La société française est-elle sclérosée ? Je vous pose la question, car, en 2010, dans « Le conflit : la femme et la mère », vous écriviez déjà : « Une femme ou un couple sans enfant paraissent une anomalie qui appelle le questionnement ». Et, depuis, rien n’a changé.
Ce que vous dites est parfaitement exact : les couples sans enfant continuent de susciter les critiques des uns et des autres comme étant très égoïstes. De mon point de vue, ils sont aussi secrètement jalousés par beaucoup. J’ai assisté à des dîners d’amis où j’ai vraiment perçu une légère agressivité à leur égard, que j’interprète comme une sorte de jalousie : « Eux ne sont pas chargés du « fardeau de la reproduction et de l’élevage des enfants » et sont beaucoup plus libres que nous ». Comme ces scènes se sont répétées, j’ai le sentiment qu’ils dérangent les gens qui ont, eux, décidé d’avoir des enfants.
Dans « J’ai décidé de ne pas être mère », Chloé Chaudet l’affirme : en Allemagne, le fait de ne pas vouloir devenir mère est bien mieux accepté. Comment expliquer une telle différence avec la France ?
Il est effectivement plus facile en Allemagne de décider de ne pas avoir d’enfant. La France a quand même un statut très particulier : on y fait des enfants, mais on s’en occupe moins que beaucoup de mères européennes. Les Françaises sont moins culpabilisées que beaucoup d’autres et, surtout, nous avons en France une politique nataliste qui est l’une des meilleures d’Europe depuis le début du XXe siècle. Ce qui n’est pas du tout le cas en Allemagne. J’ai pu voir à quel point c’était difficile d’être mère et d’avoir un job à temps plein en Allemagne et comment ça réduisait énormément le taux de natalité. Franchement, aller chercher ses enfants à 11 h, alors qu’ils n’ont pas école l’après-midi, qu’il n’y a pas de cantine, quand vous avez un job, ce n’est pas conciliable. En Allemagne, les femmes ont compris ça : si vous avez des enfants, vous devez vous en occuper, si ce n’est à 100 %, au moins la majorité de votre temps, parce que sinon, vous êtes une « mère corbeau », une méchante mère qui ne s’occupe pas de ses enfants.
Revenons en France : peut-on dire qu’il y existe une injonction à la maternité ?
Je ne trouve pas qu’il y ait des injonctions culpabilisantes des pouvoirs publics, des politiques, sauf de la droite et de l’extrême droite.
Et dans la sphère familiale ou amicale ?
Ça, c’est autre chose. C’est inouï : on continue à entendre de la part d’amis ou au bureau : « Alors, c’est pour quand ? ». Ça continue parce qu’il reste quelque part, dans l’inconscient collectif, l’idée qu’une femme n’est véritablement une femme complète, réalisée, que quand elle a fait l’expérience de la maternité et qu’elle a assuré la reproduction des générations. Pour les familles, il y a l’idée qu’il faudrait bien quand même que les générations se perpétuent. Ça leur importe. S’y ajoute un troisième facteur : « Puisque moi, je l’ai fait avec tous les problèmes que cela peut poser et toutes les frustrations que peut poser la venue d’un enfant, il n’y a pas de raison : tout le monde doit en faire autant ».
« À quand le bébé ? » : cette question est terriblement intrusive, non ?
Je suis bien de votre avis. J’ai tendance à penser qu’il y a une sorte d’agressivité inconsciente sous cette question. C’est une intrusion au nom d’un bien collectif, je le ressens comme ça.
Il y a un choix à faire, une responsabilité à prendre, une interrogation sur sa propre vie que nous n’avions pas dans les années 60
Les femmes sont très majoritairement les auteurs de ces remarques. Comment l’expliquer ?
Je l’interprète comme de la jalousie, consciente ou inconsciente. Je pense d’ailleurs que c’est tout à fait inconscient chez la plupart d’entre elles. Pourquoi fait-on des enfants ? Pour beaucoup, ce n’est pas explicite. Avant, on ne se posait même pas la question, on se mariait pour faire des enfants. C’était de l’ordre de l’automatisme. Il n’y avait pas de réflexion comme c’est le cas aujourd’hui. Désormais, on peut ne pas avoir d’enfant. Il y a un choix à faire, une responsabilité à prendre, une interrogation sur sa propre vie que nous n’avions pas dans les années 60. Cela rend effectivement les choses un peu plus difficiles, parce qu’on se sent responsable d’en faire ou de ne pas en faire.
Les hommes, eux, critiquent peu, voire pas du tout, cette non-maternité.
Je crois qu’ils ne se le permettent pas. Et leur identité est moins attachée à la fonction de père que l’identité des femmes est attachée à la fonction de mère. C’est d’abord une question de femme à femme.
« Un enfant, si je veux, quand je veux » a été l’un des slogans des années 70, emblématique de la lutte des femmes pour le droit à l’avortement et à l’accès aux moyens de contraception. La revendication « si je veux » a-t-elle été mise de côté ?
