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Le philosophe Bernard Stiegler disparaît subitement

La vie trépidante et passionnée de ce penseur hors norme, spécialiste des technologies modernes, s’est achevée soudainement le 6 août

Bernard Stiegler à Paris, le 24 août 2005. — © Ulf Andersen/Getty Images
Bernard Stiegler à Paris, le 24 août 2005. — © Ulf Andersen/Getty Images

La mort, le jeudi 6 août, à l’âge de 68 ans, du philosophe français Bernard Stiegler a quelque chose de stupéfiant. C’est une mort que rien ne laissait présager aussi subite, tant il avait l’esprit jeune, avide de modernité, ivre de ses enthousiasmes. Atteint d’un mal qui l’avait beaucoup fait souffrir il y a quelques mois et dont il pressentait un retour inéluctable, il s’est donné la mort, non en dépressif, mais en philosophe, dit son ami Paul Jorion.

Personnage volubile, attentif, amical et irascible, il s’était ces vingt dernières années consacré à la réflexion sur l’emprise des technologies numériques sur nos vies et la société, après s’être imposé sur la scène intellectuelle française, dès le milieu des années 1980, puis avec sa thèse avec Jacques Derrida en 1993, comme un penseur majeur de la technique.

La mort a figé sa vie en roman. Sans bac, tenancier d’un bar à jazz à Toulouse, il a les finances difficiles. Qu’à cela ne tienne, il va régler cela lui-même en décidant d’aller braquer une banque. Ça marche, et il y prend goût. C’est le quatrième braquage à main armée qui lui sera fatal, et lui vaudra 5 ans de prison. C’est là que, grâce à un professeur de philosophie (Gérard Granel) qui l’avait pris en amitié dans son bar, il découvre les grands auteurs, qu’il dévore avec passion.

Dès sa sortie de prison, il ira à la rencontre de Jacques Derrida; il se fait remarquer, et sa carrière s’enclenche alors, insolite, hétérodoxe, multiforme mais pas incohérente: professeur de technologie à Compiègne, directeur adjoint de l’INA (Institut national de l’audiovisuel) de 1996 à 1999, fondateur de l’association Ars Industrialis depuis 2005, professeur en Chine, directeur d’un centre de recherche au Centre Pompidou depuis 2006, il voulait dans tous ces domaines combattre la bêtise culturelle que le marché imposait à tous.

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Le poison et le remède

La technologie numérique, Stiegler la caractérisait d’un terme grec qu’il a remis à l’ordre du jour: pharmakon, qui désigne à la fois le poison et le remède, comme le fut pour lui la prison sans laquelle, dit-il, il aurait mal tourné. Le numérique, poison lorsqu’il est abandonné aux géants industriels, peut être le remède dès lors qu’il se retourne contre l’automatisation des esprits. D’où son appel à pratiquer la «pharmacologie», c’est-à-dire à imaginer des pratiques bénéfiques pour que la technologie – qu’il était loin de rejeter – ne devienne pas empoisonnante.

Il laisse une œuvre foisonnante mais, il faut le dire, difficile à lire. Des autodidactes, il a gardé cette caractéristique d’accumuler, de relier, de mobiliser une foule de concepts, parfois ronflants, pour y asseoir sa légitimité intellectuelle. Mais c’était un bonheur de l’écouter, comme on peut facilement s’en rendre compte à revoir les innombrables entretiens dont il a laissé la trace sur la Toile. Sa passion de penser y apparaît sans fard, comme l’ardeur à partager son savoir.

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