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Libération
Portrait

Pierre Joxe, le sourcilleux

A 63 ans, ironique grognard de Mitterrand, est l’actuel président de la Cour des comptes.
par Armelle THORAVAL
publié le 12 février 1998 à 20h09
(mis à jour le 12 février 1998 à 20h09)

Paru dans Libération du 13 février 1998

Deux neurones très spécifiques organisent chez le poisson le réflexe de fuite. Pierre Joxe n’a rien d’un animal à branchies, mais toute incursion trop indiscrète dans sa vie, ses songes, déclenchent un réflexe similaire: il se met à grands pas à arpenter la salle qui accueille chez lui un billard américain. Le voilà contraint de se plier aux exercices médiatiques usuels à propos du livre d’entretiens qu’il vient de publier (1). Il le fait à sa manière. Abrupte, ironique, en déstabilisateur facétieux. Un journaliste de France Culture lui signale-t-il son absence de cravate? il feint de s’emporter. «No personal remarks.»

«Vous n’allez pas me faire faire l’exégèse de mon livre!» prévient-il ensuite. Non, non, on ne va pas… De ses rugosités, il a fait un style de commandement. A la tête de la Cour des comptes aujourd’hui, ou à celle du groupe socialiste en 1981, il serre les vis. A ses collaborateurs, il impose une rigueur de travail infernale. Les notes vagues du genre: «A Matignon, on dit que…» sont interdites. La plupart lui en sont plutôt… reconnaissants. Pour «avoir appris à travailler». La méthode n’exclut pas l’humour. Au général venu l’accueillir à Polytechnique en 1992, alors qu’il venait inspecter l’école plongée dans un bordel étudiant inédit, il avait lâché, à la vue d’une canette de bière: «Mais, c’est les Minguettes, ici!» Le général en a tremblé. Le ministre de la Défense, qu’il était alors, en riait sous cape. Dans son antre familial, quai de l’Horloge, il tend une photo, celle de l’un de ses fils, mi-espiègle, mi- ronchon. «Il me ressemble…» Ailleurs, dans cette bâtisse peuplée d’histoire mais sans luxe particulier, l’original d’un dessin signé Cabu ­– un Mitterrand minuscule au côté d’un Joxe majuscule raide comme la police et transformé en borne d’appel au secours, avec pour légende: «En cas d’urgence, briser la glace.» Une caricature qu’il signale avec amusement. Elle est commode.

Au-delà du masque, et du secret, il y eut ce jeune homme de 18 ans qui vint un jour offrir à Henri Korn, son ami le plus cher, aujourd’hui spécialiste de l’étude du cerveau, une Bible. Version protestante. «Tiens, lis ça, ça te fera du bien.» Lui-même l’a beaucoup lue, et la cite abondamment dans son livre A propos de la France. Mais de son engagement de protestant, l’on ne saura rien. Si ce n’est qu’il s’agit d’une démarche «historique, rituelle, philosophique». La sphère est strictement privée. Il y eut aussi ce petit-fils avide des enseignements de son grand-père maternel, Daniel Halévy, historien et explorateur des conditions ouvrière et paysanne, qui finit par douter des vertus du suffrage universel. Il y eut cet «héritier» qui découvrit la misère dans les quartiers populaires d’Aubervilliers et les horreurs du colonialisme. Il y a ce franc-maçon du Grand Orient, qui «sait, note un proche, que les savoirs sont transitoires et qui doute». Et l’homme d’expérience attaché à transmettre le sens du temps et de la géographie, qui vit entouré de cartes. Du ciel, du TGV, de l’Asie. Peu avant les législatives de 1997, il convoquait précipitamment Arnaud Montebourg, qui prétendait se présenter dans son ancienne circonscription de Saône-et-Loire, sans lui en avoir demandé les clés. «Je suis arrivé chez lui et durant deux heures, il m’a tout expliqué: les églises, les champs, les gens, la poésie de la Bresse, les détails de ses frontières», relate le jeune député PS. Ni mémoires, ni programme politique (mais sa publication était initialement programmée pour la veille des législatives de 1998), l’ouvrage entrouvre la porte sur un autre Joxe. Un fils de famille(s), dont les déclinaisons, juive, protestante et catholique, suisse et bretonne, lyrique et littéraire se sont conjuguées dans cet immeuble du bord de Seine, où il vit, acquis à la veille du XIXe siècle par l’un de ses ancêtres, l’horloger Louis Bréguet. Une famille où le père, Louis, ministre gaulliste savait offrir un bouquet de roses à son fils, le soir de la victoire de Mitterrand, en 1981. Où la mère avait le tact de déposer chaque matin un exemplaire de l’Humanité à côté du lit où dormait un camarade communiste de Pierre, momentanément hébergé. Pour qu’il se sente à l’aise. Sectaire, apparatchik, cryptocommuniste: Pierre Joxe s’est vu coller nombre d’étiquettes, et s’est dissimulé derrière quelques-unes. Pourtant, en 1983, président du groupe socialiste, il bataille pour que Jacques Delors, qui œuvre pour la rigueur, devienne Premier ministre. Tout comme il ira le tirer par la manche pour qu’il se lance dans la présidentielle de 1995. «Il avait une vaste expérience internationale, et trop d’expérience tout court pour être guidé par l’ambition personnelle.» C’est toujours lui qui imposera au groupe socialiste d’accueillir et d’écouter Jacques Barrot, député UDF, en plein mouvement étudiant de 1986. Alors que la gauche est revenue au pouvoir, il se dit persuadé «de la nécessité de composer des majorités qui reposent sur des bases larges de l’opinion». Fils de la République, non pas de la Ve ­– «née à la faveur d’un putsch» – qu’il honnit avec toujours autant de vigueur, mais celle universelle qui trimballe en son nom l’intégration des immigrés, le mélange des aspirations, les champs du possible.

«Vigie pour mer démontée» de Mitterrand, qui fit sa carrière même s’il lui refusa les ministères qu’il espérait (Travail, Affaires étrangères) Pierre Joxe s’est rebellé. Plus qu’on ne le soupçonnait. Ouvertement, ou secrètement. A 17 ans, après une brouille avec Henri Korn, il écrivait: «Les remontrances d’un ami n’ont aucune commune mesure avec les critiques d’un esprit indifférent […] Un ami en effet est une sorte de seconde conscience, or le meilleur de la conscience est ce qui critique.» Mitterrand n’était pas un ami, ni même le second père sur lequel l’on a parfois glosé. Mais le grand chef qu’il s’était choisi. Loin des courtisaneries et en ferraillant. Cet ardent militant de la décolonisation, qui vécut en Algérie enfant, pour y revenir comme jeune militaire ­– «par obligation morale, comme 500 000 autres gars y sont allés, pour ne pas être planqué» – n’a toujours pas accepté ce qu’il considéra comme une trahison: l’amnistie des généraux putschistes que lui imposa le président de la République. Il s’y opposa publiquement. Fut vaincu par un 49.3. Il y eut d’autres contradictions: la politique africaine de la France; la monarchisation de l’Elysée. Joxe dévoile aujourd’hui quelques réserves, qu’il taisait hier. «Moine-soldat de Mitterrand, il est resté loyal», commente l’un de ses proches. Jeune auditeur à la Cour des comptes en 1962, il a retrouvé la haute fonction publique comme premier président en 1993. Et l’a secouée, pariant souvent sur les plus jeunes, qui lui en savent gré. La politique le lassait, disent ses proches. Mais quelques semaines avant les législatives de 1995, Pierre Joxe s’est laissé suggérer que son nom se murmurait pour le ministère de la Justice. Sérieux, il s’y est préparé, a consulté. En vain. On le dit humilié d’avoir été rangé au nombre des éléphants de la Mitterrandie. Mais il glisse sur cet épisode. Et demain? «Si je retourne en politique, je vous préviendrai la veille.» Alors avocat? «C’est vrai, que j’y songe souvent.» Ses amis lui imaginent des projets politiques, on le rêve brillant parlementaire, ou maire de Paris. Il n’en affiche que de très solitaires: préparer la suite de son premier livre, écrire une biographie du protestant Pierre Bayle après avoir exploré les leçons de l’édit de Nantes. Laisser venir le temps et ses accidents.

(1) A propos de la France, entretiens avec Michel Sarazin, 320 pp., 130 F, Flammarion.


PIERRE JOXE en 9 dates:

28 novembre 1934: Naissance à Paris Ier.

1959: Part comme officier en Algérie, alors qu'une «planque» lui est offerte à Berlin.

1962: Sort de l'ENA et intègre la Cour des comptes.

1965: Rejoint Mitterrand pour la présidentielle.

1973: Elu député PS de Saône-et-Loire.

1981: Devient président du groupe PS à l'Assemblée.

1984: Nommé ministre de l'Intérieur.

1992: Succède à Chevènement au ministère de la Défense.

1993: Réintègre la Cour des comptes comme premier président.

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