La guerre de Mathias Énard

Le Point.fr vous fait découvrir cet été 30 titres de la rentrée. Aujourd'hui, "Rue des voleurs" de Mathias Énard.

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Le nouveau roman de Mathias Énard.
Le nouveau roman de Mathias Énard. © DR

Temps de lecture : 3 min

Mathias Énard est longtemps resté un auteur discret, voire secret, "réservé" aux initiés. Ses deux premiers textes, La perfection du tir, intime journal d'un soldat en pleine guerre civile, et Remonter l'Orénoque, troublante variation sur le corps blessé et la difficile rémission de la douleur, sont passés quasi inaperçus, hélas. Énard traduit des auteurs arabes, comme Ahmad Châmlou et Sayyâb, et signe même un essai burlesque, Bréviaire des artificiers. Détonnant, ce "manuel de terrorisme pour débutant". Mais toujours rien, ou si peu. En 2008, le public et la critique se réveillent enfin d'un long sommeil coupable et découvrent, ébahis, Zone, un drôle de pavé, sorte d'Iliade des temps modernes, porté par une écriture tout aussi homérique - le livre ne comporte qu'une seule phrase, et plus de 517 pages.

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Il ne fait aucun doute que Mathias Énard est une "tronche". Mais une "tronche" mobile, qui a roulé sa bosse et sa plume aux quatre coins de l'horizon. Le genre qui a étudié l'arabe et le persan aux Langues O' ; accompagné un photographe-reporter au Liban au lendemain de la guerre, en 1991 ; étudié la littérature arabe à Damas, s'est installé deux ans en tant que coopérant dans un village du sud de la Syrie ; avant de retrouver Beyrouth, de découvrir Tunis, de rentrer à Paris, de s'envoler pour Téhéran et de se fixer à Barcelone, où il enseigne aujourd'hui l'arabe.

Guerres du siècle

"Se fixer" à Barcelone ? Certes, mais avec une petite échappée romaine à la Villa Médicis, quand même, d'où il revient avec Zone, cette fresque impressionniste aux milliers de touches sur toutes les guerres méditerranéennes du siècle (prix Décembre et du Livre Inter). "Sans guerres, l'histoire serait pétrifiée, le monde serait mort d'ennui", écrit Énard. Le monde, peut-être pas, mais la littérature sans doute. Dans Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants, conte paru en 2010 sur une escapade - probablement fictive - de Michel-Ange à Constantinople, où il débarque le 13 mai 1506 à l'invitation du sultan Bajazet II, Énard évoque la Constantinople tolérante et européenne qui a accueilli les juifs chassés d'Espagne par les rois catholiques (prix Goncourt des lycéens). Membre du comité de rédaction de la revue Inculte à Paris, il écrit en 2011 pour leur maison d'édition une somptueuse et (trop) brève histoire d'amour et de défaite, sur fond de l'immense Russie blanche et monotone : L'alcool et la nostalgie. Mais la parenthèse sentimentale ne durera pas.

Avec Rue des voleurs - le nom d'une vraie rue de Barcelone -, Mathias Énard renoue avec la guerre, cette "pathologie de plus en plus répandue", une guerre civile ou plutôt une guerre de civils. Tanger, à l'heure du Printemps arabe. Pour les héros de ce roman mouvementé, tout d'énergie - dans la langue - et d'amertume - dans les âmes -, il faut composer. Se battre, renoncer, servir les Frères musulmans, placer sa liberté au-dessus (ou pas) de sa religion et aimer, bien sûr. Comme souvent chez Énard, la fiction donne une petite leçon à la réalité et à l'actualité. Subtilement, sans arrogance, elle l'utilise, la retourne, la détourne, un peu, mais l'éclaire, surtout. Profond, intelligent, aussi rapide et palpitant que le coeur de ses héros indociles, Rue des voleurs est un nouveau documentaire de l'âme, celle d'une poignée d'Arabes en pleine révolution.

Actes Sud, 304 pages, 21 euros. Parution : 22 août.



Retrouvez notre dossier spécial "Les livres de la rentrée".

Découvrez un extrait de «Rue des voleurs» de Mathias Énard :

Quand la contestation a débuté au Maroc le 20 février, ils ne tenaient plus en place. Ils se relayaient dans les sit-in, les manifs. Ma librairie était devenue un qgde campagne : le groupe voyait les révoltes arabes comme la marée verte tant attendue. Enfin de vrais pays musulmans du Golfe à l’Océan, ils en rêvaient la nuit. D’après ce que m’expliquait le Cheikh Nouredine, l’idée était d’obtenir le plus possible d’élections libres et démocratiques pour prendre le pouvoir et ensuite, de l’intérieur, par la force conjointe du législatif et de la rue, islamiser les constitutions et les lois. Leurs projets politiques m’étaient un peu indifférents, mais le militantisme incessant et bruyant chamboulait complètement ma routine. Ils ne me laissaient plus accéder aussi souvent à Internet (ils en avaient besoin tout le temps), ni lire tranquillement. Il y avait toujours une activité, une manifestation à laquelle participer, une émission à regarder à la télé. Du coup je passais de plus en plus de temps dans le centre-ville. J’allais lire un roman policier devant un thé place de France tout l’après-midi. Le Cheikh Nouredine me reprochait un peu mes absences, il me disait tu pourrais participer plus activement à notre combat, et me faisait les gros yeux.

