Animalement vôtre : les limites animales de l’art Animally yours: the animal limits of art

Marie Renoue 

https://doi.org/10.25965/visible.573

Notion fondamentale en sémiotique, abstraite donc polyvalente, convoquée par les différences et leurs tensions, par la sémiosis, notion également fondamentale de l’art et des arts qui tentent de la repousser, la « limite » sera ici figurative et conceptuelle, une forme spatio-temporelle, distendue ou concentrée, floue et mobile, tour à tour catégorielle et identitaire, contour et de contraste, énonciative et éthique – et elle nous invitera à interroger l’autonomie de l’art, les statuts actantiels de ses acteurs, la valeur de ses pratiques et des distinctions anthropologiques.

Key notion in semiotics, abstract and therefore polyvalent, called upon by differences and their tensions, by semiosis, also key notion in art and in the arts that attempt to push its boundaries, the limit will be here both figurative and conceptual, spatio-temporal, distended or concentrated, blurred and mobile, successively categorial and identitarian, contrasting and delineating, enunciative and ethical – and it will invite us to question the autonomy of art, the actantial statuses of its actors, the value of its practises, and anthropological distinctions.

Concetto fondamentale nella semiotica, astratto e quindi versatile, convocato dalle differenze e dalle loro tensioni, dalla sémiosis, concetto altrettanto fondamentale nell'arte e nelle arti che cercano di sfidarlo, il "limite" qui sarà figurativo e concettuale, una forma spazio-temporale, distesa o concentrata, sfocata e mobile, a volte categorica e identitaria, contorno e contrasto, enunciativa ed etica. Ci inviterà a interrogare l'autonomia dell'arte, lo status degli attori attanziali, il valore delle sue pratiche e delle distinzioni antropologiche.

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Traiter des limites de l’art ne va pas sans difficultés. Comment définir l’art ? Ou plus fondamentalement peut-on le définir, donner une limite à une notion dont il est de coutume de noter les variations ou les révolutions, le caractère abstrait et l’essentialisme qu’il faudrait éviter ? Notion indéfinissable, pratique valorisant les effractions des « hors » (hors-limites, hors-catégorie, hors du commun…), l’art dessine-t-il alors une catégorie floue dont il faudrait, guidé par les acteurs-énonciateurs du « monde de l’art » et leurs « œuvres », néanmoins interroger, plutôt que les frontières, les limites, les modalités de celles-ci et leurs aspects ? D’un point de vue sémiotique, cette incertitude ou ouverture catégorielle apparemment tous azimuts ne clôt pas le débat. Car, si de la notion d’art on ne peut pas dire grand-chose de stable ou d’assuré, que son intension ou sa compréhension est malaisée, il semble possible de l’aborder par son extension, comme un ensemble ouvert et en devenir, un ensemble de pratiques artistiques (les arts) et d’objets (les œuvres) défini par un « monde de l’art » qui, en dépendant et en débattant, affirme, repousse ou floute ses limites.

Note de bas de page 1 :

Le canular le plus célèbre est sans aucun doute celui réalisé avec l’aide de Joachim-Raphaël Boronali, dit plus familièrement Lolo, l’âne peintre de Et le soleil s’endormit sur l’Adriatique (1910). L’intention moqueuse du journaliste écrivain R. Dorgelès montre assez combien l’idée d’un animal artiste était alors inconcevable.

Note de bas de page 2 :

Parmi les nombreux travaux d’éthologues, voir de Marie Pelé, « Au bout du crayon, un singe ! » (dans M. Renoue, M. Pelé, E. Baratay dir., sous presse, pp. 155-172), autrice avec Cédric Sueur et Benjamin Beltzung de « Vers une création picturale non humaine : quel degré d’auteurisation pour les animaux et les machines ? » (2022).

Si la difficulté de l’entreprise va de soi, ajouter un qualificatif « animal » ou une modalité « animale » à cette délimitation ne relève pas particulièrement d’une stratégie de l’adjuvance. D’autres difficultés surgissent : celles afférentes au terme et à son extension, en opposition ou en subsomption à celle d’humain, celles aussi de l’artificialisme des pratiques artistiques et de la discontinuité entre humains et non-humains qui inviteraient à expulser ceux-ci du « monde de l’art » sinon comme motifs ou matériaux, ou même comme sujets-objets de canular1. Pourquoi donc aborder la problématique des limites de l’art par le détour ou le prisme animalier ? La question se pose d’autant plus que d’animaux non humains artistes, « exhibitionnistes » ou « esthètes » (Desprêt, 2012, pp. 9-16, 46-55, 160-168), « agents » instaurateurs et inventeurs (Souriau, 1965, p. 12), il sera peu question ici, bien que ces débats actuels sur ce qu’il conviendrait de concéder à des animaux bougent les limites de l’art pour y reconnaitre et y inclure à plus ou moins grands frais ces nouveaux collaborateurs ou agents2. Comme souvent en sémiotique, il sera davantage question de ce que les images animales peuvent nous dire de leurs éventuelles énonciations et de leurs énonciateurs – plutôt que de la sensibilité ou de l’histoire de leurs auteurs humains (Tholoniat, à paraitre). Notre hypothèse est que les images animales, produites en art, donnent à voir elles aussi les fluctuations sémiotiques perceptives, discursives et identitaires des limites artistiques, celles des contours et des surfaces picturaux, celles des pratiques à risques possibles ou impossibles, celles aussi des statuts et des rôles actantiels de sujet et d’objet d’art. Qu’elles nous invitent également à interroger les limites externes de l’art, celles avec l’éthique et surtout celles avec les sciences, ces collaboratrices indispensables des productions artistiques passées et présentes. Que ces images témoignent, enfin, à leur manière parfois « hors normes », d’une réflexion ou d’un questionnement plus général sur les limites entre les espèces, sur les places, les distances et les continuités entre les humains et d’autres animaux.

Limite théorique ou nominaliste de l’ensemble ou de la catégorie artistique - ou comment délimiter l’incertain et le fluctuant ?

L’art : ensemble indéterminé aux limites fluctuantes, aux contenus incertains ; l’affaire est entendue et depuis longtemps. Pour nombre d’auteurs, cette « dissolution du concept traditionnel d’art » (Vouilloux, 2005, p. 36), « la désorientation liée à la situation de l’art, de son marché, de ses références théoriques » (Morizot, 2005, p. 37), serait datable, trouverait son origine dans la postmodernité et « la fin du modèle de développement autotélique de l’art » (Ibid.) ou avec l’émergence de « pratiques déspécifiantes » (Vouilloux, 2005, p. 36) comme les readymades, les happenings, les performances et autres installations. Cette perte de sens ne serait donc pas le fruit d’une évolution « naturelle » du devenir continu des pratiques et de leurs institutions ou marchés, mais une rupture historiquement marquée par un changement de point de vue et l’émergence de pratiques que les discours et théories artistiques auraient à charge d’accompagner, de justifier, voire de légitimer a posteriori. Pourtant, de notre point de vue d’observateur forgé par la tradition et la culture occidentales, ses musées et ses images, il y a bien quelques certitudes, objets de consensus de lege et de re, à côté des débats sur ce qui en ressortirait ou pas. Comment spécifier alors cette étrange catégorie, ce qui serait de l’art et ce qui n’en serait pas ? A-t-elle, pour reprendre les termes des médiévistes confrontés à l’hétérogénéité de leurs textes, et toutes proportions gardées, un « statut de nébuleuse (ensemble polycentrique et diffus, aux contours vagues et incertains) » ou « celui de galaxie (davantage articulé autour de noyaux) […] à l’unité forgée au gré des interventions » (Coste, 2021, p. 6) ? Relève-t-elle du régime zumthorien de la « variance », « ontologie sans œuvre, […] nominalisme radical », ou de celui cerquiglinien de la « mouvance » qui « oblige[rait] à penser une forme de transcendance – particulièrement lointaine et peu accessible – de l’œuvre sur ses manifestations » (Ibid., p. 11) ?

Note de bas de page 3 :

La sociologue I. Rieusset-Lemarié a souligné la position inconfortable du « monde de l’art » prétendant avec raison « se fonder sur une conception “essentialiste” de l’art » au risque « d’admettre que son édification ne repose sur aucun fondement, que l’édifice ne peut pas tenir puisque c’est après coup […] que l’on pourrait conférer au concept d’art cette “labellisation” sans laquelle il ne saurait exister […]. » (2019, p. 59) Devant cette aporie ou les solutions délétères d’un monde de l’art conçu sur « le modèle d’une communauté normative » ou d’une « liberté sans communauté », elle propose de retenir la proposition, aux accents kantiens, faite par P. E. Schmit d’une « communauté sans concept », une communauté de l’ouverture et de l’assemblée, une communauté universelle ou « de “mentalité élargie” ». (2019, p. 62)

Soucieux de maintenir le pouvoir de discrimination et les limites de l’art, idéaliste plutôt qu’essentialiste (Duve, 2005, p. 90), le théoricien et critique Th. de Duve distingue diverses acceptions de l’art qui correspondent à autant de modes d’existence. Concept daté, provoqué par les readymades duchampiens et la nécessité de les légitimer, successeur des Beaux-Arts, « l’art en général » serait ainsi « un concept vide », ne contenant que des « entités possibles et non réelles », il « enregistre[rait] la potentialité pour n’importe quoi d’en être, potentialité qui caractérise[rait] le monde de l’art aujourd’hui. » (Ibid., p. 84-85) L’énoncé du jugement « ceci est de l’art » ressortirait, pour sa part, de « l’art tout court », soit une sorte de nom propre, dépourvu de sens, un index pointant vers un « ceci » thématique posé face au rhématique et inclusif « l’art dans son ensemble » – un « art dans son ensemble » qui serait constitué de la somme variable et variée des objets d’art mémorisés par des individus dont il formaterait et virtualiserait les attentes (Ibid., pp. 87-88). Dernière étape dans ce processus intégratif, « l’art en soi » réaliserait la congruence entre « art tout court » du jugement subjectif et « art dans son ensemble » objectif ; loin d’être une qualité essentielle, il serait « l’idée que toutes les œuvres d’art doivent avoir quelque chose en commun » (souligné par l’auteur, ibid., p. 90), donc une modalité. Pour complexe qu’elle puisse paraitre, déclinée entre concept, jugement, ensemble réalisé et congruence idéelle au contenu modalisateur, cette théorisation présente l’avantage de comprendre une forme de transcendance et d’immanence, soit une ouverture potentiellement infinie et imprévisible, et un ensemble limité, potentialisé et à l’actualisation régulée ; le ressort du jugement et du développement artistique étant, ensemble oblige, accordé à la comparaison, sorte d’air de famille objectif, non-préréglé et actualisable, plutôt qu’à la décision subjective, univoque, délétère pour l’ensemble, de tout un chacun (Ibid.) ou d’un « monde de l’art » à la constitution aporétique et aux opinions contestables3.

Si cette déconstruction théorique et cette syntagmatisation permettent de relier points de vue et modes d’existence de l’art, d’en proposer une version dynamique et relativement cohérente et de le faire de manière réaliste par l’entremise d’une « petite fiction » sociale, poser au préalable un concept d’art, même vide, peut sembler inutile et perdre de sa pertinence dans une approche plus adepte de la « variance » et du nominalisme. C’est la démarche qu’adoptent les sociologues qui, attentifs à « l’artification », suivent la voie pragmatique tracée par le N. Goodman du fonctionnement comme œuvre. L’art n’étant « rien d’autre que le résultat d’un processus d’artification réussi » (Heinich, 2019, p. 15), il serait illogique de le poser d’emblée, voire néfaste suivant l’approche d’Adorno qui, dans la trajectoire dressée par Kant, « remet[trait] en question le joug du “concept” d’art lui-même. » (Rieusset-Lemarié, 2019, p. 53) Pourtant, la consistance de la catégorie reste de mise dans cette sociologie de l’art nominaliste et pragmatique, puisque ce n’est pas seulement de légitimation mais de « déplacement durable et collectivement assumé de la frontière entre art et non-art » qu’il s’agit (Heinich, 2019, p. 14). Et ce passage de frontière catégorielle, plutôt que de limites, est complexe, impliquerait des « changements pratiques, sémantiques, juridiques, institutionnels, etc. » (Ibid.) que ces sociologiques ont à charge d’analyser. Argumentation et rhétorique sont en effet convoquées en force, parfois même par les artistes sommés de s’expliquer ou désireux de lancer un projet interrogeant l’éthique, l’intégrité ou l’image humaine, comme nous le verrons dans notre étude des performances.

Frontières catégorielles à franchir ou limites idéelles d’un ensemble potentialisé : il s’agit bien dans les deux cas de souligner avec plus ou moins d’intensité la nécessité d’une distinction entre art et non-art, « histoire de » contredire les rengaines d’une mort de l’art ou d’un « n’importe quoi de l’art », sans avoir à poser une essence de l’art ou des critères de tri forcément toujours en retard dans cet univers adepte de la création, de la sérendipité et des sorties hors-normes et hors-limites. Comment la sémiotique, peut-elle, à son tour, aborder ces questions dont les termes, catégories, jugements, pratiques, transformations, limites et différences… et l’approche oppositive renvoient à autant de ses concepts et de ses outils méthodologiques ? Théorique, pragmatique et descriptive, elle vise évidemment à comparer des approches – ce que nous venons d’ébaucher – et à définir des sémioses, à analyser les modalités énonciatives de ses objets sémiotiques en les décrivant. Convoquée ici plus largement que les approches sociologiques et théorico-critiques évoquées supra, la sémiotique sera donc amenée à jouer aussi de son degré de précision, de la finesse de ses analyses d’objets singuliers et de leurs énonciations pour traiter des limites internes de pratiques artistiques « animalières » et des limites externes de l’art.

Les distances de Franta et Damien Hirst : limites catégorielles, spatiales et temporelles d’objets

Note de bas de page 4 :

Les termes « installation » ou « sculpture » sont utilisés pour décrire les productions de Damien Hirst. Cette « synonymie » invite à interroger les catégories et les pratiques ainsi désignées, la valeur des différences et des limites entre les deux.

Franta (Frantisek Mertl, 1930-) et Damien Hirst (1965-) ne partagent apparemment rien de commun dans leur démarche et leurs productions artistiques. Le premier est évoqué généralement pour son humanité « au plus près des hommes » (Monacelli, 2018, p. 20), le second pour ses mises en scènes d’animaux découpés, conservés, qualifiées souvent d’« abject art » (Huang, 2015, p. 87). Le premier est rompu aux pratiques traditionnelles, la peinture, le dessin et la sculpture, le second aux installations4. Les points communs qui nous ont incitée à les présenter l’un après l’autre, c’est évidemment l’apparition, sporadique chez l’un et courante chez l’autre, de figures animales dans leurs œuvres. C’est aussi la distance concrète, perceptible, entre ces figures et leurs auteurs. Ici, la limite, ce pourrait donc être d’abord celle de la distance entre les artistes et leurs productions, de leurs différences matérielles et actantielles : l’artiste n’est pas son œuvre, il la produit et, comme le spectateur, lui fait face.

Note de bas de page 5 :

Ecoles, mouvements ou mouvances : ces termes désignent des ensembles plus ou moins jonctifs et consistants ou, suivant l’opposition de Florent Coste (2021, p. 6), une « galaxie (davantage articulé[e] autour de noyaux) » ou une « nébuleuse (ensemble polycentrique et diffus […]) ». Emblématique de l’École et de ses noyaux, de ses excommunications ou rejets, est certainement le surréalisme dont le manifeste écrit par Breton précise l’intension. Moins exclusif ou excluant, le romantisme aux noyaux et aux manifestes polygraphes semble, si on en observe les variantes dans le temps et dans l’espace, plus « nébuleux ». D’un point de vue diachronique, cette distinction n’est cependant pas aussi tranchée : les écoles deviennent souvent des mouvements – l’inverse est plus rare. L’étude comparée de l’expression aspectuelle et tensive de ces diverses catégories, auxquelles on peut ajouter les « courants », les « attitudes », les « affiliations », reste à faire.

Note de bas de page 6 :

Plusieurs versions existent de ce tableau qui, explique son auteur, a été réalisé après l’un de ses voyages en Amérique, un jeune homme sans abri ayant été tué la veille de son arrivée par deux chiens qui gardaient une propriété. Mais, cet « admirable Rage », explique Olivier Kaeppelin, n’aurait « pas pour objectif de […] proposer un récit sociétal. La grandeur de ce tableau [serait] de faire surgir de la matière, troublée, remuée, véritable chaos, la forme éphémère de ce combat qui fonde notre rapport au réel. » (Collectif, 2018, pp. 182-184)

Pourquoi Franta ? S’agit-il, en choisissant des œuvres et un artiste reconnus de faire preuve de « méfiance » et de facilité devant la confusion du champ de l’art contemporain, ainsi que l’indique Morizot (2005, p. 39) ? Commencer notre enquête hors des débats sur la qualité ou le qualificatif artistique permet, il est vrai, de concentrer notre examen sur le face à face avec la figure animale. C’est aussi l’occasion d’évoquer d’autres catégories ou regroupements qui, internes à l’ensemble indéterminé ou à la catégorie oppositive de l’art, utilisés pour caractériser ou classer une œuvre et un artiste, sont en apparence mieux délimités. Qu’un domaine aussi vaste, mouvant et défini par ce qu’il n’est pas plutôt que par ce qu’il est, comme l’art, soit le lieu de catégorisations multiples, de classements ou à défaut d’affiliation n’est somme toute guère surprenant ; il faut bien « s’y retrouver » et le faire en décomposant de multiples façons l’ensemble est structurellement efficace. Ainsi en est-il, sinon des écoles aujourd’hui disparues car jugées trop académiques, des mouvements ou des plus « nébuleuses » mouvances5 artistiques et esthétiques auxquels se rattachent ou sont rattachés avec plus ou moins de jeu les artistes. Franta ne se référant à aucune mouvance, son œuvre est associée par certains de ses commentateurs à l’expressionnisme, à la nouvelle figuration des années 60, au néoréalisme ou affiliée à Bacon (Carter, 1992 ; Dolhonova, 2015 ; Monacelli, 2018). Si la conjonction de ces mouvances et mouvements a, à défaut de situer l’œuvre, pour avantage de réduire par isotopie le champ de ses possibilités expressives et thématiques, ces catégorisations affirment aussi et surtout l’existence de liens avec des catégories reconnues par les historiens de l’art, donc l’appartenance de l’œuvre à l’art, et d’indiquer par ailleurs les porosités de ces catégories historico-artistiques. Autre catégorie superposée à celle-ci, les genres. Traditionnellement définis par leur contenu figuratif, en petit nombre, les genres se présentent en premier examen comme des catégories plus assurées, même si une étude approfondie indique leur variation et si l’analyse des œuvres et de leurs énonciations indique aussi l’étanchéité de leurs limites et leur polysémie ou ambivalence. Paysagiste, Franta peint et sculpte surtout des humains. Il ne passe pas pour un portraitiste, mais pour un peintre et un sculpteur de corps, les têtes et les visages de ses premiers tableaux étant indistincts, méconnaissables et non typifiables, comme le seront aussi les corps nus presque baconiens qui suivront. Figures centrales, envahissant l’espace, « aboutissantes » (Beyaert-Geslin, 2017, p. 143), les quelques animaux qu’il peint et sculpte ont au contraire une morphologie composée de traits différents, identifiables, typiques de chaque espèce. Sont-ils pour autant des portraits ? La tension du puissant zébu (fig. 1) vers un hors-champ pourrait autoriser son regardeur à le lire et scruter comme un portrait en mouvement, celle autrement orientée et agressive des chiens (fig. 2) semble faire jouer au spectateur, sidéré, un autre rôle6. Quel face à face nous proposent-ils ? Quelles limites picturales nous donnent-ils à considérer ?

Figure 1. Franta, Buffle, 2012

Figure 1. Franta, Buffle, 2012

Note de bas de page 7 :

Les œuvres présentées et reproduites ici, l’impression d’une acrylique « Rage » (1995), une encre « Buffle » (2012) et un bronze de « Chat » (2020), ont été exposées du début du mois de septembre au 17 octobre 2021 à Point Rouge, la galerie parisienne déménagée à Saint-Rémy de Provence en 2019 (https://www.pointrougegallery.com/).

Papier marouflé-lavis encre, 74 x 109 cm - Galerie Point Rouge, Saint-Rémy de Provence7.

Figure 2. Franta, Rage, 1995

Figure 2. Franta, Rage, 1995

Impression numérique d’une peinture acrylique, 200 x 200 cm - Galerie Point Rouge, Saint-Rémy de Provence

Note de bas de page 8 :

Les couleurs produisent également leur effet de profondeur. La différence de couleurs et de texture de chaque côté du couple de figures noires déséquilibre la lecture de la profondeur picturale. Complémentaire du bleu gris étendu à gauche, le jaune lumineux à droite du tableau relève l’espace où se trouve la menace la plus nette, celle des crocs, têtes et regards canins.

Note de bas de page 9 :

La thèse qui autorise cette révision est celle non d’une lecture infinie du visuel, mais de sa multistabilité.

La limite n’a pas seulement en art la valeur limitrophe, abstraite, des catégories considérées auparavant. Produit, producteur ou accompagnateur de contraste, elle est ce qui garantit le visible, la possibilité du sens et du reconnaissable, la distinction d’un quelque chose de coloré et de texturé. Elle est ligne-contour (Édeline, 2008, p. 194), l’opérateur, qui, séparant un ensemble clos d’un fond, détache le tableau du mur dans le champ visuel, la figure du fond sur le plan du tableau, un tableau qui, espace contrasté prétendant au sens et au lisible, gagne du même coup en stratification – une stratification renforcée par la discontinuité des lignes du fond de chaque côté de la figure – et en profondeur – la perspective des près et des loin. À y regarder de près, les choses et les espaces sont néanmoins toujours un peu plus « tendus ». Ainsi, si Rage (fig. 2) répond à ce cahier des charges, les deux chiens noirs se détachant sur un paysage en profondeur, certes abstractisé et tensif par ses couleurs saturées et sa surface texturée8, Buffle (fig. 1) se découpe sur un fond en aplat abstrait – aux limites nettes – dans le haut et en bas sur une forme triangulaire qui, à la fois délimitée et estompée, dessine une perspective géométrique inversée légèrement contrebalancée par une autre atmosphérique – créée par la disparition des tons soutenus vers le haut du triangle. L’effet produit est un redressement du plan, donc une limitation de la profondeur et une augmentation du rapprochement de la figure qui, déjà « trop proche » de son énonciateur, « dépasse » du tableau. Pourtant de distance énonciative ou de contenu, il est encore question : de profil, le zébu massif, campé sur ses trois pattes (une surnuméraire à l’arrière laissée en repentir), tendu et saisi dans un mouvement (exprimé par la position des pattes et la disparition de l’une d’entre elles à l’avant du zébu) vers la droite du tableau, est « indifférent à son regardeur » qui, rendu à son rôle de « voyeur », peut à loisir en scruter la morphologie imposante et le profil. Dans Rage (fig. 2) à la perspective différente, les figures sont de face. Les limites des formes sont, comme pour le zébu de Buffle, nettes sinon à l’endroit des pattes et d’une queue qui, floutées ou transparentes, renforcent l’effet de profondeur et « communiquent » (Ibid., p. 209) avec le paysage alentour d’où elles semblent émerger. Ailleurs, les lignes qui cernent et dessinent les chiens sont des lignes-contours noires qui « appartiennent à l’objet » (Ibid., p. 195) et d’autres jaunes qui, centripètes, appartiennent néanmoins au fond. Gouvernant et gouvernées par la reconnaissance des figures, les limites-traits semblent ainsi des lieux tensifs, aux forces centripètes qui, quel que soit leur isotope, cernent les figures. Néanmoins, échappant à l’emprise menaçante des gueules-yeux-bêtes « aboutissantes », un regard plus distancié et circulaire9 peut être sensible à l’identité de traitement des matières picturales de chaque côté des limites-contours, à la répétition des intensités de contraste et des extensions de texture à l’intérieur et à l’extérieur des formes délimitées ; ce nivellement perceptif des limites-contours intensifie ainsi, comme en retour, les valeurs des isotopies expressives et favorise peut-être aussi une forme de contamination sémantique de la menace des chiens au paysage alentour – tout vient alors plus ou moins ensemble et brouille pathémiquement la saisie-visée de l’énonciateur « rendu » à la menace qui, des chiens, se propage alentour.

Figure 3. Franta, Chat, 2020

Figure 3. Franta, Chat, 2020

Fonderie d’Arain, cire perdue - Galerie Point Rouge, Saint-Rémy de Provence

Note de bas de page 10 :

L’éclairage est évidemment un point essentiel, pas seulement son intensité, mais sa texture. Il suffit pour s’en convaincre de songer aux productions lumineuses de James Turrell qui créent ou effacent les limites (« Lumière en noir et lumière tangible. Le goût du paradoxe » de M. Renoue, Protée, 31-3, 2003, pp.69-80).

Note de bas de page 11 :

Ces « cadres » ajoutent à la référence aux Musées d’histoire naturelle ou aux laboratoires médicaux souvent évoqués celle, contradictoire en l’occurrence, à l’art et à ses modalités de monstration. On pourrait donc y voir une revendication artistique - sanctionnée par le Prix Turner attribué en 1995 à Mother and Child, Divided (1993).

Note de bas de page 12 :

Très différentes sont de ce points de vue les œuvres d’artistes plus attachés à la cause animale comme Bettina Rheims qui, dans sa série « Animal » (1982-94), tirait les portraits d’animaux visiblement empaillés (Lecomte, 2021, pp. 140-42) ou Mark Fairnington qui peint insectes, oiseaux… empaillés ou leurs yeux de verre (Hang, 2015, pp. 113-115).

Dans les installations ou les sculptures, la forme de l’expression des limites des œuvres n’est généralement pas affaire de traits, mais de déformation des contours attendus, comme dans les bronzes creusés, entaillés de Franta (fig.3), de valeurs de contraste des objets exposés ou de médiation exposante10. Pas de déformation référentielle identique chez Damien Hirst mais une valorisation ou une duplication des limites visibles et connues, celles des animaux, celles de leurs entrailles scrupuleusement restituées, nettoyées et visibilisées contre les parois des caissons vitrés aux angles soulignés par un cadre, large et blanc11, qui contraste avec le bleu de la solution de formaldéhyde où sont conservés les cadavres debout ou flottant. Cadrées identiquement, les deux installations, retenues ici, sont déjà anciennes : The Physical Impossibility of Death in the Mind of Someone Living (un requin-tigre en suspension gueule grande ouverte) date, pour sa première version, de 1991 ; Mother and Child, Divided (un veau et sa mère gravide tranchés longitudinalement présentés dans quatre caissons séparés) date, pour sa première version, de 1993. Précisons : si les limites perceptives sont cadrées et nettes, à l’endroit des entrailles, la décomposition ralentie peut être signalée par le trouble du formol. Loin d’être un effet recherché, comme ce serait le cas pour une œuvre éphémère, l’opacité trouble du liquide, la décomposition en marche signalent la limite temporelle de la durée de ces œuvres à refaire pour « en » faire durer l’exposition et renouveler la vente. Les procédés utilisés par l’artiste visent en effet à repousser la limite ultime de la putréfaction, donc à étirer le temps ou plutôt la limite temporelle du processus enclenché jusqu’au moment où le cadavre, rendu à sa pure matérialité décomposée et putride, apparaitra mort et non plus mort-vivant par sa position et son attitude. De ce point de vue, la quête contre l’apparence mortelle – et non contre la mort déjà réalisée – peut sembler impossible et la limite temporelle, prenant l’épaisseur de son actualisation au ralenti, fait figure de tragédie qui excède la mort du memento mori. Vanité des vanités, c’est l’apparence de la mort qu’il s’agirait en vain de maitriser pour lui donner un aspect présentable12 – la pratique artistique trouve ici une limite technique, assurément.

Note de bas de page 13 :

Ce vocabulaire à connotation religieuse est utilisé pour indiquer la valorisation souvent mystique des œuvres de Damien Hirst. En fait, le « dévoilement » est ici métaphorique. Il ne s’agit ni d’ôter un voile, ni d’ôter une enveloppe (les écorchés humains et non humains sont nombreux dans l’art), mais de traversée en droite ligne dans le corps. La notion d’« invu » que nous lui avons apposée est de ce point de vue plus neutre, en rapport avec l’événement ; elle peut aussi renvoyer au projet et au credo, notoire, de Paul Klee : « L’art ne reproduit pas le visible, il rend visible. »

Note de bas de page 14 :

Quelques voix dissidentes émergent au milieu des commentaires des thuriféraires qui ont fait la notoriété de Damien Hirst. Ainsi, Tsung-Hei Huang clot son étude de l’œuvre hirstienne par ce mots : ‘I want to argue that contemporary artists should refrain from killing animals simply in order to put them on display as metaphorical figures’ (2015, p. 115). Vincent Lecomte évoque une « réification du vivant » et termine son commentaire ainsi : « Et c’est peut-être bel et bien là la limite que présentent les installations de Hirst : rester du côté de l’objet animal et finir par éviter d’aborder, sans aucun retour sur des pratiques humaines, la question de son existence dans un univers exclusivement conçu par/pour l’homme. » (2023, §20). Yann Tholoniat insiste sur « la mort de près d’un million d’[animaux] » « afin que “vive l’art de Damien Hirst” » (à paraitre).

Qu’en est-il de la situation des spectateurs et des énonciateurs de ces installations ? La scénographie, épurée et mesurée, leur permet de tourner autour des caissons, de voir les corps-cadavres au plus près ou de circuler au milieu des parties découpées de Mother and Child, Divided, qui apparaissent derrière les vitrines et le liquide de conservation. Voyeurs ou voyeuristes fascinés par des cadavres rarement visibles (sinon sous la forme déformée et irréalisante de viande), ils peuvent plus précisément voir les corps sous l’apparence des enveloppes de la peau, des poils et des écailles et aussi l’intérieur, la béance de la gueule ouverte ou la tranche qui, précisément faite, délimite la peau et le corps pour montrer les chairs, les tissus, les os et les entrailles. L’expérience est ainsi de l’ordre de l’événement, celui d’un dévoilement13 ou plutôt d’un invu, celui du spectacle de la limite corporelle figurativement respectée (The Physical Impossibility of Death in the Mind of Someone Living), ou niée d’un côté par une traverse qui découpe toutes les limites anatomiques, puis réaffirmée de l’autre côté par la monstration de sa négation (Mother and Child, Divided). Elle est aussi celle de la complexité conceptuelle, d’un oxymorique mort dans le formol-vie en position debout ou en tension, d’autant que la gueule grande ouverte du requin mort provoque, comme par réflexe, l’épouvante, la combinaison de la vitrine en verre bombé et du liquide donnant l’impression qu’il bouge, d’après Rob Bartram (cité par Huang, 2015, p. 103). Scrutation fascinée, réflexe de peur ou immersion angoissante entre Mother and Child, Divided (Jasielska, 2019, p. 19), les émotions vives recherchées et ressenties provoquent nombre de débats et de commentaires divergents sur la violence, perceptive et symbolique, des provocantes œuvres hirstiennes, sur leurs valeurs et contenus et sur leur dimension éthique14, et aussi nombre d’« émotions éthiques » (Bertrand, 2007) qui sanctionnent la performance réalisée par l’artiste et justifient le jugement positif ou négatif qui sera émis – jugements évaluatifs qui seront à leur tour évalués par le monde, hétérogène et critique, de l’art.

Note de bas de page 15 :

Platon y veille dans la Cité idéale de sa République dans le livre III de laquelle, exemples à l’appui des morceaux à censurer, il argumente sur la nécessité de corriger la poésie : [387b] Ταῦτα καὶ τὰ τοιαῦτα πάντα παραιτησόμεθα ῞Ομηρόν τε καὶ τοὺς ἄλλους ποιητὰς μὴ χαλεπαίνειν ἂν διαγράφωμεν, οὐχ ὡς οὐ ποιητικὰ καὶ ἡδέα τοῖς πολλοῖς ἀκούειν, ἀλλ’ ὅσῳ ποιητικώτερα, τοσούτῳ ἧττον ἀκουστέον παισὶ καὶ ἀνδράσιν οὓς δεῖ ἐλευθέρους εἶναι […]. Fondamentale, cette thèse sera réaffirmée au début du livre X [595]. À côté de ces censures du politique, il existe d’autres types de limitations artistiques internes au monde de l’art, parmi lesquelles celle ancienne des académies, auxquelles des artistes comme Goya se sont fermement opposés, celles plus contemporaines du monde de l’art ou, plus insidieuses, de son marché.

Les limites morales de l’acceptable en art sont un sujet de débats et de décisions politiques déjà ancien15. Mais ce que ces débats mettent en balance, c’est aussi et surtout l’autonomie de l’art, son indépendance par rapport au politique, son refus non de la critique et des jugements mais de la censure, des décideurs au profit du « public » du monde l’art, de sa « réception [qui], positive ou négative, [serait] la seule sanction admissible » (Lachaud, 2022, p. 38), la seule limite à la liberté artistique recevable étant l’absence de « victime concrète » (Ibid, p. 42). Évidemment, la question posée par cette restriction morale à la création artistique, c’est celle de la valeur de l’identité ou plutôt de l’espèce de « l’objet » concerné, catégorisation qui justifiera ou non ce qualificatif de « victime » – nos relations aux autres vivants, les limites posées entre les humains et les autres sont fondamentales et c’est l’un des motifs exprimés, présentés et interrogés par les œuvres qui suivent.

Éthos et incorporation : l’être et le devenir animaux de Kulik et de Marion Laval-Jeantet

Note de bas de page 16 :

Jacques Donguy rappelle la distinction faite par Allan Kaprow, l’inventeur des happenings, en ces termes : « La performance est un événement artistique qui se produit devant un public. Alors que “les happenings avaient un temps discontinu : deux, trois mois ; une seconde. Pas de public. Seulement des intervenants. Et, c'est important, pas de référence à la culture artistique.” » (Donguy, n.d.)

Note de bas de page 17 :

Dans le dossier pédagogique conçu en 2011 pour le Centre Pompidou, « Qu’est-ce que la performance ? », Gérard Mayen insiste sur la difficulté de cette définition avant d’en proposer finalement une insistant sur l’effectuation d’une action, « l’immédiateté de son pouvoir signifiant » et sur son potentiel performatif.

Note de bas de page 18 :

Voir par exemple sur https://www.centrepompidou.fr/fr/ressources/oeuvre/cezX59e une photographie, acquise par le Centre Pompidou, de Mad Dog exécutée le 23 novembre 1994 à Moscou par Oleg Kulik.

Note de bas de page 19 :

« Skeuologique » qualifie ici et conformément à son étymologie (σκεῦος : tout objet d’équipement ; chose ou corps inerte), ce qui concerne les choses, les corps, objets ou instruments.

Note de bas de page 20 :

Cette fusion actantielle sujet-objet est la performance que sanctionnent les spectateurs et qu’actualise l’artiste, sujet décidant d’utiliser non seulement son corps mais son comportement, sa sensibilité, les modalités de son rapport au monde, comme objet artistique. Il ne s’agit pas pour les artistes envisagés ici de représenter une figure ou image animale, mais de « devenir animal. » La disjonction objectale, le retour au statut de sujet, est affaire de limite temporelle – la fin de l’action proprement dite – et aussi de discours de l’artiste ou de critiques. Ainsi, le critique musical Jean-Marc Proust (2011), après avoir rappelé les performances « zoophrènes » (néologisme forgé à partir de zoophilie et de schizophrénie) de Kulik et ses censures (intervention de la police, saisie par le parquet de Paris, en 2008 pour décrocher ses photographies exposées à la FIAC), centre son discours sur l’artiste : l’influence des actionnistes viennois et celle de Beuys, sa culture et son inventivité, les qualités de sa mise en scène du Vespro della Beata Vergina de Monteverdi au théâtre du Chatelet en janvier 2009.

De différences matérielle et actantielle entre l’œuvre et l’artiste, il n’est plus question ici. Kulik (Oleg Kulik, 1961-) et le collectif Art Orienté Objet (1991-), formé par Marion Laval-Jeantet et Benoît Mangin, donnent à percevoir par différents sens des performances. Pratique apparue à la fin des années cinquante, différenciée parfois des happenings – cet « art qui pouvait ne pas être de l’art » (Kaprow, 1992)16 –, « transgressant parfois les catégorisations par disciplines artistiques » (Mayen, 2011)17, les performances sont des manifestations artistiques consistant en des mises en situation, des actes ou des actions menées par un ou plusieurs artistes (parfois par d’autres participants) auprès de publics ciblés, curieux ou captifs. Plus ou moins imprévisibles (en tant qu’art vivant) et improvisées, éphémères par définition, plus ou moins risquées, les actions artistiques ne sont parfois qu’une étape du processus créatif qui peut se prolonger en réflexions, (auto-)analyses, commentaires et reproductions sur différents supports18, après une préparation qui, partie prenante de l’action ou du processus artistique (work in progress), peut aussi être intégrée dans l’œuvre aux limites de fait extensibles à souhait et en partie imprévisibles. Outre cette forme de dématérialisation skeuologique19 du geste artistique et cette dé-délimitation potentielle de l’œuvre, ce qui distingue cette pratique c’est le statut de l’artiste qui, sujet-objet20 assumant le rôle d’« objet artistique » mettant en scène son corps, encourt de nouveaux risques de rejet et de censure. C’est aussi une autre limite qui est interrogée et qui interroge ses publics, celle de l’identité ipse altérée ou de l’altération montrée ou vécue par ces artistes – celle du comportement animal de Chien fou (happening du 25 novembre 1994, Moscou) de Kulik ou celle intraveineuse et biologique de Marion Laval-Jeantet dans Que le cheval vive en moi (performance du 22 février 2011, Ljubljana en Slovénie) – et, au-delà, celle transgressive de l’identité idem des espèces et de la spécificité humaine visée par ces manifestations artistiques.

Après Valie Export qui promenait, en février 1968 dans les rues de Vienne, un homme en laisse comme un chien (Peter Weibel en costume et manteau à quatre pattes dans Mappe des Hundigkeit) et The bitch and her dog en collant dalmatien promené dans les rues de Lyon lors de symposium d’art en 1981 (performance de Luciano Castelli et Salomé), Kulik, nu, apparait chien à quatre pattes, à collier et à laisse, pissant, territorial, jappant et aboyant désespérément, agressif et mordant, dans les capitales et villes russes et européennes, dans les rues ou lors d’expositions entre 1994 et 1996. La police s’en mêle, souvent, comme le 2 février 1996 lors de l’inauguration de l’exposition « Interpol » à la Fargfabriken de Stockholm où l’artiste, chien enchaîné et déchainé de Dog House, a mordu un certain M. Lindquist, peu respectueux des distances imposées, et détruit avec Alexander Brener les œuvres de Wendi Gu et Ernst Billgren. Des limites morales et juridiques ont été franchies du point de vue social comme de celui du monde de l’art soucieux de défendre l’intégrité de ses œuvres et de ses rencontres. Aussi s’ensuivront le 2 mars une lettre accusatrice et boycotteuse rédigée par quatorze organisateurs d’« Interpol », puis une réponse explicative d’Oleg Kulik dans laquelle il précise la dimension politique, russe, de sa transformation en chien capable de « mordre ou lécher » – « une question fondamentale pour l’intelligentsia russe » – et où il indique l’inégalité du dialogue entre l’Est et l’Ouest, « l’autorité totalitaire du langage, l’agression de tout message. » (Kulik, 1996) Expression métaphorique des relations de pouvoirs politique, discursif et communicationnel qui provoquent flagornerie ou rébellion, la performance zoomorphe, ainsi justifiée, est d’autant plus déroutante et inquiétante que le chien, s’il fait écho au cynique (de κύων : chien) Diogène mettant à bas, comme Kulik, les conventions sociales et recherchant un « homme », est aussi l’apprivoisé, le sélectionné co-évoluant avec l’homme depuis des millénaires, le chien de salon ou de garde, « symbole [parfois] aussi de l’expression d’une agressivité latente » (Lecomte, 2021, p. 98). Mais l’ambivalente et imprévisible figure canine ne vaudrait pas seulement pour sa portée subversive ou politique, métaphorique ; elle serait, par syllogisme, figure de l’artiste – car « être chien, c’est être imprévisible, ne pas se répéter. L’artiste est donc un chien » (cité par Proust, 2011) – et, par métonymie, partie prenante d’un projet animo-anthropologique – « Je vis avec un chien, je suis vraiment un artiste, je pense qu’il faut inciter au rapprochement de l’homme et de l’animal » (Ibid.).

