L’histoire hors norme d’Antoine Crozat, homme le plus riche de France au XVIIIe siècle

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L’histoire hors norme d’Antoine Crozat, homme le plus riche de France au XVIIIe siècle

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Portrait d'Antoine Crozat, marquis du Châtel, réalisé au XVIIIe siècle.
Portrait d'Antoine Crozat, marquis du Châtel, réalisé au XVIIIe siècle.
- Alexis Simon Belle / Musée national du château de Versailles

Financier de haute volée, auteur de nombreux détournements de fonds et autres trafics illicites, Antoine Crozat est un personnage incontournable de son époque. Aujourd’hui oublié, il fut pourtant détenteur de la Louisiane, négrier de renom et finança la construction du palais de l'Elysée.

Peu de personnes connaissent son nom. Pourtant, Antoine Crozat (1655-1738) fut une figure française emblématique de la fin du XVIIe et du début du XVIIIe siècle. Méprisé par ses contemporains pour ses origines roturières, ce financier au talent peu commun sut se rendre indispensable à la couronne. Homme fort de la traite négrière, à qui Louis XIV offrit la Louisiane, Antoine Crozat s’est enrichi de manière exponentielle grâce au commerce maritime et à ses multiples malversations financières. A la mort du Roi-Soleil, sa fortune personnelle s’élevait à 20 millions de livres, l’équivalent de plus de 300 milliards d’euros aujourd'hui, d'après Pierre Ménard, auteur de ce qui est à ce jour l’unique biographie dédiée à l'homme d'affaires : Le Français qui possédait l'Amérique, La vie extraordinaire d'Antoine Crozat, milliardaire sous Louis XIV (Cherche Midi, 2017). Le mémorialiste Saint-Simon, qui ne portait pourtant pas le Toulousain dans son cœur, l'élevait au rang d’homme le plus riche de Paris. 

De roturier à homme le plus riche du royaume

Sa carrière hors norme, Antoine Crozat la doit à une ambition démesurée transmise par son père, Antoine 1er Crozat. Ce dernier, qui débuta comme humble marchand d’Albi, n’avait qu’un but : intégrer l’élite aristocratique. Objectif qu’il atteignit en 1674 en devenant capitoul de Toulouse. De son union avec Catherine de Saporta, fille de Rigal de Saporta, avocat au parlement de Toulouse, naîtront sept enfants, dont Antoine en 1655. 

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Les portraits des capitouls de l'année 1393-1394. Au Moyen Âge et sous l'Ancien Régime, un capitoul était un magistrat, élu municipal de Toulouse, qui siégeait au Capitole. Ce titre très couru, conférait instantanément la noblesse.
Les portraits des capitouls de l'année 1393-1394. Au Moyen Âge et sous l'Ancien Régime, un capitoul était un magistrat, élu municipal de Toulouse, qui siégeait au Capitole. Ce titre très couru, conférait instantanément la noblesse.
- Joan Negrier (Source Ville de Toulouse, Archives municipales)

Désormais noble, Antoine 1er Crozat compte bien assurer l’avenir de ses enfants. Le Toulousain fait donc suivre à son aîné des études de droit et l’initie en parallèle au commerce et à la banque. Il vise à faire d'Antoine un futur financier, profession extrêmement lucrative. "L’élève ne paraît pas démériter puisque dès février 1672 des documents administratifs le désignent comme 'banquier de Toulouse'. Il n’a pas alors 17 ans." écrit Pierre Ménard dans sa biographie.  

Entre temps, Crozat père devient un des hommes les plus riches de Toulouse et décide de mettre ses relations à profit. Il envoie donc son fils à Paris auprès de Pierre-Louis Reich de Pennautier, trésorier général de la Bourse des États du Languedoc qui fut notamment impliqué dans l'affaire des poisons. La province étant une des plus riches et autonome du royaume, Pennautier revêt un rôle équivalent à celui de ministre des Finances. Luttes de pouvoirs, contrats trafiqués, détournements de fonds… en quelques années, les arcanes financières de l’Ancien Régime n’ont plus de secret pour le jeune Antoine Crozat qui se propulse bras droit de Pennautier après avoir évincé son prédécesseur. 