Je ne crois pas qu’on puisse dire qu’elle soit remise en question. On y est à peu près. C’est « si je veux », sauf qu’il y a des pressions sur les femmes pour qu’elles fassent des enfants. Mais il me semble quand même que les femmes occidentales ne se forcent pas à ce point-là à avoir des enfants. On est quand même aussi dans l’ère de l’hyperindividualisme.
Avoir des enfants, c’est entrer dans la norme. Mais, justement, quelle est la norme en France ?
Avoir trois enfants, ce n’est plus vraiment la norme. Mais deux, ce n’est pas suffisant non plus, parce qu’il en faut 2,1 (pour assurer le renouvellement des générations, NDLR). Mais, franchement, je ne ressens pas une si grande pression sur celles qui n’ont qu’un seul enfant par rapport à ce qu’on entendait il y a 10 ou 15 ans.
Ne pas devenir mère est-il vu comme un échec de la féminité ?
Oui, cela peut être vu par beaucoup comme un échec. En tout cas, c’est vu universellement comme la marque d’un égoïsme insupportable. Vous pensez à vous d’abord. Personne ne dit, et je le regrette tous les jours, que faire un enfant, c’est prendre des responsabilités considérables, qu’il faut assumer. Si on ne peut pas assumer ses responsabilités, il vaut mieux ne pas faire d’enfant. Il y a des femmes qui ont quatre, cinq ou six enfants et qui sont obligées de travailler, ce n’est pas gérable, il faut le dire.
Dans « Le conflit : la femme et la mère », vous soulevez une situation paradoxale : « La maternité est toujours considérée comme la plus importante réalisation de la femme, tout en étant dévaluée socialement ». À tel point que les mères qui ne travaillent pas sont parfois suspectées de « profiter des allocations familiales »…
Ce n’est pas seulement de ce point de vue social, c’est le fait qu’une femme qui ne travaille pas apparaît, à tort ou à raison, comme moins intéressante que les autres. Le problème social, c’est le statut de la femme. On trouve épatant qu’une femme s’occupe de ses enfants parfaitement, ce qui, entre vous et moi, est totalement impossible, mais en même temps, le fait de ne pas travailler les rend moins intéressantes.
Je pense que la mère normale, c’est forcément une mère médiocre : elle fait ce qu’elle peut
Les mères sont-elles prisonnières de ce rôle ?
Et comment ! Quand on est mère, on est très souvent coupable : on se sent coupable de ne pas être là au bon moment, coupable d’avoir été fatiguée en rentrant le soir, coupable de mille choses. Écoutez, on est coupable de tout. Je pense que la mère normale, c’est forcément une mère médiocre : elle fait ce qu’elle peut. Je préférerais qu’on attende des mères qu’elles soient des mères moyennes, elles font ce qu’elles peuvent en fonction de leur propre histoire, de leur condition économique et de leur condition psychologique.
Dans « Le conflit », vous évoquez la notion de « bonne mère ». Quelle est-elle ?
Pour la majorité de la population, c’est une définition minimale par rapport à d’autres pays. On est beaucoup moins exigeants en France sur les devoirs de la mère qu’en Allemagne, en Italie ou en Espagne. En revanche, au moment où j’ai écrit « Le conflit », il y avait vraiment une montée en puissance des exigences à l’égard de la mère, notamment avec les mouvements américains naturalistes, qui lui demandaient de rester au corps à corps avec son enfant pendant au moins un an. Lequel pouvait être allaité à la demande. Ce qui vous rendait complètement prisonnière de votre enfant. On a essayé ce retour au rousseauisme, au naturalisme, avec des exigences pas compatibles avec la vie des Françaises. Je pense que cela s’est calmé, que ces exigences n’ont pas été suivies. Ce qui est tout à fait conforme à l’histoire de la maternité en France, qui est l’un des rares pays où, quand même, la femme n’a pas le devoir de se définir exclusivement comme mère. Et ça, c’est depuis le XVIIe siècle : on est mère d’accord, mais on n’est pas que mère. Le schéma écolo qu’on nous proposait n’a pas fonctionné. Trop d’exigences à l’égard de la mère tue la reproduction.
Il y a une plus grande franchise qu’il y a 15 ans et on parle cash
Certaines femmes, à l’image de Chloé Chaudet, le disent ouvertement : elles ne veulent pas devenir mères. Sur Twitter, le hashtag #LacheMoiLuterus a aussi fait son apparition. Il y a dix ans, au moment de l’écriture du « Conflit », y avait-il déjà des femmes qui le disaient haut et fort ?
Moins. Ça ne se disait pas vraiment. C’est apparu avec le nouveau mouvement féministe qui est plus abrupt. Les jeunes femmes parlent aussi plus grâce aux réseaux sociaux. Il y a une plus grande franchise, crudité qu’il y a 15 ans et on parle cash.