Géosciences

La catastrophe du Bosphore

Il y a quelque 7 500 ans, la rupture du barrage naturel formé par la langue de terre qui sépare la Grèce de la Turquie aurait provoqué un déversement brutal des eaux méditerranéennes dans le bassin de la mer Noire. Certains y voient l'explication géologique du Déluge.

POUR LA SCIENCE N° 284
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Dans Prométhée enchaîné, Eschyle évoque le franchissement du Bosphore par Io, la princesse transformée en une belle génisse blanche qui aurait traversé ce détroit pour fuir les poursuites assidues de Zeus. Bosphore signifie «passage de la vache» en grec, en souvenir de cet épisode. Mentionné dans la mythologie grecque, le Déluge est aussi évoqué par les historiens romains Pline l'ancien (23-79) et Diodore de Sicile (ier siècle avant notre ère), qui tous deux font allusion à un brusque envahissement de la terre par les eaux. Leurs textes rappellent, bien sûr le Déluge biblique : «L'an six cent de la vie de Noé, le second mois, le dix-septième jour du mois, en ce jour-là, toutes les sources du grand abîme jaillirent, et les écluses des cieux s'ouvrirent. La pluie tomba sur la Terre quarante jours et quarante nuits.» Le Déluge a-t-il une origine géologique? C'est la thèse de William Ryan et de Walter Pitman, géologues à l'Observatoire Lamont Doherty, à New-York, pour qui la mer Noire aurait été connectée à la mer Méditerranée à la suite d'une catastrophe naturelle. Le seuil du Bosphore se serait brusquement ouvert, et les eaux méditerranéennes se seraient précipitées en mer Noire. Avant ces travaux, les géologues avaient échafaudé plusieurs autres versions de la création du chenal du Bosphore. Toutefois, l'hypothèse de W. Ryan et W. Pitman semble encore plus solide depuis que le navire océanographique Le Suroît de l'ifremer a prélevé des sédiments et étudié le fond au Nord-Ouest de la mer Noire. Les résultats de cette campagne indiquent que l'eau salée a brusquement envahi le bassin de la mer Noire, il y a quelque 7 500 ans.

Le Quaternaire en mer Noire

Tout au long du Quaternaire, les glaciations ont piégé l'eau de la Terre, puis l'ont libérée, phénomène qui, chaque fois, a eu des répercussions sur le bassin de la mer Noire. La dernière période glaciaire a commencé, il y a entre 115 et 120 000 ans et s'est achevée, il y a quelques milliers d'années seulement. Le dernier maximum glaciaire date de 20 000 ans environ, l'époque de l'homme de Cro-Magnon. Une bonne partie de l'hémisphère Nord était alors écrasée sous 50 millions de kilomètres cubes de glace. Une énorme calotte glaciaire, un inlandsis, recouvrait la Scandinavie et la Finlande. Elle culminait à plus de 3 000 mètres d'altitude et s'étendait aussi sur l'Écosse, sur une partie de l'Angleterre et de l'Irlande, et sur la mer du Nord (voir la figure 1). Le Nord de la France subissait un climat périglaciaire. Une calotte glaciaire encore plus vaste – l'inlandsis des Laurentides – recouvrait le Canada et les États-Unis, jusqu'à la latitude des Grands Lacs. À l'est de l'Europe, un inlandsis s'étendait sans doute sur les actuelles mers de Barents et de Kara, au Nord de la Sibérie.

La déglaciation s'est amorcée lentement, il y a 18 000 ans. Irrégulier, le phénomène se serait déroulé en plusieurs étapes (voir la figure 2), avec des périodes successives d'accélération et de stagnation, voire de refroidissement. Ainsi, au Dryas récent, il y a 11 000 ans, la Terre s'est refroidie pendant plusieurs siècles. L'inlandsis scandinave a fini par disparaître, il y a environ 8 000 ans et celui des Laurentides 1 000 ans après.

Ce phénomène de glaciations et de déglaciations successives s'est répété tout au long du Quaternaire. Au cours du Prétiglien, par exemple, il y a 2,5 millions d'années, un climat froid s'est installé sur le continent Nord-européen. La mer s'est alors retirée de nombreux bassins. Les géologues ont établi que depuis 900 000 ans, c'est-à-dire depuis le Bavélien, les glaciations se succèdent tous les 100 000 ans environ, touchant une grande partie de l'Europe et de l'Ouest sibérien.

