Pourquoi y a-t-il des œuvres d’art dont on ne se lasse jamais ?
Les œuvres d’art que nous chérissons le plus ne sont pas toujours les plus belles, ni les plus réussies. Mais alors qu’est-ce qui les rend dignes de notre intérêt permanent, et renouvelé ? Trois penseurs nous en disent plus.
Parce qu’elles s'inscrivent dans le temps long
Hannah Arendt (1906-1975)
Les œuvres d’art, solution à La Crise de la culture ? Dans son ouvrage du même nom, Hannah Arendt explique que l’art offre une « mmortalité potentielle » face aux bouleversements politiques qui ont marqué le XXe siècle, causant une « perte de la permanence et de la solidité du monde ». Or, il s’agit là d’un « caractère durable dont les êtres humains ont besoin précisément parce qu'ils sont les mortels – les êtres les plus fragiles et les plus futiles que l'on connaisse ». Les œuvres d’art sont au contraire « des objets que chaque civilisation laisse derrière elle comme la quintessence et le témoignage durable de l’esprit qui l’anime ». Les phrases d’un roman ne changent pas, et les traits d’un tableau sont conservés afin de ne pas être modifiés par le temps. Selon Arendt, ces œuvres sortent donc du cadre de la société de consommation, où nous sommes habitués à des objets dont la durée de vie « excède à peine le temps nécessaire à les préparer ». Les œuvres d’art se distinguent puisqu’elles « sont les seules choses à n’avoir aucune fonction dans le processus vital de la société [...], elles ne sont pas fabriquées pour les hommes, mais pour le monde ». Alors que les modes, les mœurs ou les prix changent en permanence, ces œuvres ne changent jamais. Conçues pour la perpétuité, elles sont un havre de stabilité. Le lien émotionnel que nous développons avec elles est tout aussi solide : au milieu d’une vie au rythme effréné, nos œuvres fétiches sont comme des piliers, des compagnons de voyage fidèles qui donnent de la permanence à nos existences. D’où notre angoisse lorsque des militants écologistes tentent d’éclabousser l’immuable avec de la soupe de tomates.
Parce qu’on y découvre toujours quelque chose de nouveau
Marcel Proust (1871-1922)
Si bien que l’on pense connaître une œuvre, on n’en saisit jamais tous les détails. Proust nous le démontre à travers le personnage de Bergotte, issu du roman À la recherche du temps perdu, profondément chamboulé par la redécouverte d’un « tableau qu'il adorait et croyait connaître très bien » : la Vue de Delft de Vermeer. Intrigué par les écrits d’un critique, il décide d’aller vérifier par lui-même la véracité de ses propos. Il remarqua alors « pour la première fois des petits personnages en bleu, que le sable était rose, et enfin la précieuse matière du tout petit pan de mur jaune », détails dont il « ne se rappelait pas ». Nos expériences personnelles, nos lectures, nourrissent le regard et donnent de nouvelles clés de compréhension, nichées dans l’âge. Ces œuvres que l’on adore nous semblent inépuisables, tant chaque rencontre en dévoile de nouveaux aspects ; des traits singuliers mais inaperçus jusque-là, ou la performance d’un acteur qui change notre perception d’un personnage. Après cette découverte, Bergotte, lui-même écrivain, en tire des conclusions personnelles : « C'est ainsi que j'aurais dû écrire, disait-il. Mes derniers livres sont trop secs, il aurait fallu passer plusieurs couches de couleur, rendre ma phrase en elle-même précieuse, comme ce petit pan de mur jaune. » Cette vision le chamboule tellement qu’elle finit par l’achever : « Un nouveau coup l’abattit, il roula du canapé par terre où accoururent tous les visiteurs et gardiens. Il était mort. » Parce qu’elles ne manquent jamais à changer notre perception du monde, ces œuvres nous accompagnent tout au long de notre vie… et parfois jusqu’au dernier souffle !
Parce qu’elles comblent nos besoins émotionnels
John Dewey (1859-1952)
Nos œuvres d’art préférées répondent en fait à nos besoins. Dans L’Art comme expérience, John Dewey, philosophe pragmatiste américain, évoque l’art comme un domaine où le beau et l’utile se confondent, n’hésitant pas à énoncer que « l’art répond à de multiples fins ». Nous ne sommes pas uniquement spectateurs face à une œuvre, puisque nous y investissons nos états d’esprit, nos expériences : « Il y a une part de passion dans toute perception esthétique. » Lorsque nous découvrons une œuvre pour la première fois, « nous sommes transportés au-delà de nous-mêmes et c’est là que nous nous découvrons ». Si cette découverte nous plonge dans une introspection personnelle, elle nous permet aussi d’identifier les émotions que cette œuvre déclenche en nous. Est-ce qu’elle nous apaise ? Est-ce qu’elle nous met de meilleure humeur, nous fait rire ? Face à une situation, nous savons ainsi par avance de quelle œuvre nous avons besoin. Ces œuvres ne nous lassent donc jamais car elles ont déjà été testées et approuvées par notre système émotionnel. En revenant vers elles, nous cherchons à répliquer ce sentiment que nous avons trouvé utile lors de leur découverte. C’est ainsi que l’on chasse la tristesse à coups de comédie, ou que l’on confirme une joie en écoutant des synthés flamboyants. La théorie du philosophe américain s’oppose aux conventions artistiques qui établissent une « conception muséale des beaux-arts », car l’art « sert la vie plus qu’il ne prescrit un mode de vie défini et limité ». En ce sens, l’art n’est pas uniquement un étonnement désintéressé, mais un élément essentiel pour combler nos besoins émotionnels. Alors, regardez fièrement ce nanar qui vous rire, car il occupe une fonction précieuse.
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