Marcel Duchamp : "Une œuvre d'art doit être regardée pour être reconnue comme telle"

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Marcel Duchamp : "Une œuvre d'art doit être regardée pour être reconnue comme telle"

"Fontaine" (1917) de Marcel Duchamp (urinoir renversé et signé R. Mutt) lors d'une exposition à la Tate Modern à Londres, le 19 février 2008.
"Fontaine" (1917) de Marcel Duchamp (urinoir renversé et signé R. Mutt) lors d'une exposition à la Tate Modern à Londres, le 19 février 2008.
© AFP - Ben Stansall

Quatrième et dernier volet d'une série d'entretiens entre l'artiste Marcel Duchamp et Georges Charbonnier en 1960. L'artiste s'interroge ici sur la place du surréalisme et livre sa réflexion sur ce qu'est une œuvre d'art, par quoi on la définit et comment expliquer l'envolée du marché de l'art.

Au cours de cet "Entretien avec" datant de 1960 et rediffusé en 2005, l'artiste Marcel Duchamp règle ses comptes avec le mouvement surréaliste et plus particulièrement avec André Breton : "Je suis un des seuls à n'avoir jamais été excommunié, mais c'est difficile de m'excommunier parce que je ne signe jamais leurs pétitions."

Je crois que Breton est un phénomène d'égoïsme extraordinaire, d'ambition égoïste, une sorte de Néron, un dominateur merveilleux dans ce sens-là. Mes relations avec lui justement ne l'ont pas gêné parce que je ne suis ni surréaliste, au sens réel du mot, ni même ambitieux dans ce sens-là, parce qu'il n'y a rien qui m’ennuierait plus que d'être chef d'école ! C'est une chose d'abord qui ne veut rien dire et ensuite c'est vraiment une drôle d'ambition à soutenir pendant quarante ans ou trente ans... Il faut avoir un nerf, un plomb formidable pour le faire et il le fait très bien !

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Marcel Duchamp dans "Entretien avec" de 1960 rediffusé en 2005 sur France Culture. 4/4

25 min

De son arrivée aux Etats-Unis en 1913, Marcel Duchamp parle "d'un choc très net", comme d'une possibilité d'une "éclosion différente" et affirme que cela l'a aidé à se "débarrasser" de "scories traditionnelles" liées à son environnement d'origine. Cependant, il reconnaît qu'aux Etats-Unis comme en Europe, le surréalisme a eu du mal à émerger.

Quand le surréalisme est arrivé, ils [les conservateurs de musées, les critiques d'art] n'ont pas accepté, tout comme ici, les idées surréalistes, parce qu'ils étaient formés à une norme dont ils ne voulaient pas départir. Donc, il y a eu, comme ici, la même opposition de la part d'une élite intellectuelle de conservateurs, de critiques d'art, qui restaient dans leur fromage qu'ils avaient établi depuis 1913. Il y a eu la même bataille qu'ici pour imposer le surréalisme.

Dans la suite de cet entretien, Marcel Duchamp apporte sa définition de l'œuvre d'art. L'artiste seul ne suffit pas à créer une œuvre d'art, celle-ci nécessite la présence d'un spectateur, explique-t-il. "L'œuvre d'art exige les deux pôles", estime-t-il et de rajouter un brin provocateur, "j'attache même plus d'importance au regardeur qu'à l'artiste." Pour qu'une oeuvre d'art soit considérée comme telle, cela nécessite aussi du temps : "Je ne crois pas que nous, contemporains, nous ayons la moindre valeur de jugement actuel sur notre propre époque."

Il y a une chose profonde que l'artiste a produite, sans le savoir. Les artistes n'aiment pas qu'on leur dise cela. L'artiste aime bien croire qu'il est complètement conscient de ce qu'il fait, pourquoi il le fait, comment il le fait et la valeur intrinsèque de son œuvre. A cela, je ne crois pas du tout. Je crois sincèrement que le tableau est autant fait par le regardeur que par l'artiste.

L'artiste innovateur que Marcel Duchamp a été, s'interroge sur la "valeur" d'une œuvre d'art liée à un "prix". Pour expliquer la hausse des prix des œuvres d'art, il n'y voit que "la religion de la spéculation". "L'argent a pris la forme d'une divinité", observe-t-il. "Nous sommes dans un mode compétitif. [...] Vous êtes au service de cette divinité et le monde entier y est !"

C'est complètement ridicule d'attacher une étiquette, c'est antinomique en soi. L'œuvre d'art n'a pas de valeur, aucune, d'ordre numérique ou d'ordre même moral. C'est une chose qui s'impose par sa présence, uniquement. Cette présence est telle, qu'elle passe de siècle en siècle et est conservée comme une chose unique qui donc n'a pas de prix.

  • "Mémorables " 4/4
  • Première diffusion le 11/02/2005
  • Producteurs : Georges Charbonnier et Arnaud Laporte
  • Réalisation : Marie-France Thivot
  • Indexation web : Odile Dereuddre, de la Documentation de Radio France
  • Archive Ina - Radio France