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Dans les archives de Match - Igor et Grichka Bogdanoff, leur premier rendez-vous avec Match

Bogdanoff jeunes
Igor et Grichka Bogdanoff dans "Temps X" en 1986. © Fister / TF1 / Sipa
La Rédaction , Mis à jour le

Grichka Bogdanoff est décédé ce mardi 28 décembre à l'âge de 72 ans. Paris Match a accompagné la carrière des jumeaux dès 1985.

En 1985, Igor et Grichka Bogdanoff avaient donné à Paris Match une première interview fleuve, à l’occasion de la sortie de leur livre « La mémoire double ». Les deux frères, alors animateurs de l’émission de vulgarisation scientifique «Temps X» sur TF1, avaient évoqué le thème de l’Homme et de l’ordinateur...

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Voir aussi: Grichka Bogdanoff, une vie en images

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Voici l’interview des frères Bogdanoff publiée dans Paris Match en 1985…


Paris Match n°1906, 6 décembre 1985

L’Homme immortel grâce à l’ordinateur

L'ordinateur pourra-t-il devenir plus intelligent que l'homme ? Pourra-t-il être doté d'une conscience ? Qu'est-ce qui le différenciera alors d'un homme ? Mieux encore, pourra-t-on transférer dans un ordinateur l'intelligence et la conscience d'un homme, le rendant presque immortel puisque indéfiniment réparable ? Ce sont les questions fascinantes que pose le roman des frères Igor et Grichka Bogdanoff, « La mémoire double » (Hachette). Les progrès fantastiques des « puces » et de la miniaturisation des composants électroniques les rendent de moins en moins théoriques. Paris Match s'est entretenu de cet étrange avenir de l'homme et de l'intelligence artificielle avec Igor et Grichka - Bogdanoff. Un entretien qui dépasse la science-fiction et qui débouche sur des questions fondamentales : le monde matériel existe-t-il ? N'est-il pas composé de « grains de pensée » ? Et, s'il est essentiellement une pensée, qui le pense ?

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Paris Match. On apprend beaucoup de choses dans votre livre. D'abord sur la vie paysanne, le travail des champs. Mais on y découvre surtout des choses très nouvelles sur les ordinateurs. D'ailleurs, vous semblez bien les connaître...
Grichka Bogdanoff. Oui. Non seulement d'un point de vue théorique, mais aussi à travers la pratique. Par exemple, depuis un an, nous sommes en train d'étudier la réalisation d'un ordinateur révolutionnaire. Il devrait représenter l'ordinateur portable des années 90. Imaginez : pas plus gros qu'un livre, il possède une capacité de près de 1000 K. Octets de mémoire ! C'est un concept tellement nouveau que la plupart des interlocuteurs que nous avons consultés n'en ont pas encore imaginé toute la portée. Pourtant, le prototype existe et on peut déjà dialoguer avec cette machine extraordinaire.

P.M. Vous êtes vous-mêmes des scientifiques...
Igor Bogdanoff. Nous sommes l'un et l'autre docteurs en astrophysique et en physique. Pour scruter efficacement l'avenir, comme nous essayons de le faire, il faut avant tout une solide connaissance de la science, et des phénomènes techniques qu'elle engendre.

P.M. Vous imaginez dans votre livre un ordinateur fantastiquement puissant, d'une intelligence surhumaine. Est-ce un rêve ou une certitude proche ?
I.B. L'ordinateur intelligent en est à ses balbutiements, mais il évolue très rapidement. L'expérience des trois dernières décennies nous montre que la capacité de l'ordinateur est multipliée par dix tous les huit ans. Que l'on se souvienne de la première génération d'ordinateurs, dans les années cinquante, qui fonctionnaient à l'aide de tubes à vide.

On se dirige vers une machine pensante

En 1958, la deuxième génération se sert du transistor et devient dix fois plus rapide que la précédente. En 1965 apparaissent les « puces », de minuscules carrés de silicium, qui permettent de multiplier à nouveau par dix les performances des machines. Or, les recherches actuellement en cours pourront apporter de nouvelles améliorations vers la fin des années 1980. Avec les puces de silicium les plus perfectionnées, des milliers de circuits électroniques sont regroupés sur une surface d'un peu plus d'un demi centimètre carré. Des puces contenant un million de circuits devraient être disponibles vers 1990. A ce stade, l'ensemble des circuits électroniques sera presque aussi compact que les circuits du cerveau. On pourra alors construire un ordinateur de capacité humaine susceptible d'être logé dans une valise et de ne consommer que mille watts. Enfin, vers 1995, la courbe de croissance de l'ordinateur devrait dépasser la capacité du cerveau humain : dix milliards d'unités d'information pourraient tenir dans une mallette, et la consommation ne serait plus que de vingt watts.

Igor et Grichka Bogdanoff dans "Temps X" en 1979.
Igor et Grichka Bogdanoff dans "Temps X" en 1979. © Guis / TF1 / Sipa

P.M. Cela veut-il dire que l'on se dirige ainsi rapidement vers une machine pensante ?
G.B. Tout dépend du sens que nous attribuons au mot « pensée ». D'ailleurs, si nous nous demandons ce qui se passe dans notre propre cerveau, autrement dit ce qu'est la pensée humaine et comment elle fonctionne, il faut bien constater qu'il nous est plutôt difficile de répondre. Et il faut bien reconnaître aussi qu'il est difficile d'admettre l'existence d'une véritable pensée sous le revêtement plastique des ordinateurs.

P.M. Pourtant, on parle sans cesse à leur propos d'intelligence artificielle...
G.B. Au sens strict, les ordinateurs deviennent en effet de plus en plus intelligents. Ainsi, depuis quelques années, ils sont capables de percevoir les relations existant entre des objets souvent très différents les uns des autres, ce qui leur permet mes qui, parfois, restent insolubles pour nous.

P.M. Mais une machine ne pourra jamais faire autre chose que ce pour quoi elle a été programmée...
I.B. Si nous prenons cette affirmation au pied de la lettre, elle est tout à fait exacte. Un ordinateur ne fonctionnera pas sans qu'on lui indique de façon précise la tâche à effectuer. Cependant, il est déjà arrivé que certains ordinateurs aient « inventé » des solutions totalement inédites pour exécuter les tâches demandées.

P.M. Pouvez-vous donner un exemple ?
G.B. Eh bien ! Voici quelques années. on a demandé à un ordinateur de démontrer le fameux théorème d'après lequel les deux angles de base d'un triangle isocèle sont égaux. Or, la machine a trouvé une solution à laquelle personne n'avait jamais pensé avant elle, ce qui a fait dire à un mathématicien célèbre : « Un de mes étudiants ferait cela, je proclamerais aussitôt que c'est un génie en herbe ! »

P.M. Soit. Mais il n'en reste pas moins que ce que l'on peut appeler intelligence artificielle est très différent de l'intelligence humaine.
G.B. Pour résumer les choses, disons que pour l'instant l'intelligence artificielle ne concerne qu'une infime partie des facultés humaines. Mais ce que font ces machines, elles l'exécutent bien plus vite et bien plus efficacement que nous.

L'Ordinateur actuel a le QI d’une mouche

P.M. Si l'on devait attribuer un « coefficient intellectuel » à l'ordinateur, à quel niveau le situerait-on ?
G.B. Tout dépend des tests qu'on lui proposerait de résoudre. En calcul numérique, son Q.I. serait de plusieurs millions ! En revanche, en aptitude verbale, ses performances chuteraient de manière dramatique, bien en dessous d'un débile profond. Pour préciser les choses, le Q.I. représente une moyenne entre les aptitudes intellectuelles d'un individu dans plusieurs domaines: perception, raisonnement, intuition, mémoire, sens logique ou créatif, etc. Un homme moyen dispose d'un Q.I. variant entre 100 et 110. Le chimpanzé, lui, est très nettement en dessous, 7 ou 8, pas davantage. Quant au chien, que l'on estime pourtant pour son intelligence, il arrive péniblement à s'établir autour de 1. Et très proche du zéro, on retrouve la plupart des animaux domestiques : chats, lapins, chevaux, poules, etc. Sur cette échelle, l'ordinateur d'aujourd'hui se situe à peu près entre la mouche et le ver de terre : ses extraordinaires capacités logiques ne parviennent pas à compenser ses manques effrayants dans les autres domaines.

Igor et Grichka Bogdanoff dans "Temps X" en 1979.
Igor et Grichka Bogdanoff dans "Temps X" en 1979. © Roche / TF1 / Sipa

P.M. C'est vrai pour l'instant. Mais demain ?
I.B. N'oublions pas que l'homme a dû attendre des centaines de millions d'années pour atteindre un Q.I. de 100, alors que l'ordinateur, lui, n'a eu besoin que de vingt-cinq ans pour dépasser le ver de terre. Au rythme où vont les choses, il est probable qu'avant 1990 il sera déjà au niveau du lapin. Or, les recherches en intelligence artificielle tendent aujourd'hui à conférer à l'ordinateur une intelligence de plus en plus générale. Rien n'interdit de penser qu'avant la fin du siècle il existera des machines aussi « intelligentes » que l'homme.

P.M. Nous serions en somme en train d'assister à la naissance d'une nouvelle espèce pensante, une espèce artificielle qui se développera au cours des prochains siècles ?

G.B. Oui, à condition d'admettre qu'il ne s'agit pas d'une espèce vivante et d'établir une nette distinction entre la pensée et la conscience, qui reste un phénomène assez mystérieux. Dès aujourd'hui, il est possible de combiner des circuits logiques (c'est-à-dire des circuits « pensants ») et des unités de mémoire sur une seule et unique puce en silicium. Ainsi, une puce introduite dans la banque mémorielle d'un ordinateur pourra simultanément raisonner et se souvenir. Or, la combinaison de ces deux fonctions est extrêmement importante, parce que une puce-mémoire capable de « penser » peut être câblée de façon à pouvoir adresser des instructions à des puces voisines et à recevoir leurs instructions. Ainsi, si l'on envoie une instruction à la banque de mémoire de l'ordinateur pour en extraire une information (le nom d'une personne, par exemple) stockée dans une puce donnée, les puces-mémoire directement impliquées peuvent demander aux puces voisines des renseignements connexes et offrir à l'utilisateur de l'ordinateur un ensemble d'informations plus vaste que ce qu'il aurait pu avoir l'idée de rechercher.

Cerveau : pas de différence avec la machine

P.M. Est-ce ainsi que fonctionne le cerveau humain ?
I.B. Pas vraiment, mais nous sommes en effet très près du type de souvenir par association que l'on rencontre dans le cortex cérébral et qui est l'un des éléments importants du raisonnement humain. Le cerveau répond à une demande d'information toute simple par un ensemble de faits plus vastes (des Talts qui sont tous liés à l'information demandée par des associations d'idées nées de l'expérience passée). Le processus de la pensée humaine est incroyablement facilité par la richesse des réponses du cerveau à de telles demandes ; ce travail s'effectue au niveau de l'inconscient grâce aux milliers de connexions qui unissent les neurones entre eux. Un ordinateur monté sur le même principe (c'est-à-dire un cerveau électronique ou chaque puce est reliée à un grand nombre de puces voisines) devient un véritable cerveau de silicium. Tout comme le cerveau humain, il fonctionne de manière indépendante et réfléchit grâce à l'intense activité associative qui se déroule au niveau de son «inconscient

P.M. Cela veut-il donc dire qu'il n'existe aucune différence entre le cerveau humain et l'ordinateur ?
G.B. Théoriquement, non. Mais dans la pratique, aujourd'hui, les différences restent vertigineuses. Nous l'avons dit, la richesse de la pensée humaine dépend pour une part considérable d'un nombre énorme de connexions entre les cellules nerveuses. Aujourd'hui, le circuit d'un ordinateur est doté de deux, trois, tout au plus quatre fils entrant d'un côté, et un seul fil de sortie. Dans le cerveau d'un animal, les circuits peuvent avoir des milliers de fils entrant d'un côté, au lieu de deux ou trois. Et dans le cerveau humain, le nombre de fils d'entrée peut atteindre les cent mille. Chacun d'eux provient d'un autre circuit, ou cellule nerveuse. Cela revient à dire que chaque circuit d'un cerveau humain est connecté à cent mille autres circuits répartis dans les différentes zones de l'encéphale. La pensée met donc en oeuvre d'innombrables circuits qui s'ouvrent et se referment dans tout le cerveau. Quand l'un de ces circuits « décide » de s'ouvrir, cette décision est le résultat d'une estimation complexe mettant en jeu des ordres émanant de centaines de milliers d'autres circuits. Ceci explique, pour une grande part, la différence entre la pensée humaine et la pensée artificielle. Mais, il y a autre chose. Les ordinateurs fonctionnent sur le principe du «tout ou rien » du oui ou du non. Par exemple, le circuit « oui » d'un ordinateur ne s'ouvrira que si tous les fils d'entrée véhiculent des signaux électriques. Le circuit demeurera fermé si un seul fill d'entrée manque à transmettre un signal. De ce point de vue, si le cerveau humain reposait sur le même principe, il se trouverait paralysé si chacun des cent mille fils d'entrée devait transmettre un signal électrique avant qu'un circuit accepte de s'ouvrir. En fait, la plupart des circuits du cerveau fonctionnent sur le principe du « presque », et non pas sur celui du « oui » ou du « non ». Les circuits « presque » rendent la pensée humaine imprécise, certes, mais elle est ainsi plus efficace. Supposons que cinquante mille fils pénètrent dans le circuit d'un cerveau humain. S'il s'agissait du circuit « oui » d'un ordinateur, les cinquante mille propositions devraient être simultanément identiques pour que le circuit s'ouvre et laisse passer un signal. Dans la réalité, il est excessivement rare que cinquante mille propositions soient identiques en même temps, et le cerveau qui ne fonctionnerait qu'avec une telle certitude serait d'une lenteur inacceptable. En fait, il ne parviendrait jamais à prendre une décision. Heureusement, nos cerveaux fonctionnent essentiellement sur des circuits «presque » et ils n'ont besoin que de dix ou quinze mille propositions identiques sur cinquante mille pour agir.
I.B. En somme, le cerveau humain est un cerveau « flou », terriblement imprécis, mais fonctionnant à merveille. L'avenir des ordinateurs consistera à faire en sorte que leur fonctionnement devienne donc de moins en moins précis et donc de plus en plus flou, pour approcher les processus mentaux humains.

Igor et Grichka Bogdanoff dans l’émission "2002, odyssée du futur" en 1982.
Igor et Grichka Bogdanoff dans l’émission "2002, odyssée du futur" en 1982. © Galmiche / TF1 / Sipa

Déjà les ordinateurs peuvent être agressifs

P.M. Mais pourra-t-on parler alors de machines susceptibles d'éprouver des émotions ? G.B. Les sentiments et les émotions peuvent aussi bien être intégrés à un ordinateur si cela se révèle nécessaire, de même que la nature les a implantés dans les parties les plus archaïques du cerveau humain afin d'assurer la survie de l'espèce. Le docteur Samuelson fit cette découverte alors qu'il tentait d'encourager sa machine à être un meilleur joueur d'échecs. Celle-ci jouait fort bien mais se comportait comme un stratège moyen et perdait souvent contre les êtres humains. Pourquoi ? Simplement parce qu'elle manquait de combativité. Samuelson modifia donc le programme de telle sorte que la machine devenait agressive quand elle avait le dessus, ce qui la menait littéralement à la victoire. En revanche, quand elle se trouvait en position défavorable elle préférait temporiser et choisir les coups qui feraient durer la partie le plus longtemps possible. Vous voyez, une machine peut ainsi simuler des émotions ou des comportements humains ; mais de là à savoir ce qui se passe à l'intérieur de ses circuits, c'est-à-dire au niveau de la « conscience », c'est un tout autre problème. Une fois de plus, il est difficile de déduire le phénomène de la conscience d'une observation extérieure du comportement de la machine ; mais tout porte à croire, sur le plan théorique, que « quelque chose » doit nécessairement se passer à l'intérieur de la machine lorsqu'elle est pleinement sollicitée par une réflexion sur tel ou tel problème. A quoi ressemble ce « quelque chose » ? nous n'en savons rien encore. Mais peut-être s'agit-il là d'un phénomène comparable à ce qui se passe dans l'esprit humain.

La vie est un ensemble de transferts d’informations

P.M. Ceci laisse apparaître, à l'inverse, une pensée plutôt angoissante. Ne peut-on pas dire, en effet, que les êtres humains ne sont, à leur tour, que de simples « programmes » plus ou moins bien faits ?
G.B. C'est en effet ce qui se dégage de plus en plus de l'observation fine des ordinateurs. Nous montrent-ils que nous ne sommes que des programmes, nos pensées, nos actions et nos paroles n'étant que le résultat d'une programmation et d'un apport de données ? Pouvons-nous réduire la personnalité humaine à des signes sur du papier ou à des symboles sur un écran ? Pourriez-vous, en tant qu'individu, être « codé » sous forme de programme et enregistré sur une disquette ? Est-ce vraiment ce que nous sommes ? Et dans ce cas, que deviennent tous nos vieux concepts réconfortants tels que le sens moral et la noblesse de coeur ? A vrai dire, la réponse procède un peu des deux. Certes, quelques aspects du comportement humain peuvent être compris en termes de programmation, mais quantité d'autres conduites dépassent cette explication. Justement parce que les êtres humains sont capables de modifier en permanence les instructions des millions de « programmes » qui constituent leur vie.

P.M. Mais justement, dans votre roman, vous décrivez des êtres humains qui ont l'air tout à fait réels alors qu’en réalité, ils ne sont que des programmes d'ordinateurs, de parfaites simulations électroniques.
I.B. C'est vrai. Car au plan théorique, rien n'interdit de penser que l'ensemble des conduites humaines puisse être compris en termes de programmes interactifs, fussent-ils d'une complexité extraordinaire. Après tout, comme l'a fait observer Norbert Wiener dans ses travaux sur la cybernétique, la vie n'est essentiellement qu'un ensemble complexe de transferts d'informations. Une impulsion nerveuse et un transfert d'informations. L'A.d.n., le matériau génétique de nos cellules, n'est rien de plus qu'un système extrêmement compact de stockage de l'information. L'A.d.n. d'un spermatozoïde ou d'un ovule humains contient toute l'information nécessaire à la reconstruction d'un individu : depuis l'instant de la conception jusqu'à l'heure de la mort, le « programme » biochimique de base encodé dans le matériau génétique d'un individu régit toute la vie de ce dernier. Il détermine la taille que vous atteindrez, votre propension aux maladies, vos aptitudes à lire, à compter, etc. Votre vie est une longue chaîne d'échanges d'informations, depuis le plus haut niveau de votre esprit jusqu'aux profondeurs de votre activité cellulaire. Pendant quatre-vingts ans ou plus, nous vivons parce que les innombrables éléments de notre corps se disent constamment les uns aux autres ce qu'ils doivent faire. Et lorsque les communications tombent en panne, alors nous mourons.

Libéré des contraintes d’une chair mortelle

P.M. Et c'est là que nous revenons à votre livre, puisque vous dites que l'esprit humain pourrait être transféré du support biologique que représente son corps vers un support électronique. Sera-t-il possible un jour de changer notre corps contre une machine ?
I.B. Je reconnais que l'hypothèse formulée au départ de notre livre semble hallucinante. Pourtant, alors que nous avions presque terminé le manuscrit, nous avons découvert à notre grande surprise que le docteur Jastrov, prix Nobel de physique, proposait la même idée à la fin d'un de ses ouvrages d'étude sur l'avenir des ordinateurs. Il dit à peu près ceci: « Les savants capables de déchiffrer aujourd'hui quelques-uns des signaux émis par le cerveau pourront logiquement en déchiffrer un plus grand nombre demain. Et ils finiront peut-être par lire dans l'esprit des individus. Quand les sciences du cerveau en seront à ce stade fort évolué, un scientifique hardi pourra alors drainer le contenu de son esprit et le transférer dans les éléments de silicium d'un ordinateur L'esprit étant l'essence de l'être, on pourra dire que ce savant sera entré dans l'ordinateur et qu'il y résidera désormais. Bien à l'abri dans la machine, le cerveau humain sera enfin libéré des contraintes d'une chair mortelle. »

Igor et Grichka Bogdanoff dans l’émission "2002, odyssée du futur" en 1982.
Igor et Grichka Bogdanoff dans l’émission "2002, odyssée du futur" en 1982. © Guis / TF1 / Sipa

P.M. Justement, ce que vous décrivez dans votre livre est hallucinant dans la mesure où, partant de cette hypothèse, on ne sait plus vraiment où finit la réalité et où commence l'illusion électronique.
I.B. L'une des grandes questions que nous posons en effet c'est celle-ci : qu'est-ce que la réalité ? Question banale, en apparence. Mais à laquelle il est extraordinairement difficile d'apporter une réponse. Disons, pour résumer les choses que, jusqu'ici, la science, appuyée d'ailleurs sur le bon sens, nous a transmis l'image d'un monde « solide », dont chaque élément est lui-même composé d'objets matériels qu'on appelle des particules élémentaires. Or, la physique moderne est aujourd'hui en train de révolutionner cette conception, somme toute naïve. Car contrairement à ce que nous pouvons supposer, les objets qui nous entourent, les êtres vivants, ne sont pas des assemblages de micro-objets, mais des combinaisons d'éléments qui, précisément, ne sont pas des objets réels. Il en résulte que la réalité, les choses que nous voyons tous les jours, ne sont pas ce que nous croyons. Par exemple, si vous êtes assis sur une chaise, vous devez savoir que cette chaise est composée d'atomes. Un atome, c'est un noyau minuscule autour duquel à des distances énormes, tournent des électrons également minuscules ! Que sont ces particules ? Des grains d'énergie. Qu'est-ce que l'énergie ? Rien, ou des ondes, ou des idées d'ondes. Alors votre chaise, c'est du vide, ça n'est rien qu'une idée d'idée. Autrement dit, la réalité n'existe pas. Et pourtant, comme disait Arthur Koestler, vous êtes assis sur une chaise qui a l'air vrai!

P.M. Vous voulez dire que ce que nous tenons pour « réel » ne l'est pas ?
G.B. Tout dépend du niveau de réalité que l'on choisit de décrire. Ce qui est désormais certain, c'est que les choses qui nous entourent n'ont, au fond, aucune réalité substantielle.

La division entre matière et esprit n’a aucun sens

Les physiciens modernes utilisent d'ailleurs une excellente formule pour résumer ce point de vue : selon eux, l'univers n'est pas une gigantesque machine, mais une vaste pensée. Que veulent-ils dire par là ? Non seulement que les éléments qui composent ce que nous appelons le « réel » ne sont eux-mêmes que des entités abstraites, des « grains de pensée » saisissables sous la forme d'équation d'ondes, mais aussi que la division entre la matière et l'esprit n'a aucun sens. En d'autres termes, l'univers constitue un seul et même ensemble d'esprit et de matière, un tout indissociable.

