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Interview

Olivier Rey : « La science ne doit pas occuper la place d'un dieu »

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Par Catherine Ducruet

Publié le 17 déc. 2003 à 01:01

Olivier Rey vient de publier au Seuil « Itinéraire de l'égarement ». Cet ouvrage part du constat que d'un côté la science moderne a capté l'essentiel des forces spirituelles et matérielles de l'Occident, et que de l'autre elle a rompu ses liens avec la culture, perdant le pouvoir de nous parler vraiment. En dévoilant le chemin qui a conduit à cette situation, l'auteur nous invite à mieux comprendre la place que devrait occuper la science.

Le livre que vous venez de publier est sous-titré « Du rôle de la science dans l'absurdité contemporaine ». Vous y montrez comment une idéologie scientifique s'est développée à partir du XVIIIe siècle, tendant à identifier le réel avec ce dont la science peut se saisir, en écartant tout le reste. Vous montrez notamment les conséquences de cette évolution sur la biologie...

Les « sciences humaines » ont échoué dans leur but premier qui était de rendre compte de l'homme selon les critères édictés par les sciences dures. Dans le même temps, physiciens et chimistes ont pris leurs distances avec l'idéal réductionniste, consistant à reconstruire le monde dans sa totalité et sa diversité à partir de composants élémentaires. Mais dans la seconde moité du XXe siècle, la biologie a repris le flambeau. Le séquençage du génome étant appelé à dévoiler le déterminisme du monde vivant dans sa diversité. Pourtant, si importants puissent être les enseignements tirés de la génomique, le déterminisme qu'elle fonde est incomplet et le restera en raison de la complexité des interactions au niveau cellulaire et moléculaire. Penser que l'organisme et son comportement pourraient être déduits de la carte des gènes est une chimère. Comme en physique, il ne saurait y avoir au mieux qu'apparence de déduction entre phénomènes à différentes échelles. Mais souvent _ et la pression économique pour l'innovation technologique n'y est pas étrangère _ la biologie contemporaine passe outre, cherchant moins à comprendre ce qui est qu'à obtenir des résultats techniquement utilisables.

Cette pénétration dans l'intimité de la cellule et des gènes promet malgré tout, à défaut d'une compréhension de l'homme, le moyen de mieux le soigner, de lui permettre de vivre plus longtemps.

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Sans doute, et on aurait tort de s'en plaindre. Mais je vois aussi dans cette quête des gènes, des médicaments, des aliments, des modes de vie qui nous permettront de vivre plus longtemps, un déni de la mort alors qu'elle est pourtant aussi indissociable de la vie que l'ombre de la lumière. Notre époque tente de masquer la face négative du Janus par l'annonce d'une succession de nouveaux traitements tous plus prometteurs les uns que les autres. Au lieu de vivre avec la mort, apprivoisée par la culture, on ne pense qu'aux moyens de l'éviter et on fait monter les enchères de l'espérance de vie : cent vingt ans, deux cents ans, et pourquoi pas l'éternité. En réalité, plus on connaîtra de facteurs influant sur la longévité, plus la vie sera occupée par le souci de la préserver, de la faire durer en gérant au mieux son « capital-santé ». On aura de petits plaisirs dans une petite vie.

Il semble quand même que les inconditionnels du tout-génétique aient quelque peu fait machine arrière et reconnaissent que la réalité est moins simple.

C'est plus ou moins vrai en ce qui concerne les gènes, mais ce « biologisme » a laissé place à un nouvel avatar, le « neurobiologisme », dont les travaux d'un scientifique comme Jean-Pierre Changeux sont emblématiques. Ils consistent en une objectivation totale de toute l'activité mentale humaine. « L'identité entre états mentaux et états physiologiques ou physico-chimiques du cerveau s'impose en toute légitimité », écrit-il par exemple. Or cela laisse malgré tout sérieusement perplexe.
Qu'il y ait par exemple concomitance entre la souffrance et une activité neuronale, c'est certain, mais peut-on pour autant identifier la souffrance à l'activité neuronale ? C'est d'autant plus difficile que les éléments en présence sont hétérogènes : la souffrance n'est pas un objet. En physique quantique, on sait bien que la matière se manifeste tantôt sous forme d'onde, tantôt sous forme de corpuscule. Pourquoi la souffrance ne pourrait-elle pas apparaître tantôt comme objet, quand on observe une activité neuronale, tantôt comme un phénomène subjectif car éprouvé par un sujet. Vouloir identifier la souffrance à une activité neuronale, c'est affirmer qu'une médaille peut avoir un seul côté. C'est absurde.

En quoi cette conception « absurde » peut-elle être néfaste ?

Penser que l'homme est entièrement objectivable à des implications redoutables, quels que soient les propos « humanistes » proférés par ailleurs. Dans la version violente, cela peut conduire à traiter l'homme comme un objet, et le XXe siècle ne s'en est pas privé. Dans la version « douce », cela revient à contrôler le comportement et les affects humains par la chimie. D'une meilleure connaissance du cerveau certains attendent de nouveaux médicaments contre la dépression, grande maladie de l'époque. Ils ne semblent pas mesurer qu'un monde où l'homme est conçu comme un objet est lui même producteur de dépression.

Finalement, quelle position assignez-vous à la technoscience ?

L'époque, quoique pénétrée en profondeur par la technoscience, connaît un certain désenchantement vis-à-vis de la science. Contre ce désenchantement, certains cherchent à la maintenir dans un idéal d'autorité ultime et absolue, sans voir qu'ils entretiennent et propagent le désenchantement en promettant ce qu'ils ne peuvent tenir, et en accréditant l'idée que science et aveuglement vont de pair. D'autres se replient sur une conception purement instrumentale, faisant des scientifiques des sortes de plombiers de la matière, ignorant l'immense et extraordinaire aventure intellectuelle et culturelle qu'elle représente. La science ne doit pas occuper la place d'un dieu, pas davantage celle d'une servante. Elle nous apporte une certaine vision du monde qui nous le fait souvent voir de manière surprenante, et nous le rend ainsi plus intéressant à habiter.

PROPOS RECUEILLIS PAR CATHERINE DUCRUET

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