun n’obtiendra qu’un euro symbolique.

L’intéressée ne s’en est montrée que plus procédurière. « Comment pouvait-on maintenir dans ses fonctions quelqu’un qui nous poursuivait en justice ? ronchonne aujourd’hui Seillière. Avant qu’elle n’en vienne à ces extrémités, j’ai passé des heures et des heures dans mon bureau à discuter avec elle. » Pour le résultat que l’on sait. « En vérité, conclut le baron, ­Sophie Boegner est une quérulente processive, c’est l’expression consacrée. Perdre en justice – car elle a bien perdu en justice contre nous – ne fait qu’aviver son tempérament exacerbé de plaideur. Dans l’immédiat, elle, qui prétend n’avoir en vue que la défense des intérêts familiaux, a fait bien du mal à l’entreprise qui assure et protège lesdits intérêts. » Ce n’est pas vraiment l’avis de l’intéressée. Après nous avoir longuement rencontré, elle veut s’en tenir à la citation proprette que voici, envoyée par e-mail et relue par son avocat : « Contrairement à ce que prétendent certains, je suis très attachée à cette famille et à son histoire. Les capitaux investis par notre famille nous imposent d’exercer notre responsabilité de contrôle sur les dirigeants que nous nommons, afin qu’ils n’aient pas d’autre objectif que la création de valeur dans l’intérêt des actionnaires familiaux et des investisseurs qui nous font confiance. » Comment ne pas le relever ?  Sophie Boegner n’a pas été très heureuse avec la justice. Sa première plainte, sans doute mal libellée, est classée sans suite en 2009. Instruite par le juge Renaud van Ruymbeke, la seconde a débouché sur un non-lieu, confirmé en appel. Mais son acharnement a fini par payer : si la brigade financière et le fisc s’intéressent aujourd’hui aux comptes de Seillière, c’est avant tout de son fait.

Un plan très intéressant

Cet épisode remonte au courant de l’année 2010. À l’époque, Sophie Boegner prend langue avec l’ennemie de classe héréditaire (de la dynastie) en la personne d’Aurélie Filippetti, actuelle ­ministre de la culture, alors députée de ­Moselle, dans une circonscription qui fut l’un des fiefs industriels des Wendel. Ancienne militante écologiste ralliée au PS, l’élue a d’ailleurs battu aux législatives de juin 2007 un autre cousin Wendel, Alain Missoffe, le propre frère de Françoise de Panafieu. Les propos de la descendante Wendel ne tombent pas dans l’oreille d’une indifférente : Filippetti y intéresse un camarade de parti, Jérôme Cahuzac dont les compétences chirurgico-capillaires et leurs fâcheux dérivés sont à cette date méconnus de l’opinion. Ce dernier préside la commission des finances de l’Assemblée nationale – charge dévolue, à l’initiative du président Sarkozy, à un opposant. En vertu de ses fonctions, celui-ci est l’un des très rares dignitaires de la République à qui l’administration ne peut pas opposer le secret fiscal. Déjà alertés, semble-t-il, les services de Bercy inclinent bientôt à saisir la justice pour fraude. Ils en préviennent Cahuzac qui transmet l’information au ministre du budget François Baroin. Ce dernier, dès lors, pouvait difficilement s’opposer à une procédure judiciaire. Ce qu’il confirmera dans une lettre à Aurélie Filippetti. La suite sera saignante.

À la fin décembre 2010, joyeux Noël à tous ! Les quinze partenaires du sympathique « plan d’intéressement », dont certains ont quitté Wendel entre-temps, se voient adresser d’écrasants redressements fiscaux. Le total s’élève à 240 millions d’euros ! Quatre pour les époux Christine et Renaud Dutreil, un seul pour tel autre manager, mais 27 pour Gautier, 40 pour Seillière, plus de 100 pour Lafonta ! Engagée peu avant la date de prescription, l’opération mobilise jusqu’au Comité des abus de droit fiscal, sous la tutelle de Bercy, lequel estime qu’il faut requalifier en « revenus », sinon en salaires soumis à impôts, le montant des actions Solfur. Et au cours de bourse de 2007, moins avantageux que celui de 2010. Les heureux bénéficiaires auraient eu le tort de loger, discrètement, pour trois ans, durée de la prescription fiscale, le montant de leurs actions dans des sociétés personnelles, les faisant ainsi échapper à toute taxation. « Mais il faut prouver l’intention de frauder et puis on ne peut être imposé que si on vend, et après avoir vendu, pas avant et surtout pas si on n’a pas vendu », grogne l’un des « redressés ». « Nous sommes des boucs émissaires », déplore, avec une grande dignité, Priscilla de Moustier, administratrice de Wendel-Participations. Le baron, dans sa stricte ligne de prudence, préfère s’en tenir à des généralités allusives : « Tout ce que je peux dire, c’est que le politique a joué un rôle dans cette affaire. » À peine se reproche-t-il de ne « pas avoir été assez pédagogue avec la famille ». Il entend réserver ses réponses « à la brigade financière ».

On se perd dans les polémiques engagées sur la validité de ces redressements. Comme sur une multitude de points plus ou moins annexes : Seillière s’est-il délesté en temps utile, et pour 31 millions, d’actions Solfur que ses managers auraient eu interdiction de vendre ? Il s’en défend, la partie adverse le maintient. L’ensemble suscite une forte impression de confusion et de malaise. Avocat de l’ancien directeur juridique Arnaud Desclèves et de Christine Dutreil, Me Alexandre Merveille tient à peu près ce discours : « Mes clients, ruinés par ces redressements, ont été contraints d’entrer dans ce schéma Solfur que leur a imposé la direction. Certes, il s’agissait de managers bien payés et pourvus de responsabilités, mais ils n’étaient que des salariés, donc des subordonnés contraints d’obéir. » C’est vrai, dans son avis, le Comité déjà mentionné a qualifié les trois dirigeants de Wendel d’« initiateurs » du plan Solfur et dégagé les 13 cadres de toute responsabilité.

Un arrêt qui ne dispense pas de glisser quelques bémols. Une cadre supérieure de Wendel, au moins, a refusé d’entrer dans le « débouclage ». Elle a, depuis lors, quitté la société et préfère maintenant, selon le message qu’elle nous a adressé, « oublier cette époque ». Par surcroît, plusieurs documents et déclarations le prouvent sans conteste : déchaîné aujourd’hui contre son ancien employeur qu’il poursuit en justice pour une multitude de griefs ou de délits (il dénonce âprement les conditions financières de départ de son ex-ami Lafonta), Arnaud Desclèves fut en son temps l’une des chevilles ouvrières du débouclage qu’il défendait mordicus dans la presse. Licencié en 2009 pour « faute grave » (un « désintérêt » prononcé pour son travail), il n’est pas non plus apparu sous son jour le plus transparent en reniant subitement les enga­gements conclus l’année suivante avec Wendel dans un protocole, assez arrangeant, de « rupture ». Tous, dont l’engagement de ne pas attaquer ses anciens employeurs... « Mais c’est un peu comme si on disait à un employé congédié : vous allez signer en même temps la somme convenue pour vos indemnités et la promesse de ne pas porter plainte si jamais le directeur de la maison vous renversait sur la voie publique. Juridiquement, ça ne tient pas la route?», poursuit l’infatigable Me Merveille, patronyme contraignant pour un avocat, lequel parle encore de « fausses attestations » rédigées par un ponte du groupe à l’encontre de son client.

Train de vie « de cadre aisé »

Le cas Christine Dutreil, désormais responsable d’une organisation caritative aux États-Unis, prête aussi à réserves. Ce ne sont donc pas moins de 3,9 millions d’euros que l’ancienne directrice de la communication réclame ce ­printemps à ses ex-patrons et à la banque JPMorgan en dédommagement, toujours, du redressement qu’elle partage avec son époux, l’ex-ministre UMP Renaud Dutreil (et son associé dans deux sociétés civiles). Le Point l’a toutefois révélé il y a quelques mois : d’une part, le solde de tout compte perçu par Christine Dutreil à son départ du groupe Wendel ne l’a pas tout à fait menée aux portes des Restos du cœur ; de l’autre, au printemps 2007, elle le jurait aux plus hésitants de ses collègues : « Ce schéma est adapté à nos besoins et il est parfaitement légal. »

Les affaires, c’est juré, il ne veut plus y toucher. « Si j’arrête, j’arrête, je ne veux pas m’attarder », assure-t-il. Il a du reste également lâché ses mandats d’administrateur de ­Peugeot et d’Hermès. Certes, ses pairs familiaux et professionnels l’ont fait président d’honneur du groupe Wendel. Mais la fonction, peu exécutive, n’absorbe tout de même qu’un strict mini­mum d’heures dans l’année. Le verra-t-on de retour dans les débats télévisés ? Il s’y refuse. Sa dernière apparition remonte à juin 2012, et c’était sur la pieuse KTO-TV. Un grand moment d’audiovisuel cependant. Il y confessait par exemple que dans sa vie, tout l’a motivé « sauf l’argent ». Qu’il « aurait aimé être un des Apôtres » (de Jésus) et enfin, curieux aveu, que s’il avait « un mea culpa à faire, ce serait de ne pas avoir donné assez de place au sport dans [sa] vie ». On a désormais hâte de le retrouver au cinéma.

Article publié dans le numéro 4 de Vanity Fair, octobre 2013