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Aussitôt disparu, aussitôt oublié, tel paraissait être le sort d'André Roussin, qui obtint certains des plus grands succès du théâtre de divertissement (Bobosse, La Petite Hutte, Lorsque l'enfant paraît, Les OEufs de l'autruche) et revêtit l'habit des immortels Quai Conti. Mais l'immortalité lui échappa dès qu'il mourut. On vit même, il y a quelques années, des gougnafiers réécrire l'une de ses pièces sous le prétexte de la moderniser ! Mais voilà qu'on revient à Roussin. Il y a deux ans, Bernard Murat montait Nina, une comédie habile, mais conventionnelle. Aujourd'hui, Michel Fau met en scène au théâtre de l'Oeuvre, Un amour qui n'en finit pas, un texte passé aux oubliettes depuis sa création en 1963 et qui, lui, dépasse par son sujet et le brio de son dialogue les conventions du genre.
Aimer sans être aimé
Les personnages appartiennent à la bonne société. Au boulevard, on est presque toujours dans la bonne société, chez des gens qui n'ont pas de problèmes d'argent et un emploi du temps élastique quand il s'agit de tromper sa femme ou son mari. Mais ici, Jean, l'industriel en caoutchouc qui est au centre de la pièce, n'est pas l'un de ces maris lubriques qui hantent au pas de course les vaudevilles. Lors d'un séjour à Divonne-les-Bains, il déclare à l'une des ravissantes curistes qu'il l'aime, mais qu'il n'attend pas d'elle qu'elle réponde à son amour. Il lui écrira tous les jours, mais il ne voudra pas la rencontrer, pas la prendre dans ses bras, simplement la posséder en lui-même comme un rêve. La jeune femme lui réplique que l'amour est, par nature, un sentiment qui se pratique à deux. Mais l'industriel n'en démord pas. Il gardera sa passion pour lui. C'est une affaire entre lui-même et lui-même.
On quitte alors la tranquillité thermale de Divonne pour l'agitation de Paris. Dans un double contexte conjugal, la façon d'être et d'aimer de Jean sème le doute, l'incompréhension et la fureur. Chez lui, sa femme croit que l'aventure de son mari est une passade classique et veut l'éteindre avec la ruse habituelle des femmes habituées à l'infidélité de leur époux. Au domicile de la jolie femme courtisée, à laquelle arrivent désormais des lettres d'amour quotidiennes, la réaction est plus violente. Ce mari-là, qui n'est pas dans le caoutchouc, mais dans le pétrole, déploie toute la colère des victimes du cocuage. Mais Jean l'idéaliste ne change pas. Un amant platonique dans une société travaillée par le sexe devient un vrai scandale !
Doubles jeux sur les codes du boulevard
Sans doute André Roussin ne va-t-il pas assez loin dans le portrait de son amant anormal. Il préfère terminer, avec culot d'ailleurs, par une pirouette où il est question d'homosexualité. Les contemporains de Roussin, les Anouilh, Salacrou, Neveux, seraient allés gratter plus loin dans cette attitude contraire aux pulsions de l'espèce humaine ! Mais ils l'auraient fait de façon appuyée ou explicative, alors que Roussin sait rester dans une légèreté riante et mystérieuse. La mise en scène de Michel Fau joue merveilleusement avec les codes du boulevard. Le décor de Bernard Fau, très années 1950, place en miroir les domiciles des deux couples : les personnages qui habitent dans la partie blanche sont habillés en noir, ceux qui occupent la moitié noire sont vêtus de blanc. L'interprétation est dirigée aussi de façon à ce qu'on rie à la fois du texte et des codes de ce type de théâtre. Michel Fau lui-même, qui incarne l'amant idéaliste, allie une placidité, une sobriété de gestes étonnante et l'impact magistral de sa voix. La mèche basse, la mine sombre, il ne souligne rien, il dessine. Il est à la fois un bourgeois largement ridicule et une émouvante énigme humaine. Beau travail d'acteur ! Avec lui, dans le rôle du mari outragé, Pierre Cassignard utilise un jeu contraire, celui de l'explosion et de l'exaspération, mais aussi de façon stylisée, dans un "à la manière de" d'une grande subtilité.
Léa Drucker interprète l'épouse de l'industriel du caoutchouc, en tailleur Chanel et le chignon haut perché. À petites touches assassines, elle détaille joliment la bourgeoise des beaux quartiers. Pascale Arbillot endosse le rôle de l'autre épouse, plus moderne, plus libre, dans un juste dosage de malice et de profondeur. Philippe Étesse, chargé de l'apparition finale, donne une succulente étrangeté à ce qui ne pourrait être qu'un passage hâtif. Audrey Langle, enfin, en servante à tablier blanc, s'amuse aussi à figurer les stéréotypes du boulevard. Les clichés de la comédie de l'adultère, de la société bourgeoise et de la sexualité sont ici provoqués, secoués, mis en cause par un dialogue brillant qui ne se grise pas de son brio. Ça alors, c'est encore brûlant, avec une odeur de roussi, André Roussin
Un amour qui n'en finit pas, d'André Roussin, mise en scène de Michel Fau. Théâtre de l'Oeuvre, tél. : 01 44 53 88 88