L'immobilisation des eaux sous forme de glace entraîne la baisse du niveau des océans, niveau qui remonte lors de la fonte des glaces, phénomène que les géologues nomment le glacio-eustatisme. Ces modifications des océans sont liés à des changements climatiques drastiques, mais provoquent aussi des mouvements tectoniques, car la croûte terrestre remonte après s'être déchargée de la masse des glaciers. Ainsi, les régions de l'écorce terrestre où se trouve une épaisse calotte de glace descendent pendant les glaciations et remontent après, c'est la glacio-isostasie.

Au gré du glacio-eustatisme, la mer Noire est passée de l'état de lac à celui de mer. Le phénomène est attesté tout au long du Quaternaire par les sédiments alternativement lacustres ou marins au fond de cette mer. Dès que le seuil où se trouve aujourd'hui le Bosphore empêchait les échanges avec l'océan global – l'ensemble des mers terrestres –, le bassin de la mer Noire se transformait en lac. Sa profondeur était suffisante – jusqu'à 2 210 mètres – pour que son niveau oscille indépendamment de l'océan global pendant de longues périodes (voir la figure 3).

Les grands-fleuves d'Europe centrale

Toutefois, la rapidité du retour à l'état de mer dépendait aussi du nombre et du débit des fleuves qui se jetaient dans la mer Noire. De nombreux fleuves se sont toujours déversés dans ce bassin et aujourd'hui encore, pas moins de quatre grands fleuves européens s'y jettent : le Danube, le Dniepr, le Dniestr mais aussi le Don (par l'intermédiaire de la Mer d'Azov). Pendant l'ère quaternaire, les calottes glaciaires du Nord de l'Eurasie ont pu à plusieurs reprises détourner vers le Sud certains des fleuves qui se jettent aujourd'hui dans les mers arctiques. Au Saalien, il y a 140 000 ans, la Volga était vraisemblablement connectée à la mer Noire (elle se jette aujourd'hui dans la mer Caspienne située entre l'Iran et l'Azerbaïdjan). Ainsi, la mer Noire a toujours reçu d'abondants apports fluviaux, ce qui est attesté par l'épaisseur des sédiments accumulés sur ses marges et dans le bassin, sous la forme de couches de vases. Au cours des périodes de fonte des glaces, les nombreux fleuves qui s'y jetaient contribuaient à la remplir rapidement. Les géologues ont calculé que si, dans les conditions actuelles, le Bosphore était fermé, le niveau de la mer Noire remonterait de deux mètres par siècle. La mer Noire s'est-elle remplie plus vite ou moins vite que la mer Méditerranée?

Le seuil du Bosphore

Le chenal par lequel la mer Noire et la mer Méditerranée communiquent a-t-il toujours existé ? Le Bosphore ressemble à un gué : sa largeur varie de 300 mètres à 3 kilomètres. Il est peu profond : seulement 35 mètres par endroits. S'agit-il là des caractéristiques d'un canal de formation récente? Du point de vue des géologues, l'existence actuelle d'une circulation marine à travers le Bosphore résulte avant tout du niveau élevé atteint aujourd'hui par l'océan global (voir la figure 2). C'est donc un phénomène récent à l'échelle géologique. Toutefois, les forts courants qui caractérisent le détroit existaient déjà au temps des Grecs anciens. Ils sont par exemple évoqués dans le mythe des Argonautes où Jason part à la recherche de la Toison d'or. Ces courants rapides résultent notamment de la différence de densité entre la mer Méditerranée très salée (environ 38 grammes de sel par litre) et la mer Noire (environ 18 grammes de sel par litre d'eau) plus douce que sa voisine, car elle est alimentée par les apports fluviaux importants qu'elle collecte. Tandis que les eaux de la mer Noire s'écoulent en surface, un courant de fond y apporte l'eau salée de la Méditerranée. Malgré cet échange permanent, la mer Noire est peu salée.

L'étude des connexions successives de la mer Noire avec l'océan mondial repose sur l'analyse des sédiments qui s'y sont déposés. Les premiers travaux ont été menés en 1938 par les océanographes russes Arkhangelskiy et Strakhov, qui montrèrent que le niveau de cette mer avait oscillé au cours des âges. Étant donné l'énorme débit fluvial qui s'est déversé en mer Noire au cours du Quaternaire, la sédimentation y a toujours été intense. En 1975, un forage au centre du bassin fut réalisé dans le cadre du programme international dsdp (pour l'anglais Deep Sea Drilling Program). La base de la couche correspondant au Pléistocène (la première et la plus longue des deux périodes du Quaternaire) n'a pu être atteinte ; David Ross, géologue américain, a constaté que les sédiments se sont accumulés sur plus de un kilomètre d'épaisseur! Les données recueillies prouvent l'alternance entre faunes lacustres et marines : la mer Noire a été alternativement une mer et un lac. Les géologues ont aussi établi qu'il y a quelque 7 500 ans, les sédiments ont enregistré un brusque passage de conditions lacustres aux conditions marines d'aujourd'hui. Les «strates lacustres» se différencient nettement des «strates marines» par leur couleur. Quand la mer Noire était un lac, ses eaux étaient riches en oxygène. La vie s'y développait et la décomposition complète des matières organiques y était possible ; celles-ci se mêlaient aux alluvions dans les forts apports fluviaux et finissaient par se déposer au fond. En revanche, quand le bassin de la mer Noire était relié à la mer Méditerranée, il contenait une couche anoxique, c'est-à-dire dépourvue d'oxygène. Aujourd'hui, une telle couche anoxique existe dans la mer Noire, et commence vers 200 mètres de profondeur. Cette «zone de mort» sous-marine, empêche la décomposition des matières organiques une fois celles-ci parvenues au fond. Ainsi, durant les périodes «marines» de la mer Noire, des boues noires riches en matière organique se sont déposées. Nommées sapropèles (sapros, en grec, signifie pourri), ces boues très particulières sont faciles à reconnaître. Elles constituent des marqueurs essentiels de l'activité hydrologique du bassin de la mer Noire au cours des âges car elles se distinguent très bien des sédiments plus clairs déposés pendant les périodes lacustres.

Alternance entre phase lacustre et terrestre

L'alternance entre phase lacustre et marine en mer Noire est aujourd'hui bien établie. Comment nous renseigne-t-elle sur la façon dont la mer Noire s'est connectée à l'océan mondial via la Méditerranée? Les géologues ont d'abord supposé que, lors de la dernière déglaciation, la mer Noire se serait remplie de pair avec la Méditerranée et l'aurait rejointe, il y a quelque 9 000 ans, à la suite du dernier maximum glaciaire (–20 000 ans). En 1972, les géologues Egon Degens et David Ross proposèrent un premier scénario : lors de la fonte massive des glaces, le niveau de la mer Méditerranée et celui de la mer Noire auraient monté, inondant simultanément la «digue» qui les séparaient ; les eaux de la Méditerranée auraient progressivement pénétré en profondeur dans la mer Noire, qui serait devenue de plus en plus salée ; elles auraient été transportées par des courants parcourant la Méditerranée puis le fond du Bosphore, tout à fait identiques à ceux que nous observons aujourd'hui. Cette arrivée d'eau salée serait responsable de la formation de la couche anoxique dans la partie profonde du bassin et de la formation de la strate de sapropèles observée dans les carottes du forage de 1975. En effet, l'eau salée, plus dense, s'enfonce, repoussant l'eau douce vers la surface. Les eaux profondes salées ne peuvent plus aller s'oxygéner en surface, car l'eau douce, moins dense, joue le rôle d'un couvercle. Les niveaux coccolites (micro coquillages marins) qui surmontent la strate de sapropèles seraient les témoins des conditions de la sédimentation, mises en place il y a quelque 3 000 ans, et qui sont encore celles d'aujourd'hui. Pour établir ce scénario, E. Degens et D. Ross s'appuyaient surtout sur la courbe des variations du niveau de l'océan mondial (voir la figure 2).

Longtemps admis par la communauté scientifique, ce scénario de l'envahissement de la mer Noire par les eaux de la Méditerranée a été légèrement modifié en 1999, quand Ali Aaksu, Rick Hiscott, de l'Université de Terre-Neuve (Canada), et Durmaz Yasar, de l'Université d'Izmir (Turquie), ont publié les recherches sismiques qu'ils ont entreprises en mer de Marmara en 1995. Ces géologues se fondent sur la morphologie des corps sédimentaires sous-marins de la mer de Marmara ainsi que sur l'âge des sapropèles de la mer Égée pour affirmer que ce serait la mer Noire qui se serait déversée la première en mer de Marmara, creusant le chenal du Bosphore (la mer de Marmara est séparée de la mer Méditerranée par le détroit des Dardanelles et de la mer Noire par le détroit du Bosphore). La fonte des glaces aurait été responsable d'une élévation plus rapide du niveau de la mer Noire que celle du niveau de la Méditerranée : il y a 9 500 ans, la mer Noire contenant de l'eau douce se serait déversée dans la mer de Marmara, faisant ensuite déborder celle-ci dans la mer Égée. Le fort courant ainsi créé aurait empêché l'eau salée de la Méditerranée de pénétrer en mer Noire. Moins dense, l'eau douce en mouvement aurait recouvert l'eau salée et limité ainsi les échanges d'oxygène entre les eaux profondes et celles de surface.

Ce phénomène serait responsable du dépôt de sapropèles en mer de Marmara et en mer Égée. Toutefois, A. Aaksu, R. Hiscott et D. Yasar notent aussi qu'il y a environ 7 000 ans, les coquillages d'eau douce présents en mer de Marmara ont été brusquement remplacés par des coquillages marins. Pourquoi aurait-il fallu attendre 2000 ans pour que les courants d'eau salée méditerranéens soient ressentis en mer Noire? De surcroît, des sapropèles ont aussi été retrouvés en mer Adriatique, entre l'Italie et la péninsule des Balkans, où il est difficile d'envisager que les courants de la mer Noire auraient créé une zone anoxique! La formation de ces sapropèles est-elle liée aux influences climatiques? Aux relations entre l'Atlantique et la Méditerranée? Aux apports d'eau douce du Nil? Quoi qu'il en soit, l'origine de la dernière connexion entre la mer Noire et la mer Méditerranée demandait de plus amples vérifications (voir la figure 4).

Nouvelle hypothèse

En 1999, W. Ryan et W. Pitman ont pour leur part, proposé d'expliquer cette connexion par une catastrophe naturelle. Il y a 7 500 ans, la dernière remontée des eaux en mer Méditerranée a été d'une ampleur extraordinaire : en un à deux ans, elle aurait provoqué la rupture de la langue de terre qui sépare la Grèce de la Turquie et l'ouverture du détroit du Bosphore ; le bassin de la mer Noire aurait alors été rempli par les eaux méditerranéennes. Comment W. Ryan et W. Pitmann ont-ils échafaudé leur scénario? En 1993, ils ont mené une campagne océanographique au large de la Crimée. Au cours de cette mission, ils identifièrent dans leurs carottes une zone de transition entre une phase lacustre et une phase marine. Manifestement, c'était le résultat d'un phénomène sous-marin d'érosion, cette zone étant constituée de débris de coquilles d'eau douce (Dreissina polymorpha et rostriformis) et de racines de plantes recouvrant un niveau à Dreissina (entières et intactes) ; elle était surmontée par un niveau constitué de coquilles marines, notamment de moules (Mytilus galloprovincialis). Les datations effectuées plus tard sur ces coquilles montrèrent que cette zone de transition datait d'environ 7 500 ans.

Selon W. Ryan et W. Pitman, la mer Méditerranée se serait engouffrée par le détroit du Bosphore dans le bassin de la mer Noire, alors un immense lac d'eau douce (voir la figure 4). Cette catastrophe, par sa date et par sa localisation, pourrait être l'événement qui a donné naissance au mythe du Déluge. Il y a 7 500 ans, les hommes du Néolithique qui vivaient dans la région du Moyen-Orient, avaient inventé l'agriculture, l'urbanisation ou encore le droit. Les alentours d'un grand lac d'eau douce où se jetaient de nombreux fleuves, était vraisemblablement une zone d'habitation favorable, très peuplée, voire civilisée. À la suite de l'invasion des eaux méditerranéennes, les zones littorales auraient été inondées. Les populations installées autour de la mer Noire auraient été chassées. Le souvenir de cette catastrophe se serait perpétué dans de nombreux mythes. Le récit du Déluge en fait-il partie?

En mai 1998, l'ifremer a envoyé le navire océanographique Le Suroît mener une campagne en mer Noire. Nommé blason, ce projet franco-roumain visait à confronter les deux hypothèses des connexions entre la mer Noire et la mer Méditerranée. Au cours de la mission, un sondeur multifaisceaux et des capteurs sismiques (mesure des ondes réfléchies sur les strates géologiques) ont scruté les fonds marins. Grâce au sondeur, les géologues embarqués à bord du navire Le Suroît ont pu établir des cartes tridimensionnelles de la forme du fond. Ils ont aussi étudié la nature des terrains qui le constituent. Les capteurs sismiques utilisés sont conçus pour mesurer les ondes réfléchies sur les strates géologiques ; ces ondes sont plus ou moins intenses en fonction de la nature du terrain rencontré. En outre, 38 nouvelles carottes de sédiments ont été prélevées entre 2 200 et 15 mètres de profondeur.

Leur analyse confirme l'arrivée massive d'eau salée, il y a environ 7 500 ans. Cette invasion aurait été soudaine au sens géologique, ce qui signifie qu'elle se serait produite en moins de 600 ans, le laps de temps qui sépare les dernières coquilles d'eau douce, vieilles de 7 500 ans, des premiers mollusques de mer, âgés eux de quelque 6 900 ans (voir la figure 5). L'une des carottes, longue de plus de sept mètres, montre que l'invasion par les eaux salées a été rapide et destructrice. À la base de la carotte, une vase marron est issue de la longue accumulation des sédiments lacustres. Plus haut, des coquilles cassées d'un mollusque lacustre (Dreissina) témoignent de l'action destructrice des eaux marines. Plus haut encore (c'est-à-dire plus tard), la présence de moules indique que les espèces habituelles des eaux salées se sont réinstallées.

Les scientifiques de blason ont aussi recherché les traces d'un ancien rivage. Quand une mer monte progressivement, elle marque sa progression de lignes littorales successives. En l'absence de telles lignes, le scénario d'une inondation rapide est plausible. Or, aucune trace de lignes littorales successives n'apparaît sur les premiers 150 mètres de profondeur.

En revanche, les chercheurs ont découvert un paysage de dunes à quelque 90 mètres sous les eaux. S'agit-il de dunes éoliennes, formées par le vent à proximité d'un rivage, ou de dunes hydrauliques, des bancs de sable formés par les courants marins? Après avoir analysé la forme et les distances séparant ces dunes, les spécialistes des déserts estiment plausible que ces alignements aient une origine aérienne. Une carotte prélevée au sommet de l'une de ces dunes révéla qu'elle était faite d'un sable dont la structure indique une érosion éolienne et non marine. Le fait que ce désert sous-marin soit toujours en place indique que les dunes ont probablement été submergées à une vitesse de plusieurs centimètres par jour. C'est donc bien au-dessus d'un morceau submergé d'anciennes terres émergées que semble avoir navigué le navire le Suroît (voir la figure 6)!

Ainsi, les indices s'accumulent, qui indiquent que la mer Noire aurait été envahie, il y a 7 500 ans par les eaux la mer Méditerranée. La surface de l'eau du lac isolé qu'elle constituait, se trouvait à plus de 150 mètres au-dessous du niveau actuel. Sa stabilité résulte d'un équilibre entre l'évaporation et l'apport d'eau fluviale, comme c'est le cas dans toutes les mers fermées. Le niveau du lac qui occupait la mer Noire était relativement bas, car le débit des fleuves qui se jetaient dans ce bassin aurait baissé, il y a quelque 8 200 ans. Selon, W. Ryan, lorsque l'invasion s'est déclenchée, environ 50 kilomètres cubes d'eau se seraient écoulés chaque jour par le nouveau détroit : un tel débit correspondrait à environ 400 fois celui des chutes du Niagara! Ce gigantesque flot aurait surélevé le lac d'une dizaine de centimètres par jour et envahi plus de 100 000 kilomètres carrés des terres environnantes.