Enrichi dans ce poste, il nagea en plus grande eau; mais il ne voulut point tâter de la finance ordinaire. Il donna dans la banque, dans les armateurs, et devint le plus riche homme de Paris.                  
Saint-Simon Mémoires

Des malversations au détriment des finances royales

La fortune de Crozat bondit réellement lorsqu’il quitte son mentor vers 1690, et devient à seulement 34 ans receveur général des finances de la généralité de Bordeaux. Il peut désormais se targuer d'être un des plus importants financiers de Louis XIV. Le rôle principal du Toulousain consiste alors, en plus de collecter les impôts, à prêter à l’Etat son propre argent moyennant de confortables intérêts. Un système fiscal propre à l’Ancien Régime comme l’explique l’auteur Pierre Ménard :

A l’époque, dans les mentalités, l’impôt est perçu comme quelque chose d’exceptionnel réservé aux temps de guerre. L’Etat n’a pas du tout les infrastructures suffisantes pour le percevoir. Le processus était donc complètement privatisé, on demandait à des particuliers d’apporter l’argent à l’Etat. C’était un chaos incompréhensible. La perception des impôts s’étalait entre 15 et 22 mois. La couronne avait sans cesse besoin d’argent car elle “mangeait” plusieurs années de son budget à l’avance et les chevauchements d’exercices étaient monnaie courante étant donné que les années étaient complètement mélangées.

Les Français s'acquittent de l'impôt sous Louis XIV pour financer les guerres.
Les Français s'acquittent de l'impôt sous Louis XIV pour financer les guerres.
© Getty

Les financiers avançaient donc l'argent, à charge de se rembourser eux-mêmes. Beaucoup firent faillite avec ce système, mais d’autres, à l’instar de Crozat, devinrent extrêmement riches en spéculant avec les fonds de l’Etat. “Plutôt que de remettre directement l’argent à la couronne, le receveur général faisait parfois volontairement traîner le paiement, explique Pierre Ménard. Il achetait alors à l'État des charges qu’il revendait aux particuliers avec un profit énorme allant de 50 à 100%. Bien sûr, ces spéculations avec des deniers publics étaient illégales.”   

Sans scrupule, mais diablement intelligent, Antoine Crozat devient non seulement indispensable à la couronne mais aussi à la haute aristocratie qui se bouscule pour lui emprunter de l’argent. Insatiable, il décide alors de se lancer dans le commerce. 

Le commerce, légal comme interlope, assure sa fortune 

Blé, tabac, sucre, traite négrière, argent… Antoine Crozat spécule et investit de tous les côtés. Le financier compte bien devenir un acteur incontournable des grands flux commerciaux du début du XVIIIe siècle. Or, le marché noir peut s’avérer être un commerce très rentable… Même la couronne s’y met.   

En 1698, Louis XIV décide de créer la Compagnie Royale de la mer du Sud et demande à Antoine Crozat de rejoindre l'aventure. Le but : contourner l’interdiction de commerce avec les colonies espagnoles pour récupérer des pièces d’argent dont la France manque cruellement. Un procédé ingénieux s'apparentant à une "société écran" comme le démontre Pierre Ménard : 

Les bateaux étaient en réalité un cheval de Troie. Ils s’approchaient des terres espagnoles en Amérique latine en faisant mine d’avoir besoin de réparation. Ils obtenaient ainsi l’autorisation de rentrer dans les ports. Evidemment, les cales des bateaux étaient été préalablement remplies de marchandises. Crozat et ses associés versaient ensuite des pots de vin et revendaient en douce au marché noir leur cargaison. Ce qui leur permettaient de remplir les cales de pièces d’argent.

"Le Port vieux du Toulon, vû du côté des Magasins aux Vivres", gravé d'après le tableau peint par Joseph  Vernet et faisant partie de la Collection des Ports de France du roi (1756)
"Le Port vieux du Toulon, vû du côté des Magasins aux Vivres", gravé d'après le tableau peint par Joseph Vernet et faisant partie de la Collection des Ports de France du roi (1756)
- Leizelt Balthazar-Friedrich (Source Musée national de la Marine)

Ce commerce interlope rapporte énormément à l’Etat, comme au Toulousain. Même si ce dernier n'hésite pas à doubler la couronne...  En effet, une fois les bateaux de retour en France, Crozat ne déclare pas une partie de la cargaison dans le but de la revendre illégalement. 

