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Elisabeth Roudinesco restitue l’humanité négligée de Sigmund Freud

Inventeur génial, conservateur éclairé, athée sensible au message biblique, le père de la psychanalyse a été un savant aux influences multiples et non un démiurge incréé. Elisabeth Roudinesco, Prix décembre 2014, remonte aux sources vives de l’homme Freud

Elisabeth Roudinesco a remporté le Prix Décembre — © DR
Elisabeth Roudinesco a remporté le Prix Décembre — © DR

Elisabeth Roudinesco restitue l’humanité négligée de Sigmund Freud

Genre: Biographie Qui ? Elisabeth Roudinesco Titre: Sigmund Freud en son temps et dans le nôtre Chez qui ? Seuil, 592 p.

Sigmund Freud en son temps et dans le nôtre d’Elisabeth Roudinesco, psychanalyste et historienne française, est un ouvrage capital. Après la biographie de Peter Gay de 1988, Freud, une vie, cet ouvrage est incontournable. Aux antipodes des anti-freudiens qui pourfendent à tout va l’homme Freud et son œuvre, Roudinesco, soucieuse de la vérité historique, offre en ce livre une lecture novatrice. Plutôt que de gloser à partir de suppositions imaginaires, elle cherche à savoir qui fut vraiment Freud, et ce grâce aux travaux de l’historiographie savante dont elle s’emploie, depuis de nombreuses années, à préciser les contenus.

«J’ai entrepris d’exposer de manière critique la vie de Freud, la genèse de ses écrits, la révolution symbolique dont il fut l’initiateur», écrit-elle. Nul doute qu’elle y parvient et sans concession aucune lorsqu’elle s’évertue à identifier qui est là: qu’il s’agisse du Freud génial, du dynamiteur des certitudes, du juif déconstructeur du judaïsme, de l’humaniste attiré par les tragiques grecs ou de l’amateur d’art fasciné par les œuvres de la Renaissance italienne.

Exemplarité, s’il en est, de sa méthode à la fois historique et psychanalytique, c’est un renversement de perspective qui peut laisser pantois nombre de psychanalystes et en faire jaser plus d’un. Au lieu de partir de l’inconscient pour interpréter ce qui arrive aux humains, elle choisit de suivre la voie inverse. Elle se fait fort de montrer que ce que Freud découvre est d’abord la marque d’une réalité familiale et politique, dont il interprète les tenants et les aboutissants.

Un conservateur éclairé

Freud a une haute idée de lui-même, dit Roudinesco. C’est un être conservateur, soucieux de la trace et des lieux de mémoire, à preuve les 20 000 lettres rédigées de sa main, dont seule la moitié est déposée au Freud Museumde Londres. Dans son travail d’archiviste, taraudé par son désir de préservation symbolique, l’homme illustre se distingue en ses écritures: par exemple, des auteurs paraboliques de l’Antiquité qui valorisent une mise en scène mythique où la gloire du dieu des batailles importe plus que l’historicité des événements.

Homme des Lumières, penseur de la modernité, conservateur éclairé, iconoclaste hors pair, Freud s’écarte des sentiers battus de l’imaginaire religieux et politique lorsqu’il philosophe avec son scalpel. Il reconnaît par exemple la valeur culturelle des récits païens ou judéo-chrétiens, mais ne cesse d’affirmer son athéisme. L’Homme Moïse et la religion monothéiste ( ou Moïse et le monothéisme, Gallimard, 1948) , son ouvrage testamentaire, en est la preuve.

Les adversités que son discours mobilise sont multiples et restent plus ou moins les mêmes que jadis. Pourquoi? Parce que sa fouille met en péril les assurances d’une croyance. Parce que son décryptage déplaît aux dogmatiques. Il incommode, en effet, les certitudes de ceux qui préfèrent croire ce qu’ils savent plutôt que savoir ce qu’ils croient.

Le mythe du démiurge

On met du temps à comprendre l’ascendance historique du freudisme et sa sapience. Cette ascendance est le moindre des soucis chez nombre de psychanalystes habités par une conception anhistorique de leur doctrine: celle-ci étant née, comme par miracle, du sensorium psychique de Freud, sans lien avec l’univers contextuel de sa création. Roudinesco nous donne à entendre cette limitation, mieux: cette méconnaissance.

Voir Freud tel un démiurge, isolé du reste des savants de son époque, est une ineptie que véhicule le mythe de l’analyse originelle. Ce mythe, c’est celui d’une écriture parthénogénétique qui ne devrait rien à personne. Erreur, illusion trompeuse! En vérité, Freud n’eut de cesse de bricoler en maniant de l’autre: que ce soient ses patients, ses élèves, ses rêves ou ses symptômes, ou les théories de son temps qui inspirent sa pensée.

Le grand mérite de cet ouvrage, c’est de traiter de la face historique de l’homme Freud en même temps que de celle du créateur génial qu’il fut. J’ajouterai une particularité jamais démentie par la cure psychanalytique. Il n’est d’humain qui ne craint d’être mis devant la manifestation en parole ou en acte de ce qu’il a masqué. A ce plan, la réalité historique, finement étudiée par Elisabeth Roudinesco, est toujours au rendez-vous.