Marie Darrieussecq (Il faut beaucoup aimer les hommes) et Jean-Philippe Toussaint (Nue). Ou quand les sentiments s'éloignent du rose pour prendre les couleurs de l'arc-en-ciel.

Marie Darrieussecq (Il faut beaucoup aimer les hommes) et Jean-Philippe Toussaint (Nue). Ou quand les sentiments s'éloignent du rose pour prendre les couleurs de l'arc-en-ciel.

Montage L'Express.fr avec AFP

Casser les stéréotypes, insuffler du suspense, scruter l'instant... Ou l'art de s'emparer d'un matériau intemporel, voire suranné, pour le transformer en substrat original. Sous la plume de Jean-Philippe Toussaint et celle de Marie Darrieussecq, l'amour et la passion s'éloignent du rose pour prendre des couleurs arc-en-ciel. De quoi ravir un large spectre de lecteurs, des légitimistes du genre aux puristes du style.

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Ces derniers se seront certainement délectés des trois premiers titres (Faire l'amour, Fuir, La Vérité sur Marie) du cycle amoureux que clôt aujourd'hui le Belge avec Nue, parfait syncrétisme des fulgurances toussaintiennes. Nue, ou la chronique d'une rupture qui se lézarde (!). Voilà quelques semaines que la lumineuse Marie Madeleine Marguerite de Montalte, créatrice de mode et femme d'affaires virevoltante, n'a donné aucun signe de vie à son amant, le narrateur. Face à la fenêtre de son petit appartement, le regard perdu dans "Paris, la grisaille et la pluie", il attend. Un coup de fil qui ne vient pas. Alors, désemparé, puis légèrement agacé, il se souvient de l'île d'Elbe, dernier témoin de leur complicité, et du Japon, haut lieu de leurs errements.

De l'île d'Elbe à Hollywood

Des mots et des images. Ne serait-elle pas là, la grâce de Toussaint? En quelques longues phrases, cet admirateur de Wong Kar-wai et d'Antonioni nous livre ses personnages en CinémaScope. Sur la pellicule des nuits blanches du narrateur, le clou du défilé tokyoïte de Marie (un mannequin en robe de miel, suivi d'un essaim d'abeilles), véritable scène d'anthologie, et les interminables minutes passées, sur le toit d'un musée, à tenter de capter (et/ou d'éviter) à travers un hublot le regard de Marie, reine d'un vernissage.

Travelling avant: de nouveau l'île d'Elbe, où le couple désuni, un jour pluvieux de la fête des Morts, achève son chemin de croix dans un nuage, vaguement écoeurant, de chocolat chaud.

Pas de chocolat à Hollywood, mais du champagne, beaucoup de champagne, et des ondes. Magnétiques, comme celles que dégage l'acteur Kouhouesso, avec sa gueule de Jedi impassible, et qui aimantent dans l'instant la jolie comédienne française Solange lors d'une soirée chez George (Clooney). En quelques lignes, Marie Darrieussecq dresse le décor. La romance peut commencer. Ou plutôt l'attente. Car, dès leur première nuit achevée, Solange attend. Un coup de téléphone, un message, bref un signe, de son grand échalas aux dreadlocks. Page 42, on apprend que Kouhouesso, canadien d'origine camerounaise, est noir. De quoi obtenir "un certificat de non-racisme", sous-entend l'auteur, qui s'amuse de tous les clichés.

Une nuit, il s'annonce, enfin. Puis plus rien. Même dans les bras de Matt Damon, sur un plateau de Los Angeles, Solange ne songe qu'à Kouhouesso. Qui, lui, n'a qu'une obsession: adapter au cinéma Au coeur des ténèbres, de Joseph Conrad, "faire autant que Coppola avec son Apocalypse Now".

"25e épouse de la 25e heure"

"Attendre est une maladie. Une maladie mentale. Souvent féminine", prévient une amie psy. Trop tard. La passion emporte Solange. Tenace, elle sera du casting, avec George et Vincent Cassel. A la frontière du Cameroun et du Gabon, le long du fleuve Ntem, le tournage charrie son lot de catastrophes, tandis que Solange remplit à merveille son rôle de "25e épouse de la 25e heure".

"Il faut beaucoup aimer les hommes [...]. Sans cela, ce n'est pas possible de les supporter": c'est peu dire que la sentence de Marguerite Duras prend du relief dans ce 14e -et subtil- récit de la romancière basque. "Mais il faut aussi beaucoup aimer les femmes", serait en droit de répliquer Jean-Philippe Toussaint. Et l'arbitre-lecteur de proclamer: balle au centre!

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