L’ambition de Crozat était démesurée et passait avant tout le reste, abonde Pierre Ménard. Son culte de l’argent était tel qu’il n’hésitait pas à dénoncer les associés avec qui il spéculait au marché noir lorsque le pouvoir se voyait menaçant. Il s’en tirait toujours de cette manière.” 

La traite négrière, une vitrine pour le financier

Surnommé "Crésus Crozat" par Voltaire, l'homme d'affaires n’a de cesse de mener plusieurs projets de front. En plus d'être impliqué dans des activités corsaires, il devient un homme fort de la traite négrière.  

A la fin du XVIIe siècle, Antoine Crozat siège à la compagnie de Saint-Domingue avec pour objectif de développer la colonie française via le commerce du sucre. En réalité, il s’en servira également pour accroître son commerce d’esclaves via le marché noir des colonies espagnoles des îles alentours. 

"Atrocités des Espagnols à Saint-Domingue" gravure sur bois (1876)
"Atrocités des Espagnols à Saint-Domingue" gravure sur bois (1876)
© Getty - Félix Darley

Paradoxalement, si le financier avait beau être trempé jusqu’à la moelle dans la traite négrière, ce n’est pas ce qui fit son immense fortune. Au contraire, “les pertes liées à cette activité étaient conséquentes” affirme Pierre Ménard. En cause : les Anglais et les gouverneurs des provinces espagnoles qui vendaient alors des esclaves à prix cassé au marché noir. Sans oublier les nombreux morts et fuyards. 

Même lorsque Crozat obtint le monopole de la fourniture d’esclaves aux colonies espagnoles en 1701 via la Compagnie de l'Asiento (anciennement Compagnie de Guinée), lorsque le petit-fils de Louis XIV, Philippe V, monta sur le trône d’Espagne, la guerre de succession d’Espagne empêcha ses affaires de s’épanouir. Mais ce commerce lui fit faire d'autres profits d’après Pierre Ménard : 

A l’époque, les gens connaissaient l’horreur de la traite négrière. En revanche, ce n’était pas mal vu. Au contraire, en tant qu’activité légale et lucrative pour le royaume ce fut même la vitrine de Crozat. Son objectif n’était pas forcément de faire fortune en vendant des esclaves mais cela lui ouvrait les portes des ports espagnols pour faire son commerce interlope.

Le Français qui possédait l’Amérique 

Durant la guerre de succession espagnole, la France est ruinée. La Louisiane, colonie française depuis 1682, devient alors un poids pour le royaume. Seuls 200 colons y vivent, le commerce est inexistant, les métaux précieux sont rares et les terres d’une pauvreté extrême. La colonie coûte de l’argent à la couronne, si bien que Louis XIV songe même à l’abandonner. Mais voyant que les Espagnols et les Anglais s’y intéressent, le roi veut garder les terres françaises. La solution est toute trouvée : Antoine Crozat. Le Roi Soleil est prêt à tout pour se débarrasser de la colonie au détriment du richissime et tout puissant financier, raconte Pierre Ménard : 

Louis XIV décide de mentir à Crozat. De passage à Versailles, Antoine de Lamothe-Cadillac, gouverneur de la Louisiane, est appelé à rédiger de faux rapports vantant la richesse du territoire. Il joue sur la vanité de Crozat en lui disant qu’il sera connu pour des siècles et des siècles s’il en devient propriétaire. Et ça fonctionne.

Si Crozat se méfie, il finit par tomber dans le piège et se voit donc confier le développement de la Louisiane en 1712. Une erreur d’autant plus surprenante que le Toulousain est un des hommes les mieux informés d’Europe ! Il est en effet à la tête de réseaux d’informateurs fourmillant sur tout le continent et s’étirant dans le monde entier. Il reçoit même le courrier des ministres.

