Histoire des sciences

Audacieux penseur du continu

Pour les atomistes, le monde est constitué d'indivisibles et pour Zénon d'Élée, il est infiniment divisible. Aristote réconcilie les deux théories en introduisant la notion de limite.

LES GENIES DE LA SCIENCE N° 25
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l’occasion de son analyse du mouvement dans la Physique, Aristote apporte l’une de ses contributions les plus hardies à l’histoire des sciences et de la pensée : il développe une théorie du continu d’une ampleur sans précédent. Pour en saisir la portée, replaçons la spéculation d’Aristote dans son contexte. Dans les trois derniers livres de la Physique, Aristote s’attaque à deux adversaires qu’apparemment tout oppose, Zénon d’Élée et les atomistes Leucippe et surtout son élève Démocrite. Pour Zénon, tout est infiniment divisible. Pour les atomistes en revanche, le monde est formé d’éléments insécables : les « atomes ». Les Éléates et atomistes ont cependant un point commun : ils ont tenté de réagir à l’apparition de la notion de continu.

Le monde est-il continu ?

Le problème du continu fut posé pour la première fois en mathématiques à la suite de la crise majeure qui ébranla et transforma les premières mathématiques grecques : la crise des nombres irrationnels. Auparavant, les mathématiciens, par exemple les anciens pythagoriciens, pensaient que tous les rapports entre deux – ou plus de deux – grandeurs, et notamment entre deux longueurs, étaient exprimables par un nombre entier naturel. Les pythagoriciens avaient pourtant découvert l’existence des irrationnels, au moins sous la forme de l’incommensurabilité du côté d’un carré et de sa diagonale – que devait mettre en évidence le fameux « théorème de Pythagore » (voir l’encadré page 80). Cette découverte scandaleuse (qui aboutit à l’introduction du nombre irrationnel !2) aurait causé le suicide ou la mort violente de son auteur.

Cette anecdote, si tardive soit-elle, nous rappelle que l’apparition des nombres irrationnels remit en cause l’intelligibilité même du monde. Cette intelligibilité reposait pour les Pythagoriciens sur une correspondance entre nombres et choses. Les pythagoriciens, au moins jusqu’à l’époque de Platon, avaient développé une théorie des proportions qui ne prenait pas en compte l’incommensurabilité. On retrouve la trace de cette théorie dans le livre VII des Éléments du mathématicien Euclide (iiie siècle avant notre ère). Il s’agissait probablement d’une théorie numérique, c’est-à-dire d’une théorie qui assignait une valeur numérique à chaque rapport de choses. Le livre X de ces mêmes Éléments a en revanche dépassé le problème des irrationnels : il propose une conception générale des proportions qui inclut aussi bien les rapports exprimables par un entier naturel que ceux qui ne le sont pas. Les Éléments d’Euclide ne sont en effet pas un ouvrage théoriquement homogène : ils conservent la trace de travaux antérieurs et donc de niveaux théoriques différents.

Comment les mathématiciens et philosophes grecs surmontèrent-ils cette crise des irrationnels ? Plusieurs tentatives furent faites dans plusieurs domaines, mais toutes sont des variantes d’une même hypothèse : l’« hypothèse des indivisibles ». Ainsi, les différentes procédures infinitésimales utilisées par les mathématiciens reposent sur l’idée qu’une grandeur continue peut être réduite à un ensemble de parties indivisibles. La ligne, par exemple, est une juxtaposition de points, la surface une addition de lignes, le volume un feuilletage de surfaces.

La tentative de quadrature du cercle par Antiphon mentionnée par Aristote dans la Physique est un exemple de l’une d’elles. L’idée d’Antiphon est la suivante : en multipliant le nombre de côtés d’un polygone, on peut arriver à égaler le polygone à un cercle (voir la figure page 78). Les pythagoriciens eux-mêmes avaient eu recours à des suites de rapports s’approchant indéfiniment de !2. La version physique de cette théorie des indivisibles est l’atomisme de Leucippe et de Démocrite. La théorie générale du continu d’Aristote aura pour but principal de ruiner cette hypothèse de grandeurs constituées de composantes homogènes indivisibles.