P.M. Si l'esprit et la matière ne font qu'un, ne s'approche-t-on pas alors de l'idée de Dieu ou de quelque entité super-pensante, partout présente dans l'univers ?
I.B. Une des conséquences extraordinaires de la physique quantique (appelée souvent la nouvelle physique), c'est justement l'abolition de la prison matérialiste dans laquelle nous étions enfermés, disons depuis Descartes. Peu à peu, une nouvelle vision est en train de naître, vision au sein de laquelle la matière et l'esprit convergent vers un Absolu certes inconnaissable, mais dont l'existence peut être déduite des fantastiques percées de la nouvelle physique. C'est cela qui constitue une des révolutions philosophiques les plus importantes de toute l'histoire de l'humanité : pour la première fois, l'image d'une force transcendante (que certains appelleront « Dieu ») se dégage de l'effort Scientifique. A leur plus grande surprise, en cherchant à comprendre le réel, les physiciens sont peut-être en train d'y découvrir la main d'un créateur.

P.M. Découvre-t-on ce même message philosophique dans votre livre «La mémoire double ? »
G.B. Oui. Dans les dernières pages du livre, le héros comprend que la réalité est une illusion et que derrière les apparences, tout converge vers un Absolu inconnaissable que l'on peut appeler Dieu si vous voulez. Or, l'aventure d'Antoine, notre héros, c'est un peu celle de chacun de nous : derrière la grande illusion matérialiste qui nous tient tout au long de la vie, s'exprime par un Principe Suprême auquel les hommes ont donné différents noms de divinités. C'est pourquoi nous dédions notre livre à tous ceux qui cherchent dans la science des raisons de croire à « quelque chose d'autre » qu'à la seule existence de la matière et de ses lois. Comme l'a dit André Malraux : « Le XXIe siècle sera spiritualiste, ou il ne sera pas. »

P.M. Jusqu'ici, vous avez déjà écrit trois livres, des essais théoriques et ouvrages d'analyse. Avec ce premier roman vous franchissez une nouvelle étape.
G.B. Voici plus de sept ans que nous sommes arrivés à la télévision. Nous avons créé « Temps X » le 21 avril 1979, et ce magazine reste encore aujourd'hui une originalité. Il est le seul à proposer une rencontre entre la science et l'imaginaire.
I.B. De toute façon, ce face à face est la meilleure voie d'accès vers l'avenir.

Igor et Grichka Bogdanoff dans l’émission "Futurs" en 1989.
Igor et Grichka Bogdanoff dans l’émission "Futurs" en 1989. © Saradjian / TF1 / Sipa

Un roman qui s’adresse aux lecteurs du futur

G.B. Cela dit, nous sommes avant tout des écrivains. L'écriture, c'est ce qui nous permet dès à présent de dialoguer avec ceux qui nous suivront, dans un futur plus ou moins lointain.

P.M. «La mémoire double » marque sans doute une transition, quelque chose de nouveau dans votre démarche créatrice. Comment écrit-on un roman à deux ?
I.B. Le fait que nous soyons jumeaux n'est pas étranger à cette réussite. D'ailleurs, dans toute l'histoire de la littérature, c'est la première fois que deux jumeaux écrivent un roman ensemble. Car ce qui est extraordinaire, c'est de partager les mêmes souvenirs, jusqu'aux lointaines racines de l'enfance; c'est ce qui nous a permis de concevoir ensemble l'architecture de ce roman et d'en écrire séparément les différents chapitres. Nos lecteurs peuvent s'amuser à chercher les subtiles différences de style qui marquent nos personnalités. Il y en a !


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