Note de bas de page 21 :

Vincent Lecomte évoque, outre les plaintes, « la réaction du public [qui] va de l’émoi à la fascination » (2021, p. 81). Toujours intenses, ces réactions passionnelles seraient ainsi ego- ou exophoriques, régies par un tempo vif bloquant la saisie ou favorisant celle cognitivement dégradée du voyeur. « Les oscillations des jugements des passants feraient par ailleurs écho à la “schizophrénie morale” dont parle[rait] Gary F. Francione », soit l’attachement affectif, projectif des hommes envers certains animaux, et l’usage d’autres comme objets, « denrée ou matière biologique ». (2021, p.71)

Pour provocantes et inquiétantes que puissent paraitre ces zoomorphies21, elles n’en sont donc pas moins porteuses d’une charge symbolique, éthique, anthropologique forte et clairement identitaire. Pas de « dérèglement de tous les sens » ici, le comportement adopté répond à des « règles en jeu » que tous doivent respecter, celles par exemple de la territorialité autour du Dog House d’« Interpol » (Kulik, 1996), la chaine plutôt que la laisse indiquant alors la limite spatiale à ne pas dépasser, chargeant l’espace d’un gradient de dangerosité figurativisé et actualisé par la tension de la chaine, expression de la situation limitrophe et des tensions musculaires de l’artiste-chien. Kulik ne ferait néanmoins pas le chien ; sa pratique « concerne, [précise-t-il], [s]a stratégie esthétique individuelle de devenir un animal et de réhabiliter l’animal en [lui]. » (Kulik, 1996) Conjoint au « réhabiliter en soi », ce « devenir » modalisé serait donc retour et assomption d’une identité animale plutôt que transformation animale. Comment se manifeste donc précisément ce devenir animal ? L’artiste russe ne troque pas son apparence humaine pour celle d’un chien, sa nudité non grimée est tout humaine et difficile à oublier dans nos sociétés « textiles », ainsi que l’indiquent les plaintes pour pornographie. C’est la chaine, la niche, les bruits, l’attitude, le comportement et la position et son point de vue abaissé qui font le chien. S’agirait-il alors de l’expression d’une continuité non pas physique mais spirituelle entre animaux humains et non-humains, un écho au chamanisme « animique » conceptualisé par Descola ? L’explication que donne Oleg Kulik fait plutôt écho au devenir animal de Deleuze et Guattari (dont Annabelle Dufourcq note le peu d’intérêt pour les animaux), celui plus anthropocentré du « processus de devenir dans lequel nous parvenons à nous engager pour enfin rompre avec l’illusion d'être des individus bien définis, identifiés, vivant au sein d'un monde stable dans lequel il n'y a pas d'alternative à l'ordre établi. » (Dufourcq, 2019, p. 47) Soit :

Why have I stood on all fours? Why have I become a dog ? My standing on hands and knees is a conscious falling out of a human horizon, connected with a feeling of the end of anthropocentrism, with a crisis of not just contemporary art but contemporary culture on the whole. I feel its over-saturation of semiosis as my own tragedy, it’s too refined cultural language that results in misunderstanding, estrangement, and people's mutual irritation. (Kulik, 1996)

Les procès ou les censures dont fait l’objet l’œuvre d’Oleg Kulik accusé de porter atteinte à la dignité humaine semblent en tout cas indiquer que sa performance a la capacité de remettre en question, par projection ou coappartenance spéciste, l’identité humaine dans son ensemble. De l’individu à l’espèce, la limite serait donc ténue pour ses spectateurs. Que le performeur nous propose, pour reprendre la distinction formulée par François Jullien (2019, p. 118), une « rencontre » préservant l’altérité, soit ici une imposition de distance modalisée par l’expression d’une agressivité potentielle, plutôt qu’une « relation » favorisant l’assimilation intensifie probablement l’impression d’une attaque portée symboliquement à l’homme et à l’anthropocentrisme.

Note de bas de page 22 :

Le danger est souligné aussi bien par les sociologues Magali Uhl et Dominic Dubois qui écrivent : « Une partie de l’art biotech semble être la victime consentante de ce rabattement entre le “faire” de l’œuvre qui renvoie aux procédés techniques de fabrication, et le “faire œuvre” qui délimite, par-delà, la spécificité des œuvres d’art à l’ère de la technoscience » (2011, p.51) que par l’artiste, théoricienne et curatrice Sofia Eliza Bouratsis qui écrit à la même époque : « Bien qu’elles jouissent d’une reconnaissance technique et conceptuelle, c’est la capacité de ces créations à “faire œuvre” esthétique qui est le plus souvent mise en cause parce qu’elles ébranlent les fondements symboliques traditionnels de l’art – permanence et unité durable de l’œuvre, identité du créateur, rapports au marché et aux collectionneurs, évaluations par la critique, etc. Parce qu’elles interrogent également les symboliques acceptées, et somme toute plus convenues, des images sociales du corps en transgressant l’ordre institué du corps, y compris en mettant en scène l’insoutenable, le grotesque, l’immonde. Même si elles jouent avec la symbolique du dépassement des limites, ces œuvres sont finalement confrontées à la limite ultime, c’est-à-dire aux figures de la mort – le “semi-vivant”, le “mort-vivant” et le “vivant-mort” ». (2011, p.75)

Si Marion Laval-Jeantet a dû également passer outre des interdits, franchir les limites imposées par la conception occidentale généralement admise de la « dignité humaine » et convaincre, ses actions sont tout autres et ses efforts d’argumentation ont eu pour objectif de rendre sa performance artistique possible et de le faire auprès des scientifiques et des laboratoires, partenaires indispensables du bio-art ou de l’art biotech(-nologique). Deux remarques liminaires s’imposent dans ce dernier préambule : la préférence pour l’une ou l’autre de ces étiquettes indique le désir de mettre en valeur les biotechnologies et « l’horizon des possibles » qu’elles offrent à l’imaginaire artistique et à l’exploration de leur « potentiel d’altération de la “nature humaine” » (Uhl et Dubois, 2011, p. 34), ou les conceptions sous-jacentes de l’identité humaine, les significations associées au corps et à ses transformations, les distinctions et limites que présupposent les termes de post-hominisation ou post-humanisation, d’animalité biologique humaine et de « processus extrabiologique » qui reconduisent finalement les discontinuités naturalistes et la thèse anthropocentrée d’un propre de l’homme (Ibid., p. 39). Deuxième remarque : la question de l’autonomie de l’art prend ici une nouvelle valeur ; il ne s’agit plus de préserver son espace de création des ingérences des décideurs et des censeurs, mais de s’inspirer ou de s’aider des technologies, de consulter, convaincre ou manipuler les scientifiques récalcitrants (Laval-Jeantet, 2011a) ou plus simplement de collaborer en vertu d’un commun intérêt pour l’expérience ou l’expérimentation scientifique – avec le risque afférent de perdre toute appartenance ou légitimité artistique, ainsi que le soulignent certains sociologues et théoriciens de l’art distinguant le « faire-œuvre » artistique du « faire de l’œuvre. »22

Au sujet de Que le cheval vive en moi, son expérience d’auto-métamorphose assistée, longuement préparée, aux effets minutieusement analysés pendant les semaines qui ont suivi la performance publique, Marion Laval-Jeantet écrit et commente :

Le 22 février 2011, à la galerie Kapelica de Ljubljana, j’ai reçu une injection de sérum de sang de cheval contenant quarante familles d’immunoglobulines équines. […] Je vais tenter […] d’expliquer vraiment ce projet qui s’est avéré être pour moi une prise de conscience fondamentale, aussi bien de mes limites physiques, que du saisissement provoqué par la rencontre incarnée avec un autre type d’organisme que le mien. (Laval-Jeantet, 2011a, p. 152)

L’expérimentation, l’explication, la sanction positive de l’auto-observation par « une prise de conscience fondamentale » et la modalité véridictoire, tout fait signe vers les sciences biomédicales et psychologiques, leurs objets et leurs méthodes. C’est à la performance qu’échoit sans ambiguïté la valorisation artistique : la mise en scène du dispositif et des actes médicaux, la concentration et la présence sur le bord de la scène d’infirmiers signifiant la réalité de la prise de risques, et les pas à hauteur et en compagnie du cheval Viny. Comme elle l’a déjà testé dans ses expériences de communication interespèces (2011b, p. 24), Marion Laval-Jeantet se positionne à niveau d’animal, chaussée de « bottes-échasses », des prothétiques pattes arrière de chevaux, pour établir un contact avec « le cheval qui performe avec [elle]. » (2011a, p. 155) Cette liminaire mise à la même hauteur est, malgré un déplacement sur deux pattes d’abord malaisé, une première forme d’ajustement physique qui facilite le contact qui, à son tour, sanctionne la tentative de rapprochement et permet d’initier, de faire durer et d’améliorer, le temps de deux tours de scène, un ajustement réciproque, soit le régime sémiotique, défini par Éric Landowski, comme « une interaction modalisée et finalisée par son propre déroulement », « un pur processus interactionnel » où « c’est la vie même qui apparait comme s’autorégulant et faisant sens. » (Landowski, 2020) Ajustement aspectualisé des deux corps en mouvement et dynamiques coordonnées d’une dyade d’autant plus remarquables que le cheval, déplacé, est connu pour être peureux donc imprévisible : le geste artistique figurativise l’accord, le partenariat entre ceux qui, artiste-femme et artiste ou indispensable collaborateur cheval (Desprêt, 2012, p. 10), performent, une forme d’hybridation dynamisée, externalisée, qui complète celle interne, physiologique et invisible que l’injection a permise.

Note de bas de page 23 :

Ces propos peuvent évoquer le concept d’« ex-istence » formalisé par le sinologue, helléniste et philosophe François Jullien – cité par Landowski dans son analyse de l’ajustement –, soit un décalage par rapport à une « appartenance-adhérence au monde » préparant l’enrichissement vers une « vie seconde » (Jullien, 2019, p. 103-104).

Que signifient au juste cet ajustement et cette « hybridation » maintes fois évoquée par l’artiste, « chercheure en anthropologie et en psychologie » ? Que laissent-ils entendre des continuités et des discontinuités animales, de l’identité humaine ? S’agit-il de jouer de la complexité, de la conjonction des contraires « soi » et « un autre », de rencontrer « un inconnu » (Jullien, 2019, p. 118) ou d’accéder à une révélation autre ? Les expériences artistiques menées avec Benoît Mangin, Manon Laval-Jeantet l’indique, sont un peu borderline (2011b, p. 16). Pourtant, si elle évoque son désir de « transgresser [parfois] la barrière des espèces » (2011a, p. 154), un élargissement de « sa conscience sensible »23 « grâce à une modification de la perception produite par un animal qu’[elle] n'[est] pas », sa complexification augmentée « d’une personnalité supplémentaire, chevaline » et gérée par le « “contrôle central” qui est chez l’artiste en grande partie lié à la conscience corporelle » (Ibid., p. 157), ailleurs c’est de continuum qu’il s’agit et de chamanisme et de ses rites, de ses « animaux tutélaires, qui ne f[eraient] que nous révéler notre nature animale profonde. » (2011b, p. 26) Les ontologies, les identités et leurs limites se chevauchent, signe de la complexité et de la difficulté de dire l’humain et nos relations à l’animalité ou aux non-humains, signe aussi de la capacité questionnante de l’art qui bouge ou bouleverse les limites.

Conclusion

À défaut de définition préalable et de limitation des acceptions de « la limite », nous avons préféré la guetter à différents endroits du champ de l’art. Abstraites, figuratives ou figurées, les limites sont ainsi apparues multiples, omniprésentes en art et fondamentales en sémiotique. Limites des catégories, des classes et des concepts, elles ressortissent au jeu des oppositions qui font sens et des ensembles compréhensifs et sont alors apparues souvent incertaines et fluctuantes, floues, parfois même chevauchées et chevauchant d’autres limites isotopes. Limites spatio-temporelles des œuvres, bordure ou contour, borne ou dernière étape d’avant la disparition, elles sont apparues intenses et tensives, dupliquées ou gommées, en contraste, étirées ou concentrées, centripètes, et sources de valeurs sémantiques, passionnelles, énonciatives. L’étude des pratiques a invité à voir d’autres limites, éthiques ou artistiques. Quant au choix de privilégier des figures animales, il ne pouvait que nous inviter à regarder de plus près le traitement des limites anthropocentrées, d’explorer les distances et les ajustements nécessaires pour franchir les limites.