La disparition en quelques années du territoire des civilisations qui jouxtaient la mer Noire a sans doute provoqué un exode massif. Les agriculteurs qui vivaient autour de la mer Noire auraient alors introduit l'agriculture en Europe en remontant les fleuves. Cette hypothèse est corroborée par les observations des archéologues, selon lesquelles l'agriculture est brusquement apparue en Transcaucasie et en Europe centrale il y a quelque 7 500 ans. L'arrivée des populations des bords submergés de la mer Noire explique-t-elle ce brusque progrès?

Quelles recherches faut-il mener pour finir de prouver qu'il y a réellement eu un déluge, il y a 7 500 ans? De nouvelles études doivent être menées sur la plate-forme continentale de Roumanie, d'Ukraine et de Bulgarie, car on devrait y trouver de nouvelles preuves de l'existence d'un ancien rivage submergé. Les recherches archéologiques ne sont pas non plus à négliger. Ainsi, les traces des populations qui vivaient à proximité de la mer Noire ont été trouvées en Bulgarie. Les archéologues bulgares et français ont notamment retrouvé sur le rivage bulgare les sépultures laissées par une civilisation avancée d'origine mystérieuse. Datées de quelque 6 500 ans, ces tombes témoignent d'un haut degré de maîtrise de la métallurgie. Cette civilisation qui semble venir de nulle part pourrait avoir laissé plus de traces sous les eaux de la mer Noire. Les archéologues de l'Académie des sciences bulgare ont retrouvé sous la mer, des traces de bois coupés et probablement de feu… En outre, il y a 30 ans, un géologue bulgare, Petko Dimitrov, a mis au jour par hasard une assiette néolithique enfouie dans des sédiments sous 100 mètres d'eau, au Nord-Ouest de la mer Noire. Est-elle tombée d'un bateau ou simplement sur le sol? La quête archéologique sous-marine est d'autant plus prometteuse en mer Noire que la zone anoxique aurait préservé les artefacts tombés à quelque 200 mètres de profondeur. L'explorateur américain Robert Ballard s'est lancé dans cette quête. À l'aide d'une caméra-robot, il a notamment trouvé un navire romain dans un état exceptionnel de conservation, déposé par quelque 300 mètres de fond au large des côtes turques. La forme du fond juste après le détroit du Bosphore pourrait aussi livrer une preuve irréfutable de l'existence du Déluge. Si le Bosphore a brusquement laissé s'écouler un flot si puissant, alors les traces d'une intense érosion se trouvent à cet endroit. Une campagne d'étude du relief sous-marin devant le Bosphore devrait les révéler. Elle ne se fera qu'avec l'aval du gouvernement turc, car la forme du fond sous-marin à cet endroit est un secret militaire. Les sous-mariniers russes, américains et turcs ont sûrement déjà mené une telle étude. Comment auraient-ils pu se faufiler dans leurs sous-marins à travers le Bosphore pendant toute la guerre froi­de s'ils n'avaient eu une connaissance précise du relief sous-marin? Ces précieuses données scientifiques risquent malheuresement de rester secrètes jusqu'au prochain Déluge.

Gilles Lericolais

Gilles Lericolais est géologue au Département des géosciences marines de l'ifremer à Brest.

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Références

Egon Degens et David Ross, Chronology of the Black Sea over the last 25 000 years, in Chem. Geol., vol. 10, pp. 1-16, 1972

W. Ryan et al., An abrupt drowning of the Black Sea shelf, Marine Geology, vol. 138, p. 119-126, 1997

Ali Aksu, Rick Hiscott, et Durmaz Yasar, Oscillating Quaternary water levels of the Marmara Sea and vigorous outflow into the Aegean Sea from the Marmara Sea Black Sea drainage corridor, in Marine Geology, vol. 153, pp. 275-302, 1999.

D. Ross, E. Degens et J. MacIlvaine, Black Sea : recent sedimentary history, in Science, vol. 170, pp. 163-165, 1970.

J. Milliman, et K. Emery, Sea levels during the past 35 000 years, in Science, vol. 162, pp. 1121-1123, 1968.

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