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Lucia Joyce : entre danse et schizophrénie

Lucia Joyce : entre danse et schizophrénie

Danses de jadis et de naguère

Par Nicolas Villodre

Publié le

Notre série d'articles "Danses de jadis et de naguère" propose d'explorer les rapports étroits que la danse entretient avec l’histoire de l’art, la culture, le politique. Le bal s'ouvre sur une figure de la danse méconnue, celle de Lucia Joyce, la fille de l’auteur irlandais.

C'est en 1900, pour célébrer le nouveau millénaire, que le gouvernement organisait aux Tuileries un banquet des maires dont le programme faisait la part belle à l’art de Terpsichore sous toutes ses formes, ayant pour titre : Danses de jadis et de naguère. Depuis cette "belle époque", la danse n’a cessé d’entretenir des rapports étroits avec l’histoire de l’art, de la culture et du politique. La figure de Lucia Joyce, fille du célèbre auteur irlandais, l'illustre bien.

On sait que James Joyce adorait sa fille, une très jolie brune aux yeux clairs qui, adolescente, se passionna pour la danse. Qu'on se souvienne des propos qu’il tint à son sujet : "Ce que j’ai d’étincelle ou de don a été transmis à Lucia (...) et a allumé un feu dans son cerveau." Lucia prit des cours auprès de Raymond Duncan, le frère d’Isadora, qui avait ouvert à Paris une académie de danse visant à raviver l’art des tanagras. À partir de 1925, elle suivit Margaret Morris, disciple britannique de celui-ci, qui avait ouvert une école avenue de la Bourdonnais.

À partir de 1926, elle commença à se produire en public dans des galas de danse, en compagnie d’autres artistes, aussi bien à Paris que sur la Côte d’azur. Elle eut l’occasion de participer à des lectures-démonstrations du chorégraphe des Ballets suédois, Jean Börlin, au Théâtre des Champs-Élysées et, semble-t-il, de figurer dans le film de Jean Renoir, La Petite marchande d’allumettes (1928). Suivant l’exemple d’une Zelda Fitzgerald qui avait voulu apprendre tardivement la danse classique auprès d’une ex-étoile des Ballets russes, Lioubov Egorova, Lucia Joyce fit un revirement, en passant du moderne au ballet et en s’astreignant avec grand peine à la discipline impitoyable de la Russe blanche exilée à Paris qui incarnait, en apparence du moins, le contraire de la danse libre...

Rattrapée par la maladie

L’ouvrage de référence de Carol Loeb Schloss (1) nous confirme que la jeune femme s’enticha de Samuel Beckett, lequel travaillait à la fin des années vingt avec son père à son œuvre-maîtresse, Finnegans Wake. L’auteure estime que Margaret Morris joua le rôle d’une mère de substitution, la génitrice, Nora, entretenant une relation complexe avec sa fille. La carrière de danseuse qui s’offrait à elle fut brutalement interrompue par les premiers signes de désordres mentaux qui se manifestèrent chez elle au tournant des années trente.

Le feu qui l’habitait lui permit de rayonner un temps, précisément durant les années dites "folles." Elle anima une troupe de danse fondée par Loïs Hutton et Hélène Vanel qui, sur le modèle musical du Groupe des six et sur celui de la danse dalcrozienne, fut été baptisée "les Six de Rythme et Couleur", ses partenaires étant Kathleen Neel, Zdenka Podhajska, Julia Tcherniz, Jacqueline Albert-Lambert et Yva Fernandez. Une des pièces du sextuor, accompagnée par une musique de Maurice Ravel, avait pour titre... "Étincelles." L’écrivain américain Robert McAlmon émit l’hypothèse que Finnegans Wake peut être déchiffré littéralement comme annoncé par son titre, à la manière d’une chorégraphie.

Lucia, comme nombre d’artistes particulièrement sensibles – Antonin Artaud, Camille Claudel, Unica Zürn, etc. – comme plusieurs danseurs d’exception – on pense au bailaor Félix Fernández qui transmit sa farruca à Leonide Massine et, naturellement, à Vaslav Nijinski –, la fille de Joyce, qui avait mené une vie erratique à travers l’Europe, parlant plusieurs langues mais aucune parfaitement, passa le reste de son existence dans des hôpitaux psychiatriques, ayant été diagnostiquée schizophrène.

(1) To Dance in the Wake, Londres, éd. Bloomsbury, 2004.

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne