Rencontre 08 juin 2016

Jérôme Clément : « Il n’y a pas de projet de société sans politique culturelle »

Jérôme Clément était l’invité de Pascal Rogard, mercredi 25 mai, pour présenter son nouveau livre : « L’Urgence culturelle ». Ancien patron d’Arte, il est président de l’Alliance française depuis juin 2014.

« La culture est marginalisée ». Indigné mais aussi stimulé par la volonté de réfléchir à cette triste évolution, Jérôme Clément a pris la plume. « L’urgence culturelle » est le résultat de trois ans de travail, un travail qu’il voulait à la fois historique et personnel.
Pour Jérôme Clément, la désinvolture à l’égard de la culture constitue une rupture. Depuis 1949, la politique culturelle était en effet au centre du débat politique, sous la Gauche comme sous la Droite. " Le ministère de la Culture a été créé par le Général De Gaulle, André Malraux était alors n° 2 du gouvernement, et il a été ministre d’Etat pendant 11 ans. Cela a donné de l’ampleur à une longue histoire… ». Histoire interrompue toutefois par Sarkozy. «  C’était prévisible, on avait compris que l’homme n’était pas passionné par la culture, mais il n’a pas fait de dégâts terribles en ce qui concerne les crédits ». Puis rompue par François Hollande : « Non seulement les crédits ont diminué, mais il n’y a aucune réflexion profonde sur la culture et la crise. ». Jérôme Clément rappelle que Churchill, à qui on demandait s’il allait réduire le budget de la culture à cause des dépenses de guerre, répondait : « Pourquoi croyez vous que je me bats ? ».

Pour Clément, la culture est une question fondamentale. « Il n’y a pas de projet de société sans politique culturelle. On ne peut pas résumer l’action collective à l’économie et à la sécurité. »

 
Jérôme Clément et Pascal Rogard

Le désintérêt de la classe politique

Si Jérôme Clément a été particulièrement déçu et furieux que le désintérêt vienne d’un gouvernement de gauche, il estime que c’est un problème plus profond que la simple question des gouvernements et des personnes. « L’intérêt pour la culture s’est délité dans le champ politique. Très peu de parlementaires réfléchissent encore à ces questions. Il n’y a plus de lieu où échanger, faire des propositions, construire… Sauf Nuit Debout. Mais c’est un lieu un peu désordonné. Est-ce qu’on peut vraiment y élaborer une pensée collective ? »
Selon lui, la valse des ministres de la Culture est une illustration du peu de prix que le gouvernement porte à la culture : « Il faut du temps pour faire les choses. Trois ministres en 4 ans cela ne permet pas de conduire une politique ». Jérôme Clément ne veut pas attaquer les personnes et dit apprécier Audrey Azoulay, mais il s’interroge sur les critères de choix des ministres. « On fait du marketing politique plutôt que de la politique culturelle. Etre une femme, être jeune, c’est bien, mais ce n’est pas suffisant. On a besoin de personnalités qui portent une politique définie et soutenue par le Président de la République et qui ont du poids politique. Il faut avoir la conscience des enjeux et la volonté politique de les mettre en œuvre. »
Jérôme Clément estime que la fin du clivage communisme/capitalisme a été une perte pour le débat politique. Sa crainte est de voir le Front National occuper un terrain déserté par tout le monde. Et de citer Gramsci, qu’il a relu pour son livre : « La culture est un élément majeur de l’idéologie dominante et si on perd le combat intellectuel on perd inévitablement le combat politique. On le voit en Hongrie, en Pologne, en Autriche : l’idéologie qui l’emporte est celle qui assène le plus violemment des choses simples, voire simplistes ».

De la culture aux industries culturelles

L’autre explication plus profonde à ce délitement est l’emprise économique sur la culture. « Le libéralisme porte en lui la mainmise de tous les secteurs d’activité sous l’angle strictement commercial. On se glorifie de l’Exception culturelle, mais sa mise en œuvre est très difficile, et la Commission européenne a une grosse responsabilité dans ce domaine ».
Jérôme Clément a aussi fait part de son malaise à propos des rapports qui ont fleuri l’an passé sur l’apport de la culture à l’économie. « La culture est envisagée comme moyen et non comme fin. Or je me suis toujours battu pour que la qualité, le fond, le contenu priment sur les autres considérations. Pendant les premiers mois d’Arte je ne voulais même pas regarder l’audimat… »
La tentation actuelle de remplacer le mot « culture » par « industries culturelles » participe selon lui du même schéma. Au point qu’il juge nécessaire de dire, à l’inverse de Malraux : «  la culture est une industrie, mais c’est aussi un art ».

La place de la culture française à l’étranger

Dans la deuxième partie de la rencontre, Jérôme Clément a échangé avec la salle. Plusieurs auteurs ont témoigné de la perte du rayonnement de la culture française à l’étranger : fermeture des centres culturels et difficultés des alliances françaises, baisse des budgets et des missions à l’étranger.
Président de l’Alliance française depuis 2014, Jérôme Clément a confirmé qu’il y avait eu une baisse des moyens importante – environ 20% en 3 ou 4 ans mais s’est dit moins pessimiste que les auteurs présents. « Le réseau tient. Il y a 800 alliances françaises. Avec les centres culturels, les lycées français, les missions laïques et les instituts d’archéologie, c’est un réseau énorme, le deuxième au monde après celui des Etats-Unis. La francophonie ne se porte pas si mal et l’image de la France reste forte en Amérique latine, en Asie, en Afrique… ».

Jérôme Clément a expliqué que la tendance était de fermer les centres culturels et de les remplacer par des Alliances françaises, beaucoup moins chères car pratiquement auto-financées par les cours. Interrogé sur le partage des territoires et des compétences entre l’Institut français (ex-Afaa) et l’Alliance Française, il a reconnu que ce n’était pas simple. « Il existe pour des raisons historiques un réseau privé créé en 1883 (Alliance française) et un réseau d’Etat (centres culturels) plus récent. L’Institut Français qui a succédé à l’Afaa devait regrouper tous les centres culturels et créer une grande agence sur le modèle britannique, mais après une période d’essai, Laurent Fabius a décidé de mettre fin à cette réforme lancée par Bernard Kouchner. Du coup, l’Institut français irrigue les centres culturels, qui dépendent toujours du Quai d’Orsay, et une partie des Alliances françaises, qui, elles, sont privées. »

France Télévisions et la culture

Autre sujet abordé par Caroline Huppert : France Télévisions « où le mot culture fait fuir tout le monde ». La réalisatrice a notamment souligné le chantage à la responsabilité des auteurs et des créateurs auxquels on dit que des résultats d’audience trop bas pourraient conduire à la suppression d’une chaine.
Jérôme Clément a dit ne pas comprendre pourquoi le CSA n’avait pas inscrit la culture dans les critères de choix des dirigeants de service public. Il a d’ailleurs eu l’occasion de le dire à Delphine Ernotte. « C’est très bien de savoir gérer, mais ce n’est pas seulement ce qu’on attend d’un président de chaine, on lui demande d’avoir des idées éditoriales et de s’entourer de personnes compétentes pour gérer les budgets. Elle m’a répondu que leur idée était au contraire de prendre quelqu’un qui sache bien gérer et qui s’entoure de personnalités qui connaissent la télévision. On marche sur la tête ! »
A ce sujet, Jacques Fansten a demandé si Arte n’était pas devenu l’alibi qui exonère France Télévisions de faire de la culture. Jérôme Clément a rappelé que la question avait fait débat à l’origine de La 7, et que Hervé Bourges ou Jacques Chancel étaient opposés au projet pour ces raisons-là. « C’est difficile de répondre et je vais prêcher pour ma paroisse, mais je crois qu’Arte a eu au contraire un effet d’entrainement, en donnant un souffle culturel à toute une génération d’artistes et d’écrivains. »

Et le spectacle vivant ?

Louise Doutreligne, première vice-présidente de la SACD, a évoqué la situation difficile du spectacle vivant.  « Au cinéma et dans l’audiovisuel, c’est un combat dur, mais on sait où il faut combattre. Dans le spectacle vivant, on est sous la même pression économique et libérale, mais on n’a aucun moyen de pression sur la régulation, et je ne vois pas comment on peut s’en sortir. »
Jérôme Clément n’a pas donné de piste mais a raconté sa propre « expérience douloureuse » au Théâtre du Châtelet, qu’il a présidé de 2011 à 2015. « J’ai vu se déliter le budget et du même coup la mission. Les subventions n’étaient pas actualisées, ce qui au bout de 5 ans représentait quand même une baisse de 10%. Puis, le fonds de roulement a été ponctionné. Finalement au lieu de faire sept créations nouvelles par an, on ne pouvait en faire que deux. Et pour remplir les caisses, on a fait venir des spectacles commerciaux, comme Florence Foresti. J’ai fini par m’engueuler avec la mairie de Paris, et je suis parti en claquant la porte. »

Rapprocher la pensée politique et le terrain

Autre intervention, celle de Jean-Luc Paliès, auteur et metteur en scène, qui est revenu sur le titre du livre. « Cela m’a fait penser à cette urgence des gens qui travaillent sur le terrain : les artistes, les auteurs, qui sont envoyés au charbon pour aller éteindre les incendies un  peu partout, dans les banlieues ou dans les campagnes françaises déshéritées ». Selon lui, il y a un clivage entre ceux qui font de l’action artistique ou de l’animation culturelle de terrain et la grande pensée culturelle politique.
Jean-Luc Paliès a aussi rebondi sur Nuit Debout : « Est-ce que ça peut faire une pensée collective ? On n’en sait rien, mais ça peut… Au fond, ce qui est important, c’est que les gens parlent ».  
Jérôme Clément s’est dit en plein accord avec cette intervention et a ajouté à propos de Nuit Debout: « Cela se passe là parce que cela ne peut pas se passer ailleurs. Car il n’y a pas seulement une crise de la culture mais une crise de la démocratie ».
Enfin, interrogé sur les réactions à son livre, Jérôme Clément a évoqué en premier lieu celle très positive de Pascal Rogard, dont l’invitation l’a beaucoup touché. Le livre intéresse les médias et suscite le débat. Et Jérôme Clément espère que la question prendra toute sa place dans la campagne présidentielle à venir.

 

Béatrice de Mondenard