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Jean Vioulac : "Le capitalisme n’est plus un mode de production mais de destruction"
MAURO PIMENTEL / AFP

Jean Vioulac : "Le capitalisme n’est plus un mode de production mais de destruction"

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Philosophe, Jean Vioulac enseigne en khâgne au lycée Auguste-Blanqui de Saint-Ouen. Auteur de plusieurs essais, il fait paraître « Anarchéologie » (PUF), ouvrage dans lequel il analyse les origines historiques et philosophiques de l’Anthropocène tout en interrogeant notre condition : et si l’histoire humaine était en réalité celle d’une catastrophe ?

Marianne : Dans le contexte d’urgence qui est le nôtre, vous souhaitez redonner à la philosophie sa puissance négative critique. Quelle est selon vous la tâche de la philosophie aujourd’hui ?

Jean Vioulac :C’est d’abord celle de la lucidité, de la lutte contre toutes les puissances de mystification. La philosophie s’est instaurée en Grèce par la raison contre le mythe, elle fut d’emblée une activité de démystification : mais elle a dû constater aujourd’hui que, sous la forme de la métaphysique, elle fut elle-même une mystification. C’est l’acquis révolutionnaire de Kant, qui a opéré la rupture avec l’ancien régime de la philosophie et a instauré le nouveau régime, celui de la critique.

« Le critère de l’écriture est un critère d’historien. »

Mais la critique doit être inlassablement réitérée contre les institutions même qui assurent la transmission de la philosophie. La pensée ne plane pas dans l’air, elle est tributaire d’un certain nombre d’institutions : or celles-ci ont leur logique propre, leurs intérêts idéologiques, leurs fonctions sociales ; toute institution dénie l’obsolescence de ce qui a fondé sa légitimité, et devient alors mystifiante. C’est pourquoi il faut arracher la philosophie aux institutions positives qui la confisquent, pour lui redonner sa puissance négative critique. En quoi la pensée est par essence anarchique et hérétique.

À vos yeux, l’Histoire humaine ne commence pas, comme on l’admet généralement, à la naissance de l’écriture, mais au Néolithique. Qu’est-ce que cette période a-t-elle de si singulière à vos yeux ?

Le critère de l’écriture est un critère d’historien, puisque l’écriture rend possible l’archive, laquelle est particulièrement précieuse pour reconstituer le passé. Mais l’avènement de l’écriture, qui n’a longtemps concerné qu’une infime minorité sociale, n’a pas d’effet structurel et systémique susceptible de mettre en branle un processus réel au sein des communautés humaines : or c’est bien de cela dont il s’agit quand on veut penser l’Histoire. Pendant plus de 300 000 ans, Homo sapiens vit en petits groupes de chasseurs-cueilleurs nomades, puis un processus se déclenche, qui en 10 000 ans a changé la face de la terre.

La Révolution néolithique, c’est le moment où la sédentarisation et la vie en collectivité instituent une puissance nouvelle, la puissance sociale, qui dans un second temps s’exerce sur les plantes puis sur les animaux. La sédentarisation précède l’agriculture : le phénomène essentiel, c’est l’avènement de cette puissance susceptible de dominer la nature. Il y a là une authentique révolution, c’est-à-dire un changement de régime ontologique, pour reprendre les analyses de Philippe Descola, par laquelle la relation de l’homme au monde, à l’animal, aux divinités, à lui-même, change radicalement.

On dirait que vous attribuez au Néolithique les caractéristiques que l’on attribue généralement à la modernité (homme nouveau, maître et possesseur de la nature etc.)…

Dire que l’homme devient « comme maître et possesseur de la nature » à la modernité, c’est un contresens : c’est le miroir inversé de l’idéologie. C’est au Néolithique que l’homme prend possession des terres, des plantes, des animaux, qu’il aménage le monde en l’adaptant à ses besoins : début d’un processus d’anthropisation de la nature qui a transfiguré toutes les régions néolithisées. La civilisation de l’homme « maître et possesseur de la nature » par excellence, c’est Rome. La Renaissance n’institue pas l’homme en principe, comme le prétend l’humanisme, elle institue en principe la mathématique, elle est géométrisation du savoir, de la représentation, de la ville, du monde, c’est cette puissance du numérique qui prend corps dans le dispositif machinique du capitalisme, auquel l’homme est asservi et par lequel il est possédé.

