Kostas Axelos
« Les penseurs d’envergure et les philosophes, tout en se reconnaissant des prédécesseurs, veulent à la fois clôturer une longue époque et inaugurer une nouvelle qui serait la dernière. À leur tour, et comme le reste des mortels, mais avec infiniment plus de profondeur, ils succombent à la tentation de maîtriser le temps qui ne succombe à aucune maîtrise, même quand la pensée tente de le penser dans son entièreté. » Mort le 4 février dernier, à l’âge de 85 ans, de n’avoir pas pu maîtriser le temps, Kostas Axelos était de ces penseurs d’envergure. Intime d’Héraclite et de Heidegger, il n’avait ni l’ambition de clôturer une époque, ni même d’inaugurer une nouvelle. Il s’est tenu toute sa vie au plus près du monde pour en saisir l’essence ou le mouvement, « l’errance » et le « jeu ». Pour en « scruter rythme et cœur ».
Le cœur de son enfance bat à Athènes, où il naît le 26 juin 1924. Élevé dans une famille progressiste issue de la grande bourgeoisie, par des gouvernantes étrangères, Kostas Axelos -fréquente le lycée grec, l’École allemande et l’Institut français, puis étudie le droit et l’économie. Lecteur précoce de Dostoïevski, Hölderlin et Hegel, il prend avec eux conscience du « grand tout ». L’« Horizon du monde » se dégage, qui restera sa mire.
La guerre l’emporte, adolescent, vers la politique. Il entre aux Jeunesses communistes, puis au parti et s’engage dans la Résistance jusqu’à la Libération. Arrêté pour son action dans la guerre civile, il est battu et fusillé. À blanc. Par une nuit de décembre, il s’évade avec des camarades, sous le feu des miradors. Ceux qui ont hésité sont morts. Vivre c’est être raccord avec le monde, se couler dans son flux, voici la morale d’Axelos, digne d’Héraclite, qui veille sur lui depuis sa naissance.
Fin 1945, il quitte la Grèce à bord du Mataroa, avec Cornelius Castoriadis, et rejoint la France. Exclu par le parti communiste grec, il se tient à distance du PCF qu’il juge « trop staliniste ». Plus tard, il reviendra sur son expérience communiste en tentant « l’analyse marxiste d’un fait marxiste », soit une prise de recul par rapport à la lutte armée.
«Vivre c'est être raccord avec le monde, se couler dans son flux ; voici la morale d'Axelos»
Ses études de philosophie à la Sorbonne – où il enseignera – le conduisent au CNRS puis à l’École pratique des hautes études. Il collabore à la revue Arguments, dont il devient rédacteur en chef en 1956. Ce « laboratoire d’idées » combinant sciences sociales et marxismes hétérodoxes fait connaître Georg Lukàcs, dont il traduit Histoire et conscience de classe, en 1960. Preuve de l’élasticité de sa pensée, il traduit simultanément Qu’est-ce que la philo-sophie ? de Martin Heidegger. Devenue sa collection aux éditions de Minuit, « Arguments » publie outre Bataille et Deleuze, ses deux thèses de doctorat – Marx, penseur de la technique et Héraclite et la philosophie – et la plupart de ses livres.
Vers la pensée planétaire (1964) constitue, après Marx penseur de la technique et Héraclite et la philosophie, le troisième volet de sa première trilogie, dite du « déploiement de l’errance ». Suivent celles du « déploiement du jeu » et de « l’enquête ». Axelos reconnaît, après Nietzsche, « s’adresser à tous et à personne ». Mêlant l’exaltation poétique au dénuement de la forme fragmentaire, sa « pensée interrogative » allie en un mot Pascal et Rimbaud. Elle emprunte après Heidegger ces « chemins qui ne mènent nulle part », où s’engage « l’homme qui […] ne peut plus se passer d’affronter le grand enjeu, la technique planétaire ». Plus qu’un système politique, le marxisme interroge, selon lui, la condition de l’homme moderne.
Actant la mort de Dieu, la fin de l’histoire et de la métaphysique, avec Nietzsche, Marx et Heidegger, Kostas Axelos suit « la pensée qui tente de prendre la relève », celle qui « essaie d’ouvrir, en s’y engageant fermement, un chemin où elle affronte le non-dit et le vide ». Les 342 pensées de Ce qui advient, son ultime ouvrage, miment la dislocation de l’époque, moquent les questions « trop souvent élaborées de telle manière que les réponses soient prêtes pour les accueillir ». Cherchant à « entendre le bruit des pas de ce qui s’approche », Axelos ne fait qu’effleurer le « secret de l’“être” et l’enjeu du “devenir” ». Sa pensée, tel un flot, scintille parfois d’un éclat, dont il faut voir la brillance, même intermittente. Elle embrasse les transfigurations du monde, à la recherche d’un style.
Avoir du style, c’était l’ambition de Kostas Axelos, pour qui le monde se déployait comme un jeu, sans règles ni sens, lui qui vivait avec cette idée que lui soufflait sa gouvernante, avant qu’il ne s’endorme : « Voilà encore un jour qui ne reviendra jamais. » Pour lui, l’humanité rêvait « trop et pas assez ». Et le rôle de la philosophie, croyait-il, était d’affronter la finitude de l’existence, avec vaillance. « Vivre avec ferveur sa vie et se préparer sereinement à mourir. Être prêt à mourir à tout instant. Avec regrets. Pressentir que d’ores et déjà nous sommes aussi en quelque sorte morts et que nous n’avons plus rien à perdre peut donner une grande force et du sang-froid et n’empêche pas de vivre intensément. »
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