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Intellectuel engagé, passionné d'Antiquité... Paul Veyne, disparition d’un immense historien
Ultime constat, dressé par l’ensemble de nos interlocuteurs : ce grand esprit, l’un de derniers de son temps, aurait eu sa place à l’Académie française.
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Intellectuel engagé, passionné d'Antiquité... Paul Veyne, disparition d’un immense historien

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Paul Veyne, éminent spécialiste de l’Antiquité, mort le 22 septembre à 92 ans, aura été une personnalité hors-norme au talent littéraire rare. Retour sur une existence qui a changé la façon dont on écrit l’histoire.

Paul Veyne aimait rencontrer ses lecteurs, passionnés par sa parole claire et incisive, souvent mâtinée d’humour. Il aimait surtout gentiment les provoquer : « Mesdames et messieurs, c’est un incroyant qui va vous parler », lançait-il, debout, en ouverture d’une conférence donnée en 2008 à la Bibliothèque nationale de France sur les origines du christianisme en Occident.

Cette façon de happer l’auditoire se retrouvait évidemment à l’écrit, au fil d’ouvrages devenus références, rédigés d’une plume enlevée. « C’était peut-être davantage un littéraire qu’un historien », analyse l’historien Yann Le Bohec, spécialiste de l’Antiquité. Jean-Luc Barré, son éditeur chez Bouquins, abonde : « Paul Veyne était un écrivain, un poète, un styliste. »

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En bref, un intellectuel aux multiples facettes, incluant celle de « philosophe et d’essayiste », comme le souligne l’historien Jean-Marie Guillon. Et Raphaël Spina, contemporanéiste et normalien comme son illustre aîné, de louer la « poésie » que le disparu insufflait à ses ouvrages, à l’image de mémoires publiés en 2014, intitulés Et dans l’éternité je ne m’ennuierai pas.

Intellectuel engagé

Pour Paul Veyne, la passion de l’Antiquité débute lorsqu’il la touche du doigt, ou plutôt du pied. En 1938, cet enfant d’Aix-en-Provence, issu d’une famille conservatrice du monde viticole, a 8 ans lorsqu’il trébuche, près de Cavaillon, sur une pointe d’amphore romaine fichée dans la terre. C’est une révélation. Dès lors, ses études, commencées à Aix-en-Provence pendant la guerre, se poursuivent, toujours sous le signe de Clio, la muse de l'histoire, dans les meilleurs établissements de la République (hypokhâgne à Paris au lycée Henri-IV, khâgne à Marseille au lycée Thiers) puis dans les plus grandes écoles (Normale sup' de 1951 à 1955, École pratique des hautes études, École française de Rome). Proche du philosophe Michel Foucault et du médiéviste Jacques Le Goff, ce latiniste hors pair, agrégé de grammaire et formé à l’archéologie, embrasse alors des champs d’études gréco-romaines jusqu’alors délaissés par les mandarins de l’Antiquité, enrichissant sa réflexion des apports d’autres sciences humaines.

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Il s’attelle ainsi à comprendre, via son sujet de thèse, l’évergétisme à Rome, lu à rebours des interprétations dominantes avec un regard très personnel, une ligne de conduite iconoclaste qui caractérisera sa démarche historienne. L’homme passait par exemple de l’étude de l’amour ou de l’érotisme à Rome à celle du christianisme. Quand il publie, en 1971, Comment on écrit l’histoire, c’est pour rompre avec les ambitions purement scientifiques de la discipline. Jean-Luc Barré constate : « Il était provocateur, attaché à la liberté de pensée. » L’historien Jean-Marie Guillon ajoute : « Il prenait le contrepied des idées du moment, comme s’il voulait déranger. »

Pendant la guerre d’Algérie, c’est le pouvoir que dérange cet éphémère membre du PCF – quitté en 1956, lors du coup de force soviétique en Hongrie. Révolté par l’ordre colonial, il prend surtout position contre la torture, ce qui lui vaut toute l’attention de la police. Chez lui, l’engagement, fût-il épisodique, n’en est pas moins fort. Cette ouverture sur le temps présent fusionnera ainsi avec son travail d’historien. Rédigé dans l’urgence, Palmyre, l'irremplaçable trésor (2015) est bien la réaction d’un amoureux des civilisations atterré par l’obscurantisme islamiste de Daech.

Un des derniers grands esprits

Outre un humour de tous les instants et une générosité palpable, l’autre caractéristique fondamentale du personnage réside sans doute dans son extraordinaire culture. « Au détour de couloirs, je l’entendais engager avec d’autres professeurs d’éblouissantes conversations », se souvient Jean-Marie Guillon, alors étudiant à la faculté d’Aix-en-Provence où Paul Veyne avait enseigné entre 1961 et le début des années 1970.

Professeur au Collège de France en 1975, il publie l’année suivante l’une de ses œuvres phares, Le Pain et le cirque. Sociologie historique d’un pluralisme politique, qui demeure une référence. « C’est le livre dont tout le monde parlait », témoigne Yann Le Bohec. Dans la foulée, cet auteur d’une vingtaine d’ouvrages souvent imposants détricote les mythes antiques et rédige de brillantes biographies, parfois éloignées de sa période de prédilection, comme René Char en ses poèmes (1990) et Foucault, sa pensée, sa personne (2008).

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« C’était un passeur merveilleux, porté par l’étincelle qu’il avait dans le regard », résume Jean-Luc Barré. Ultime constat, dressé par l’ensemble de nos interlocuteurs : ce grand esprit, l’un de derniers de son temps, aurait eu sa place à l’Académie française.

Paul Veyne, Une insolite curiosité Robert Laffont (coll. Bouquins), 1152 p., 32 €

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne