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Libération
Triple jeu (5/6)

Zola au bonheur de ses dames

Quand Jeanne Rozerot entre dans la vie du couple Zola en 1888, elle les bouleverse tous deux. Alexandrine ne peut se passer des services de la jeune et jolie lingère pendant qu’Emile en tombe raide amoureux.
par Emmanuèle Peyret
publié le 19 août 2015 à 17h06

Alexandrine Zola n'a pas dû se douter, en recevant dans son appartement du IXe arrondissement de Paris cette très jeune lingère brune aux traits un peu lourds mais sensuels, qu'elle allait mettre le feu aux poudres un peu usées et vieillissantes de son écrivain de mari. Bien sûr, l'affaire n'est plus très physique entre Emile et sa femme, l'a-t-elle d'ailleurs jamais été, peu importe. Mais c'est un couple solide, une association où Alexandrine, qui n'a pas pu avoir d'enfants avec Zola (alors qu'elle a auparavant eu une petite fille, mais a dû l'abandonner), l'épaule, organise les soirées de Médan, la maison qu'ils ont achetée en 1878.

Jeanne Rozerot, enfance assez misérable, mère morte, belle-mère peu aimable, monte à 20 ans de sa campagne à Paris où elle apprend chez madame Titreville, une référence, le métier de lingère. Elle tuyaute et amidonne les chemises comme personne, les Zola cherchent de l’aide, ce sera Jeanne, à qui Alexandrine explique assez vite qu’elle travaillera plutôt à Médan, où le couple reçoit beaucoup. La lingerie, dans cette jolie maison près de la Seine, est une grande pièce très claire, avec une table immense : on y voit presque Jeanne, fort bien traitée par Madame (qui lui avoue vite ne plus pouvoir se passer d’elle), évoluer avec son linge, aimer le confort de la maison. Et redouter de se retrouver avec le maître, qui a une réputation un peu olé olé, pour ne pas dire de pornographe. Il a beaucoup minci (il a fait un régime entre 1887 et 1888), sans doute a-t-il déjà repéré la lingère.

Les vacances à Royan en 1888, où les Zola séjournent dans la villa des Charpentier, l'éditeur de l'écrivain, sont décisives. Les promenades à la plage ou en calèche, l'air de la mer ont dû les étourdir. Un jour, Emile dit à Jeanne : «Vous êtes un Greuze», et on imagine la suite.

Au retour, Jeanne annonce à Alexandrine qu'elle quitte son service. Et va s'installer au 66 rue Saint-Lazare, joli appart à un quart d'heure à pied de chez le couple officiel, que l'écrivain lui a trouvé : c'est plus commode pour lui, il peut y aller facilement. Il refuse qu'elle trouve un autre travail. La petite lingère découvre alors l'oisiveté, l'attente des visites, l'amour charnel aussi, et ce qu'il est convenu d'appeler la passion physique, qui les surprend tous les deux. Il racontera cette histoire dans le Docteur Pascal, le dernier de la série des Rougon-Macquart… Parfois, ils s'échappent, au Havre, où Emile fait ses repérages pour la Bête humaine : Zola a toujours travaillé. Jeanne est enceinte, met au monde leur fille, Denise, en 1889 (qui épousera plus tard un disciple de son bon petit papa), puis Jacques, leur fils. Il ne les reconnaît pas. Elle sait qu'elle sera la femme de l'ombre. Il l'installe l'été dans une maison à Cheverchemont, visible de Médan, ils se font des coucous par les fenêtres, Zola vient quand il le peut.

Et puis, arrive cet été 1891 : Zola a promis à Alexandrine des vacances dans les Pyrénées. Jeanne reste seule, vient d'avoir son petit garçon, dont la naissance a été annoncée à Zola par une annonce dans le Figaro : «Faisan bien arrivé». Et c'est la catastrophe.

Alexandrine a appris la double vie, et surtout l'existence des enfants, Emile le fait savoir à Jeanne par un petit bleu, «j'ai tout fait pour empêcher qu'on allât chez toi». «On», c'est Alexandrine, qui déboule chez Jeanne comme une furie blessée. Retourne chez elle, hurle, fait des scènes à Emile, l'interroge, souffre quoi. Les enfants, c'est trop. Alors il faut passer l'hiver, et l'écrivain rentre, revoit ses enfants. Et Alexandrine se montre comme elle est, une grande dame. Demande à rencontrer les enfants, qui l'appellent d'ailleurs la «Dame». Leur fait des cadeaux, digère péniblement le Docteur Pascal. Les choses s'apaisent, le ménage Zola se fait trois. Il y a l'exil de Zola avec l'affaire Dreyfus, sa mort en 1902, les deux femmes qui se rapprochent. Et Alexandrine, la classe absolue, fait ce cadeau aux deux enfants de la maîtresse de son mari : le nom du père.

Jeanne Rozerot, le roman de Jeanne à l'ombre de Zola, d'Isabelle Delamotte, éd. Belfond.

Lettres à Alexandrine (1876-1901) et Lettres à Jeanne Rozerot, 1892-1902, d'Emile Zola, les deux chez Gallimard.

Et Zola, de Henri Mitterrand, éd. Fayard.

Demain : Abraham, Sarah et AgaR

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