Le Temps
Avec Trotski sur le front
Jean-Arnault Dérens, samedi 21 septembre 2002
Un classique longtemps oublié est enfin republié en français. Lev Davidovitch Bronstein, dit Trotski, fut en effet journaliste et il couvrit les guerres balkaniques de 1912-1913. Dans un premier temps, la Serbie, le Monténégro, la Grèce et la Bulgarie s'étaient alliés pour libérer les derniers territoires européens encore sous domination turque. Dans un second temps, tous les pays des Balkans se liguèrent contre les ambitions hégémonistes de la Bulgarie. Les lignes de fracture dessinées au cours de ces guerres demeurèrent grosso modo pertinentes durant les deux conflits mondiaux et déterminent certains axes géopolitiques des Balkans contemporains.
Trotski avait été envoyé comme correspondant de guerre par la Kievskaia Mysl, même s'il publia aussi des textes dans d'autres journaux comme Proletaryi, l'organe du Parti bolchevique russe. Certains des textes ont une vocation analytique. Trotski décrypte ainsi le changement radical causé par l'irruption des nationalismes balkaniques: «Dans le passé, les diplomates européens traçaient les frontières, avec leurs griffes, sur les cartes géographiques des pays balkaniques, et ainsi décidaient, selon leur bon plaisir, du destin des nations. A présent, c'est au tour des peuples balkaniques de faire irruption dans l'histoire et de se saisir de cette question.» Militant révolutionnaire, Trotski s'intéresse naturellement au développement des social-démocraties serbe et bulgare, mais le militant laisse souvent la première place au journaliste. «Un homme de 70 ans au crâne fracassé, des milliers de femmes et d'enfants morts de faim, des tchétniks révolutionnaires devenus des brigands, un surintendant de la police protecteur des voleurs: tel est le tableau de la vie sociale dans les provinces libérées», écrit-il à propos de la Macédoine que l'armée bulgare vient de reprendre aux Turcs.
C'est dans les Balkans que Trotski est confronté pour la première fois de sa vie à l'aberration de la guerre: «Je n'arrive pas à concilier la vie de tous les jours, les poulets, les cigares, les enfants aux pieds nus et la morve au nez, avec la réalité tragique et incroyable de la guerre», avoue-t-il. Il se révèle un journaliste plein de finesse, par exemple lorsqu'il fait parler les soldats serbes de retour du front. Et un observateur caustique, lorsqu'il décrit ses collègues journalistes réunis au bar de l'hôtel Moskva de Belgrade, qui était déjà à l'époque le quartier général de la presse étrangère en Serbie: «Trois stylos à plume mordent frénétiquement les feuilles de papier. Les correspondants autrichiens sont déprimés: les ministres n'accordent pas d'entretien.» Moins sérieux, Trotski décrit un autre journaliste, semble-t-il français: «Mon cher collègue, Don-qui-blague (qui ne ressemble en rien à Don Quichotte), chapeau melon sur la tête et serviette à la main, passe de table en table comme un possédé, arrache les journaux à l'encre encore fraîche des mains de ses confrères et s'empare des bribes de nouvelles, comme un chien qui attrape les mouches au vol.» On a envie de voir Albert Londres dans ce portrait.
Trotski s'impose comme l'un des observateurs les plus pertinents du grand déchirement balkanique, prélude à la Première Guerre mondiale. Le livre révèle une facette inattendue de la personnalité du terrible organisateur de l'Armée rouge, et représente un classique absolu pour qui veut comprendre l'histoire contemporaine des Balkans.