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En attendant Dolto

Une biographie autorisée de la psychanalyste aurait dû paraître à l'occasion du centenaire de sa naissance. Raté. En guise de consolation, sa fille Catherine, gardienne entêtée de l'héritage, publie un album intime. Une biographie autorisée de la psychanalyste aurait dû paraître à l'occasion du centenaire de sa naissance. Raté. En guise de consolation, sa fille Catherine, gardienne entêtée de l'héritage, publie un album intime.
par Charlotte Rotman et Catherine Mallaval
publié le 12 décembre 2008 à 6h51
(mis à jour le 12 décembre 2008 à 6h51)

C’est un antre. Une pièce sombre au fond d’une cour, tapissée de lambris, hantée de souvenirs. Françoise Dolto y organisa ses premiers séminaires, avant d’y faire patienter les enfants de la Ddass qu’elle prenait en consultation ; Boris Ivanovitch, son époux, y eut son école d’orthopédie et de massage. Ce fut aussi l’endroit où Françoise Dolto et sa fille Catherine pratiquaient le taï chi. Un lieu familial. Depuis le début des années 1990, les archives de la psychanalyste, dont on célèbre le centenaire de la naissance, occupent ces murs du 21 rue Cujas, à Paris. Des lettres d’intimes, de lecteurs, de personnalités, des carnets, des agendas, des manuscrits, tous rangés dans des boîtes de carton intitulées : «Libido», «Hôpital Trousseau», «L’Œdipe»…

«Maman gardait beaucoup de choses, on ne le savait pas.» Après sa mort, en 1988, ses enfants (Jean-Chrysostome dit Carlos, Grégoire et Catherine) ont retrouvé toute sa correspondance au fond d'un placard à savonnettes. Elle annotait de sa main des dessins ou des lettres qu'elle voulait conserver. Tout cela se trouvait dans de grands cagibis, à l'appartement du 260 rue Saint-Jacques à Paris, où la famille Dolto emménagea en août 1942.«Elle avait laissé des traces pour que celui qui les retrouve ne soit pas perdu», dit sa fille, Catherine, haptothérapeute (1), qui soudain s'interrompt : «Vous avez vu les aquarelles de maman ?»

Aux murs, des photographies grand format de la vieille dame. Impossible de lui échapper et d'ailleurs personne ne le souhaite. Le sanctuaire lui est dédié. Catherine Dolto, 62 ans, y reçoit comme chez elle. Elle connaît tout le monde, embrasse, chaleureuse, et tutoie des fidèles, soudés autour d'elle et de la mémoire de sa mère. Ce jour-là, ils plient des dossiers du colloque «Françoise Dolto, actualité d'une pensée. 1908-2008», qui débute aujourd'hui à l'Unesco, à Paris (2). Tout en ouvrant la porte aux arrivants, Catherine Dolto plaisante : «Vous voyez, on est des gardeurs, on ne veut rien partager.» Et, sur le même ton : «Il paraît même que j'empêche les biographes d'écrire sur ma mère.» Mais elle le reconnaît elle-même : «Je suis tribale.»

Insultes et procès

Puisant dans cet énorme legs, Catherine Dolto vient de publier un album: Archives de l'intime, chez Gallimard.C'est un recueil touchant, où défilent le faire-part de naissance de Françoise Marette, son nom de jeune fille, «18 rue Gustave Zédé (XVIe)», son divan de velours vert, sa carte de l'Ordre national des médecins (n°2027), les photos qui ornaient son portefeuille…

«J'avais peur que tout cela s'éparpille», dit Catherine Dolto. Nommée exécuteur testamentaire quelques jours avant la mort de sa mère, elle se retrouve dans la délicate position d'ayant droit.«Etre sa fille m'exposait aux abus de pouvoir, reconnaît-elle. J'aurais pu me retrouver à dire : "Je connais l'œuvre, c'est ma mère, je sais mieux qu'eux".» Elle ajoute : «Beaucoup imaginent qu'ils sont une meilleure fille de Françoise Dolto que moi.» Pendant plus de quinze ans, en gardienne de la mémoire, elle refuse l'idée d'une biographie de sa mère. «Il fallait qu'elle soit un peu plus morte.» Puis elle doit se rendre à l'évidence : «Si on ne la faisait pas, quelqu'un d'autre allait le faire.»

Trop tard. En février 2007, l'animatrice télé Daniela Lumbroso publie une biographie non autorisée de 260 pages, intitulée la Vie d'une femme libre, chez Plon. Aussitôt, le clan Dolto parle d'un «kidnapping». «Je savais que ce ne serait pas bien, c'est des lasagnes», dit Catherine. Avant la sortie du bouquin, qui se veut grand public, elle envoie un mail à plusieurs rédactions. Lumbroso y est traitée de «canaille très prétentieuse». Dolto espère «qu'on lui tende le micro le moins possible». Quand le livre paraît, salve d'attaques. Sur le site des archives : «Elle fait de Françoise Dolto un portrait complètement faux, une gentille marionnette, douce, catholique en diable, qui faisait des miracles. Entre la Vierge de Lourdes et mère Teresa.» En face, Daniela Lumbroso explique que «les héritiers veulent avoir une vision officielle». Attali, BHL prennent alors la plume pour la défendre contre les ayants droit «propriétaires». «Il y a eu une campagne dégueulasse contre moi», se défend Catherine, qui a tout de même été condamnée début décembre pour injures par la cour d'appel de Paris pour son mail peu gracieux.

Cette histoire n'est pas terminée. Le Seuil, Gallimard et Catherine Dolto assignent maintenant la journaliste télé pour «contrefaçon» (plagiat) et demandent le retrait de l'ouvrage. «Elle a recopié trop et mal», explique Laurent Merlet, l'avocat de Gallimard qui parle de «dépossession». Catherine Dolto, elle, évoque un «pillage éhonté». «Toute seule, je n'aurais pas attaqué, se justifie-t-elle, je ne suis pas une guerrière.» «Ils m'ont discréditée avant même de m'avoir lue», réplique Lumbroso. C'est ce qui se passe quand un travail sur Françoise Dolto se fait en dehors de la mainmise de sa fille. On a refusé de m'ouvrir les archives, j'ai travaillé avec ce qui a été publié et après, on me le reproche.»

C'est bien pour faire oublier cette biographie que Catherine Dolto et sa fidèle amie Colline Faure-Poirée, éditrice chez Gallimard et sa coauteure de moult livres d'enfants, ont décidé de sortir, en urgence, ces Archives de l'intime. «L'affaire Lumbroso avait créé un effet d'attente», reconnaît l'historien et archiviste Yann Potin, qui a dirigé le livre. Sa ligne de conduite ? «Eviter le fétichisme, le totem de la star qui continue de déranger. Trop clinicienne pour les psys, pas assez théoricienne pour les philosophes. Je trouvais intéressant de montrer des documents qu'une bio ne ferait que transcrire.» Joli, l'album. Mais il laisse un goût d'ersatz à ceux qui attendaient LA biographie.

Monument français

Il y a quatre ans, Catherine Dolto et Colline Faure-Poirée avaient confié à la psychanalyste d'origine hongroise Kathleen Kelley-Lainé, auteure de Peter Pan, l'enfant triste, la lourde tâche de sortir cette somme en 2008. Raté. Pourquoi Kathleen Kelley-Lainé n'a-t-elle pas bouclé à temps ? «Je préfère ne pas en parler. Appelez mon éditrice, élude l'auteure. Mais vous savez, il faut en moyenne cinq ans pour faire une biographie.» Surtout quand on s'attaque à un monument national.

«Il y a d'abord eu l'épineuse question du choix du biographe : des tas de gens se voient comme des héritiers de Dolto», explique Yann Potin. «Justement, nous avons choisi quelqu'un qui ne faisait pas partie des happy few de la bande à Bonnot des copains de Dolto, tranche sa fille Catherine. Avec Kathleen, on s'est vues au début. Elle a emporté des tas de choses et je lui ai donné des adresses de témoins. Parfois, elle m'appelle quand elle a besoin de me voir. C'est tout. Je ne veux pas lire ce qu'elle écrit. Seule Colline lit par petits bouts. Moi, en tant que fille, si j'intervenais, ce serait persécutant, comme si je prenais un mégaphone.» Soit. Mais ce livre dont certains estiment qu'il est nécessaire à la diffusion de l'œuvre de Dolto, peu connue dans les pays anglo-saxons, paraîtra-t-il un jour ? «En 2010», espère Colline Faure-Poirée.

Dans le camp de ceux qui trépignent, on grince. Parfois méchamment. Il est vrai que le petit monde des psychanalystes est volontiers querelleur. «Catherine a beaucoup surfé sur la popularité de sa mère. Et elle a des rapports dictatoriaux avec cette histoire», assène un psy qui préfère garder l'anonymat. «Catherine est fixée à sa mère de façon viscérale», renchérit une seconde. Pour l'historienne de la psychanalyse, Elisabeth Roudinesco, l'affaire est entendue : «Cette biographie a peu de chances de voir le jour en tant que véritable biographie et non pas portrait psychologique. Comment un biographe sérieux peut-il travailler en étant sous contrat avec l'ayant droit qui détient les archives et qui intervient en permanence ? On ne peut pas travailler sous surveillance. L'historien doit avoir une liberté totale même s'il est en bons termes avec la famille, car à mesure qu'il travaille, il change de perspective.»

Dans le dos

De fait, en vingt ans, en matière de biographie, il n'y a guère - si l'on met de côté le cas Lumbroso - que Françoise Dolto, itinéraire d'une psychanalyste de Jean-François de Sauverzac, un ami de Françoise, paru en 1993. «Il l'a fait sans me demander mon avis, assure Catherine Dolto. S'il m'en avait parlé, je lui aurais dit : "Attendons !"» Piquée au vif, l'héritière joue serré : «Une bio n'était pas envisageable juste après sa mort : les analystes avec qui elle avait travaillé et certains de ses patients étaient encore en vie. Et il n'y avait aucune urgence tant Françoise n'avait jamais fait mystère de sa vie. Enfin, avec Colline, j'ai surtout voulu mettre en avant son œuvre : rééditer certains textes, sortir des inédits.» Ces arguments se tiennent. Mais la liste des candidats à la biographie éconduits ou découragés ébranle quelque peu. La psychanalyste Claude Halmos : «J'avais un projet de biographie à la demande du Seuil, alors éditeur de Françoise Dolto, mais…» «L'éditeur de maman avait commandé cette bio dans mon dos», fulmine Catherine. L'écrivain Madeleine Chapsal aurait bien, elle aussi, tenté le coup.

«Moi, dit Catherine, ce que je veux pour maman c'est une biographie contextualisée à la Peter Gay», auteur incontesté d'une bio de Freud. Dans les coulisses, il y eut encore Célia Bertin, auteure d'une biographie de Marie Bonaparte.Plus récemment, la romancière Sophie Chérer sonne à la porte. «Elle m'a dit qu'elle voulait faire une bio pour enfants», raconte Dolto. En février, les éditions Stock publient Ma Dolto (comme Ma' Dalton, mère tutélaire), signé Sophie Chérer. «Elle m'a menti», regrette Catherine Dolto. Une fois encore, elle se sent trahie.

(1) L'haptonomie vise à relaxer et faciliter la compréhension par le toucher. (2) Jusqu'à dimanche à la Maison de l'Unesco, 125 avenue de Suffren, Paris VIIe.

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