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Olivier Rey : "Aucun gouvernement ne nous mettra jamais à l'abri de la survenue d'une calamité"
Olivier Rey et Natacha Polony.
@ Marianne Tv

Olivier Rey : "Aucun gouvernement ne nous mettra jamais à l'abri de la survenue d'une calamité"

Entretien

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Publié le

Dans "l'Idolâtrie de la vie", le mathématicien et philosophe Olivier Rey analyse la crise liée au coronavirus comme un symptôme de notre modernité malade.

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Marianne : Selon vous, « en refusant de sacrifier temporairement l'activité économique à l'endiguement de l'épidémie, les gouvernants auraient porté atteinte au contrat social implicite qui permet à l'économie de fonctionner ». Pouvez-vous expliquer ?

Olivier Rey : On a répété à satiété la phrase d'Adam Smith qui affirme que ce n'est pas de la bienveillance du boulanger que nous attendons notre pain, mais de son intérêt égoïste. Selon la doctrine libérale, le bien commun résulte non pas du souci de tous pour le bien commun, mais du souci qu'a chacun de faire prospérer ses affaires personnelles - la « main invisible » du marché se chargeant de faire concourir les intérêts particuliers à une situation générale optimale. On comprend que, dans un tel contexte, il soit impossible de faire passer les impératifs économiques avant la préservation des vies, puisque l'économie repose sur l'invitation faite à chacun de poursuivre son propre intérêt, dont la conservation de soi fait partie au premier chef. En bref, c'est le principe même de l'économie libérale qui réclamait la mise à l'arrêt de l'économie pour « sauver des vies ». En agissant autrement, on aurait porté atteinte au principe fondamental du système. En voulant sauver des meubles, on aurait porté atteinte à la structure entière de la maison.

Pourquoi affirmez-vous que les sociétés modernes idolâtrent la vie ?

Pour répondre à cette question, il faut commencer par préciser ce que l'on entend par vie. Dans les dictionnaires des XVIIe et XVIIIe siècles, la vie était définie comme « union de l'âme et du corps ». À partir de la fin du XVIIIe siècle, les choses changent : la vie devient « l'état des êtres animés tant qu'ils ont en eux le principe des sensations et du mouvement » ( Dictionnaire de l'Académie française de 1795), « l'état d'activité de la substance organisée » (Littré, 1863), aujourd'hui « l'ensemble des phénomènes et des fonctions essentielles se manifestant de la naissance à la mort et caractérisant les êtres vivants » (dictionnaire Trésor de la langue française, 1994). Cela étant, en même temps que la vie s'est « physiologisée », des souvenirs demeurent de l'ancienne signification. Résonnent encore à l'arrière-plan, même de façon très amortie, les paroles bibliques - le Seigneur disant à Moïse : « Choisis la vie » ; Jésus affirmant : « Je suis la vie. » Ce qui fait que, par amalgame du sens revendiqué et du sens refoulé, on aboutit à cette chose étrange : l'adoration de « l'ensemble des phénomènes et des fonctions essentielles se manifestant de la naissance à la mort ». C'est cette adoration par transfert, de la vie « ancienne manière » à ce que Walter Benjamin appelait la « vie nue » (le simple fait physiologique d'être en vie), qui peut, à bon droit, être qualifiée d'idolâtrie.

Vous écrivez : « Il n'y a pas de sens à s'emporter contre l'"horreur économique" et, enmême temps, à réclamer davantage de lits de réanimation à l'hôpital, car c'est la continuation de la première qui autorise la multiplication des seconds. » Pouvez-vous revenir sur ce point ?

