Ça Plane Pour Moi, Plastic Bertrand.

Plastic Bertrand voulait un 45 tours "lumineux"", tout le contraire des "rockers français sombres et violents".

Hansa International

Attention les oreilles, attention les yeux. Ce 6 novembre 1977, une tornade en blouson rose bardé de zips noirs déboule dans les postes de télé à l'heure de la sieste. "Wam! Bam! Mon chat, splatch/Gît sur mon lit/A bouffé sa langue/En buvant dans mon whisky/Quant à moi/Peu dormi, vidé, brimé/J'ai dû dormir dans la gouttière/ Où j'ai eu un flash/Hou! Hou! Hou! Hou! En quatre couleurs."

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Sur le plateau des Rendez-vous du dimanche, animés sur TF1 par l'inamovible Michel Drucker, un zébulon androgyne déballe à toute vitesse et avec le sourire -magie du play-back- des paroles surréalistes emballées dans un riff de guitare ravageur.

Entre les prestations de la septuagénaire Mireille, de la Bande à Basile et du jeune Alain Bashung, les téléspectateurs découvrent donc Roger Jouret, alias Plastic Bertrand, alias le "King of the divan". Un choc. Le lendemain, la France de Giscard n'a qu'une envie, se déboîter les genoux sur Ça plane pour moi.

Ça plane pour moi

Même quarante ans plus tard, Michel Drucker se souvient sans peine du peroxydé débarqué de Belgique. "Avec Françoise Coquet, la coproductrice de l'émission, on avait reçu le 45 tours de Ça plane pour moi, qui n'était que la face B [NDLR: la face A s'intitule Pogo Pogo]. La chanson, avec ses 'hou! hou!' et ses arrangements de guitare, nous plaisait, mais on ne savait absolument pas à quoi ressemblait le chanteur. Quand on a vu arriver Plastic Bertrand -quel nom!- cela a été encore plus fort. Pour se faire connaître, il ne faut pas seulement un bon morceau, il faut trouver un style. Avec ses cheveux blonds, Plastic Bertrand était un vrai personnage de BD. Il plaisait à la fois aux filles, aux mecs, aux parents. Après cette première télé, ça a été comme une traînée de poudre."

Le single sort le 1er décembre 1977. Il devient n°1 en France, en Belgique, en Allemagne, en Italie, en Australie, au Japon, n°8 en Angleterre et n°47 aux Etats-Unis. Ça plane pour moi est un hit planétaire.

Alors que la variole est officiellement éradiquée de la surface de la Terre, une nouvelle épidémie s'abat sur la planète: le punk. De l'autre côté de la Manche, en pleine vague disco, les Sex Pistols sèment l'anarchie dans le royaume -leur album Never Mind the Bollocks y sort le 28 octobre 1977- , bien aidés par The Clash.

Une fois n'est pas coutume, les Frenchies ne sont pas à la traîne. L'année précédente, le 21 août 1976, s'est tenu le premier festival européen punk à... Mont-de-Marsan, dans les Landes. Les formations françaises se nomment Métal Urbain, Guilty Razors, Asphalt Jungle, Bijou, Stinky Toys, Marie et les Garçons.

L'incarnation du punk... pour le grand public

Pour la plupart d'entre eux, le succès est (très) éphémère voire absent. "Ils ne passent pas en radio, c'est un épiphénomène, rappelle le journaliste Christian Eudeline, auteur de Punk, les 100 albums cultes (éd. Gründ, à paraître le 28 septembre). Comme souvent en France, c'est une parodie qui va cartonner. A l'époque des Beatniks, c'était Les Elucubrations, d'Antoine. Ça plane pour moi contient de l'humour, de la distanciation, une super guitare, du rythme. Et un message positif qui donne envie de danser. Pour le grand public, à l'époque, l'incarnation du punk, c'est Plastic Bertrand."

Rappelons que pendant que Plastic est en train de planer, Métal Urbain braille: "Tu braques le président/explose sa gueule" (Panik). On a connu paroles plus avenantes. Bref, le punk attendait son tube. Plastic Bertrand, en jouant la carte variétés, emporte le morceau. Ça plane pour moi n'a pas inoculé le virus à la France, mais il en est le symptôme le plus visible. Et tant pis pour les puristes.

Et l'intéressé, qu'en pense-t-il? Pour lui demander, encore faut-il réussir à l'attraper. Entre un festival à Saint-Malô-du-Bois, en Vendée, et la tournée Stars 80 à laquelle il participe activement, L'Express n'a pu coincer Plastic Bertrand qu'au téléphone, à Montréal, avant un concert. "Il n'y a qu'un France qu'on me fait un procès en légitimité, confie-t-il sans amertume. Je me situe entre les Ramones et Jacques Dutronc. Et je pense avoir ouvert la voie à des rockers français comme Bijou ou Téléphone."

Le pari d'un rock "lumineux"

Plastic Bertrand ne vient pas de nulle part. Après des études de musique au conservatoire, celui qui est encore connu sous le nom de Roger Jouret, voire Roger Junior, a sorti un album, au début de 1977, avec le groupe de punk belge Hubble Bubble, dont il est à la fois le batteur, le compositeur et l'interprète.

Hubble Bubble

Avant de devenir Plastic Bertrand, Roger Jouret jouait au sein de Hubble Bubble.

© / SDP

Mais la mort du bassiste, dans un accident de voiture, met un terme à l'histoire. Roger Jouret en retient une leçon pour la suite: "A l'époque, les rockers français sont très sombres et violents. Je me dis qu'il faut faire quelque chose de lumineux. Comme tous les groupes de l'époque, même si certains ne l'avoueront jamais, on voulait surtout vendre des disques. C'est pourquoi Ça plane pour moi a ce côté populaire, pas dark, ni nihiliste."

Le chanteur punk pige qu'il faut voir la vie en pink, la couleur de son fameux blouson déniché dans la boutique de vêtements londonienne de Vivienne Westwood et Malcolm McLaren, le mythique manager des Sex Pistols.

Voilà pour le look. La chanson, elle, est née à Bruxelles dans les studios de la société de production RKM, dirigée par Lou Deprijck. De retour d'un voyage à Londres, à l'été 1977, ce malin sent l'air du temps et veut concocter un pastiche punk. Il compose la musique avec le guitariste Mike Butcher et en tire deux versions. Alan Ward, chanteur du groupe Elton Motello, écrit les paroles en anglais du morceau, intitulé Jet Boy Jet Girl.

Hubble Bubble, un trio punk belge dans l'esprit des Sex Pistols, le groupe britannique emmené par le chanteur Johnny Rotten (le 3e ici).

Hubble Bubble, un trio punk belge dans l'esprit des Sex Pistols, le groupe britannique emmené par le chanteur Johnny Rotten (le 3e ici).

© / L'Express

Le texte, plutôt dérangeant, met en scène l'amour homosexuel d'un jeune homme de 15 ans pour un adulte. La version française, elle, est l'oeuvre d'Yvan Lacomblez et plonge dans la gaudriole hallucinée. Une expression est née: "Ça plane pour moi." Reste à trouver un interprète.

Un tube repris par la terre entière

Est-ce la voix de Plastic Bertrand ou celle du producteur Lou Deprijck que l'on entend sur le disque? La polémique, que le chanteur évacue rapidement, ne change en tout cas rien à la renommée du morceau. En quarante ans, il sera repris par tout le monde, des Red Hot Chili Peppers à André Verchuren. Récemment, le plus grand tube punk en français figurait dans la bande-son du Loup de Wall Street, de Martin Scorsese. Chapeau!

Vendu à 1 million d'exemplaires en France, Ça plane pour moi donne à l'époque des idées à un tas de maisons de disques qui tentent de monétiser le punk grotesque. En 2017, le label parisien Born Bad Records a regroupé ces pépites dans une savoureuse compilation, Bingo: French Punk exploitation 1978-1981. On y entend Quelle époque épique et punk, de Piero, Donne-moi ton corps juste pour le sport, de Sublime de Luxe, ou encore Ça baigne dans l'huile, de Soda Fraise. Tellement mauvais, tellement bon.