« Nous sommes tous des assistés. »

Aujourd’hui, de quoi l’homme est-il maître et possesseur ? Il ne maîtrise rien, il subit une gigantesque puissance qui est en train de dévaster la terre et les sociétés. De même, c’est une erreur de perspective de parler de progrès s’agissant du machinisme : ce qui caractérise l’histoire de la technique depuis deux siècles, c’est la délégation permanente des procédures aux machines, ce qui se traduit par une déqualification technique massive des individus. Nous avons perdu en quelques générations des savoir-faire vitaux accumulés patiemment depuis le Néolithique. Nous sommes tous des assistés.

Contre les tenants de l’idéologie du Progrès, vous estimez que l’Histoire humaine est celle d’une catastrophe, ou plutôt, si progrès il y a, c’est uniquement celui de la catastrophe. Quelle est la nature de cette catastrophe et en quoi définit-elle notre humanité ?

Le constat de la catastrophe est aujourd’hui officiel, notamment avec l’avènement récent du concept d’anthropocène. L’ONU publiait il y a 10 jours un rapport affirmant que l’humanité était entrée dans « une spirale d’autodestruction » : mon livre interroge précisément cette « spirale d’autodestruction », l’enjeu est d’en faire l’archéologie. Toutes les analyses de l’anthropocène confirment qu’il est l’effet direct de la Révolution industrielle. Mais celle-ci n’est autre que la mise en place du dispositif nécessaire à la reproduction du capital, et c’est en quoi elle est catastrophe : le capitalisme n’est plus un mode de production, c’est un mode de destruction.

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Le progrès est celui de la machine, pas celui des hommes, il est en réalité la croissance, c’est-à-dire l’accumulation du capital. Mais l’idée que le passage à l’agriculture et à l’élevage constitue un progrès est elle-même remise en cause : la Révolution néolithique a condamné les hommes à un travail harassant, et ce en appauvrissant leur régime alimentaire, elle a inauguré l’ère des épidémies et celle de la névrose, elle a instauré les rapports sociaux d’exploitation… La science contemporaine confirme Rousseau : l’Histoire comme telle est une catastrophe.

Plutôt que de penser que la catastrophe est le résultat d’une anomalie, d’une sorte de déviance de l’humanité, vous formulez l’hypothèse qu’elle est en réalité son accomplissement. Comment comprendre une proposition aussi radicale ?

Je reprends là une hypothèse que Lacan formulait en 1974, où il envisageait que l’humanité soit éradiquée par un virus créé en laboratoire : hypothèse à laquelle l’actualité récente a donné une vigueur nouvelle, où il voyait le « soulagement sublime » de découvrir que l’homme est vraiment au-dessus de la nature, car il est arrivé à l’anéantissement de toute vie sur terre. Mais je ne fais pas mienne cette thèse que je retourne en m’appuyant sur Nietzsche. Dire que l’homme advient par la négation de la nature, par la dénaturation, c’est reconnaître qu’il est une promesse.

Il est l’animal qui s’est dangereusement éloigné de la logique de la spéciation, mais par là même il est l’être non spécifié, il est une potentialité : l’homme est la promesse de lui-même. L’enjeu de l’Histoire, qui doit en cela être pensée à partir de la catégorie du messianisme, c’est l’accomplissement de la promesse. La catastrophe alors serait la trahison de la promesse : que l’Histoire ait eu lieu en vain, et que l’homme n’ait été qu’une anomalie provisoire dans l’évolution des grands singes.

* Jean Vioulac, Anarchéologie. Fragments hérétiques sur la catastrophe historique, PUF, 372 p., 22 €

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne