ERIK ORSENNA , écrivain , auteur

L'Académicien français Erik Orsenna publie "Histoire d’un ogre", portrait cinglant de Vincent Bolloré.

F. Mantovani / Gallimard

La retraite, quelle retraite ? A 75 ans, Erik Orsenna en sourit derrière sa moustache blanche, lui qui cumule les missions (ambassadeur de l’Institut Pasteur, président d’une association internationale pour l’avenir des grands fleuves : à ce titre, il interviendra à l’ONU lors de la prochaine journée mondiale de l’eau, etc.) et les projets littéraires. "C’est ce que me disent mes éditeurs, on pourrait faire une filiale rien qu’avec tes projets", s’amuse l’Académicien français en cette après-midi germanopratine. Mais pour l’heure, Eric Arnoult, alias Orsenna, est là pour parler d’Histoire d’un ogre, le livre qui fait bruisser le Tout-Paris, le portrait cinglant d’un certain Vincent Bolloré.

Publicité

Certes, l’ex-conseiller culturel de François Mitterrand, auteur du savoureux Grand amour (1993), ne cite jamais nommément le patron breton de Vivendi dans son conte à la Voltaire, mais chaque page le désigne, chaque anecdote l’assigne. Celui qui fut éditeur avec Jean-Pierre Ramsay, défenseur du prix unique du livre auprès de Jack Lang, créateur avec Jacques Attali du livre électronique, ambassadeur de la lecture publique, entame ici son énième combat pour le livre, qui est, à ses yeux, "la réflexion, la liberté et le possible, la seule vraie manière de fabriquer des citoyens, surtout en ces temps de fake news et de réseaux dyssociaux". Rencontre exclusive.

L'Express : Pourquoi avoir choisi la forme du conte, clin d’œil au Candide de Voltaire, pour brosser le portrait de celui que vous appelez "l’Ogre" ?

Erik Orsenna : Jamais je n’aurais eu l’idée d’écrire ce livre si cet "Ogre" n’avait pas voulu, en dehors de tout le reste, s’emparer de Hachette et lancer Zemmour… Alors, comment raconter cette dangereuse histoire ? Une tribune ? Tout le monde l’aura oubliée le lendemain. Tenter un 400 pages "à la Zola" ? J’ai préféré le conte, qui est une arme, un mélange d’allégorie et de précision, demandant à être très concentré et implacable - je l’ai retravaillé dix fois comme pour Grand amour.

LIRE AUSSI : ENQUÊTE. Vincent Bolloré, épisode 1 : La genèse du caïman

J’avais envie d’acupuncture, de piquer au bon endroit, à l’immense exemple de Voltaire, avec Candide ou Micromégas, ou de Swift (Voyages de Gulliver). Je suis l’enfant misérable de ce XVIIIe, ce siècle à la fois très politique et très littéraire. Et pour ce faire, je me suis servi de ma triple casquette, d’économiste, de juriste et d’écrivain.

Une triple casquette à laquelle on peut rajouter celle du Breton ?

Oui bien sûr, cela m’a aidé. Mais je connaissais aussi l’oncle de "l’Ogre", le grand résistant Gwenn-Aël, membre avec Blondin, Marceau, Jean d’Ormesson… du jury du prix Nimier que j’ai reçu pour La Vie comme à Lausanne. Je suis vraiment né ce jour-là de 1977, à 30 ans, lorsqu’ils m’ont dit : "Vous êtes des nôtres, nous savons que vous êtes à gauche, mais vous écrivez à droite." C’est mieux que l’inverse (rires). D’où cette question : comment peut-on être le neveu d’un compagnon de la Libération et réduire la France en servitude ? Ma conviction de juriste - vingt ans de Conseil d’Etat - c’est qu’il faut que le pouvoir soit arrêté par d’autres pouvoirs. Tu ne peux pas posséder la presse et l’édition lorsque tu es une sorte de milliardaire interventionniste doté d’une vision réactionnaire et idéologique très complète et très assumée - Bernard Arnault, lui, n’intervient pas, pas plus que Marc Ladreit de Lacharrière.

Dès l’entame du livre, vous écrivez que vous êtes sous la protection du meilleur avocat de Paris. Vous craignez quelque chose ?

Je sais bien que je m’attaque à un très méchant, aidé par les rottweilers de sa cellule de riposte. Ils vont être là, c’est leur métier et leur gagne-pain. Je m’attends à tout, et je répondrai. Dès que j’ai su, en janvier 2022, que Bolloré allait acheter Hachette, j’ai annoncé que, tristement, j’étais obligé de quitter le groupe. J’ai publié mon dernier livre chez Fayard, La Terre a soif, car cela faisait deux ans et demi que j’y travaillais avec une formidable équipe. Et je voudrais saluer la nouvelle patronne, Isabelle Saporta. Elle sera une grande éditrice. J’ai proposé ce texte à Antoine Gallimard, il a dit oui tout de suite, il mène le même combat, sachant bien que la culture ne peut vivre que dans la diversité.

LIRE AUSSI : ENQUÊTE. Vincent Bolloré, épisode 2 : Promesses et trahisons

Mais il y a tellement de maisons d’édition et de livres publiés en France que la diversité ne semble pas être si en danger…

Le nombre n’a jamais garanti la diversité. Aucun régime n’a réuni plus de foules unanimes que les dictatures.

Vous ne citez jamais le nom de "l’Ogre", est-ce pour des raisons de protection juridique ?

Pas spécialement, non. Je ne le cite pas, parce que c’est lui, mais ça pourrait être un autre. Prenez l’ex-patron de Veolia, il ne me pardonnera jamais ce que j’ai dit de lui dans Challenges lorsqu’il a voulu avaler Suez : "L’obésité n’est jamais une ambition, c’est un symptôme." Même si ce n’est pas à la mode, je suis un social-démocrate, j’aime les entrepreneurs, car ce sont eux qui, avec leurs compagnons, créent de la richesse. Et puis, je suis un marin et j’ai l’esprit d’équipage. Et l’entreprise, c’est l’équipage. Mais ceux qui, par des manigances financières, se rendent maîtres d’une société, ne sont que des coucous. Ou des hommes "d’affaires", c’est pareil.

LIRE AUSSI : ENQUÊTE. Vincent Bolloré, histoire d'une succession : ce qu'il prépare, ce qu'il redoute

Mais Vincent Bolloré n’a-t-il pas été un entrepreneur ?

En effet, et je lui rends hommage. Il a commencé en relançant la très belle entreprise familiale de papier, qu’il a sauvée avec sa production de films en plastique, et je salue aussi en lui le visionnaire qui se lance dans les véhicules électriques. Mais, sa dérive a vite commencé avec le rachat de la compagnie maritime Delmas-Vieljeux, et les démêlés africains, la tentative de rachat de Bouygues, la volonté de puissance dans la presse et dans l’édition avec Vivendi et Hachette

Pourquoi Hachette ? Là, je passe de l’admiration au combat. Encore une fois, l’argent est le meilleur des serviteurs, et le pire des maîtres. La Commission européenne veut m’entendre sur le sujet, je leur ai dit : "Attendons la sortie de mon livre, je viendrai après." Reste que le rachat se fera certainement et que la diversité sera en danger. Quand il y a tant de journaux et l’énorme machine de Hachette avec ses maisons phare comme Fayard ou Grasset réunis en une seule main, l’absence de contre-pouvoirs doit toujours inquiéter une société qui se veut démocratique. N’oubliez pas, le pouvoir corrompt, le pouvoir absolu corrompt absolument.

L’avez-vous déjà rencontré ?

Oui, bien sûr, pour mon livre Sur la route du papier. Grand respect, à ce moment-là. C’est pour cela que je parle à un moment donné de "dévoiement". Je n’ai rien contre les milliardaires, mais pourquoi imposer une vision du monde, qui se met au service du pire des néfastes qui s’appelle Zemmour. Lui donner une demi-heure tous les soirs, c’est clairement un projet politique.

LIRE AUSSI : Vincent Bolloré : coups tordus, manigances... et réussite

En revanche, vous dressez un portrait élogieux de Jean-Luc Lagardère. Et vous narrez le grand moment que fut son enterrement, le 20 mars 2003.

Oui, Airbus, Matra, Hachette… L’homme était un créateur, un entrepreneur. A son enterrement, tout le monde saluait cette destinée. Mais les rapaces étaient là aussi, les banquiers "d’affaires", vous savez, ceux qui vendent par appartement plutôt que d’accompagner une entreprise, et qui touchent des millions d’euros pour cette découpe honteuse. Tiens, on pourrait jouer les mini-La Fontaine et passer du conte à la fable qu’on intitulerait "le créateur, le voleur et le rentier".

Vous laissez entendre que vous allez publier un dictionnaire amoureux de la flatterie et vous parlez aussi d’un livre sur les premières dames…

Oui, vous ne pouvez pas imaginer le nombre de gentillesses que j’ai entendues quand j’étais à L’Élysée ou pour entrer à l’Académie française J’enrichis sans arrêt ce dictionnaire, où je raconte aussi comment j’ai flatté, moi. Quant aux premières dames dont je parle, ce sont les premières dames de certains pays africains, et leurs fils aînés. Là aussi, j’ai rencontré des rapaces, notamment dans le domaine des matières premières. Mais mon livre le plus immédiat est le fruit d’une collaboration avec Salgado, le photographe brésilien, et je songe aussi à faire un ouvrage sur les mathématiques avec Cédric Villani.

LIRE AUSSI : Vivendi : Yannick Bolloré et l'ombre du patriarche

Vous ne seriez pas un peu "ogre", vous aussi ?

Oui, les livres sont toujours une autobiographie (rires). Mais, et c’est pour cela que je n’ai jamais voulu être ministre de la Culture - on peut être utile autrement -, je n’aime pas le pouvoir. La soumission de l’autre m’ennuie. Alors oui, je suis un ogre, mais qui ne mord pas et qui, au contraire, se laisse dévorer avec bonheur et gratitude.

Histoire d’un ogre, par Erik Orsenna. Gallimard, 178 p., 18,50 €. (en librairie le 16 février).

Publicité