Cependant, cette hypothèse avait déjà été critiquée avant Aristote, notamment par Zénon d’Élée, le deuxième grand représentant, après Parménide, de l’école éléate. Sa critique était la suivante : si une grandeur n’est pas indéfiniment divisible, c’est-à-dire si elle est composée d’indivisibles comme le proposent les atomistes et les mathématiciens, deux cas sont possibles. Soit chacun des indivisibles qui la composent est une véritable grandeur, et devrait alors être divisible à son tour, soit ce n’est pas une vraie grandeur, mais alors, comment une addition de non-grandeurs pourrait constituer une grandeur ?

De sa critique de l’hypothèse des indivisibles, Zénon tire cependant une conclusion éléatique radicale : cette réalité éminemment continue qu’est le mouvement est impossible. D’après Zénon, mais rappelons qu’il s’agit là d’une reconstruction plus que de la description d’une position avérée (notre source principale sur ce point est la Physique d’Aristote et ses commentaires anciens), la position atomiste rend elle-même le mouvement impossible. Comment, s’il est vrai qu’une longueur est composée d’indivisibles, une flèche peut-elle passer de l’indivisible i1 à l’indivisible i2 ? Inversement, si la longueur est un continu indéfiniment divisible, le mouvement ne pourra pas commencer, puisque s’il commence en un temps t1, il existera toujours un temps t’1 qui lui sera antérieur et qui sera le véritable temps de commencement du mouvement (voir la figure page 76). En d’autres termes, quelle que soit l’hypothèse de continu choisie, le mouvement est, pour Zénon, impossible.

La limite selon Aristote

Aristote s’oppose à la fois à l’hypothèse des indivisibles et à Zénon. Les mathématiciens, nous l’avons vu dans le livre X des Éléments d’Euclide, avaient fait une tentative, d’ailleurs réussie, pour surmonter les critiques de Zénon. Eudoxe, celui-là même dont nous avons vu le rôle en astronomie (voir Le monde d’Aristote page 50), est l’auteur d’une théorie générale des proportions incluant aussi bien des grandeurs commensurables que des grandeurs incommensurables. La première définition du livre X des Éléments d’Euclide, qui semble inspirée par Eudoxe, pose, sans y voir de difficulté, l’existence de deux sortes de grandeurs : « sont dites grandeurs commensurables celles qui sont mesurées par la même mesure, et incommensurables, celles dont aucune commune mesure ne peut être produite ».

Aristote non seulement connaissait cette théorie générale des rapports mathématiques, mais la considérait comme une nouveauté révolutionnaire de la génération précédente. Dans les derniers livres de la Physique, et notamment dans le livre VI, Aristote propose une théorie générale de la grandeur physique continue qui, tout en réfutant définitivement les doctrines qui recourent aux indivisibles, rétablit, contre Zénon, la possibilité du mouvement, c’est-à-dire la possibilité de la physique.

La théorie d’Aristote est générale : il ne se contente pas d’appliquer la notion de continu aux longueurs comme l’avaient fait ses prédécesseurs mathématiciens, mais aussi au temps et au changement. À propos de la grandeur, du temps et du changement, il proclame dans le livre VI de la Physique que, soit tous sont composés d’indivisibles, soit aucun ne l’est.

Certains commentateurs ont remarqué qu’Aristote avait dû revoir sa propre conception du temps pour inclure celui-ci dans les grandeurs continues. Dans les chapitres de la Physique qu’il consacre au temps, Aristote le définit en effet comme « le nombre d’un mouvement selon l’antérieur et le postérieur » ; cette définition semble bien renvoyer à une conception du temps comme réalité discrète. Toutefois, cette argumentation n’est pas convaincante, car après tout, une conception continue du temps n’empêche pas qu’on puisse compter le temps…

Dans le livre VI de la Physique, Aristote propose une théorie du continu riche et déroutante, qui, écrit Simplicius, va « contre le sens commun ». Cette théorie maintient ensemble deux thèses en apparence incompatibles : d’une part, dans toute ligne continue, on ne trouve que des points, et chaque fois qu’une ligne coupe une autre ligne, elle le fait en un point. D’autre part, la ligne n’est pas composée de points, car les points, n’ayant pas d’extension, ne sont pas des parties de la ligne. Cela est valable pour un temps continu et des instants (des « maintenant », selon l’expression employée par Aristote), ainsi que pour un mouvement continu et l’équivalent du point et du maintenant pour lui, ce qu’Aristote nomme le kinèma.

Aristote s’oppose donc à l’axiome selon lequel « une chose se divise en ce dont elle est composée ». Les relations de la longueur au point, du temps à l’instant, ou du mouvement au kinèma ne se laissent décrire ni comme une relation de tout à parties – les points ne sont pas des segments de ligne –, ni comme une relation de contenant à contenu – les points ne sont pas dans la ligne comme l’eau est dans le verre –, ni comme une relation de composé à composantes – les points ne sont pas à la ligne ce qu’un atome d’hydrogène est à l’eau, ou, en termes aristotéliciens, ce que la Terre est à la chair. Pour décrire cette relation, Aristote emploie un terme qui aura un grand avenir en mathématique : le point et l’instant sont des limites de la longueur et du temps.

L’unité d’un mouvement

L’une des thèses fortes de la cinématique aristotélicienne est que tout changement se fait dans le temps et prend un certain temps. Or l’instant n’étant pas une quantité de temps, mais la limite d’un temps, il ne peut y avoir de mouvement dans un instant. On ne peut donc pas déterminer l’instant où commencerait un mouvement, parce qu’une fois qu’on aurait déterminé cet instant, on pourrait toujours imaginer un instant qui lui serait antérieur et qui serait le véritable instant du commencement du mouvement. Il en est de même pour un état de repos qui suit un mouvement : on ne peut lui assigner de premier moment sans tomber dans la régression à l’infini. On peut toujours, en revanche, interrompre un mouvement en le coupant à un moment du temps.

Aristote s’est longuement interrogé sur le problème de l’unité d’un mouvement. Comme le mouvement comprend trois éléments – le mobile, le « lieu » du mouvement, par exemple la trajectoire d’un transport, et le temps pendant lequel a lieu le mouvement –, un mouvement est « absolument un » tant qu’aucun de ces trois éléments n’a changé. Ainsi, un transport de A vers B, puis de B vers A n’est pas absolument un puisque le mouvement s’interrompt. Tout mouvement un est donc continu, ce qui, notons-le, ne veut pas dire qu’il soit toujours uniforme. On peut donc définir négativement l’instant de commencement d’un mouvement par l’instant de l’interruption de mouvement ou de repos qui a précédé le mouvement en question.

Signalons cependant un cas que certains ont considéré comme un démenti de cette théorie. Aristote reconnaît que certains changements ont lieu instantanément, par exemple la congélation de l’eau. Or la congélation est le changement d’état qui accompagne la fin d’un mouvement continu, ou de plusieurs mouvements continus si le processus est interrompu une ou plusieurs fois, à savoir le refroidissement de l’eau.

Fausse théorie ou théorie fausse ?

En renvoyant les atomistes et Zénon d’Élée dos à dos, Aristote ne résout pas seulement un problème métaphysique lié à l’opposition de l’être et du devenir. Il analyse le mouvement pour lui-même et établit ainsi une véritable cinématique. Sur ce point précis, la physique d’Aristote appartient à l’histoire de la physique au sens moderne. Certes Aristote se trompe souvent. Ainsi, sa « loi » selon laquelle la distance parcourue par le mobile est le produit de sa masse par le temps divisé par la densité du milieu est une loi fausse… mais ce n’est pas une fausse loi. Aussi a-t-elle eu une grande fécondité entre les mains de ceux qui l’ont combattue. De même, sa théorie des projectiles – même si elle comporte un aspect métaphysique puisqu’Aristote est contraint à ses ingénieuses hypothèses par l’« horreur du vide » – est une théorie dynamique fausse, et non une fausse théorie dynamique.

L’analyse aristotélicienne du mouvement a donc un statut épistémologique à part. Les erreurs d’Aristote sur cette réalité continue ont été des obstacles à l’établissement de la cinématique moderne, mais pas des obstacles de même nature que la théorie des lieux naturels ou celle des mouvements naturels et des mouvements contre nature. Les premiers sont des obstacles scientifiques : ils se sont levés à l’intérieur de l’histoire de la cinématique. Les seconds sont des obstacles extra-scientifiques – idéologiques, métaphysiques… – que l’on ne peut compter comme des erreurs.   

 

Pierre Pellegrin

Pierre Pellegrin est directeur de Recherche au CNRS, Centre d’histoire des sciences et des philosophies arabes et médiévales, à Paris.

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