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Radioscopie d'un passionné - Jacques Chancel

Jacques Chancel.
Jacques Chancel. © STEPH / VISUAL Press Agency
Patrick Mahé , Mis à jour le

Une voix d'abord, puis un regard malicieux et bienveillant. Jacques Chancel, homme de radio et de télé, amoureux des belles lettres, a apprivoisé la culture pour la faire entrer dans nos maisons.

D’abord, il y a eu le choc : celui du dernier souffle. Martine y était préparée, certes, car la maladie rongeait de toutes ses griffes l’homme qu’elle aimait. Et puis elle se prêta à la spirale des condoléances et des visites avenue Georges-Mandel, à deux pas du Trocadéro, là où Jacques Chancel avait installé leur vie parisienne. Des visites, mais aussi des mots joliment brossés, plus intimes que l’impressionnante litanie des courriels, ce moyen de communication d’hommes pressés auquel répugnait celui qui fit du « parler vrai » le socle de ses « Radioscopies ».

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Martine fait monter au ciel un concerto de Mozart pour accompagner Jacques dans sa longue nuit

Enfin, vint la veillée de Noël. Martine s’empressa de communier à la messe de minuit du père Rougé, en l’église Saint-Ferdinand. Ils s’étaient connus lors des obsèques de Maurice Druon et c’est lui qui vint porter l’extrême-onction à celui qui, dans son livre-testament, ne voyait que des soleils dans les jours les plus sombres. Chancel y chante à la fois son retour à la source, ses sentiers d’évasion, ses Pyrénées intimistes louées « in perpetuum » et l’irrépressible envie de rester auprès de tous les siens. Aussi s’interrogeait-il à plume gaillarde, entre fausse candeur et gravité : pourquoi partir (1) ? Quand elle rentrera chez eux, transie de froid et de douleur, Martine fera monter au ciel un des concertos de Mozart, placé sous la direction de Lorin Maazel ; sa manière d’accompagner Jacques au seuil de sa longue nuit.

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Jeudi, jour de Noël, elle déjeune avec ses enfants, Marie-Alix et Gauthier, devenus les leurs dès la célébration de leur mariage, voilà vingt-deux ans. Ils s’étaient rencontrés dix ans plus tôt, Jacques sortant d’une première union qui respirait ses années « d’avant ». Car avant le Chancel des années de radio et de télévision, qui lui donnèrent tant d’aura, il y eut un long printemps de jeunesse dont l’Indochine, puis les premiers pas dans la jungle de l’effervescence médiatique, à Paris, un tableau qui confine au légendaire. Là encore, dans un livre testamentaire(2), après soixante ans d’un silence entretenu sur les années de sa fureur de vivre, il remontera le fil d’un itinéraire flamboyant, dont les correspondants de guerre avaient des allures de condottiere d’écriture. Ils s’appelaient Lucien Bodard, dit « Lulu le Chinois », Jean Lartéguy , le « Centurion » silencieux, lourd de ses mystères, ou Pierre Schoendoerffer , caméra au poing, qui sautera dans les décombres de Diên Biên Phu au milieu des paras sacrifiés sur des pitons aux noms de filles, Isabelle, Eliane, Anne-Marie...

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Dès son arrivée à Saigon, Bodard, œil plissé et peau de caïman, repéra son Jacques. Derrière le « bleu » fièrement cintré dans l’uniforme des élèves officiers de Montargis, il devinera vite le fringant sous-off en Jeep celui qui flamberait sa solde dans les bouges de Cholon. Il avait 18 ans, mais ses papiers militaires lui en donnaient 21. Pour quitter la Bigorre ancestrale et s’engager vers de fragiles destinées, Joseph Crampes, il n’était pas encore Jacques Chancel, avait triché sur son âge. Son paquetage n’était pas fait que de rangers et de tenues camouflées. Héritage d’une éducation maternelle classique et de l’enseignement des bons pères du collège de Saint-Pé-de-Bigorre, il avait embarqué à bord du « Sontay », à Sète (cinquante-deux jours de traversée), les prémices de ce qui construira sa monumentale bibliothèque du futur : Dumas, Hugo, Segalen, Stendhal, Chateaubriand… Assez pour retenir l’attention d’un lieutenant de « noble origine » qui, miracle de la caste littéraire, guidera ses pas vers les bureaux de Radio France Asie. On est loin de « Radioscopie » et plus encore du « Grand échiquier », certes. Mais, en ouvrant une parenthèse insolite à l’antenne avec « Le disque du soldat », Crampes fera swinguer le para-légionnaire et les marsouins de l’infanterie de marine au rythme des nostalgies, genre « La vie en rose » et « Revoir Paris », du Piaf ou du Trenet, mais aussi des orchestres de blues et des big bands toniques de Broadway… C’est là qu’il devient Chancel, sécurité militaire oblige. Ceux qui travaillent à la radio doivent alors choisir un nom d’emprunt. Jacques, attaché à retrouver la trace d’un oncle inspecteur des forêts de caoutchouc vivant en brousse, se remémore le nom de cousins appelés Chancel. Il tranche : « Dans Chancel, il y a chance. » Dès lors, en dehors de quelques incursions sur le terrain, à la merci de Viets embusqués dans les hautes herbes, comme au col des Nuages (dix morts), il fait de Radio France Asie son camp retranché et du « Disque du soldat » son visa pour un cantonnement plus tranquille.

Jacques Chancel anime les soirées du Tout-Saigon avec l'aval de ses officiers

Saigon, grouillant de jolies congaïs et de félines Eurasiennes, lui ouvre largement les bras, le poussant même dans la tentation des bas-fonds. Bientôt, les fumeries de la rue Catinat n’ont pas plus de mystères pour lui que les hôtesses à longs cheveux noirs et taille de guêpe. Il prend ses quartiers au Continental, où la faune des correspondants de guerre tient bar ouvert, fréquente Le Cercle, au standing plus huppé que celui de La Boule gauloise riche de petits fonctionnaires, s’amarre au Chalet, un cabaret à taxi-girls, beautés d’un soir accordant une danse pour une poignée de piastres. L’émission « Jacques et Marina » (il est associé à une voix féminine) lui vaut ses premiers fan-clubs, un bouquet d’admirateurs en avance sur l’époque des sixties. C’est le temps où, baladant Bodard pour qui il mijote de secrets reportages « chez les Viets », il risque l’incursion chez le pseudo-général Bay Vien, gourou d’une secte sanguinaire et roitelet de bordels. Il excelle dans ce méli-mélo, animant les soirées du Tout-Saigon avec l’aval de ses officiers et concocte une émission, « Récréation », à forte audience. Cela lui vaudra d’accueillir Joséphine Baker et le Comité pour l’élégance, Miss France et Miss Monde en tête, et de conduire celles-ci jusque sous les cases du pays Moï, à la frontière cambodgienne. N’étant pas à une impertinence près, il poussera le zèle jusqu’à interpeller l’empereur d’un « frileux » Bao Daï, lors d’une réception, tout en se pâmant devant les charmes de l’impératrice… Boulimique, il boucle un premier roman, pudiquement titré « L’Eurasienne », qui sent les amours inachevées au milieu de liaisons passagères. Bref, bien avant d’être sacré Chancel à Paris, il fait déjà « du Chancel » à Saigon.

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Mais, derrière les paillettes, se dressent aussi les paillotes. Une compagnie de la Légion est en alerte. Khanh Hoi, aux portes de Saigon, est un rempart fragile : « En route ! commande un capitaine. Chancel, embarquez votre matériel d’enregistrement, reportage en vue… » De nuit, la Jeep s’engage sur le pont qui enjambe un arroyo. Une explosion. Une gerbe de feu. Chancel, seul rescapé, se réveille d’un coma de trois jours. « Allumez ! Ne me laissez pas dans le noir ! » s’écrie-t-il, affolé, sous le masque des bandages. Il est atteint de cécité. Ténèbres absolues. Dans son désarroi, Chancel redevient alors le petit Crampes de Bigorre, voisin de la sainte Bernadette, à Lourdes. Il l’invoque, comme pour un miracle. Ici, l’ange s’appelle Béatrice. L’infirmière deviendra son « bâton de promenade ». Des semaines passent dans l’angoisse. Et des mois. Sept en tout. Enfin, des ombres semblent onduler, rendant l’espérance d’un retour à la vue. L’iris recouvre lentement ses nuances. Soudain, l’œil de Chancel dissipe enfin sa buée grisâtre pour retrouver son éclat. Chancel regagne aussi son micro à Radio France Asie : « Jacques et Marina » refont le plein d’auditeurs, depuis les bouges de Saigon jusqu’aux pitons perdus...

Pour l’ex-soldat Chancel, l’an II se joue à Paris. Philippe Boegner, fils d’un pasteur bien connu alors, sera son Bodard de Saigon. Il lance des journaux, comme Paris Match avec Prouvost, en 1949, ce Match pour qui Chancel œuvra en Indo, guidant ses reporters, Joël Le Tac, René Vital et Daniel Camus, jusqu’à la veille de Diên Biên Phu où Camus sautera en parachute avec Schoendoerffer. Cette fois, il s’agit d’un quotidien : « Paris Journal », qui deviendra « Paris Jour ». Il y entre par la petite porte. Il nourrit des échos mondains, fait dans le futile du Tout-Paris, comme hier du Tout-Saigon. Un fâcheux se plaint de lui au propriétaire : « C’est lui ou moi », éructe le dénonciateur. Cino Del Duca, petit Italien à grandes ambitions, écume. En patron de combat affiché, il feint de lancer son téléphone au visage du débutant. Celui-ci se saisit d’un presse-papier : « Tu me plais, gamin. Allons déjeuner ! » s’esclaffe Del Duca, mettant un terme à la joute. Chancel vient d’y gagner ses galons de reporter…

Jacques Chancel et Philippe Bouvard, “frères” depuis cinquante ans

Ainsi, de cocktails en soirées, de mondanités en réceptions guindées, Chancel se retrouve dans les pas des échotiers les plus en vue : Edgar Schneider et Philippe Bouvard. Ce dernier ne le quittera jamais, partageant, au moins, un repas par mois avec lui. Même après sa mort, rendant l’hommage au confrère admiré, mieux qu’un digne « compagnon du devoir » – ce qu’était le père de Chancel dans sa profession d’artisan –, il restera d’une exemplaire sobriété dans l’éloge. « Quand un journaliste raconte un journaliste, dira-t-il un jour, c’est comme quand on danse avec sa sœur… » Chancel était son « frère » depuis cinquante ans ! Ce qui a propulsé Jacques Chancel vers les sommets, c’est d’abord le micro avant la plume, puis la caméra avec le micro. Si le reste est littérature, on notera qu’il a écrit une quarantaine d’ouvrages.

Avec “Le grand échiquier”, il aimante, près de vingt a durant, des cohortes de télespectateurs

Son homme providentiel s’appela Roland Dhordain. Alors qu’il dirige France Inter, luttant d’arrache-micro contre la montée des ondes périphériques (Radio Luxembourg, future RTL, et Europe 1), il cède aux injonctions du jeune échotier : « Donnez-moi une heure par jour pour interviewer un invité. » Pari tenu. En vingt ans de radiographies, qu’il baptisa « Radioscopies », il affiche un butin de 6 826 invités au « top » de la vie artistique, musicale ou culturelle, voire politique, tous en libre parole, une heure durant, sans pub ni musique. Depuis vingt-cinq ans, les cassettes audio de ses émissions servent à étudier le français à l’étranger ! Et puis vint la télé… Chancel ne croit qu’au direct. Avec « Le grand échiquier », il aimante, près de vingt ans durant encore, des cohortes de téléspectateurs réunis en famille, en voisins, à son grand spectacle panoramique. L’œil sceptique et la voix aux intonations sinueuses reconnaissable comme une note de musique, il concocte des invitations savantes qui sont autant de plateaux de gala, osant de périlleux mélanges, tel celui de Serge Lama chantant « Les petites femmes de Pigalle » sous la baguette de Lorin Maazel à la tête de l’Orchestre national de France. Au jeu des rois et des reines, défilent les noms d’Artur Rubinstein, Jacques Brel, Raymond Devos, Pavarotti, Menuhin ou Karajan. Il lui fallut deux ans de négociations pour obtenir les 120 musiciens de l’Orchestre philharmonique de Berlin : « Nous donnons un concert à Paris le 23 juin 1978, lui avait dit Karajan. Nous repartons le 25. Décidons que ce sera le 24… » Karajan fit exploser Mozart en direct. Les reines s’appellent Jessye Norman, « l’icône à voix sublime et aux lèvres gourmandes », ou Barbara Hendricks, dont la beauté fit le bonheur des cadreurs. Il lui composa une lettre qui allait au-delà de l’éloge, à lire dans son « Dictionnaire amoureux de la télévision »(3).

Aimer restera le maître mot qui guida sa carrière et sa vie. Aimé ? Il l’était de Marcel Jullian, grand ordonnateur d’Antenne 2, en 1975. Lui fixant rendez-vous pour un déjeuner au Dôme, celui-ci tira de sa serviette en cuir noir une dépêche de l’AFP : « Je n’accepte la présidence que si Jacques Chancel vient avec moi. » Jean-Marie Cavada, qui présenta le 20 heures de la deuxième chaîne avant de devenir patron de l’info de France 3, a goûté cette effervescence : « Je nous revois, Marcel, Jacques, Claude Barma, Bernard Pivot. Tout a démarré dans un petit bureau de la Maison de la radio, où Chancel, facétieux, avait inventé un badge de “liftier” pour Jullian, qui n’était pas dans les registres. Le travail dans la bonne humeur, l’amitié, la créativité. Les géomètres de l’administration se prenaient au jeu. Ils encourageaient les saltimbanques que nous étions à leurs yeux...» 

Martine le jure: “Son vœu sera exaucé”

Amitié encore avec ceux dont il partageait la passion du sport. Le rugbyman Denis Charvet, ancien trois-quarts centre de l’équipe de France et « pilier » des Barbarians, club imaginaire dont l’honneur et la fidélité sont le sceau, le jure : « Chancel était le premier d’entre nous. » Il se souvient de l’été 1995, au Pilat, où il avait présenté Bernard Laporte à Nicolas Sarkozy, en vacances chez Chancel. Du sélectionneur du XV de France, Sarkozy fera un secrétaire d’Etat aux Sports. Jean Gachassin, ancien ouvreur international, devenu président de la Fédération française de tennis, signant son « A dichats Jacques » (« Adieu Jacques » en patois de Bigorre), se souvient, ému : « Pour mon jubilé, il m’avait offert quatre heures d’antenne ! »

Dans son manoir de Miramont, qui culmine à 1 600 mètres et où séjourna George Sand, Chancel recevait le gratin du Tour de France, son autre passion sportive (il aimait Bobet, Hinault et surtout Anquetil). Gamin, il escaladait l’Aubisque et le Tourmalet dans la roue de son père. Il a suivi 35 fois la Grande Boucle, émergeant du toit ouvrant de la voiture d’Antenne 2 pour un bain de foule qui était cure de jouvence. « Il avait tempêté quand, pour les 100 ans du Tour, l’organisation avait zappé ses chères Pyrénées », soupire le journaliste Gérard Holtz. Son dernier vœu se trouve à la page 342 de « Pourquoi partir ? » : « Si je mérite quelque peu de mon pays que j’ai tenté de faire aimer, que l’on me laisse choisir mon dernier refuge : notre chapelle de Miramont. » Rentrant de son déjeuner de Noël – pour la première fois sans lui – avec ses enfants et petits-enfants, Philippine et Augustin, que Chancel adorait, Martine rédige le faire-part pour la messe d’enterrement. Elle s’est tenue, mardi, à Saint-Germain-des-Prés, son quartier de cœur, à Paris. Et Martine jure : « Son vœu sera exaucé. »

1. « Pourquoi partir ? » éd. Flammarion, 2014.
2. « La nuit attendra », éd. Flammarion, 2013.
3. « Dictionnaire amoureux de la télévision », éd. Plon, 2011.

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