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Disparition

Lucette Destouches, la femme qui voulait «rendre Céline moins malheureux»

L’épouse de l’écrivain antisémite, 107 ans, est morte dans la nuit de jeudi à vendredi. Soutien infatigable de son mari, elle vivait toujours dans la maison que le couple occupait depuis 1951.
par Frédérique Roussel
publié le 8 novembre 2019 à 20h51

«Aujourd'hui, Lucette est en joie. Elle se remémore les scènes cocasses de sa vie. Céline lui n'était pas un homme joyeux, il ne riait jamais mais percevait toujours le comique des situations, le burlesque des choses.» Ce fameux jour décrit par Véronique Robert-Chovin (Lucette Destouches, épouse Céline, Grasset), Lucette avait 100 ans. Morte dans son sommeil dans la nuit de jeudi à vendredi, la veuve de l'écrivain avait atteint les 107 ans le 20 juillet. Agée de quarante ans de plus que Céline à sa mort, qu'elle suit dans le tombeau cinquante-huit ans après. Elle imaginait le rejoindre le siècle dernier : la pierre tombale prégravée indiquait «Lucie Destouches née Almansor, 1912-19..».

Il y a deux façons de faire naître Lucie Almansor, disait David Alliot, son biographe, dans Madame Céline (Taillandier). La première, le 20 juillet 1912, dans un appartement de la rue Monge, à Paris, de Jules Almansor et Gabrielle Donas, ses parents qui feront peu de cas d'elle. La seconde, un soir de 1935, quand elle croise un auteur célèbre qui «va bouleverser son existence et la faire entrer de plain-pied dans la littérature». La suite relate souvent son histoire à lui, jamais celle de la femme demeurée dans l'ombre.

Quand Lucie voit Louis-Ferdinand Destouches pour la première fois, elle a 23 ans. Entrée à 14 ans au Conservatoire de danse, elle a passé trois ans dans le corps de ballet de l'Opéra-comique, avant de partir en tournée aux Etats-Unis pour jouer dans un spectacle de variété. La danse, c'est sa vie. «Seules deux passions m'ont nourrie entièrement : la danse et les animaux. Eux seuls sont authentiques, ils ne trichent pas», a-t-elle dit à Véronique Robert (Céline secret, Grasset). Blessée aux genoux et de retour à Paris, elle fréquente le studio de danse Blanche d'Alessandri-Valdine à Pigalle.

«Ophélie»

Céline a 40 ans. Son Voyage au bout de la nuit (1932) a frôlé le Goncourt et Mort à crédit vient de paraître. D'abord brièvement marié à Edith Follet dont il a eu une fille, Colette, il a vécu avec la danseuse américaine Elizabeth Craig jusqu'en 1933. Adepte de grâce et de discipline, il a pris l'habitude de venir aux cours chez Blanche d'Alessandri-Valdine. L'homme est séduisant. «Il avait aussi un côté Gatsby, nonchalant, habillé avec soin, décontracté. Il était d'une beauté incroyable, les yeux bleus avec juste un petit rond noir à l'intérieur», trouve Lucie. Discrète au début, leur relation s'affermit, «Lili», comme il l'appelle, va cesser les tournées à l'étranger pour lui. Pendant les années d'avant-guerre, elle le regarde écrire : «Il pouvait rester des heures, des jours sur un mot. Jusqu'à ce qu'il l'entende tomber comme il faut. La littérature, on n'en parlait pas, la musique non plus. On était ensemble avec elles et c'était le plus important.» A l'été 1937, à Saint-Malo, il rédige Bagatelle pour un massacre. Et elle lui dit, raconte l'académicien Frédéric Vitoux, auteur de la Vie de Céline (Grasset, 1988) : «Tu ne vas pas écrire ça, ce sont des horreurs.»

Le couple se marie le 15 février  1943, à la vie à la mort, avec le chat Bébert, et tout une arche animalière à venir. Ils quittent Paris le 17 juin 1944 pour traverser l'Allemagne et tenter de passer au Danemark où Céline a déposé de l'or. En octobre, ils parviennent à Sigmaringen, décrit dans D'un château l'autre (1957), puis à la frontière danoise, et Copenhague en mars 1945. Suivent six années de chaos où Céline connaît notamment la prison, sous la menace d'une extradition et de la peine de mort. «Une fois par semaine, j'allais le voir, a relaté Lucie Destouches à David Alliot. Toutes nos rencontres se tenaient en anglais, la seule langue autorisée. Dans sa cellule, il était enchaîné.» Par amour pour son mari, Lucette supporte tout. «Ophélie dans la vie, Jeanne d'Arc dans l'épreuve», disait-il de sa femme.

A leur retour en France, en octobre 1951, ils s'installent définitivement au 25 ter, route des Gardes, à Meudon. Lucette ouvre un cours de danse. Lui continue à travailler ses phrases, le dandy d'avant-guerre étant devenu un ermite-clochard râleur, qui ne sort pas, mange mal et se bourre de barbituriques. «Je ne cherchais pas le bonheur avec lui, a-t-elle dit lucidement. J'aspirais simplement à le rendre moins malheureux. Il avait besoin de ma jeunesse et de ma gaîté, et moi de sa tête d'homme qui avait vécu. Voilà pourquoi on s'est emboîtés tout de suite l'un dans l'autre.»

«Bateau ivre»

Céline disparaît en 1961 en laissant des monceaux de dettes et Lucette doit assurer la postérité littéraire. Elle n'excuse pas son antisémitisme. «Seul refus clair, net, et constant de Lucette, la réédition des pamphlets», écrit David Alliot. Elle y avait consenti en 2017, mais devant la polémique, le projet de Gallimard avait été repoussé sine die.

Lucie Destouches vivait toujours dans leur demeure de Meudon, «maison fantomatique surgie de nulle part comme un bateau ivre perché sur la colline», décrivait Véronique Robert-Chovin. A la fois rieuse et sauvage, elle a reçu longtemps régulièrement chez elle et entretenait de belles amitiés mais repoussait aussi les importuns. «C'était une femme du silence, dit Frédéric Vitoux, qui la connaissait depuis plus de cinquante ans. Elle était la légèreté, la discrétion et se méfiait des mots. C'est cela je crois que Céline a aimé chez cette femme.» Qui le lui a si bien rendu.

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