Lénine : quand la philosophie vire à l’orthodoxie
Le 21 janvier 1924 disparaissait l’une des figures majeures de l’histoire contemporaine, Vladimir Ilitch Oulianov, dit Lénine. Lecteur et écrivain inlassable, le père de la révolution d’Octobre est aussi l’auteur d’une œuvre importante, se réclamant de Marx et de la philosophie, dans laquelle il n’a eu de cesse d’adapter le marxisme à son temps. Mais qu’est-ce que le léninisme ? Une idéologie ? Une philosophie ? Une orthodoxie ? Nous avons relu ses principaux ouvrages pour y voir plus clair.
C’est peu dire que le centenaire de la mort de Lénine (1870-1924) ne passe pas inaperçu du point de vue éditorial. Que faire de Lénine ? (Guillaume Fondu, Éditions critiques), Découvrir Lénine (Marina Garrisi, Éditions sociales) ou encore Lénine et l’arme du langage (Jean-Jacques Lecercle, La Fabrique) ne sont que quelques-uns des ouvrages consacrés au père de la révolution russe qui paraissent en cette rentrée 2024. Viennent s’ajouter quelques rééditions comme La Pensée de Lénine. L’actualité de la révolution de Georg Lukács (Éditions communard.e.s), initialement traduit en 1972, ou La Terreur sous Lénine (L’Échappée), publié à l’origine en 1975 à l’initiative de l’historien Jacques Baynac.
Dans un contexte de regain d’intérêt, à un moment où des figures contemporaines de gauche telles que Frédéric Lordon ou Andreas Malm [lire notre article], se réclament à nouveau de Lénine, le monde de l’édition paraît renouer avec une tradition tombée dans une certaine désuétude : celle du commentaire de l’œuvre de Lénine, perçue comme une contribution majeure à la pensée socialiste, et du rôle historique de son auteur. Sans généralement faire l’impasse sur le rôle de premier plan qu’a joué l’homme dans la fondation du totalitarisme soviétique, ces ouvrages dressent aussi à leur manière, comme en écho, le portrait d’un intellectuel total. Lénine semble effectivement être intervenu à peu près partout : dans le champ politique et économique, bien sûr, mais aussi dans le champ philosophique ou scientifique. En chef de parti promouvant un dégraissage idéologique assidu, on le voit affairé à poser en quelque sorte les bases de ce que doit être une bonne pensée pour son temps. Comment s’y est-il pris ? Retour sur ses essais majeurs.
Que faire ? Un parti pour initier la révolution communiste
Lénine est né et a grandi dans un empire russe en proie à une fièvre révolutionnaire. Dès les années 1860, les narodniks (народники, « populistes ») tentent d’adapter les idées marxistes, qui se diffusent largement à partir des années 1870 et l’autorisation par la police tsariste de la traduction du Capital, à la situation russe. À l’instar de quelques anarchistes et nihilistes, le choix de la confrontation violente et même du terrorisme s’imposent progressivement pour une frange du populisme, la Narodnaïa Volia (Народная воля, « volonté du peuple »). Le frère aîné de Lénine, Alexandre Oulianov (1866-1887), sera de ceux-là et participera à l’assassinat du tsar Alexandre II en 1881 ainsi qu’à la tentative d’attentat, en 1887, sur son fils, au cours de laquelle il est arrêté puis exécuté. C’est dans ce contexte traumatique que le jeune Lénine entre dans le militantisme politique et découvre le marxisme. Il est aussi à cette époque nourri par une autre lecture, le roman du populiste Nikolaï Tchernychevski (1828-1889) intitulé Que faire ? (1862), qui met en scène un révolutionnaire ascétique matérialiste souhaitant s’améliorer moralement et mettre la politique au service du peuple. Lénine lui rend directement hommage en publiant, en 1902, un essai du même nom, qui constitue son premier livre important. L’enjeu est d’abord organisationnel : comment parvenir à instaurer le communisme en Russie, un pays largement rural dans lequel le prolétariat ouvrier ne représente qu’environ 15% de la population ? Fort d’une étude suivie des conditions économiques et sociales propres à son pays (il a écrit Le Développement du capitalisme en Russie en 1898), Lénine pense qu’il est inévitable que le prolétariat s’allie avec les « masses » populaires : les professions intermédiaires, la petite bourgeoisie traditionnelle et intellectuelle et, surtout, la paysannerie. Il va falloir que le prolétariat ouvrier, dont il pense en bon marxiste qu’il reste l’agent le plus à même d’initier une révolution communiste, mène un travail de sape pour se garantir leur concours. Pour ce faire, il faut d’abord que les ouvriers acquièrent une claire conscience de classe qui ne soit pas seulement dirigée vers la défense ponctuelle de leurs intérêts économiques dans le syndicalisme, bornée à un réflexe corporatiste. Le prolétariat ne deviendra pas spontanément révolutionnaire par des luttes économiques pour les salaires ou pour la réduction du temps de travail. « L’histoire de tous les pays atteste que, par ses seules forces, la classe ouvrière ne peut arriver qu’à la conscience trade-unioniste, c’est-à-dire à la conviction qu’il faut s’unir en syndicats, mener la lutte contre le patronat, réclamer du gouvernement telles ou telles lois nécessaires aux ouvriers, etc », écrit ainsi Lénine, avant d’ajouter que « la conscience de classe politique ne peut être apportée à l’ouvrier que de l’extérieur, c’est-à-dire de l’extérieur de la lutte économique, de l’extérieur de la sphère des rapports entre ouvriers et patrons ». Contre le spontanéisme, il est à ses yeux nécessaire de fonder un parti centralisé et discipliné, conduit par des « professionnels » qui constitueraient « l’avant-garde » intellectuelle de la classe ouvrière. « Sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire », détaille-t-il, charge à ce parti d’élaborer et de transmettre cette théorie à des ouvriers qui en sont pour l’heure dépourvus, en vue de ce qu’on appellerait aujourd’hui leur « conscientisation » ou leur « politisation ».
Que faire ? eut un lourd retentissement et sera peu ou prou à l’origine de la fameuse scission entre les bolcheviks (« majoritaires ») et les mencheviks (« minoritaires ») lors du second congrès du Parti ouvrier social-démocrate russe de juillet 1903. Julius Martov (1873-1923), soutenu par Léon Trotski, préconisait, au contraire de Lénine, un parti de masse aux conditions d’adhésion plus souple. Dans Nos tâches politiques, publié en 1904, Trotski dénonçait dans la vision léniniste d’un tel parti centralisé les ferments d’une dictature moins du prolétariat que « sur le prolétariat ».
Matérialisme et empiriocriticisme. Une théorie de la connaissance au service de la révolution
C’est en 1908, avec Matérialisme et empiriocriticisme, que Lénine publie son ouvrage proprement philosophique. Notre auteur, qui a jusque-là lu peu de philosophie, s’étant cantonné dans les classiques à Marx, Engels et Diderot, parfait sa culture en dévorant les ouvrages de Berkeley, Hume et Kant. Dans cet essai, il croise le fer avec entre autres ses camarades Alexandre Bogdanov (1873-1928) et Gueorgui Plekhanov (1856-1918), qu’il accuse de pervertir le marxisme du fait de leurs compromissions avec l’idéalisme et la religion. Lénine reproche à Bogdanov et ses épigones de tirer des conclusions philosophiques hâtives de la « crise de la physique » qui a cours en ce début de XXe siècle, occasionnée par les découvertes de Max Planck et celles d’Einstein. Ces compagnons de route du bolchévisme reprennent à leur compte l’idée que finalement, avec elles, « la matière disparaît ». Une idée aussi absurde que dommageable pour le Parti bolchevik : comment lutter contre le capitalisme si l’on ne peut plus partir des conditions matérielles d’existence dans la mesure où le monde extérieur n’existe pas ?
Lénine regrette plus particulièrement que ces quelques camarades-ci fassent grand cas du physicien autrichien Ernst Mach et de son essai L’Analyse des sensations. Le rapport du physique au psychique (1900). Mach est à ses yeux le représentant d’un « empiriocriticisme », ou antimatérialisme, qui a paradoxalement su séduire des marxistes censément matérialistes, lesquels ont alors entrepris d’épouser une forme d’idéalisme néo-kantien qu’ils entendaient introduire dans le marxisme. Avec lui, « les matérialistes tombent dans le “kantisme” (c’est le cas de Plekhanov, qui admet l’existence de la “chose en soi”, c’est-à-dire des choses existant en dehors de notre conscience), ils “doublent” le monde et prêchent le “dualisme”, puisque derrière les phénomènes, d’après eux, il y a encore la chose en soi, puisque derrière les données immédiates des sens, ils admettent autre chose, on ne sait quel fétiche, une “idole”, un absolu, une source de “métaphysique”, un double de la religion. » Fascinés par les récentes découvertes de la physique et des sciences naturelles au sujet de la matière, ces marxistes romantiques auraient ainsi sombré dans le relativisme et le « fidéisme » : « La minorité des nouveaux physiciens, influencés par les graves contrecoups des grandes découvertes de ces dernières années sur les vieilles théories, – influencés de même par la crise de la physique moderne qui a révélé nettement la relativité de nos connaissances – ont glissé, faute de connaître la dialectique, par le relativisme à l’idéalisme. » Au prétexte que les définitions de la matière proposées par la nouvelle science diffèrent de celles que l’on avait naguère, ces médiocres « positivistes » ont dans les faits cessé d’en faire la base de leur philosophie, ont cherché à saisir une autre instance d’être et ont donc épousé l’idéalisme [au sens philosophique] le plus absolu – celui là-même qui, finalement, nie la consistance ontologique de la matière : « Bornons-nous pour l’instant à cette conclusion : les disciples “modernes” de Mach n’ont produit contre les matérialistes aucun, mais littéralement aucun argument qu’on ne puisse trouver déjà chez l’évêque Berkeley. » Lénine se livre donc à une défense en règle du matérialisme, de l’idée selon laquelle seul existe ce qui est matériel. On le voit animé par la conviction qu’il convient d’adopter « l’esprit de parti en philosophie » et par ailleurs persuadé que l’histoire de la philosophie est, en dernière instance – pour reprendre l’expression marxiste –, analogue à une lutte des classes entre matérialisme et idéalisme.
L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme. Une reconstruction du marxisme à l’ère contemporaine
En 1916, avec L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme, Lénine s’affirme à la fois comme un continuateur et un reconstructeur du marxisme. C’est en effet dans cet ouvrage qu’il prend acte d’un changement majeur de la nature du capitalisme à son époque. Alors que la Première Guerre mondiale a éclaté, Lénine souligne que le capitalisme a, dans les dernières années, pris un tour beaucoup plus avide et réactionnaire qu’à l’époque de Marx. Confrontés à une « baisse tendancielle du taux de profit » née, entre autres, du jeu concurrentiel, les grands industriels sont parvenus à faire sortir le capitalisme de sa phase concurrentielle libérale pour le faire entrer dans une nouvelle phase « monopolistique ». Pour bien comprendre l’ennemi en présence, Lénine veut faire voir que celui-ci a radicalement changé de forme, que les trusts et monopoles, encouragés par les États, servent désormais un projet impérialiste de conquête élargie. Le capital, pour se maintenir et s’étendre, n’hésite désormais plus à s’émanciper du libéralisme (on sent le fascisme en germe) et recourir à des moyens artificiels dangereux et mortifères comme la colonisation ou la guerre totale : « Propriété privée fondée sur le travail du petit patron, libre concurrence, démocratie : tous ces slogans dont les capitalistes et leur presse se servent pour tromper les ouvriers et les paysans sont depuis longtemps dépassés. Le capitalisme s’est transformé en un système universel d’oppression coloniale et d’asphyxie financière de l’immense majorité de la population du globe par une poignée de pays “avancés”. Et le partage de ce “butin” se fait entre deux ou trois rapaces de puissance mondiale, armés de pied en cap (Amérique, Angleterre, Japon) et qui entraînent toute la terre dans leur guerre pour le partage de leur butin. »
Ce livre, qui aura un grand retentissement tout au long du XXe siècle, notamment au sein d’une gauche tiers-mondiste se faisant forte de dénoncer, précisément, l’impérialisme des grandes puissances, nourrit aussi une attaque appuyée contre ce qu’est devenue la IIe Internationale, née en 1889 sous le patronage de Friedrich Engels, et désormais aux mains des sociaux-démocrates. Pour Lénine, les Allemands Eduard Bernstein (1850-1932) ou Karl Kautsky (1854-1938), qui en sont les représentants les plus éminents, ont trahi la classe ouvrière en appelant à voter les crédits de guerre. Oubliant que, selon le mot de Marx, « les prolétaires n’ont pas de patrie », ils ont embrassé un « social-chauvinisme » en lieu et place d’un « défaitisme révolutionnaire » (l’appel, donc, à lutter contre son propre gouvernement affaibli quitte à précipiter la défaite de son pays) qui aurait été autrement plus pertinent en vue de l’avènement du communisme : « Ce courant idéologique [l’impérialisme] est, d’une part, le produit de la décomposition, de la putréfaction de la IIe Internationale et, d’autre part, le fruit inévitable de l’idéologie des petits bourgeois, que toute l’ambiance rend prisonniers des préjugés bourgeois et démocratiques. Chez Kautsky et ses semblables, pareilles conceptions sont le reniement total des fondements révolutionnaires du marxisme, de ceux que cet auteur a défendus des dizaines d’années, plus spécialement dans la lutte contre l’opportunisme socialiste. »
L’État et la Révolution. Que faire de l’État ?
En 1917, enfin, depuis la Finlande où il est exilé, Lénine signe un ouvrage qui demeurera inachevé du fait de l’éclatement de la révolution d’Octobre. L’histoire a surtout retenu le mois d’octobre 1917, mais il faut rappeler que les choses avaient commencé dès le mois de février de cette même date, quand des mouvements d’insurrection combinés de femmes, d’ouvriers, de paysans, de petits bourgeois et de militaires contre la poursuite de la guerre avaient mené à l’abdication du tsar et à la naissance d’un gouvernement provisoire démocratique appuyé par un soviet (conseil ouvrier). Dépassé par les événements, Lénine écrit L’État et la Révolution dans le but de réfléchir aux suites à donner à ce mouvement et en réaction à la fragile hégémonie de ce gouvernement provisoire. Dans le sillage de ses « Thèses d’avril », il juge que les bolcheviks doivent aller plus loin. Que conviendra-t-il de faire de l’appareil d’État une fois la prise du pouvoir réussie ? est la question qui l’occupe. Dans la droite ligne de L’Impérialisme…, Lénine considère que les chantres de la IIe Internationale ont falsifié la doctrine de Marx sur l’État et qu’il convient de la rétablir. Il s’agit de rappeler qu’à ses yeux, l’État n’était que le reflet des contradictions au sein de la société, constituant un instrument violent et idéologique aux mains de la classe dominante. Se référant largement à l’expérience de la Commune de Paris (1871), écrasée dans le sang, il rappelle qu’avant le passage à la société sans classes et au communisme, il est nécessaire, contrairement à ce que pensent les anarchistes, de se servir de l’État pour mater les ennemis de la révolution et exercer une « dictature du prolétariat » à même de mettre à bas les contradictions sociales. C’est là la conception marxiste-léniniste du socialisme, une phase de transition vers le communisme durant laquelle le prolétariat se sert de l’État afin de réprimer la bourgeoisie : « Démocratie pour l’immense majorité du peuple et répression par la force, c’est-à-dire exclusion de la démocratie pour les exploiteurs, les oppresseurs du peuple ; telle est la modification que subit la démocratie lors de la transition du capitalisme au communisme. » Une fois la bourgeoisie et la contre-révolution annihilées, l’État n’a plus de raison d’être et dépérit de lui-même, marquant le passage à une phase supérieure – le communisme. On voit donc un Lénine confiant dans les capacités de succès d’une révolution prolétarienne réfléchir à partir des expériences historiques et de la philosophie marxiste aux formes concrètes que devra revêtir l’État et le gouvernement durant la phase de dictature du prolétariat, un motif qu’il investit considérablement et développe davantage que ses maîtres. Kautsky lui en fera du reste le reproche, fustigeant la violence de la révolution d’Octobre et du nouveau pouvoir bolchevik en place, en plus de cette utilisation massive du concept auquel, croit-il, Marx n’aurait eu recours qu’une fois, dans une lettre de 1875. Lénine lui répondra dans une brochure de 1918, La Dictature du prolétariat et le renégat Kautsky, en lui reprochant de ne pas avoir eu l’honnêteté de reconnaître que Marx et Engels ont bien plus employé le terme qu’il ne le dit, notamment après la Commune : « Kautsky a altéré de la façon la plus inouïe l’idée de dictature du prolétariat, en faisant de Marx un vulgaire libéral, c’est à dire qu’il est tombé lui-même au niveau du libéral qui, débitant des platitudes sur la “démocratie pure”, masque et estompe le contenu de classe de la démocratie bourgeoise, redoute plus que tout la violence révolutionnaire de la part de la classe opprimée. En “interprétant” l’idée de “dictature révolutionnaire du prolétariat” de façon à en éliminer la violence révolutionnaire de la classe opprimée sur les oppresseurs, Kautsky a battu le record mondial de la déformation libérale de Marx. »
La Maladie infantile du communisme. Un amendement ?
On le voit, la pensée de Lénine, si elle a toujours voulu incarner et définir l’orthodoxie marxiste officielle, n’est pas tout à fait figée dans le marbre, évolue et s’adapte aux circonstances. Il y a une claire volonté, chez lui, de comprendre et d’embrasser le moment présent, en voyant comment le marxisme peut constituer un guide pour l’action. Vers la fin de sa vie, La Maladie infantile du communisme (« le gauchisme »), paru en 1920, paraît même attester d’une relative souplesse vis-à-vis du syndicalisme et du parlementarisme et, plus largement, des atermoiements du mouvement ouvrier, qui ne devrait pas suivre aveuglément un « dogme » et embrasser le sectarisme. S’il faut bien sûr dénoncer les compromis scandaleux, comme ceux de 1914 (l’Union sacrée en France, le Burgfrieden en Allemagne), il est puéril et contre-productif (c’est cela le « gauchisme ») de fustiger par avance tout jeu d’alliance : « Faire la guerre pour le renversement de la bourgeoisie internationale, guerre cent fois plus difficile, plus longue, plus compliquée que la plus acharnée des guerres ordinaires entre États, et renoncer d’avance à louvoyer, à exploiter les oppositions d’intérêts (fusent-elles momentanées) qui divisent nos ennemis, à passer des accords et des compromis avec des alliés éventuels (fusent-ils temporaires, peu sûrs, chancelants, conditionnels) ; n’est-ce pas d’un ridicule achevé ? », demande ainsi Lénine. En fait, il y a une « nécessité absolue pour l’avant-garde du prolétariat, pour sa partie consciente, pour le Parti communiste, de louvoyer, de réaliser des ententes, des compromis avec les divers groupes de prolétaires, les divers partis d’ouvriers et de petits exploitants. Le tout est de savoir appliquer cette tactique de manière à élever, et non à abaisser le niveau de conscience général du prolétariat, son esprit révolutionnaire, sa capacité de lutter et de vaincre ».
Conclusion. L’intellectuel total en prise avec son temps
Comment qualifier le statut des textes de Lénine ? Pour Jean-Jacques Lecercle, auteur de Lénine et l’arme du langage (La Fabrique), il « se désigne lui-même comme “publiciste”, terme aujourd’hui désuet, mais courant à l’époque et que l’on prendra au sérieux : l’arène publique est le lieu de la politique, et la pratique politique léniniste passe par tous les genres de discours dans lesquels le langage est une arme. Lénine est tour à tour orateur passionné, infatigable rédacteur d’articles et de résolutions pour congrès, mais aussi inlassable explicateur du marxisme (car les concepts deviennent des forces matérielles lorsqu’ils pénètrent les masses) et, si la conjoncture le veut (ou le permet), théoricien. Le résultat est 45 volumes de textes. »
De cet exposé des principaux essais, ressort déjà l’impression d’un intellectuel hyperactif, d’un polémiste interventionniste maniant les mots comme une arme, philosophant à coups aussi bien de marteau que de faucille. En chef de parti zélé et désireux de donner une direction claire au bolchevisme, il laisse peu de domaines de la pensée en dehors de son propre champ d’appréciation. Dans les pas de Marx, dont il cherche à défendre ce qu’il voit comme ses fondements contre ceux qu’il appelle les « révisionnistes », il souhaite appréhender les mutations du capitalisme pour mieux comprendre comment y mettre fin. En néo-Machiavel, de même, il y a chez lui la volonté de saisir le fonctionnement général de la politique moderne afin d’établir comment prendre et comment conserver le pouvoir. Mais on le voit aussi s’investir dans le champ de la métaphysique et des sciences naturelles et, là aussi, tenter d’éliminer ses adversaires en donnant des directions de pensée, si ce ne sont des directives, à ses camarades. Avant même que l’État totalitaire ne se mette en place, on peut avoir le sentiment qu’il donne figure à une englobante orthodoxie intellectuelle.
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Joie d’aimer, joie de vivre
Pas si vite nous dit Spinoza, dans cet éloge à la fois vibrant, joyeux et raisonné de l'amour en général.
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