Carte du territoire de la Louisiane, colonie française, en 1718
Carte du territoire de la Louisiane, colonie française, en 1718
- Nicolas de Fer (Source britannica.com / The Newberry Library)

Une fois à la tête de la Louisiane, le Toulousain reçoit des rapports sur la valeur exacte du territoire (Crozat n’est jamais allé en Amérique, il n’aurait d’ailleurs jamais posé les pieds sur un bateau d’après ses contemporains). Il comprend vite qu’il s’est fait berner. Malgré tout, des années durant, il tente de développer le territoire, investissant de grosses sommes d’argent. En vain. Pour rentrer dans ses frais, Crozat finit par émettre de fausses factures à la couronne, obtenant ainsi des remboursements bien supérieurs à ses dépenses réelles. 

Quelques années plus tard, la Louisiane s'avère aussi utile que précieuse... En effet, sous la Régence, les comptes de la couronne sont au plus bas. La dette est abyssale : 2,1 milliards de livres auxquels s'ajoutent 700 millions de billets de monnaie. Le pouvoir, tenu par le duc d'Orléans, institue donc une chambre de justice en 1716 afin de récupérer les gains illicites réalisés par les financiers au détriment des finances royales. Ces derniers peuvent trembler, des mesures exceptionnelles sont mises en place : condamnation à mort, peine de prison, amende exorbitante...  

Commission de receveur des consignations de la Chambre de justice pour le sieur Du Rye. Registrée en la Chambre de justice le 26 mars 1716
Commission de receveur des consignations de la Chambre de justice pour le sieur Du Rye. Registrée en la Chambre de justice le 26 mars 1716
- Louis XV (Source gallica.bnf.fr / BNF)

Crozat le riche, comme on l’appelle, décroche l’amende la plus lourde : 6,6 millions de livres, soit un tiers de sa fortune. Pour s’en sortir, il rédige à son tour de faux rapports sur la Louisiane et retourne la situation à son avantage. Sa ruse lui permet de rendre la colonie au pouvoir contre l’abandon quasi total de son amende. 

Un personnage oublié de l’histoire

Jusqu’à sa mort en 1738 à l’âge de 83 ans, Antoine Crozat, devenu marquis du Châtel, fut un véritable bourreau de travail. Il se lança même à 72 ans, dans la construction du Canal de Picardie. Acteur majeur de la mondialisation, il envoya tout au long de sa carrière des bateaux aux quatre coins du monde. 

Comment un personnage qui marqua autant son époque a-t-il pu tomber dans l’oubli ? Les raisons sont multiples d’après son biographe Pierre Ménard : 

Son nom s’est vite éteint car ses fils n’ont eu que des filles. Par ailleurs, il était très moqué, on l’accusait d’être brutal et inculte. Ce n’est pas quelqu’un que l’on se vantait de défendre, donc assez rapidement ses descendants n’ont pas entretenu le culte de sa mémoire. Ensuite, il n’a pas été mêlé à énormément d'événements politiques. Crozat avait beau être très ami avec le régent et avoir possédé la Louisiane, il restait un spéculateur qui cherchait son profit personnel avant tout. Il n’y a pas eu d’hommage spécifique à lui rendre. La troisième raison est qu’en France les historiens délaissent un peu l’histoire économique au profit de l’histoire politique. Il y a beaucoup plus de biographies sur les hommes politiques, les écrivains ou les peintres que sur les hommes d’affaires. Ces derniers avançaient en effet systématiquement masqués.

A la fin de sa vie, Antoine Crozat, surnommé Harpagon, resta aux yeux de ses contemporains un parvenu, contrairement à ses enfants, bien installés dans la bonne société. Il laisse derrière lui une fortune considérable et de nombreuses traces de son passage. Il possédait en effet plusieurs châteaux, un hôtel Place de la Victoire à Paris, et fit construire deux des hôtels de la Place Vendôme donc celui qui se nomme aujourd’hui le Ritz ainsi que l'Hôtel d’Evreux. Il finança également la construction du Palais de l’Elysée, érigé en 1720 par son gendre Louis-Henri de la Tour d’Auvergne qui souhaitait ainsi intégrer la haute société aristocratique. Enfin, son frère, Pierre Crozat, également financier richissime, amassa une collection d’œuvres d’art considérable qui se trouve aujourd'hui au musée de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg.