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interview

«Les motivations de Liu Xiaobo sont à la fois altruistes et très individualistes»

Geremie Barmé, 56 ans, est sinologue et historien à l'Université Nationale d'Australie. Il est l'auteur de nombreux ouvrages sur la Chine contemporaine et les milieux intellectuels dissidents chinois. C'est un ami personnel de Liu Xiaobo.
par Philippe Grangereau, De notre correspondant à Pékin
publié le 8 octobre 2010 à 17h58
(mis à jour le 8 octobre 2010 à 19h48)

Pourquoi Liu Xiaobo, qui vient d'obtenir le prix Nobel de la paix, fait-il si peur au gouvernement chinois?

Liu Xiaobo est très peu connu en Chine et on peut effectivement se demander pourquoi les autorités chinoises ont réagi aussi brutalement en le condamnant l'an dernier à onze ans de prison. Le fait est que le parti communiste sait qu'il existe, au sein de la population, un fort mécontentement au sujet de la corruption des cadres, et que les troubles sociaux se multiplient en raison, entre autres, de l'appropriation souvent violente des terres par les pouvoirs locaux. Ces questions sociales ne peuvent être débattues en public, ni résolues devant les tribunaux car les mécanismes qui pourraient le permettre n'existent pas. Le gouvernement sait que le désordre peut survenir de n'importe où et à n'importe quel moment, mais il ignore quel est le petit incident ou le gros incident qui pourrait conduire à une gigantesque explosion de ce mécontentement populaire. Dès lors, bien qu'il soit assez insignifiant, le pouvoir a peur de Liu Xiaobo, catalyseur potentiel, et de la Charte 08 qu'il a contribuée à rédiger. Le paradoxe est que la Charte 08 ne fait que demander au gouvernement d'agir conformément à sa constitution! Les autorités chinoises se sont elles-mêmes créé ce casse-tête: pourquoi n'obéissent-elles pas à leur propre constitution? Les Chinois se posent cette question depuis 1954, date de la promulgation de la première constitution!

Comment est-il devenu dissident?

Je le connais depuis décembre 1985. Ses écrits à l'époque avaient un thème très fort: les intellectuels doivent assumer la responsabilité entière de ce qu'ils disent et de ce qu'ils font, afin de pousser la société à faire de même. Il ne parlait alors pas des concepts de démocratie et de liberté, mais plutôt de ce rapport entre l'éthique individuelle et collective. C'est ainsi, pensait-il, que la Chine pourrait évoluer: graduellement et non pas au travers d'un événement qui bouleverserait tout. Il était aussi très provocateur et critique de tout, surtout de ses collègues intellectuels qui, selon lui, remâchaient les mêmes idées sans les appliquer à eux-mêmes. Il se considérait comme quelqu'un d'unique et clairvoyant, et voulait que tout le monde devienne un individu unique comme lui. Depuis lors, il a été confronté à la réalité d'une Chine qui change, qui devient plus riche, et s'est concentrée sur les questions de justice sociale, les libertés individuelles et le respect de l'environnement. Il était saisi par cette angoisse de l'avenir pour sa famille et pour la collectivité. Il s'est peu à peu écarté des actions d'éclat pour se tourner vers l'action responsable et collective, dont la Charte 08 est le reflet.

Comment en est-il venu à la Charte 08?

D'un côté il voulait profiter du fait que tous les projecteurs étaient tournés vers la Chine, où allaient se dérouler les Jeux olympiques. C'est un coup de pub qui se justifiait pour Liu, qui considérait que le gouvernement, obsédé par le développement économique à tout prix, négligeait nombre de problèmes sociaux, économiques et environnementaux. Cette action était logique, rationnelle et très modérée. Je suis persuadé qu'il n'avait absolument pas prévu que le gouvernement allait le condamner à onze ans de prison. C'est une peine totalement disproportionnée en regard du caractère pacifiste et constructif de la Charte 08. Pékin s'est carrément ridiculisé en lui infligeant une telle sentence.

Il savait qu'il y aurait des conséquences...

Bien sûr, et c'est une personne qui a toujours eu un courage moral indiscutable. Il a toujours osé élever la voix, alors que c'est si difficile de le faire en Chine.

Il a tenté une médiation pour essayer d'éviter le massacre des étudiants de Tiananmen en 1989: ça a été un tournant pour lui?

Comme beaucoup d'autres intellectuels publics passionnés par les idéaux démocratiques à la fin des années 80, il était admiré, courtisé, cité. Après les événements de 1989, tous ont été réduits au silence. Beaucoup ont été désillusionnés au point de considérer que leurs actions n'avaient plus aucun sens. Liu Xiaobo a été harcelé par la police, emprisonné, relâché, critiqué. En poursuivant son action malgré tous ces obstacles, en signant et en initiant de nombreuses pétitions dans les années 90, Liu voulait aussi retrouver la relative célébrité qu'il avait connue avant 1989 en Chine et à l'étranger. Il veut contribuer à définir une nouvelle voie pour la Chine alors que Pékin l'en empêche, et ses motivations sont à la fois altruistes et très individualistes.

Cherche-t-il, comme tant d'intellectuels chinois, à devenir un conseiller du gouvernement?

Non. C'est quelqu'un qui veut parler quand les autres se taisent. Dès lors se pose la question de savoir quelle est la vraie place de Liu Xiaobo s'il ne veut pas devenir un conseiller du pouvoir. Pour l'heure, assez tragiquement, sa place est en prison. Cela lui confère un pouvoir qu'aucune autre position pourrait lui donner. Il a d'ailleurs écrit, en 1989, un essai assez connu intitulé «La tragédie d'un héros tragique» qui décrit les tiraillements d'un homme politique qui n'a pas d'autre choix que de se mettre dans une situation où il doit se sacrifier lui-même afin de trouver le pouvoir qui lui permettra d'accomplir son destin. La prison, à l'heure présente, et le Nobel davantage encore, lui confèrent une autorité morale et un pouvoir incomparable.

Il est devenu extrêmement embarrassant pour le pouvoir chinois?

C'est le moins que l'on puisse dire. Par le passé, le PC chinois s'est plusieurs fois demandé s'il est judicieux d'emprisonner des dissidents qui n'utilisent que leur droit de parole, qui n'entreprennent aucune action contre l'Etat et qui n'organisent aucune action collective contre le gouvernement - et Liu Xiaobo fait partie de cette catégorie. Dans son cas, ils ont choisi de l'envoyer en prison, sans doute pour faire un exemple. Mais ils ont fait une énorme erreur.

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