On a beaucoup reproché à Emmanuel Macron sa réplique, il y a deux ans de cela, à une aide-soignante réclamant davantage de moyens pour l'hôpital : « Je n'ai pas d'argent magique. » Pourtant, s'il est vrai que les moyens dont dispose une société peuvent être diversement alloués, et qu'on peut imaginer que le secteur de la « santé », déjà bien doté en proportion de la richesse nationale, voie sa part encore accrue, il reste qu'il s'agit là d'un ajustement à la marge : fondamentalement, c'est grâce aux moyens dégagés par l'économie en général qu'on se trouve en mesure de mettre en place un « système de santé » et de l'entretenir. Les pays pauvres ont très peu de lits de réanimation, les pays riches beaucoup plus. C'est pourquoi réclamer davantage de lits de réanimation et, en même temps, une société plus « douce », moins dominée par l'économie, est incohérent. Ivan Illich, lui, était conséquent, lorsqu'il prônait à la fois le retour à des modes de vie « conviviaux », et l'exercice d'une médecine elle aussi conviviale - ce qui suppose de mettre une limite à la sophistication des traitements, et de retrouver, à côté d'un art de vivre, un certain art de souffrir et de mourir. C'est sans doute cette cohérence qui a valu à la pensée d'Illich d'être marginalisée. Beaucoup préfèrent se bercer de visions contradictoires, où la condamnation de la dictature économique se marie avec la multiplication à volonté des lits de réanimation, les chimiothérapies innovantes, la thérapie génique, la médecine de pointe pour tous.

Vous écrivez : « Quand l'État ne peut rien, ou presque rien, personne ne songe à se plaindre de son inaction contre les calamités. Quand il peut davantage, les citoyens ont tendance à s'exagérer ses pouvoirs et, sinon à le penser tout-puissant, du moins à réagir comme s'il l'était. »

La crise a-t-elle révélé une infantilisation des citoyens par l'État ?

C'est au XVIIIe siècle que l'administration monarchique a vraiment commencé à prendre des mesures significatives pour essayer d'amortir l'impact des famines. Et c'est à partir de ce moment-là qu'une partie importante de la population s'est mise à imputer au gouvernement le manque de pain, ou son prix trop élevé : les responsables de la disette n'étaient plus les intempéries, mais les carences ou les fautes des gouvernants, qui n'avaient pas su annuler leurs effets. Les citoyens sont certes en droit d'attendre que leurs dirigeants mettent tout en œuvre pour prévenir les catastrophes et y remédier. Pour autant, aucun gouvernement ne nous mettra jamais à l'abri de la survenue d'une calamité. Or, dans les démocraties électives, un jeu pervers s'est mis en place : pour attirer sur eux les suffrages, les candidats doivent exagérer le pouvoir qu'ils auront, s'ils sont élus, de maîtriser les choses. Les citoyens, de leur côté, s'abandonnent périodiquement à l'illusion ainsi propagée - pour, ensuite, rendre les gouvernants responsables de tous les maux. Le personnel politique infantilise les citoyens ; de l'autre côté, beaucoup de citoyens se complaisent dans l'infantilisme.

Vous semblez estimer que finalement nous attendons trop du gouvernement et qu'il ne pouvait pas faire mieux.

Pourtant, plusieurs pays s'en sont mieux tirés que nous...

Le gouvernement pouvait certainement faire mieux. Néanmoins, je ne crois pas que tous les défauts dans la façon de faire face à l'épidémie doivent lui être attribués. Il y a deux siècles, Auguste Comte, mettant en garde ses contemporains contre les jugements trop sévères à l'égard du passé, remarquait : « En dernière analyse, au lieu de voir dans le passé un tissu de monstruosités, on doit être porté, en thèse générale, à regarder la société comme ayant été, le plus souvent, aussi bien dirigée, sous tous les rapports, que la nature des choses le permettait. » Appliquée au présent, cette assertion signifie que les insuffisances et les tares du gouvernement français sont, malheureusement, l'indice de problèmes généraux de la nation - une crise morale qui touche le monde occidental dans son ensemble, mais qui revêt, en France, une forme particulièrement virulente.

Retrouvez l'entretien vidéo entre Natacha Polony et Olivier Rey ici.

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne