Olivier Rey : “Puisque je parle autant à la droite qu’à la gauche, on me catalogue de droite”
Constatant qu’il a été catalogué à droite, Olivier Rey, auteur notamment de L’Idolâtrie de la vie (Gallimard, 2020), affirme que le clivage droite/gauche n’a plus de sens à l’âge de l’emballement technologique et de la coupure entre les élites pro-mondialisation et les oubliés des périphéries. Il en appelle plutôt à la reconstitution d’un peuple envisageant un avenir commun.
Vous considérez-vous comme de gauche ou de droite (ou refusez-vous d’entrer dans cette division, et si oui, pourquoi) ?
Olivier Rey : J’ai l’impression que le débat gauche-droite, c’est libéralisme contre libéralisme, moderne contre moderne. Un même mouvement non pas perturbé, mais conforté par l’« alternance » gauche-droite, comme on passe d’une main à l’autre un sac tout en poursuivant son chemin. Étant donné que ce débat m’intéresse peu, je n’ai guère pris garde à l’étiquetage des personnes à qui je m’adressais, et il m’est arrivé de publier des articles dans des journaux très divers, de L’Humanité à Valeurs actuelles, de Krisis à Carnets rouges. Mais il se produit alors ceci : la gauche, si prompte à dénoncer les processus d’« essentialisation », considère toute personne ayant été en contact avec des gens de droite comme essentiellement de droite, et interdit sa fréquentation. Il en résulte que la proportion des personnes classées à droite parmi celles à qui j’ai à faire augmente, ce qui vient confirmer à qui l’annonçait que je suis bien de droite. Pourquoi pas. Il y a de bons côtés – dont la réduction des sollicitations. « Ils sont heureux, écrit Péguy, ceux qui peuvent travailler, qui hors du souci, du tracas, du fatras temporels, dans le grand silence des lampes aux veillées d’hiver pourront travailler les auteurs. » Être catalogué de droite, cela libère pas mal de jours dans l’année ! Encore une chose : nombreux étaient ceux qui naguère, à droite, se vivaient comme incarnant le bien face aux « mauvais », aux « rouges ». Actuellement, la conviction d’incarner le bien est passée à gauche. Ainsi que l’a relevé Finkielkraut, n’avoir personne à sa gauche, c’est le bonheur de pouvoir intimider tout le monde. Je ne me sens pas une telle supériorité morale.
Qu’est-ce qu’être de gauche ? Qu’est-ce qu’être de droite selon vous aujourd’hui ?
Le fait même que chacun soit invité à produire sa propre définition de la gauche et de la droite montre l’incertitude ambiante. Depuis l’affaissement, puis l’effondrement de l’Union soviétique, et l’évaporation, en Occident, de la croissance et des « fruits » d’icelle qu’il fallait distribuer (le « grain à moudre »), les repères manquent. Mais précisément parce qu’ils manquent, précisément parce que de part et d’autre, l’unité substantielle fait défaut, tel ou tel élément se trouve, un peu au petit bonheur, élevé au rang de totem. Il y a vingt ans aux États-Unis, les personnes inquiètes du dérèglement climatique étaient aussi nombreuses à droite qu’à gauche. Mais à partir du moment où le parti démocrate s’est intéressé au sujet, le déni rageur du réchauffement climatique est devenu un « marqueur » de l’identité républicaine – comme, autre exemple, le soutien extatique aux « transitions de genre » chez des enfants de plus en plus jeunes est devenu un « marqueur » de l’identité démocrate. Ce sont là des échantillons de ce que la fidélité à des étiquettes, plutôt que l’attachement à une juste appréciation des réalités, amène à commettre. Je préfère me rappeler ce que disait Pasolini : « Mieux vaut être ennemi du peuple que de la réalité. »
Y a-t-il ou devrait-il y avoir une redéfinition idéologique, et sur quelle base, de cette division ? Ou est-elle vouée à disparaître au profit d’autres clivages autour de l’écologie, de l’identité, de l’Europe, etc. ?
Si, dans le principe, la monarchie est le gouvernement par un seul, l’oligarchie, le gouvernement par quelques-uns, et la démocratie, le gouvernement par tous, ce gouvernement par tous fait régulièrement appel à des votes, qui veulent que la majorité vaille pour le tout. En quoi pareille substitution est-elle acceptable ? En ce que la majorité victorieuse et les minorités vaincues ont suffisamment en commun pour que les divergences, dont témoigne la diversité des votes, n’empêchent pas la majorité de gouverner, pour l’essentiel, dans l’intérêt général ? Ce socle commun, que la lutte des classes mettait en cause sans pourtant le dissoudre (lors des guerres, en particulier, la solidarité nationale prenait largement le pas sur la solidarité de classe d’une nation à l’autre), s’est beaucoup réduit, du fait de l’emballement technologique et technocratique qui détruit les solidarités directes, de l’immigration de masse qui aggrave l’« archipélisation » culturelle, du fossé grandissant entre les Anywheres, habitants des métropoles et favorables à la mondialisation, minoritaires mais qui contrôlent suffisamment les institutions et les leviers du pouvoir pour imposer leurs vues, et les Somewheres, habitants des « périphéries » et qui déplorent la dégradation de leurs modes de vie. L’enjeu principal, aujourd’hui, ce ne sont pas des crêpages de chignon gauche-droite, c’est la recomposition d’un peuple qui se reconnaisse une certaine unité et un avenir commun, condition même d’une vie politique.
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