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Michel Guérard : l'amour de la gastronomie en héritage

À L’Orangerie, à Eugénie-les-Bains, Michel Guérard avec Éléonore (à g.), 39 ans, et Adeline, 36 ans, qui dirigent la Chaîne thermale du soleil, leader français du thermalisme avec 20 stations en France.
À L’Orangerie, à Eugénie-les-Bains, Michel Guérard avec Éléonore (à g.), 39 ans, et Adeline, 36 ans, qui dirigent la Chaîne thermale du soleil, leader français du thermalisme avec 20 stations en France. © Alexandre Isard / Paris Match
Catherine Roig , Mis à jour le

Avec la confiance de leur père, Éléonore et Adeline, diplômées en droit et en finances,
entendent consolider l’empire hôtelier familial.

«Venez, je voudrais vous montrer quelque chose », dit-il en trottinant. Récemment opéré d’un genou qui l’« embête un peu », Michel Guérard arpente les salons de sa maison du pas joyeux avec lequel il a traversé le siècle. « Regardez, ce tableau représente l’impératrice Eugénie peinte par ­Gustave Le Gray, qui fut ensuite le photographe officiel de la famille de Napoléon III ! Nous l’avions chiné avec ma femme… »

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La plus belle histoire d'amour de la gastronomie française

Aux Prés d’Eugénie, chaque objet renferme une anecdote. Et raconte en filigrane la plus belle histoire d’amour de la gastronomie française : celle qui a lié Michel Guérard et son épouse ­Christine pendant quarante-cinq ans. Ensemble, ils ont ­transformé un établissement thermal délabré en palace bucolique et gourmand célèbre dans le monde entier, et donné naissance à Éléonore et Adeline, qui ont pris les rênes de la maison depuis que leur mère a rejoint les étoiles en 2017. Pour autant, l’esprit de cette dernière imprègne pour toujours Les Prés ­d’Eugénie. En témoignent, entre mille détails, les pâquerettes qui piquettent les jardins en ce matin d’avril : « Madame demandait aux jardiniers de ne pas tondre le gazon avant Pâques, afin que les clients profitent de leur poésie », raconte Florence, la fidèle assistante qui veille sur « Monsieur », comme tout le monde l’appelle ici, avec un respect teinté d’affection.

« Les Prés d’Eugénie, c’est l’histoire merveilleuse d’une vie à deux », dit-il. Les jeunes mariés s’y installent en 1975.
« Les Prés d’Eugénie, c’est l’histoire merveilleuse d’une vie à deux », dit-il. Les jeunes mariés s’y installent en 1975. © DR

« Mais ne vous y trompez pas, même s’il est d’une profonde gentillesse, c’est lui qui décide de tout », assurent en souriant les filles du chef. « Quand papa veut quelque chose, il l’obtient. Il fourmille d’idées, il a une vista incroyable, et force est de reconnaître qu’il a rarement tort. Il est souvent plus moderne que nous, parce que follement libre : il ne se laisse jamais entraver par les contraintes. Après, à nous de jauger la faisabilité de ses trouvailles. De ce point de vue, nous avons un peu endossé le rôle de notre mère, qui était le vrai patron. Papa était l’égérie et il le reste ! »

Je suis bien trop attaché aux gens qui travaillent avec moi pour m’arrêter

Michel Guérard

Michel ­Guérard ne veut pas entendre parler de retraite. Il n’a que 90 ans, après tout. « Certes, à cause de ce satané genou, pour la première fois je prends conscience de mon âge. Mais me mettre en retrait serait pour moi un arrêt définitif de la vie. Je ne me lasse pas de ce métier qui me permet de rencontrer des gens peu ordinaires, comme Angela Merkel. Lors d’un dîner du G7 à Biarritz, elle était venue m’expliquer comment elle cultivait ses fines herbes ! Les rares fois où je suis un peu fatigué, il suffit qu’un client me dise un mot gentil pour que je redémarre à cent à l’heure. Ma vie est ­tournée vers les autres. Je suis bien trop attaché aux gens qui travaillent avec moi pour m’arrêter. »

Les plus grands ont débuté devant ces fourneaux. Hier, Alain Ducasse et Michel Troisgros. Aujourd’hui, Hugo Souchet, chef de cuisine.
Les plus grands ont débuté devant ces fourneaux. Hier, Alain Ducasse et Michel Troisgros. Aujourd’hui, Hugo Souchet, chef de cuisine. Paris Match / © Alexandre Isard

La réciproque est vraie. Tous semblent heureux d’œuvrer ici. Le chef Hugo Souchet souligne à quel point la présence de Michel Guérard fait la joie des équipes : « Monsieur est une légende pour les cuisiniers de toutes les générations. Même s’il ne tourne plus les sauces, il vient tous les jours en cuisine. En ce moment, nous élaborons ensemble la carte de printemps autour des asperges, de l’agneau des Pyrénées, de l’araignée de mer. Curieux impénitent, il goûte, conseille, critique, mais toujours positivement, car il connaît l’impact de ses mots. Nos jeunes collaborateurs sont conscients de la chance qu’ils ont de passer ces moments avec lui. Il a quand même révolutionné notre métier ! »

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Flash-back. Au début des années 1970, quelques chefs surdoués entreprennent de dynamiter l’héritage pesant d’Auguste Escoffier, figure tutélaire de la gastronomie traditionnelle. Ces joyeux trublions s’appellent Michel ­Guérard, Paul Bocuse, Pierre Troisgros, Alain Senderens, Roger Vergé, Alain Chapel. Ils inventent, décuisent, allègent à tout-va. La salade folle et le saumon à l’oseille catapultent aux oubliettes les cailles Richelieu et les buissons d’écrevisses. Ce véritable putsch, qui fait écho à la nouvelle vague et au nouveau roman, est baptisé « nouvelle cuisine » par Henri Gault, qui en publie les dix commandements dans son guide 1973. « Cinquante ans déjà ! s’exclame Michel ­Guérard. Ce fut une période merveilleuse. On n’en pouvait plus de “bouffer” de ­l’Escoffier tous les jours, on avait besoin d’air, on s’entraînait les uns les autres, on partageait nos découvertes. Rapidement, notre cuisine s’est mise à susciter de l’intérêt chez les intellectuels, les artistes, et notre métier s’en est trouvé revalorisé. Mais ce que je retiens de ces années, ce sont les amitiés, j’en remercie le ciel tous les jours ! »

Croyant, Michel Guérard rend souvent grâce à Dieu. « Comment ne le ferais-je pas ? En Normandie, pendant la guerre, j’ai échappé plusieurs fois à la mort, cela ne s’oublie pas. Ainsi, j’étais enfant de chœur quand, un beau matin, en sortant de la messe que je venais de servir, j’ai été propulsé par le souffle d’une bombe dans une bouche d’égout où l’on m’a retrouvé sain et sauf. Miraculé, j’en ai conçu une foi puissante, au point que j’ai longtemps voulu être curé. C’était compter sans ma ma grand-mère Aimée, qui m’a rendu gourmand. » Placé à 16 ans chez un pâtissier traiteur, il apprend les arts sucrés et salés. Meilleur ouvrier de France en pâtisserie en 1958, il passe par le Crillon et le Lido avant d’ouvrir le Pot-au-Feu, à Asnières. Pendant près de dix ans, les stars y défilent aux côtés des ouvriers de l’usine voisine et de quelques membres de la pègre. « Des gens très aimables, ma foi ! » commente-t-il.​

La grande maison des Prés d’Eugénie, à Eugénie-les-Bains, une demeure du XVIII e siècle réenchantée.
La grande maison des Prés d’Eugénie, à Eugénie-les-Bains, une demeure du XVIII e siècle réenchantée. Paris Match / © Alexandre Isard

Sa rencontre avec Christine ­Barthélémy, héritière de la Chaîne thermale du soleil, signe la fin de sa période parisienne. ­Chargée par son père de faire revivre ­Eugénie-les-Bains, la jeune femme entraîne son fiancé au cœur des Landes. Amoureux pour la première fois à 40 ans, Michel la suit, persuadé que le séjour sera éphémère. On connaît la suite : pour faire ­parler de leur hôtel-­restaurant niché dans un domaine désuet, il invente la grande cuisine minceur, dont il écrit les préceptes avec Christine, dont le livre phénomène lui vaut la une du « Time » aux États-Unis et se vend à 1,5 million d’exemplaires. En parallèle, il développe sa cuisine gastronomique, récompensée par trois macarons Michelin en 1977, une distinction jamais démentie depuis, ce qui est unique au monde. Tout comme la pérennité de ses plats signatures, dont le fameux oreiller de mousserons et de morilles aux asperges ou l’évanescent gâteau du marquis de Béchamel.

Son préféré ? « Peut-être le homard rôti à la cheminée, répond-il. Cette recette concentre le goût, la texture et un mode de cuisson complexe, c’est une bonne base de compréhension de ma cuisine pour les jeunes qui arrivent chez nous. » Une méthode efficace, puisque Michel ­Guérard a formé Alain Ducasse, Michel Troisgros, Gérald ­Passedat, ­Sébastien Bras, Daniel ­Boulud, Arnaud Donckele, Arnaud ­Lallement, ­Christopher ­Coutanceau, Michel Sarran ou encore Alexandre ­Couillon ! « Même si j’ai toujours porté en moi le sens de la pédagogie, j’ai surtout eu la chance de rencontrer ces garçons qui ne doivent leur talent qu’à eux-mêmes. Avec le recul, je regrette d’avoir été un peu trop dur parfois, maintenant je crois que je suis plus paternel. »

Nous avons grandi entre deux géants

Éléonore

Mais la grande affaire de transmission, chez les Guérard, s’est jouée, dans l’amour et sans pression, entre parents et enfants. « Nous avons grandi entre deux géants, confie Éléonore. Ils ont toujours été doux, intelligents, nous préparant à prendre le relais sans que cela ne soit jamais évoqué. En les regardant vivre et travailler, nous avons tout appris. » Ce que confirme ­Adeline, tentée un temps par un job dans le domaine de l’intérêt collectif, à l’issue de Sciences po dont elle est sortie première de promotion. « Un jour, j’ai compris qu’il serait dommage de ne pas travailler avec des gens aussi talentueux que nos parents. Nous sommes arrivées à la tête de la maison petit à petit, en occupant, depuis notre adolescence, tous les postes. Ainsi avons-nous pu gagner la confiance de nos collaborateurs. Au décès de notre mère, nous étions prêtes. Notre mission est de faire évoluer la maison, de la moderniser, comme nos parents l’ont toujours fait. »

Nos filles savent goûter et mettre des mots sur leurs sensations mieux que personne, leur jugement est toujours pertinent

Michel Guérard

Côté cuisine, elles font équipe avec le chef Hugo Souchet, mais seulement en matière de conseils et de dégustations. En effet, ni l’une ni l’autre n’est cheffe, même si Éléonore a passé son CAP de cuisine, en plus de ses diplômes de business. « Mais elles savent goûter et mettre des mots sur leurs sensations mieux que personne, leur jugement est toujours pertinent », souligne Michel Guérard, en précisant avec sa modestie légendaire qu’il n’y est pour rien.

« Leur plus grande chance dans la vie est d’avoir eu ma femme pour maman. Christine était une personne extraordinaire, douée en tout, une artiste doublée d’un formidable manageur. Elle a tout donné, tout transmis à Éléonore et Adeline. Un jour, je partirai heureux, confiant en ce que nos filles continueront de faire. J’espère que ma femme, quand je la retrouverai, sera aussi contente de ce qu’on a réalisé ensemble après son départ. »

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