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Biden élu président : l'ascension de "Joe la gaffe" jusqu'à la Maison Blanche
Drew Angerer / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / Getty Images via AFP

Biden élu président : l'ascension de "Joe la gaffe" jusqu'à la Maison Blanche

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Après plusieurs jours d'incertitude, Joe Biden a remporté la présidentielle américaine après sa victoire en Pennsylvanie. Portait d'un démocrate au croisement des tendances de son parti.

La victoire balbutiante plutôt que le triomphe irrésistible. Bien sûr, en politique comme en sport, seul compte le haut du podium et ceux qui disent adorer les charmes de la place d'honneur ne comprennent ni tout à fait le sport et ni tout à fait la politique. Mais que quelques jours durant, la dite victoire se soit montrée si fragile, contrariante et comme bloquée au fond des urnes, raconte un peu en creux le parcours accidenté de Joseph Robinette Biden Jr, 77 ans, dit Joe Biden. Alias aussi « Joe le bègue », allusion à un sérieux handicap d'élocution contre lequel le 46ème président des Etats-Unis aura lutté pratiquement toute une vie.

A l'exception de Bernie Sanders, son plus sérieux rival lors de la dernière primaire démocrate, et son aîné d'un an et deux mois, celle de l'élu Biden est à ce jour uns des plus anciennes dans le personnel politique américain. Premier poste de sénateur du Delaware le 7 novembre 1972, à 29 ans, quatre ans après son adhésion au Parti démocrate dans une Amérique alors dirigée par Richard Nixon et secouée par les manifestations contre la guerre du Vietnam. Il sera réélu six fois à ce poste jusqu'à un autre mois de novembre, de 2008, où il devient officiellement le vice-président d'un certain Barack Obama.

Au croisement des tendances

A l'époque le grand public le connaît encore assez mal, bien qu'il se soit déjà lancé dans la course à l'investiture démocrate pour l'élection présidentielle en 1988. Déjà malmenée par des attaques pour plagiat venant du gouverneur du Massachusetts, Michael Dukakis, bien plus à gauche que lui, cette première campagne s'achèvera quasiment avant même d'avoir commencé dans un lit d'hôpital de Wilmington -la ville du Delaware où il réside depuis des décennies-puis, via la route et en ambulance, au Walter Reed Army Medical Center de Washington. Celui-là même où Donald Trump a été traité et guéri de son Covid-19...

Biden y sera opéré avec succès d'un anévrisme au cerveau après avoir frôlé la mort, le chirurgien lui ayant ainsi prudemment suggéré de dire un dernier mot à ses enfants, Beau et Hunter. Biden en sortira terriblement affaibli, marqué au physique comme au mental, mais pas vaincu. Et son choix comme colistier d'Obama, au mois d'août 2008, ne doit rien au hasard. Au cours des vingt années écoulées, Biden a pris du poids dans le Parti démocrate où il se situe au croisement de bien des tendances. Un positionnement qui fait aujourd'hui sa force : à la fois pas trop effrayant pour les plus soucieux des sacro-saintes lois du libre marché et acceptable pour la nouvelle avant-garde de gauche éprise d'écologie, de parité et de justice sociale. Bref, Biden ne rejette pas Wall Street mais s'est mis à l'écoute de Move-On et des Black Lives Matters.

Bévues à répétition

Incontournable dans le parti, en dépit de ce supposé manque de charisme auquel Trump n'aura cessé d'opposer sa féroce envie d'emporter le morceau, Biden est devenu aussi un des piliers vénérables et respéctés du Sénat dont l'importance n'est pas mince dans la vie politique d'outre-Atlantique. Il y a notamment présidé la puissante commission judiciaire et, à ce titre, empêché la nomination à la Cour suprême du juriste conservateur Robert Bork, une étape importante dans son ascension.

Membre du comité des Affaires étrangères, il a rempli son carnet d'adresses international et, dans un premier temps, apporté au « jeune » Obama l'expérience et les réseaux qui lui manquaient dans ce domaine. Entre les deux hommes, concurrents dans la primaire de 2008, la relation n'avait pourtant pas commencé sous les meilleurs auspices. « Il est le premier (candidat) afro-américain qui s'exprime bien, soit brillant, propre sur lui et beau garçon » dira-t-il du futur président avant de présenter ses excuses. Une saillie digne de ses bévues à répétition qui lui ont valu, décerné par le Los Angeles Times, un de ses nombreux surnoms, « Joe la gaffe. » Ce trait d'humour signalerait aussi un rapport compliqué à la question raciale pour cet Irlandais catholique, ce que Kamala Harris ne manquera pas de lui reprocher lors de la primaire avant de tout oublier une fois choisie comme colistière. Biden a quelquefois des idées simples comme des préjugés. « Un Noir, a-t-il ainsi expliqué lors de sa campagne, n'est pas un Noir s'il vote Trump. »

Un profil rassurant de "bon gars"

Ceux qui l'apprécient mettent l'accent sur ses origines modestes -un père vendeur de voitures à Scranton (Pennsylvanie) et une empathie non feinte pour les « vraies gens. » Dans la biographe qu'il lui a consacré, le politologue Jean-Eric Branaa, rapporte ainsi une réflexion de Howard Fineman, un journaliste de Newsweek : « Joe Biden n'est pas un universitaire, il n'est pas un penseur théorique, c'est un grand politicien de la rue. Il vient d'une longue lignée de travailleurs de Scranton-vendeurs de voitures, concessionnaires, de ces personnes qui savent comment réussir une vente. »

Visiblement séduit, Branaa s'attarde longuement sur son profil rassurant de « bon gars » pas bégueule, patriote, doué d'un sens aigu de la famille, laquelle, du décès de sa première épouse et de leur fille Naomi dans un accident de voiture jusqu'à la disparition en 2015 de son fils aîné Beau, mort d'un cancer du cerveau, ne ressemble pas à un long fleuve tranquille. Réelle ou surexposée à dessein, l'image du veuf exemplaire, totalement dédié à l'éducation de ses deux garçons, a fait le bonheur des gazettes américaines. Et contraste évidemment avec celle tout aussi artificiellement mise en scène d'un Trump noceur fou, égotique, dépourvu de toute humanité et amateur de « créatures. » Voilà pour le storytelling qui, à l'évidence, n'aura pas trop desservi la cause du candidat.

Des positions souvent fluctuantes

D'autant que la face plus sombre du personnage n'a, a priori, guère influencé les électeurs. Bien sûr, aujourd'hui comme hier, les partisans de Donald Trump restent convaincus que « leur » président a affronté un pur représentant de l'oligarchie affairiste ayant pris les commandes de la nation, un « voyou » ayant usé de son pouvoir de vice-président pour obtenir le limogeage d' un procureur ukrainien sur le point de mettre à jour les activités troubles de son fils Hunter dans l'entreprise gazière Burisma. Jusqu'à aujourd'hui, aucune enquête judiciaire n'a été diligentée pour établir le sérieux de l'accusation et, aux Etats-Unis, seul le New York Post a relancé tardivement l'affaire.

Sans effet notable sur la campagne. Les Trumpistes y voient bien sûr la preuve flagrante de la complicité des grands médias US avec Biden, celle-là au demeurant bien réelle. Mais ils ne sont pas tout à fait les seuls à exprimer leur défiance à l'égard d'un homme aux positions souvent fluctuantes. Auteur en 1994 d'une loi répressive sur la criminalité, imposée par l'explosion du phénomène dans tout le pays, Biden résumait alors sa pensée dans un discours au Sénat : « Mettons les fils de pute en prison ! » Et la même année dans une interview : « Je ne veux pas demander : qu'est-ce qui les a poussés à faire cela ? On doit juste les sortir de nos rues. »

Aujourd'hui, sans les approuver publiquement, Biden manifeste une forme d'indulgence pour les émeutiers Anti-fa et, pour le plus grand bonheur de l'aile gauche du parti, considère que les pires prédateurs sont les possédants qui abusent de leur pouvoir. Ses vues en matière de politique étrangère sont tout aussi changeantes et, diront certains, quelque peu inquiétantes. Partisan déterminé des frappes contre la Serbie, un jour derrière Georges W. Bush pour installer le domino de la démocratie dans l'Orient compliqué puis critique pour deux une fois le chaos survenu. Il a changé sur beaucoup de choses. Il a appris. Il a une nouvelle vision du monde, soutient Jean-Eric Branaa. Celle d'un équilibriste, ni trop ceci, ni trop cela, en quête d'un juste milieu pour une Amérique fatiguée, dit-on, d'avoir été écartelée, tirée à hue et à dia pendant quatre ans. Un mandat n'y suffira peut-être pas, surtout s'il ne l'accomplit pas en totalité...

Joe Biden, de Jean-Eric Branaa. Nouveau Monde. 17,90€

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne