Jean-Louis Debré : «Jacques Chirac avait une volonté de guerrier»

Le député, ministre, président de l’Assemblée puis du Conseil constitutionnel est entré en politique pour Chirac. Il était son plus fidèle confident.

 Jean-Louis Debré est au côté de son ami Jacques Chirac pour le meeting de fin de campagne en 2002.
Jean-Louis Debré est au côté de son ami Jacques Chirac pour le meeting de fin de campagne en 2002. LP/Aurélie Audureau

    Ami de l'ancien président depuis plus de cinquante ans, Jean-Louis Debré était l'un de ceux qui l'ont accompagné presque jusqu'au bout. Il nous raconte son Jacques Chirac, décédé ce jeudi à l'âge de 86 ans.

    « Un jeune promis à un grand avenir »

    « Notre première rencontre date de 1967. Le général de Gaulle revenait du Québec, où il avait lancé son fameux Vive le Québec libre !…, ce qui l'avait contraint à écourter sa visite au Canada. Je dînais avec mon père (NDLR : Michel Debré, ex-Premier ministre) qui me dit : Viens avec moi accueillir le Général. On se retrouve dans le pavillon d'honneur d'Orly, il y a là les membres du gouvernement qui ont tous à peu près la même taille, le même costume… sauf un en bout de piste, un grand mec, qui n'arrête pas de sortir cloper sur la terrasse.

    Je demande à mon père qui était ce personnage — il était secrétaire d'Etat à l'Emploi ou je ne sais plus quoi. C'est Jacques Chirac, un jeune promis à un grand avenir, me répond-il. Je vais fumer une cigarette avec lui, nous bavardons. J'étais jeune magistrat, je lui donne mon numéro de téléphone en pensant que, comme tous les politiques, il le mettrait dans la poche avant de le jeter, et plus de nouvelles. Deux jours après, il m'appelle : Veux-tu venir déjeuner avec moi ? Il a continué depuis à me tutoyer et moi à le vouvoyer. Rendez-vous au Drugstore des Champs-Élysées… et on ne s'est plus quittés. »

    « Moi, j'aime la trompette et les tambours »

    « Quand je parle de mon Chirac, je vois un homme extrêmement cultivé, contrairement à ce que l'on a pu dire. Je siégeais à côté de lui à l'Assemblée nationale. Il profitait des séances de questions d'actualité pour m'enseigner les arts premiers. Il était effaré par ma méconnaissance des civilisations primitives, il me laissait une documentation, puis, à la séance suivante, me demandait ce que j'en avais retenu.

    Mais il cultivait une image, peut-être pour faire contrepoint aux élites, d'amateur de western et de bière. La seule chose sur laquelle il était fermé, c'était la musique. Il m'avait traîné une fois écouter une cantatrice célèbre et n'arrêtait pas de marmonner : Elle pourrait le dire normalement au lieu de chanter. Moi, j'aime la trompette et les tambours, répétait-il… Son côté militaire. »

    Le confident de l'Elysée

    « En 1997, après la dissolution, j'avais pris la présidence du groupe parlementaire RPR. Jacques Chirac ne cessait de se préoccuper du sort d'un certain nombre de députés qui avaient été battus. Quand j'allais le voir chaque semaine à l'Elysée pour lui parler de la situation du RPR, notre conversation commençait toujours par : Est-ce que tu as pu voir untel ou untel, tu lui as téléphoné ? Je n'ai trouvé, en politique, chez personne d'autre cette attention aux autres.

    A chacun de nos entretiens, il me demandait immanquablement la même chose : Ne me dis pas ce qui va ; dis-moi ce qui ne va pas. Car les hommes de pouvoir sont déconnectés des réalités, non pas parce qu'ils ne les voient pas, mais parce que, autour d'eux, les collaborateurs sont des courtisans, des gens qui n'arrivent pas à concevoir qu'une critique peut être légitime. »

    La rogne de Séguin

    Les relations de Jacques Chirac avec Séguin étaient « orageuses » en 1995 selon Debré. AFP/Franck Fife
    Les relations de Jacques Chirac avec Séguin étaient « orageuses » en 1995 selon Debré. AFP/Franck Fife LP/Aurélie Audureau

    « Ses relations avec Philippe Séguin après 1995 étaient mauvaises, orageuses. Il me demandait : Que puis-je faire pour amadouer Séguin ? — Très simple, parlez-lui de football. J'avais regardé les journaux, il y avait eu le dernier match PSG-Marseille. Dites-lui que c'était remarquable, ai-je conseillé à Chirac. Et je le lui répète : PSG-Marseille. — Oui, j'ai compris, PSG-Marseille.

    Il rejoint Séguin, je l'appelle plus tard : Ça s'est bien passé ? — Non, le match, c'est terrible, tu m'as donné un mauvais conseil. Quand je lui ai parlé du match PSG - Sedan, Séguin est parti en rogne ! »

    PODCAST. Jacques Chirac par les journalistes du Parisien

    Une agence de voyages pour Chirac et Debré

    « Chirac est un combattant extraordinaire, doué d'un optimisme, d'une volonté de guerrier. Je me souviens de décembre 1994, à la Réunion, où on a fait campagne dans un désert total. Même l'évêque de l'île qui reçoit tout le monde ne l'a pas reçu. On descend la rue principale de Saint-Denis de la Réunion, avec sa fille Claude et une poignée d'autres. Je lui demande comment il voit les choses.

    — C'est mal barré. Si on ne gagne pas, j'ai un projet pour toi. Nous allons ouvrir une agence de voyages, tu la garderas et moi, je voyagerai. »

    Mitterrand : « Maintenant, c'est votre tour »

    « Même dans cette période très difficile où je vois tous mes camarades députés le trahir, trouver un prétexte pour ne pas le recevoir en tournée, où nous ne sommes qu'une dizaine à y croire, il est persuadé qu'il va être élu. Grâce à… Mitterrand. Le jour de la commémoration de la libération de Paris, Mitterrand vient à l'Hôtel de Ville, ce qui est habituel. Il demande à passer un moment dans le bureau du maire. On pense à un coup de fatigue, on le sait malade. Il va dans le bureau de Chirac, signe le livre d'or, fait poireauter Balladur en bas, sur le parvis, trois quarts d'heure. Pendant ce temps, il dit à Chirac, alors que Jospin est candidat : Maintenant, c'est votre tour et vous serez élu. Comme une prédiction.

    Pourquoi l'avoir choisi, lui ? Je pense toujours à cette phrase de De Gaulle : Après moi, le chaos. Et quand on s'en va, n'a-t-on pas envie d'être le dernier ? Quant à Chirac, au-delà de l'adversaire, il admirait l'homme politique. Plus que ses idées, il admirait sa façon de les mettre en scène. Chapeau l'artiste, disait-il. Le jour de la mort de Mitterrand, Chirac m'appelle — j'étais ministre de l'Intérieur —, me dit : Tu prends toutes les mesures, l'Etat doit être impeccable à l'égard de l'ancien président. Il y avait un grand respect, pour l'homme, le combattant qui, comme lui, a été plusieurs fois battu. Et puis, Chirac comme Mitterrand sont des hommes de la province, pas de Paris. »

    L'occasion manquée de 2002

    « J'ai un grand regret. Que Jacques Chirac, lors de sa réélection en 2002, n'ait pas ouvert son gouvernement à la gauche. Après ce coup de tonnerre de Jean-Marie Le Pen au second tour, Chirac réélu à 80 %, je lui dis : faites un gouvernement d'union nationale, prenez l'initiative, proposez à la gauche un contrat de gouvernement, six grandes réformes… Mais il me répond qu'il faudrait d'abord que la gauche accepte, qu'elle est en pleine déconfiture, n'a plus de chef. Et il fait l'ouverture… avec Raffarin !

    Pourtant, le gaullisme, c'est aussi la gauche, beaucoup plus que les centristes atlantistes. Et Raffarin n'est pas un personnage qui va entraîner les foules. Or, nous avons besoin de montrer à l'électorat populaire que, face à l'extrémisme de droite, il y a une union. Si je fais l'union avec la gauche, où sera l'opposition ?, argumentait Chirac. Ce sera l'extrême droite ou l'extrême gauche, donc attention ! Cette occasion manquée sera toujours frustrante. »

    Chirac et Giscard, le petit théâtre du Conseil constitutionnel

    Première séance le 15 novembre de Chirac au Conseil constitutionnel. IP3 Press/Marlène Awaad
    Première séance le 15 novembre de Chirac au Conseil constitutionnel. IP3 Press/Marlène Awaad LP/Aurélie Audureau

    « Au Conseil constitutionnel (NDLR : dont Jean-Louis Debré fut président de 2007 à 2016), j'avais la chance de siéger entre deux anciens présidents de la République. Je me souviendrai toujours de la première séance, on discutait d'une loi sur la lutte contre l'immigration illégale. J'entends mon voisin de droite : Tût tût, est-che que che peux dire un mot ? (NDLR : il imite le phrasé de Giscard puis de Chirac). — Je vous en prie. — J'ai été président de la République, le problème se posait déjà, mais à l'époque mon Premier ministre n'était pas très bon sur ces questions.

    Je regarde Chirac et me dis : sauvé, il est sourd ! Mais, au bout de cinq minutes, il dit : Aaghh, est-ce que je peux dire un mot ? J'ai entendu tout à l'heure, aaghh, notre collègue, aaghh ; il a rappelé qu'il avait été président de la République. Moi aussi. Mais la différence, c'est que j'ai été réélu. Tout était comme ça pendant ces deux ans, ils ne se passaient rien, l'agressivité de Chirac était une réplique à celle de Giscard.

    Un jour, Chirac arrive dans mon bureau : Aaghh, t'es au courant ? Il paraît qu'il a eu une petite liaison avec Lady Di… — Oui, mais je m'en fous. — Je vais l'interroger. — Non, non ! Vous n'allez pas aller à une séance du Conseil et demander à Giscard s'il a couché avec Lady Di. Si vous me faites ça, je ne prends plus de bière avec vous, ni un petit rhum dans mon bureau, je ne vous parle plus. — T'énerves pas.

    La séance commence, je vois la jambe de Chirac s'agiter, je sais que ça annonce quelque chose. Il se penche à mon oreille et, comme les sourds parlent fort, il lâche, entendu de tous : Tu crois qu'il se l'est faite ? Giscard est resté droit.

    Dans cinquante ans, on ne trouvera aucune trace de tout cela. Car pour que le greffier prenne note, il faut dire que la séance est ouverte. Or, lors de toutes ces escarmouches, quand je les voyais partir en vrille, je disais toujours : la séance est suspendue. »

    VIDÉO. Jacques Chirac : 40 ans au sommet de la vie politique

    Notre dossier sur le décès de Jacques Chirac