Dans un an, Vincent Bolloré transmettra théoriquement à ses enfants les commandes de la PME familiale, qu’il a transformée en groupe de taille mondiale. Le « Rupert Murdoch » breton, qui a construit son empire dans la logistique et les médias, entre séduction et prédation, leur transmettra, en revanche, le lest d’une image sulfureuse et plus d’adversaires que d’alliés.
C’est dans la dernière année avant de quitter la scène que Vincent Bolloré aura réalisé ses plus beaux coups. Il n’y a qu’à voir la récente opération sur Universal Music, une des pépites de Vivendi, qu’il a réussi à valoriser à hauteur de 30 milliards d’euros en ouvrant son capital au géant chinois Tencent et en plaçant la majorité du capital en Bourse. Un chef-d’œuvre que l’ancien « petit prince du cash-flow » a piloté seul… alors qu’il n’a plus qu’un titre de censeur au conseil de surveillance de Vivendi (sans droit de vote !).
Car la 17e fortune française (5,7 milliards d’euros en 2020, selon « Challenges ») quitte peu à peu ses mandats officiels : il a choisi son fils Cyrille pour lui succéder dans les activités traditionnelles. « Cyrille est celui qui ressemble le plus à Vincent : c’est un gros bosseur, il aime l’Afrique, il aime le commerce, confie l’entourage du Breton. Cyrille occupe déjà le bureau de son père dans la Tour Bolloré, à Puteaux (Hauts-de-Seine), Vincent n’y va plus ».
Le patriarche a piloté, depuis les locaux de Vivendi, avec vue sur l’Arc de Triomphe, la revanche de Canal + sur les droits du foot français. Après le revers cinglant de 2018, la chaîne a retrouvé début février la quasi-intégralité des droits… avec un prix divisé par deux ! « Il est bluffant, concède un banquier d’affaires qui l’a souvent eu face à lui. Vincent Bolloré a réussi en quelques années à placer Vivendi au cœur de tous les deals dans les médias en Europe. Il a les cartes en main pour apporter des réponses aux plateformes type Netflix et à la croissance du marché chinois ». Une montée en puissance qui marque le pivot de « Citizen Bolloré » sur les médias.
Pourtant, si Vivendi est consolidé à 100 % dans les comptes de Bolloré, le groupe n’en détient toujours que 27 % du capital. Son cœur de métier reste ailleurs. Le groupe a assis sa puissance à partir des années 1980 sur la logistique, notamment dans les ports africains. Une forteresse de 36 000 salariés qui dégage encore 600 millions de bénéfices annuels. Vincent Bolloré l’a construite avec une science de l’offensive financière acquise auprès de son mentor, le banquier-star de Lazard, Antoine Bernheim.
Ce dernier lui a apporté son réseau politique, bien utile pour avaler ses cibles contre l’avis de leurs dirigeants (Jacques Dupuydauby, Tristan Vieljeux, Édouard de Ribes), et une technique brevetée : les « poulies bretonnes ». Le principe est inusable : prendre le contrôle d’une société en difficulté, mais qui contient des actifs très lucratifs, sans en payer le prix fort en empilant les minoritaires dans son capital. « Le charisme et la capacité de travail de Bolloré en imposent à ses partenaires en affaires qui ne s’aventurent pas à contester son pouvoir », décrypte un bon connaisseur.
Depuis le rachat en 1981 de la papeterie familiale en faillite, Vincent Bolloré gouverne avec cette cascade de holdings, qui multiplient les leviers de pouvoir sans épuiser ses finances. Le contrôle absolu sur Vivendi, obtenu en 2014, sans être contraint à une coûteuse OPA, contrairement au raid contre Delmas-Vieljeux en 1991, en constitue l’exemple le plus significatif.
Pour autant, Bolloré butte sur des obstacles de taille. Son cœur de métier en Afrique, où il opère des douzaines de terminaux à conteneurs et des ports secs, est contesté, à l’heure du déclin de la Françafrique. Beaucoup estiment que l’entregent exceptionnel du père et sa passion pour les affaires africaines font aujourd’hui défaut pour gagner des contrats. « Même s’il détient de belles places-fortes, Bolloré est en butte avec plusieurs capitales, les contentieux s’enchaînent et la concurrence chinoise se frotte les mains », explique un ancien dirigeant. Au Cameroun, le groupe est tenu responsable du plus grand accident ferroviaire du pays, survenu en 2016.
Surtout, une épée de Damoclès pèse sur le groupe depuis le 24 avril 2018 et la mise en examen pour « corruption d’agent étranger ». Une sombre affaire de conseils en communication offerts par Havas au chef d’État du Togo en échange de contrats pour le port de Lomé. Alors que Vincent Bolloré avait accepté de plaider coupable, la justice française a rejeté l’offre, à la surprise générale, le 26 février ! Elle estime que les peines alors encourues seraient « inadaptées au regard de la gravité des faits qui leur sont reprochés ». La perspective d’un procès en correctionnelle se confirme.
L’horizon s’est aussi obscurci dans un domaine où Vincent Bolloré a œuvré en véritable industriel : les batteries électriques. S’il a fait le choix d’une technologie très sûre, le lithium métal polymère, les contraintes n’ont toujours pas été dépassées. Le modèle des batteries à domicile a été abandonné et le marché automobile grand public reste inaccessible : car les batteries Bolloré ne peuvent rester inactives ou sans recharge plus de 4 heures, au risque de devenir inutilisables. Une contrainte qui limite l’activité aux seuls transports publics. En vingt ans, 3 milliards d’euros ont été investis, sans perspective de rentabilité !
Autre écueil : l’Italie. Après un deal raté avec Silvio Berlusconi en 2016, les contentieux se succèdent au détriment du Français. Sa stratégie de pression maximale, dite du boa, avec le raid sur Mediaset et Telecom Italia, ne fonctionne pas : les milieux d’affaires et l’État italien ont pris fait et cause pour le Milanais. Surtout, les cours de Bourse ne permettent toujours pas au Breton de se dégager de la botte italienne avec une plus-value. « Une sortie par le haut dépendra de la capacité de Berlusconi et de Bolloré, par-delà leurs entourages, à se taper dans la main », espère un proche.
« Vincent est un loup solitaire qui n’a pas d’alliés, raconte un des nombreux patrons qui se sont mesurés à lui. Il a trahi sa parole, trahi ses engagements. Dans le Landerneau des affaires, il est à la fois admiré, car il est excellent, mais tout le monde s’en méfie. Le défi de ses héritiers sera sûrement de recoller les morceaux avec l’establishment s’ils ne veulent pas se faire croquer à leur tour ».
Le basculement est peut-être intervenu en 2013 quand Le Monde a dépeint en Une Vincent Bolloré en « un prédateur si bien élevé ». Sont toujours vives les traces de ses raids sur Bouygues, Pathé, Havas, Aegis ou Ubisoft. L’alliance avec le fonds activiste Amber Capital pour dépecer Lagardère d’Hachette, premier éditeur français, mais aussi d’Europe 1, du JDD et de Paris Match apparaît certes comme une réplique au recours à Bernard Arnault. Lequel appelé à la rescousse par le fils de Jean-Luc Lagardère, fait office de véritable parrain de la place.
L’image de marque s’est aussi trouvée sérieusement écornée par sa gestion autoritaire de Canal +, que ce soit la longue grève des journalistes d’I-télé (ex-Cnews) qui aboutit à une centaine de départs, la censure d’un documentaire ou le licenciement de figures de la chaîne coupables de dérision. La mise sur orbite d’Éric Zemmour pour un débat télévisé sur Cnews fait craindre à l’Élysée que la chaîne devienne un outil favorisant l’extrême-droite à la prochaine élection présidentielle. « Vincent s’en fout, balaie un de ses conseillers. Éric Zemmour a permis de faire enfin décoller l’audience de Cnews. C’est tout ce qui compte à ses yeux ».
En juin 2020, un dîner à l’Élysée avec épouses et compagnes, organisé par Nicolas Sarkozy, n’a pas permis de rapprocher les points de vue. Résultat : l’acquisition d’Europe 1 a été empêchée sur requête du Château à Bernard Arnault. Et Bolloré ne s’est pas opposé à la puissance de la première fortune française. Depuis, les tractations sur Lagardère ont repris. Une issue serait en vue pour la fin mars, espèrent plusieurs négociateurs.
Cyrille et Yannick devront aussi gérer cette défiance nouvelle de la classe politique à l’égard du groupe, symbolisée par les 233 millions d’euros exigés pour sauver Autolib' auprès de la mairie de Paris. Laquelle a choisi de ne pas se soumettre. Une situation inédite car, du temps du père de Vincent, Michel, le groupe bénéficiait de nombreux soutiens politiques. Vincent, qui aurait appris le poker avec Georges Pompidou, avait poursuivi la tradition, en s’appuyant sur des amitiés nouées avec Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy, l’ex-maire PS de Quimper Bernard Poignant ou Jean-Yves Le Drian. Le temps de la bienveillance est terminé