Ils prenaient des coups. Les flics avaient reçu l’ordre de disperser les fins de manifestations sans gaz lacrymogène, sans balles en caoutchouc, à l’ancienne, à la main et à la matraque, et ils s’en sortaient plutôt bien : on voyait les bleus fleurir au-dessus des barbes. Comme la jeunesse devait être à l’avant-garde du Mouvement, Bassam avait été le premier à prendre quelques beignes près de la place des Nations, un soir tard, et à rentrer en héros, la poitrine striée d’ecchymoses, un pansement sur le nez, les yeux violets, en scandant encore “Pour Dieu, la Nation et la Liberté”. Le modèle, c’était l’Égypte. Ils n’avaient que cela à la bouche, Le Caire, la place de la Libération. L’Égypte est une société avancée, disait le Cheikh Nouredine, les Frères vont emporter le morceau. Il en pleurait presque d’émotion. Je me souviens, quand on a entendu à la télé un spécialiste français du Monde arabe dire il n’y a pas de Frères musulmans place Tahrir, le Cheikh Nouredine a tout d’abord été vexé à mort. Mensonges, il disait. Dieu détruise ces mécréants. Quels salauds ces Français, ils ne respectent rien, pas même la vérité. Prêts à tout pour conserver leur pouvoir, ces enculés. Et puis il s’était repris, en se disant qu’après tout ce n’était pas mal de rester dans l’ombre, ça donnait un air encore plus légitime à la contestation. De plus les nouvelles d’Égypte étaient excellentes : les Frères étaient assurés de sortir grands vainqueurs des élections libres lorsqu’elles auraient lieu, et de former un gouvernement. Le premier depuis l’arnaque algérienne vingt ans auparavant.

Ça a été le bordel à Tanger pendant au moins une semaine, mais le Cheikh Nouredine voyait bien que cela ne prenait pas le chemin tunisien ou égyptien, que le Palais était plus malin ou plus légitime (après tout, le Roi n’est-il pas le Commandeur des croyants ?) et qu’il faudrait en passer par une alliance avec un parti en place si la réforme de la Constitution avait lieu.

Quelques semaines plus tard, le Roi a amnistié tout un contingent de prisonniers politiques, parmi lesquels des membres du Groupe qui pourrissaient dans les geôles du régime depuis les rafles massives après les attentats de Casablanca des années auparavant. Le Cheikh était euphorique. Il a accueilli ces compagnons comme s’il s’agissait de Joseph lui-même revenu d’Égypte pour retrouver ses frères. La Diffusion de la Pensée coranique est devenue une ruche de barbus.

J’avais hâte que toute cette agitation se termine pour pouvoir reprendre ma routine de lectures et retrouver ma tranquillité. Le Groupe était un vrai tas de bestioles en cage, ils tournaient en rond en attendant le soir et le moment de l’action. Ils avaient décidé de profiter du désordre, des manifs et des flics pour entreprendre le “nettoyage du quartier” comme ils disaient. Bassam, pressé de venger sur le premier venu son nez cassé de l’autre jour, était à la proue des bastonneurs. Ils sortaient par bandes d’une dizaine, armés de gourdins et de manches de pioches après un sermon belliqueux et éloquent du Cheikh Nouredine, où il était question des expéditions du Prophète, du combat de Badr, du Fossé, de la tribu juive des Banu Qaynuqa, de Hamza le héros, de la gloire des martyrs en Paradis et de la beauté, de la grande beauté de la mort dans la bataille. Puis, bien chauds après cette mise en jambes théorique, ils partaient presque en courant dans la nuit, les nerfs et la trique de Bassam en tête. Je n’ai rien su du résultat des premiers engagements, si ce n’est qu’ils rentraient contents, essoufflés, sans blessés ni martyrs. Le Cheikh Nouredine pensait que pour des questions de sécurité il était important qu’il ne participe pas lui-même à cette guerre sainte, mais me faisait les gros yeux quand je disais que je préférais lui tenir compagnie à la Diffusion. Après deux nuits de combats sans pertes, il souhaita mener lui-même les troupes à la victoire ; je me préparais à rester tranquillement enfin seul devant l’ordinateur, mais un regard du Cheikh Nouredine suffit pour me convaincre qu’il valait mieux que je me joigne à eux ; on m’a donné une trique que j’ai dissimulée, comme tout le monde, sous mon caftan.

L’expédition aurait pu être amusante ; notre bande, capuches sur la tête, barbes, longs manteaux hantant les trottoirs obscurs, n’aurait pas dépareillé dans une comédie égyptienne.

Je n’avais pas été prévenu des objectifs ; le sermon avait mentionné le combat contre l’impiété, le péché et la pornographie, mais rien de plus précis. La nuit était froide et humide. On était six, on marchait en rangs, il a commencé à pleuvoir un peu, ce qui retirait son charme à l’expédition. La lutte contre l’ivrognerie et le matérialisme n’était pas une partie de plaisir.

Quand j’ai vu que nous tournions à gauche à deux cents mètres de la Pensée coranique, j’ai commencé à être un peu inquiet ; il y avait une cible possible, au bout de l’avenue, dont j’espérais qu’elle n’était pas la nôtre. Mais si. Ça ne pouvait être que là. Tout le monde paraissait savoir où nous allions sauf moi ; Bassam en tête, le groupe avançait sans hésiter. On est arrivés devant la boutique du libraire ; il avait rentré l’étalage à cause de la pluie, mais de la lumière filtrait par la porte, malgré l’heure tardive ; j’imaginais qu’il était en train de se taper une ou deux bouteilles de picrate en regardant de vieilles revues espagnoles ou françaises de filles à poil. Effectivement, le vieux était au fond de son magasin, avec un litron de rouge ; il a levé la tête de son Playboy, l’air furieux, il m’a reconnu, il a souri timidement, décontenancé. Le Cheikh Nouredine a eu un regard de mépris, il a prononcé un bref sermon en arabe classique, tu es la honte du quartier, notre quartier est respectable, respecte Dieu et notre quartier, Infidèle, nous sommes le châtiment des Infidèles, la ruine des mécréants, quitte notre quartier sur-le-champ, respecte Dieu, nos femmes et nos enfants, le libraire roulait des yeux hallucinés ; son regard allait très vite de droite à gauche, se posait sur Bassam, sur moi, et revenait au Cheikh qui débitait son anathème. Il avait toujours son verre à la main, l’air incrédule, se demandant si je lui faisais une blague de mauvais goût ou un truc du genre. Puis le Cheikh a crié la colère de Dieu soit sur toi !!! et s’est tourné vers moi, Bassam a ouvert son manteau pour sortir son manche de pioche et m’a regardé lui aussi. Ils me fixaient tous les trois, le libraire a dit d’une voix sans timbre qu’est-ce que c’est que cette plaisanterie ?, Bassam avait l’air de m’implorer, genre vas-y, bon sang, qu’est-ce que t’attends, vas-y bordel, mais vas-y, le Cheikh me jaugeait, j’ai écarté les pans de mon manteau, tiré ma trique à mon tour, le libraire a eu un air effrayé, surpris et effrayé, il s’est levé d’un coup de sa chaise, a contourné le bureau de mon côté, très vite, comme pour s’enfuir, je ne voulais pas lui faire mal, il a essayé d’attraper mon bâton, il a commencé à nous insulter, salauds, chiens, enculés je baise vos mères, alors Bassam l’a frappé bien fort, sur l’épaule, un bruit mat a résonné, il a hurlé de douleur, il s’est effondré en s’accrochant à mon manteau et à mes jambes, Bassam a abattu le gourdin sur ses côtes, avec beaucoup d’élan, le libraire a hurlé de nouveau, blasphémé horriblement, Bassam a remis ça sur sa cuisse, en visant l’os, l’homme s’est mis à gémir. Bassam souriait, son bâton brandi. Je me suis demandé un instant s’il n’allait pas me péter la gueule aussi. Le Cheikh Nouredine s’est penché sur le libraire qui gémissait par terre, il lui a dit j’espère que tu as compris, puis lui a donné un coup de pied qui l’a fait crier de plus belle. Des larmes coulaient sur le visage du pauvre type, je ne pouvais plus regarder, j’ai rangé mon bout de bois, je suis sorti. Bassam m’a suivi, puis le Cheikh ; j’ai entendu qu’il crachait sur sa victime avant de partir. Je suis rentré en courant, les autres derrière moi. Arrivé au Groupe pour la Diffusion de la Pensée coranique j’ai balancé mon manche de pioche sur les tapis et je me suis enfermé dans ma chambre. J’étais tremblant de haine, j’aurais découpé en morceaux le Cheikh Nouredine et Bassam. Et moi-même, aussi. Je me serais découpé en morceaux. Assis sur mon lit je me demandais quoi faire. Je n’avais pas envie de rester là. J’étais plein d’une énergie surhumaine, d’une colère d’une puissance inouïe. J’ai pris tout l’argent que je possédais et je suis sorti. Le Groupe était de nouveau en prière, j’ai traversé la grande pièce sans aucune discrétion, Bassam a levé la tête de sa prosternation pour me faire un signe, je suis sorti en claquant la porte.