Pierre Joxe : « La France est un pays encore malade de son colonialisme »

ENTRETIEN. L’ancien ministre de François Mitterrand juge la France « encore malade de son colonialisme ». Un fléau qu’il tient aussi pour la cause des malheurs du Proche-Orient.

Propos recueillis par

Pierre Joxe à son domicile, à Paris, le 13 décembre 2023.
Pierre Joxe à son domicile, à Paris, le 13 décembre 2023. © KHANH RENAUD POUR « LE POINT »

Temps de lecture : 6 min

Lecture audio réservée aux abonnés

À 89 ans, Pierre Joxe reste fidèle à sa réputation courtoise et impérieuse. L'ancien ministre de l'Industrie (de mai à juin 1981), de l'Intérieur (1984-1986 ; 1988-1991) et de la Défense (1991-1993) sous François Mitterrand reçoit avec un brin de méfiance le journaliste osant s'aventurer dans son appartement parisien. Ce protestant à la mise impeccable – costume-cravate, crinière blanche bien peignée, œil bleu perçant et sourcils en broussaille – demeure surtout un assoiffé de justice. Un socialiste pur jus, à jamais marqué par ses souvenirs de l'Algérie, où il a passé sa petite enfance avant d'y effectuer son service militaire lors de la « sale guerre ». Le fils du hiérarque gaulliste Louis Joxe (1901-1991) en a hérité une grille de lecture « anticoloniale » qu'il applique aussi bien au malaise français qu'à la tragédie du Proche-Orient… Au risque de l'anachronisme ?

La newsletter politique

Tous les jeudis à 7h30

Recevez en avant-première les informations et analyses politiques de la rédaction du Point.

Votre adresse email n'est pas valide

Veuillez renseigner votre adresse email

Merci !
Votre inscription a bien été prise en compte avec l'adresse email :

Pour découvrir toutes nos autres newsletters, rendez-vous ici : MonCompte

En vous inscrivant, vous acceptez les conditions générales d’utilisations et notre politique de confidentialité.

Le Point : La difficile adoption de la loi immigration est-elle un tournant du quinquennat ?

Pierre Joxe : La crise ouverte par cette loi est grave mais pas surprenante. Quand on n'a pas de majorité parlementaire, la vie devient très compliquée, et il est dangereux de faire semblant d'en avoir une. On s'obstine à appeler majorité relative ce qui est une minorité.

La dissolution de l'Assemblée est-elle encore évitable ?

Je ne crois pas que la question se pose en ces termes. J'ai voté contre la Constitution de la Ve République qui donne trop de pouvoir à un seul homme. Le 49.3, par exemple, est un véritable scandale politique, juridique et philosophique. Le problème, c'est que l'homme qui pouvait faire modifier cette Constitution, François Mitterrand, malheureusement, ne l'a pas fait. Il faut à présent construire une organisation solide des forces de gauche. Cela n'arrive qu'une fois tous les trente ans…

Vous étiez un fervent partisan de la Nupes, dont Jean-Luc Mélenchon a lui-même acté la fin. La gauche peut-elle l'emporter avec un chef aussi éruptif ?

Jean-Luc Mélenchon a su rassembler la gauche. Il a commis des erreurs, comme d'autres à gauche. Mais malgré les injures, les insultes dont on le couvre, c'est un homme estimable. L'ensemble des forces de gauche – et je n'oublie pas les communistes – va un jour s'unir pour redevenir majoritaire… Quand ? Je ne le sais pas.

Vous avez été ministre de l'Intérieur. Pour revenir au pouvoir, la gauche ne doit-elle pas montrer plus de fermeté dans la régulation de l'immigration ?

Ayant passé mon enfance en Algérie, je suis moi-même un peu immigré – et tout à fait antiraciste. Ce qui est sûr, c'est que la thèse du « grand remplacement » est une impasse, une imposture scientifiquement démontrée. La France est un pays encore malade de son colonialisme. Hélas, beaucoup de Français sont imbibés de préjugés racistes et suprémacistes.

À LIRE AUSSI Immigration : quarante ans de lois pour rien ?

Devons-nous renoncer, au prétexte de cette histoire coloniale, à exiger le partage de notre culture et le respect de nos lois ?

Magistrat retraité, je suis devenu tardivement avocat (bénévole) pour défendre des mineurs. Ce que je sais à présent de science certaine, c'est que, lorsqu'un enfant commence à commettre des délits, il ne va généralement pas bien d'un point de vue familial, médical, alimentaire, scolaire… Si on ne l'aide pas à sortir de la misère morale, physique, intellectuelle et sociale dans laquelle il est plongé, il ne deviendra jamais un bon citoyen. Vous le savez, les études postcoloniales suscitent la haine de la droite, précisément parce qu'elles analysent ce qui vient après la décolonisation : un entre-deux entre le monde d'origine des immigrés et celui où ils grandissent.

Vous étiez ministre de l'Intérieur au moment de l'affaire de Creil, en 1989. La gauche n'a-t-elle pas alors péché par naïveté ?

Moi, naïf ? Il y a eu une instrumentalisation. L'affaire avait été montée par le principal du collège : un RPR masqué. Pour ma part, j'ai sommé le consul du Maroc d'ordonner au père des petites filles voilées d'arrêter cela. Ce qui fut vite fait.

En 2016, vous vous disiez confiant sur la place de l'islam en France. Est-ce toujours le cas ? Même le très conciliant Alain Juppé n'est plus certain de sa compatibilité avec la République…

L'islam est très respectable mais mal connu des Français. Pourtant, dès le temps des Lumières, dans son Dictionnaire historique et critique (1697), Pierre Bayle (1647-1706), admiré par Voltaire, écrivait au sujet de Mahomet : « Je ne vois point que ce faux prophète a dérogé à la Morale de l'Évangile […]. » C'est une vérité. Que l'islam ait provoqué des guerres, c'est une autre vérité. Dans toutes les autres religions, des croyants ont poussé à l'extrême leur fanatisme. Il n'y a aucune différence entre les criminels invoquant fallacieusement l'islam aujourd'hui et les criminels chrétiens d'autrefois qui massacraient souvent femmes et enfants…

La France a-t-elle encore un rôle à jouer dans la résolution du conflit au Proche-Orient, ou exagérons-nous son influence diplomatique ?

Elle n'est plus, malheureusement, dans la situation que j'ai connue comme ministre de la Défense avec Mitterrand, ou lorsque Dominique de Villepin parlait en notre nom à l'ONU. Il y a un an, en novembre 2022, cinq anciens ministres des Affaires étrangères européens, dont mon ami Hubert Védrine, ont écrit, dans une tribune au Monde, que les pratiques d'Israël à l'encontre des Palestiniens équivalaient au crime d'apartheid. À l'époque, ce texte est malheureusement passé inaperçu. Or, les événements actuels confirment tragiquement sa pertinence. Israël est l'un des derniers pays au monde qui se targuent de coloniser. Cette crise est le produit d'une histoire ancienne, dans laquelle la France et la Grande-Bretagne ont une responsabilité. Après la Première Guerre mondiale, Irak, Syrie, Liban, Palestine sont nés d'un partage colonial…

À LIRE AUSSI Loi immigration : la gauche à l'épreuve de ses contradictions

Reste que les massacres du 7 octobre, d'une sauvagerie inouïe envers les civils, n'ont pas eu lieu dans les colonies. Et ils sont le fait d'un groupe terroriste, le Hamas, qui n'a pas pour objectif la paix, mais la destruction de l'État d'Israël.

Ces massacres épouvantables de jeunes civils israéliens sont évidemment d'horribles événements… Ils me rappellent fatalement les massacres commis dès 1948 à Deir Yassin [village situé à l'ouest de Jérusalem, où une centaine de Palestiniens sont tués par des groupes paramilitaires juifs, NDLR], par exemple, ou, pire encore, en 1982, à Sabra et Chatila [à l'ouest de Beyrouth, camps, encerclés par l'armée israélienne, où des réfugiés palestiniens sont massacrés par des milices chrétiennes, NDLR]. Hélas, toutes les guerres coloniales produisent et aboutissent à des massacres. Nous l'avons bien appris en Indochine, à Madagascar, en Algérie. En Palestine, il y a près d'un siècle que le Proche-Orient a été colonisé et morcelé par la France et la Grande-Bretagne. Il y a aujourd'hui plus de cent résolutions de l'ONU non appliquées en Palestine. Mais, bien heureusement, le secrétaire général de l'ONU, M. Gutteres, élève sa voix pour dénoncer le cimetière d'enfants de Gaza…

Les dirigeants des pays arabes semblent se désintéresser de la question palestinienne…

C'est vrai pour certains d'entre eux… Mais les peuples arabes, eux, manifestent leur solidarité depuis trois quarts de siècle. La tragédie actuelle ne doit pas nous exonérer de notre propre responsabilité. La France a un rôle éminent à jouer en raison de notre siège permanent de membre du Conseil de sécurité de l'ONU et de notre tradition de relations avec le monde arabe.

Ce service est réservé aux abonnés. S’identifier
Vous ne pouvez plus réagir aux articles suite à la soumission de contributions ne répondant pas à la charte de modération du Point.

0 / 2000

Voir les conditions d'utilisation
Lire la charte de modération

Commentaires (263)

  • mamyenonnon

    " La France, malade... De son socialisme" ! Quel manque de lucidité ! Quelle arrogance ! Ils ont pris la France avec des caisses pleines ! Ils n'ont été capables que de les vider ! Et en se permettant de baver sur les autres !

  • Humoureux

    Pierre Joxe n'est jamais que le fils de Luis Joxe, de sinistre mémoire pour avoir exécuté les basses besognes de son seigneur et maitre Charles De Gaulle durant la guerre d'Algérie et après juillet 1962

  • Vulcain98

    La France est surtout malade du dogme gauchiste post 1968 qui permet des raisonnements hors-sol de ses dirigeants. M. Joxe se trompe en affirmant de tels propos sur l’ère post-coloniale. La culpabilité ne permet pas d’entrevoir des solutions durables sur des sujets comme l’immigration ou les relations bilatérales avec les anciennes colonies.