Alain de Libera : « L’archive est une énergie fossile »

Alain de Libera, propos recueillis par Catherine Portevin publié le 15 min

Historien de la philosophie médiévale, il n’a cessé de démontrer et d’enseigner que le Moyen Âge, loin d’être obscur et ennuyeux, était la source vive de la pensée. À l’occasion de la parution de sa leçon inaugurale au Collège de France, rencontre rare avec un chercheur qui a su analyser les textes anciens comme autant de nouveaux regards sur le monde.

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« On vient au Moyen Âge avec des questions, pour, finalement, en découvrir d’autres. » C’est ainsi qu’Alain de Libera a inauguré sa chaire d’Histoire de la philosophie médiévale au Collège de France, le 13 février dernier. De ce Moyen Âge, naguère considéré comme « la plus longue parenthèse de l’histoire de la pensée », il a fait sourdre la source vive de la philosophie. Obscurité, tristesse, ennui, c’était jusque-là le lot des quelques frappés qui s’usaient les yeux sur les manuscrits latins à traduire ce « mélange confus de philosophie et de théologie » qu’était la scolastique médiévale. Pourtant, c’est ce que cet authentique savant a fait, mais avec joie et passion : passion de l’archive comme un historien, passion des chemins de la pensée comme un philosophe. De cette obscurité supposée, il sait lui-même se moquer, ne répugnant pas à quelques facéties : inventer de fausses références savantes pour piéger les cuistres, introduire son livre sur La Querelle des universaux par une citation de Jacques Chirac – « moi, j’aime les pommes en général » – en regard de Thomas d’Aquin ou glisser une allusion à Zappy Max, animateur de Radio Luxembourg dans les années 1950. De son enfance, il a gardé une secrète révérence pour la culture populaire et cite les répliques des Tontons flingueurs aussi aisément que du Maître Eckhart.

Faire de la philosophie médiévale, c’est cela au fond : tout prendre dans la discussion et accéder, toujours à plusieurs, à la « béatitude intellectuelle ». Mais alors que la philosophie classique procède par sauts – d’Aristote à Descartes pour entrer dans la modernité –, Alain de Libera travaille sur les continuités et les changements, entre Athènes, Alexandrie, Bagdad, Cordoue et Paris ou Berlin : comment une question se pose, à tel moment, à tel endroit, et comment on y répond. Le Moyen Âge réconcilie ainsi les deux traditions que l’on oppose souvent entre « culture du commentaire » et « culture de l’argument », la première étant l’apanage de la philosophie continentale (franco-allemande), la seconde, de la philosophie analytique (anglo-saxonne). Et c’est avec ces moyens médiévaux qu’Alain de Libera a entrepris une « archéologie du sujet », qui passe par des itinéraires inédits, d’Averroès à Freud, d’Aristote aux Lumières écossaises du XVIIIe siècle, et qui pourrait bien bouleverser la philosophie : non, le sujet moderne n’est pas né avec Descartes, il existe d’autres façons de le penser… et le moment médiéval, si long moment, en est le ferment.

Alain de Libera en 6 dates

  • 1948 Naissance
  • 1975 Entrée au CNRS. Rencontre avec Paul Vignaux
  • 1985 Directeur de la Ve section (sciences religieuses) de l’École pratique des hautes études, en « Histoire des théologies chrétiennes dans l’Occident médiéval », succédant à Étienne Gilson et à Paul Vignaux
  • 1994 Parrain des premières Rencontres d’Averroès, à Marseille
  • 1997 Professeur à l’Université de Genève en Histoire de la philosophie médiévale, jusqu'en 2008
  • 2012 Professeur au Collège de France à la chaire d’Histoire de la philosophie médiévale

 

Qu’est-ce qui vous a amené au Moyen Âge : l’amour du latin ? De l’histoire ? Ou de la philosophie ?

Alain de Libera : L’amour de la philosophie, oui, bien sûr. Peut-être l’amour des langues en général a-t-il compté. Mais celui de l’allemand plus que du latin ! Car c’est grâce à mon professeur d’allemand en classe de troisième que j’ai commencé à m’intéresser à la philosophie. Un jour, il nous a fait un cours sur la morale de Kant. Je me suis alors mis à lire Kant, mais aussi Nietzsche – Par-delà le bien et le mal. Je contemplais avec émerveillement la photo de Nietzsche, qui présentait les plus formidables moustaches de l’histoire de la pensée humaine ! Petit à petit, je me suis approché de ces deux sources antagonistes, que j’ai, au fond, retrouvées à chaque phase de mon travail. À cette époque, je lisais aussi Maître Eckhart, ce qui fait que mon premier contact avec la philosophie médiévale s’est effectué grâce à un auteur qui n’était pas considéré comme philosophe mais plutôt comme mystique. Je ne savais pas que les hasards de la vie m’amèneraient à proposer ma propre traduction de ses sermons.

Mon deuxième contact avec la philosophie médiévale fut plus décisif encore. En hypokhâgne, j’ai eu la chance d’avoir pour professeur un éveilleur, d’autant plus qu’il n’était pas philosophe de « profession », puisqu’il était poète – ce qui n’est d’ailleurs pas non plus un métier ! C’était Michel Deguy, et, grâce à lui, à un cours sur la syllogistique d’Aristote telle qu’elle avait été formulée par les logiciens médiévaux, je suis entré dans la logique médiévale.

 

C’est vraiment là qu’est née votre vocation pour la philosophie médiévale ?

J’avais déjà élu la philosophie mais, oui, c’est grâce à Michel Deguy que j’ai choisi le Moyen Âge. Voyez, les choses se mettent en place bizarrement : un auteur dit mystique, Maître Eckhart, et la logique médiévale présentée en latin par un poète… Comment tout cela prend-il corps ? Avec Étienne Gilson [1884-1978], que j’ai commencé à lire dès l’hypokhâgne et dont j’ai dévoré toute l’œuvre. Enseignait encore à l’École pratique des hautes études Paul Vignaux, qui fut le successeur de Gilson dans les années 1930, sans être resté sur la même ligne philosophique, historique et théologique que lui. Vignaux m’a imprégné et j’ai continué de le fréquenter jusqu’à sa mort accidentelle en 1987. Enfin, il manque un nom à cet itinéraire, celui de Jean Jolivet. Il donnait chaque semaine un séminaire de deux heures à l’École pratique, la première sur l’arabe, la seconde sur le latin. Sa méthode était merveilleusement simple : il prenait un texte philosophique, il le traduisait et le commentait devant nous. Quelles que fussent nos compétences linguistiques ou notre familiarité avec ces mondes, il nous mettait dans les conditions de suivre. J’ai adopté cette méthode aussi bien dans mon travail d’historien que dans mon métier d’enseignant. Je reviens toujours aux textes et aux langues. C’était aussi le conseil de Deguy : face à une question, questionnez la question et pour questionner la question commencez par questionner les mots de la question. C’est-à-dire écoutez « parler la langue ». Ces langues – le latin, le moyen haut-allemand du Moyen Âge, eux-mêmes parfois traductions du grec, de l’arabe ou de l’hébreu, qui n’avaient pas droit de cité dans l’université médiévale –, ce sont comme mes champs de fouilles.

 

Vous avez caractérisé la pensée du Moyen Âge par la translatio studiorum, la « transmission des études ». Pouvez-vous donner une idée de cette intense circulation d’idées ?

Au VIe siècle, c’en est fini des deux dernières écoles de philosophie païenne : l’école néoplatonicienne d’Athènes est fermée en 529 par l’empereur romain d’Orient Justinien et ses membres s’exilent en Perse, l’école aristotélicienne d’Alexandrie se christianise, même s’il s’y maintient un enseignement d’Aristote. La suite se déroule à Bagdad, et, bien sûr, à Cordoue, en Andalousie musulmane. C’est dans les commentaires sur Aristote d’Averroès [1126-1198], philosophe cordouan musulman, que philosophes et théologiens latins ont trouvé les questions, les concepts, les distinctions qui ont, dans une large mesure, nourri leur production, des années 1215 à la fin du XVIe siècle. De ce point de vue, l’Europe n’est pas romaine et j’avoue être fatigué de devoir encore rappeler ces sources arabes de la culture européenne. Les chemins de la translatio studiorum qui mènent d’Orient en Occident comportent maints détours : circulation des livres, des manuscrits, des traductions, des programmes d’enseignement… C’est une véritable « toile » qui relie Athènes, Alexandrie ou Bagdad à Paris ou à Berlin via Cordoue, Tolède… et Averroès. Une toile qui relie aussi les Lumières du XVIIIe siècle à celles du Moyen Âge ou de l’islam classique : Moïse Mendelssohn, le fondateur des Lumières juives, lisait Maïmonide, qui avait lu Avicenne, qui avait lu al-Fârâbî, et tous deux avaient lu Aristote et Alexandre d’Aphrodise et les dérivés arabes de Plotin et de Proclus.

 

«Une vraie “toile” relie Athènes, Alexandrie ou Bagdad à Paris ou à Berlin via Cordoue, Tolède… et Averroès»

Alain de Libera

Quel est le travail d’un historien de la philosophie ?

Je ne dis pas, comme certains, que la philosophie est l’histoire de la philosophie ; je me demande comment faire de la philosophie en histoire de la philosophie, mais aussi comment faire de l’histoire en histoire de la philosophie. Autrement dit, je n’invente pas de nouvelles théories mais je cherche à restituer les itinéraires des questions et des réponses qui, au sens propre, forment la pensée. L’histoire n’est pas seulement une histoire des textes qu’on lit, elle est aussi celle de la manière dont on les transmet, une histoire de la traduction, de la lecture, des lecteurs, des bibliothèques, du manuscrit. Par quels canaux tout cela circule-t-il, quels textes ont été traduits, en quelles langues, par qui, où et à la suite de quel besoin social, dans quel cadre – l’université ou une cour ? Pour des clercs ou pour des laïcs ? Cette pluridisciplinarité peut décourager ! C’est en réalité ce qui fait la beauté et l’intérêt du travail de l’historien de la philosophie médiévale. Loin d’être un empailleur de doctrines, il est quelqu’un qui se rend au plus vivant. L’archive est une énergie fossile, elle est vivante ou plutôt elle rend vivantes des pensées, car il s’agit bien toujours de « réeffectuer » une pensée, de la remettre en acte.

 

C’est-à-dire ?

Quand on s’occupe de la logique au XIIIe siècle, on est plongé dans un monde d’anonymes. Je me suis trouvé dès le début de ma carrière face à des énoncés, des problèmes, des thèses, des concepts, des règles, des distinctions, des questions, des discussions argumentées, des formes de « dispute » (disputatio) qui étaient l’expression de pratiques pédagogiques que l’on connaissait très mal. C’est ce qu’on appelait au Moyen Âge des sophismata : une proposition et la discussion argumentée qui s’ensuit, dont on se sert pour poser un cas qui va permettre de tester une règle ou une distinction conceptuelle. Un sophisma, c’est par exemple « tu es un âne », ou bien « tout homme nécessairement est un animal ». La définition de l’homme étant « animal raisonnable », la proposition est vraie. Eh bien ! non, car on pose alors le « cas », avec cette casuistique logique, ontologique, métaphysique qui caractérise l’université médiévale : « Et s’il n’existe aucun homme ? » Quand le sujet grammatical n’a pas de référent, est-ce que la proposition dont il est le sujet continue d’être vraie ? C’est ainsi qu’apparaît le plus grand philosophe du XIIIe siècle, Monsieur Quidam. Vous lisez un océan de sophismata, de questions qui ont été disputées à l’université, consignées par une main anonyme, entre des interlocuteurs que l’on identifie par le fait qu’ils disent quelque chose : quidam dicunt, « certains disent que… ».

 

En quoi « Monsieur Quidam » transforme-t-il votre approche de la philosophie ?

Comment raconter une histoire de la philosophie quand on n’a pas de protagoniste ? De quoi fais-je l’histoire si je ne peux faire ni celle des doctrines ni celles d’auteurs même inconnus ? Face à une masse d’anonymes, on est face à une discussion qui vit par elle-même. Émergent alors non pas des problèmes avec un grand « P », mais des complexes de questions et de réponses qui ont leur propre logique. Du coup, on ne fait pas de l’histoire des problèmes, qui consiste à faire l’histoire des réponses variées apportées à des problèmes supposés invariants – l’État depuis Platon, la Raison depuis Aristote, la liberté d’Anaximandre à Rawls… On étudie un complexe de questions et de réponses pour découvrir ce qui nous permet de passer d’un premier complexe à un second. Avec cette méthode, deux règles : on ne doit jamais considérer une réponse sans sa question – toute thèse philosophique, tout énoncé est une réponse à une question, et si l’on en fait une réponse à une question que celui qui parle ne posait pas, ne voulait pas poser, et ne pourrait même pas comprendre, alors on ne fait pas un travail d’historien.

 

C’est ce que vous résumez en disant que « toute thèse philosophique est une thèse du monde » ?

Oui, elle est relative au monde qui l’a vu naître. Car, deuxième règle : il faut suivre la technique du fog of war, du « brouillard de guerre », qui consiste à accepter de n’en pas savoir plus, pendant une certaine partie du travail, que le quidam dont on est en train d’essayer de restituer la contribution à un débat quelconque. Dans Penser au Moyen Âge, j’avais écrit qu’on ne peut pas faire l’histoire des regards perdus : je ne pourrai jamais retrouver le regard de Socrate sur le monde qui était le monde de Socrate, mais j’ai les moyens de reconstituer le monde de Socrate en n’ayant plus ses yeux. Cela, c’est le travail archéologique. Qu’est-ce qui fait que nous nous demandons à un certain moment ceci plutôt que cela, dans tels termes plutôt que tels autres, pourquoi, dans quel horizon ? Ou, pour reprendre la question de Foucault dans L’Archéologie du savoir, qui m’a beaucoup inspiré : qu’est-ce qui « rend nécessaire une certaine forme de pensée » ?

 

Comment est né votre grand projet d’« archéologie du sujet » ?

La question qui me passionne, c’est au fond : qu’est-ce que penser ? C’est « l’expérience de pensée » dont parle Heidegger : Was heisst Denken ? « Qu’est-ce qui appelle la pensée ? » Et pour moi, le cœur battant de cette question se situe au Moyen Âge. Qui pense ? Quel est le sujet de la pensée ? Qui suis-je ? Qu’est-ce que l’homme ? Voici le quadrilatère ontologique de toute la philosophie médiévale. Je pourrais donc dire que l’archéologie du sujet est l’œuvre de toute ma vie. Je l’ai rencontrée dès mon entrée au CNRS, lorsque j’ai entamé une grande enquête d’histoire de la logique à partir d’un seul mot : suppositio, que l’on peut traduire, dans le vocabulaire de la logique, par « référence ». Je suis devenu le spécialiste d’un mot et c’était une démarche elle-même assez isolée à l’époque ! Mais vous prenez un mot, vous tirez un fil, et toute la pelote vient avec, et se dessine ainsi l’une des plus grandes nouveautés de la philosophie médiévale.

 

«Qu’est-ce qui appelle la pensée ? Pour moi, le cœur battant de cette question se situe au Moyen Âge»

Alain de Libera

Comment cette « référence » concerne-t-elle la définition du sujet ?

L’itinéraire est long et prendra plusieurs siècles ! Le suppositum, en latin, est le premier nom que l’on donne au sujet grammatical d’une proposition, c’est aussi ce qui reçoit un prédicat – ce dont on dit quelque chose – et encore ce qui « renvoie à ce qui est posé en dessous » (supponere pro) : le suppositum est donc le terme sujet, mais aussi le suppôt, le référent du terme, une sub­stance porteuse d’une forme essentielle ou accidentelle. Paradoxalement, c’est la théologie qui donne tout son poids philosophique à la suppositio, car c’est ce par quoi l’on désigne la triple référence de Dieu : le Père, le Fils, l’Esprit, qui sont les trois « hypostases » – suppositum étant la traduction latine du grec hupostasis –, en quoi l’essence divine se rend présente. La Trinité est une seule essence en trois suppôts, le mot « Trinité » a une seule « signification » en trois « suppositions ». Cette distinction théologique, entre suppositio et significatio, ouvre tout un champ conceptuel. Elle est l’amorce médiévale de la distinction entre « référence » [la façon dont on désigne une chose] et « signification » [l’essence ou le concept de cette chose]. Cette distinction, courante aujourd’hui en logique et en philosophie du langage, met en jeu les questions, qui furent celles du Moyen Âge, sur le « sujet ».

 

Mais ce sujet, ce suppositum, est en fait… un objet ?

Exactement. Si je devais vous montrer un sujet comme le ferait un homme du Moyen Âge, je vous montrerais cette table : une chose, substrat endurant des qualités successives. Le monde des « sujets » médiévaux est celui de ce qui « se tient là-devant », ouvert au regard – le Vorhandenes, « l’être sous la main », comme dira Heidegger. Jusqu’à la modernité, le sujet était entendu, en ce sens aristotélicien du terme, comme sub­stance passive, sup-portant ce dont on parle. Il s’est produit en effet un chiasme [renversement] de signification entre sujet et objet. De ce que les médiévaux appelaient objectif et être objectivement (autrement dit la représentation mentale et son mode d’être, l’existence de l’âme) naît le sujet moderne, suppôt et agent mental d’action ; tandis que le sujet, qui était ce qui se tenait là, devient l’objet. Ce qui marquait l’intériorité devient la marque de l’extérieur, et réciproquement. Heidegger se pose la question dans un texte de 1934 : comment un tel bouleversement a-t-il été possible ? Comment des concepts fondamentaux de la philosophie ont-ils pu ainsi s’inverser ? Selon lui, la réponse est cartésienne : c’est avec Descartes que pour la première fois les mots de « sujet, subiectum » et de « moi, ego » deviennent synonymes. Cette thèse a été formulée dans une déconstruction de l’histoire de la métaphysique de l’Antiquité tardive et du Moyen Âge. C’est précisément avec et contre elle que je cherche d’autres réponses.

 

Ainsi votre « archéologie du sujet » est un projet antiheideggérien ?

Je veux m’expliquer avec Heidegger, proposer des contre-modèles à l’histoire gréco-allemande de la philosophie qu’il a imposée, à juste titre dans certains domaines. Pour faire l’archéologie du sujet moderne, je crois en effet qu’il y a d’autres itinéraires à tracer, d’autres figures de la subjectivité à interroger que ce lien sujet-ego qui se noue autour du supposé sujet cartésien ou kanto-cartésien.

 

Lesquels ?

Mes chemins passent notamment par Franz Brentano [1838-1917] et Averroès dans un aller et retour entre la modernité et le Moyen Âge… Du premier au dernier aristotélicien, si l’on veut une formule un peu rapide. Brentano était autrichien, de formation catholique, sorti de l’Église parce qu’il refusait le dogme de l’infaillibilité pontificale. Freud a suivi ses cours à Vienne, et son livre très important sur la métaphysique d’Aristote, sur « les multiples sens de l’être », est le premier livre de philosophie qu’a lu… Heidegger. Brentano est la source de toute la philosophie moderne de l’esprit. Il dégage pour la première fois la sphère du psychique de celle du physique. Qu’est-ce qu’on rencontre là ? La notion de « sujet » ! De même, sept siècles plus tôt, Averroès avait énoncé une « théorie des deux sujets de la pensée » : un intellect unique pour toute l’espèce humaine et des images singulières, liées à des corps particuliers, le mien, le vôtre, le corps humain étant un fournisseur d’images pour produire de l’intelligible. Quand je pense, mon imagination opère, mais aussi cet intellect universel comme « agent » et « sujet séparé » qui abstrait et reçoit l’intelligible en moi. « Ça pense en moi », comme dirait Freud… Dans l’histoire du sujet moderne, toute une tradition de penseurs du Es denkt (« ça pense »), de Lichtenberg à Wittgenstein, en passant par Nietzsche, nous dit en un sens que je ne suis pas le sujet de mes pensées.

 

Averroès, précurseur de la psychanalyse ?

C’est un peu vite dit, mais il y a un itinéraire possible entre Averroès et Freud, via Brentano, qui nous mène ailleurs qu’au sujet-ego cartésien, vers une articulation moderne des notions de sujet, d’agent, de moi et de personne. L’un des problèmes nouveaux posés au XIVe siècle, dans le Moyen Âge tardif, qui voit croître un intérêt pour l’analyse des émotions, est par exemple celui-ci : y a-t-il un sujet unique de la pensée, de la perception et des émotions ? Est-ce le même « je » qui dit « je pense », « je vois », « j’ai mal » ? Ce ne sont plus tout à fait les mêmes problématiques que lorsqu’on se demande « qui pense », l’homme ou l’intellect ? Il s’est produit un passage et c’est l’histoire de ce passage qu’il faut faire pour penser la naissance du sujet moderne. La question de l’unité de l’homme est en jeu et c’est justement celle qui sera au centre des polémiques entre Descartes et les aristotéliciens calvinistes d’Utrecht en 1641. Voyez que l’autoroute heideggérienne de l’histoire de l’Être n’est pas le seul chemin possible…

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