L’incroyable liberté d’Édouard Baer

Le matinalier de Radio Nova a été choisi pour présenter la cérémonie d’ouverture du 71e Festival de Cannes mardi. Portrait d’un électron libre, poète de l’improvisation.

 Après avoir commencé il y a 25 ans sur Radio Nova, Édouard Baer est de retour depuis 2017 pour y animer la matinale de 7 heures à 9 heures.
Après avoir commencé il y a 25 ans sur Radio Nova, Édouard Baer est de retour depuis 2017 pour y animer la matinale de 7 heures à 9 heures. LP/Jean Nicholas Guillo

    A-t-on jamais vu une telle profusion d'amours contrariées? De désirs en suspens? D'infidélités fantasmées autour d'un seul homme? Faites l'essai : prononcez devant une femme le nom d' Édouard Baer, 51 ans, acteur, scénariste, cinéaste, animateur de radio, maître de cérémonie des soirées d'ouverture et de clôture du 71e Festival de Cannes qui s'ouvre mardi, et observez l'effet. C'est le lait sur le feu.

    « Il a commencé il y a vingt-cinq ans sur Radio Nova, s'enflamme Hélène, qui travaille dans une agence littéraire, j'étais déjà gaga. » « Je le surkiffe, s'enflamme Bénédicte, qui collecte sur YouTube les extraits de Plus près de toi », l'émission qu'il anime de 7 à 9 heures du matin depuis deux ans sur la même antenne. Ah! Si je pouvais, plus qu'une matinale, passer la nuit avec lui! »

    Voilà qui en dit long. Metteuse en scène entre Londres et Paris, Christine, qui l'a côtoyé notamment dans « les Herbes folles », d'Alain Resnais, transforme son témoignage en message personnel. « J'aimerais lui proposer un rôle de journaliste déjanté dans ma pièce, Entrez dans la légende ! »

    « Il a la grâce, il n'est jamais vulgaire »

    « Quand t'es une meuf, t'aimes Édouard Baer, résume Marina, en formation de sophrologie. On sent bien qu'avec lui la vie va être pleine d'imprévus, mais il a quelque chose de rassurant. » L'écrivain Nicolas Rey, qui connaît bien l'animal, persiste et signe : « C'est le mec dont toutes les femmes sont amoureuses. N'importe lesquelles, et même si dans la vie elles ne sont d'accord sur rien, elles s'accordent sur ce point. »

    Théâtre, radio, cinéma, Édouard Baer est un touche-à-tout. LP/Jean-Baptiste Quentin
    Théâtre, radio, cinéma, Édouard Baer est un touche-à-tout. LP/Jean-Baptiste Quentin LP/Jean Nicholas Guillo

    Pourquoi ? « Il a la grâce, dit l'auteur de « L'amour est déclaré ». Il a été élevé par des parents qui comptaient parmi leurs amis Jean d'Ormesson et ça se sent. Il n'est jamais vulgaire, il ne sait pas faire, il n'a pas appris. »

    Pousser les curseurs d'un romantisme ébouriffé en revanche, ça, Edouard a de temps en temps su faire. « Je me souviens de l'année où il a été juré du Festival du film de Deauville, poursuit le romancier. Il avait ramené à l'hôtel Normandy une troupe de musiciens façon Gipsy Kings. Là, il commande des caipirinhas pour tout le monde puis annonce qu'il a promis de retrouver une amie à Honfleur. Au barman, qui lui présente la note, il dit : « Mettez les consommations sur la chambre de Richard Berry ». Le barman répond : « Mais, monsieur Baer… monsieur Berry n'est pas là cette année. » Et Baer de terminer : « C'est de sa faute, il n'avait qu'à venir ».

    Une voix douce, reposante

    Aujourd'hui, Edouard préférerait passer sous le boisseau ces caprices de dandy incandescent. Le personnage qui nous reçoit ce mardi matin dans les locaux de Radio Nova — son bureau est décoré d'une affiche originale du « Dindon », la pièce de Georges Feydeau, avec Jean Rochefort et Michel Bouquet, d'une autre représentant Barack Obama et d'une lampe ultrakitsch dont le pied représente Napoléon Ier — quitte juste son émission qui tient du parachute ascensionnel, de la voltige sans filet et de la défense de la poésie.

    Deux enfants, frère et sœur, sont venus dire un poème. « Alors, c'est promis, vous allez arrêter de vous taper dessus pour faire plaisir à votre maman ? » a souri Edouard, repassant pour la 67e fois la main dans ses cheveux.

    La voix est douce, elle ondule, on s'y repose. Caméra en main, Nicolas Lartigue, auteur de 1 250 vidéos, se laisse porter par le courant.

    « Tous les matins, il me piège. Il ne prévoit rien. Quatre minutes avant de prendre le micro, il écoute de la musique, puis il se lance, relate celui qui filme les matinales de Nova pour le Net. Aucune émission n'est la même, ni dans le contenu, ni dans le rythme, ni dans les invités, ni dans l'humeur. J'ai toujours été fasciné par cette liberté incroyable. A chaque fois, on atteint des moments d'une extrême légèreté et d'autres d'une extrême profondeur. Et les poèmes, ça touche les gens. On pourrait croire qu'ils vont se précipiter sur les instants comiques, mais pas du tout. » Les extraits postés sur Internet rassemblent de 600 000 à 1 million de personnes.

    Un noctambule qui doit se lever tôt

    Il va de soi que le petit-neveu du compositeur René Baer (1887-1962) — auteur d'une merveilleuse chanson, « la Chambre », qu'interpréta Léo Ferré — ne sait rien de ce tombereau d'éloges qui circulent dans son dos.

    Ce dont il s'est rendu compte, en revanche, depuis que ce noctambule a recommencé à se lever tôt, c'est qu'il y rend d'une certaine façon hommage à son père, Philippe Baer. Gaulliste fervent, employé à la Cour des comptes, il est aujourd'hui son héros.

    Les extraits vidéo de l’émission postés sur Internet rassemblent de 600 000 à 1 million de personnes. LP/Jean Nicholas Guillo
    Les extraits vidéo de l’émission postés sur Internet rassemblent de 600 000 à 1 million de personnes. LP/Jean Nicholas Guillo LP/Jean Nicholas Guillo

    « Il avait fait la guerre, traversé les Pyrénées à pied, a été emprisonné en Espagne. Il a participé à la libération de Paris, la campagne d'Alsace. Il est l'exemple de ces destins qui ont été changés par la guerre. Aujourd'hui, on a l'impression que le monde s'effondre, mais on ne se rend pas compte des horreurs que les survivants avaient vécues. Alors, forcément, les années 1960, même s'il y avait dans l'air la vague anxiété de la bombe atomique, ces années ont été très joyeuses pour moi. »

    A la Cour des comptes, M. Baer se moquait bien des prérogatives qu'aurait pu lui offrir son poste. « Ce truc de grand corps d'Etat, c'était très austère. Il n'était question pour lui que de donner du temps au pays, à la République, à la France. » Qu'en a-t-il, lui, tiré ? « J'ai été élevé dans cette petite culpabilité : que peut-on faire de ce qu'on a reçu ? Est-ce qu'on se gâche ou pas ? »

    Une enfance dans le Saint-Germain de Modiano

    Philippe Baer, surtout, avait un principe. « Il était obsédé par le petit matin. La vie d'un homme, pour lui, commençait à l'aube. Parfois, je me levais en même temps, on allait prendre un café au bistrot d'en bas. Nous habitions à Saint-Germain-des-Prés à l'époque, qui n'avait rien à voir avec celui d'aujourd'hui. C'était celui de Patrick Modiano, des artisans, des réparateurs de porcelaine, de bronzes. Il y avait encore des appartements sans salle de bains. Aujourd'hui, me lever pour Radio Nova est une façon de retrouver ça. Pour moi qui ai beaucoup fait le contraire, mené une vie de nuit, fait du théâtre, me retrouver ici à l'aube est assez émouvant. » Il en profite, il en jouit.

    Edouard Baer dans le pièce « Miam Miam ». LP/Jean-Baptiste Quentin
    Edouard Baer dans le pièce « Miam Miam ». LP/Jean-Baptiste Quentin LP/Jean Nicholas Guillo

    « Quand on fait un film pour le cinéma (NDLR : il a tourné la Bostella, Akoibon, Ouvert la nuit…), on n'est plus en phase avec le quotidien. Faire quelque chose qui est ancré dans l'époque, entrer dans la vie intime des gens à des heures où l'on a juste envie d'être tranquille avec son café, sa douche, sa tartine, son téléphone et qu'on accepte une voix chez soi, c'est tellement touchant. »

    Celui qui a été l'amant de Sandrine Kiberlain dans « Rien sur Robert », de Pascal Bonitzer, a incarné le scribe Otis dans « Astérix et Obélix : Mission Cléopâtre » avec une improvisation devenue « culte », a aussi joué dans « Turf » du très populaire Fabien Onteniente. « C'est un funambule du rire, une sorte d'artiste céleste, estime le réalisateur de Camping. Il est en perpétuelle ébullition. Le carcan d'un rôle se révèle toujours étroit au regard de sa personnalité. Tout dépend du bar qu'il a fréquenté la veille. »

    Edouard Bear dans « Astérix mission Cléopâtre » d’Alain Chabat. DR
    Edouard Bear dans « Astérix mission Cléopâtre » d’Alain Chabat. DR LP/Jean Nicholas Guillo

    Dans la vie courante, il est le papa d'une fille de 12 ans. Il a un frère, Julien, chanteur aux textes délicats qui évoque dans l'un de ses morceaux la terre comme une « grosse boule ». Titre d'une émission qu'Edouard anima tout au début sur Nova, de 1993 à 1995, avec son complice Ariel Wizman, après avoir été repéré par le journaliste et patron de radio Jean-François Bizot, aujourd'hui disparu. Il a aussi une sœur, Pauline, versée dans la littérature.

    « La première fois que j'ai rencontré Edouard, confie Wizman, j'ai été très impressionné. C'est un bloc de talent, il n'a besoin de rien. Il cumule l'exigence et l'insatisfaction. » En ce temps-là, Edouard était fou de tennis : « Quand Noah a percé, ça nous a rendus dingues. » Il a suivi le Tour de France. « Je me rappellerai toujours l'arrivée de Greg Lemond à Paris. Une voiture suiveuse vient à sa rencontre, la fenêtre s'ouvre et je vois Jean Carmet qui lui crie : Vas-y ! »

    « C’est un bloc de talent », selon Ariel Wizman, ancien collègue et ami d’Edouard Baer. Domine Jerome/ABACA
    « C’est un bloc de talent », selon Ariel Wizman, ancien collègue et ami d’Edouard Baer. Domine Jerome/ABACA LP/Jean Nicholas Guillo

    Edouard fuit les gens pour qui « tout roule », « ce côté moi-mieux », dit-il. Il déteste aussi les paysages : « Ils me donnent une impression d'immobilité, d'impuissance, de nullité de moi-même. Il n'y a rien de plus triste, parfois, que la beauté. Moi, j'aime les choses plus salissantes, les comptoirs des cafés, les spectacles où les gens éructent, les accidents, les incidents, les taiseux, les gens qui rougissent, ça me rassure. »

    Le regretté Jean Rochefort, qui avait joué dans « Akoibon » et cassé la baraque en mimant un caméléon dans un spectacle signé Baer, « la Folle et Véritable Vie de Luigi Prizzoti », nous confiait peu avant sa mort : « Il est hors des mouvances et du politiquement correct. Derrière la dérision, la drôlerie, l'inventivité, il cache un étrange humanisme. Attendez… Je cherche un mot : il a une individualité généreuse! »

    Edouard Baer avait déjà animé les éditions 2008 et 2009 du Festival de Cannes./SIPA
    Edouard Baer avait déjà animé les éditions 2008 et 2009 du Festival de Cannes./SIPA LP/Jean Nicholas Guillo

    Quand on lira ces lignes, cet admirateur de l'écrivain-voyageur Sylvain Tesson fignolera son texte d'inauguration cannoise. Quand il lève la tête pour rêvasser, Edouard songe à sa petite Fiat Barchetta à deux places qui l'attend près de sa maison d'Arles.

    « C'est à la fois une Fiat et un Roadster. Vous êtes assis par terre et quand on roule à 60 km/h on a l'impression d'être à 120. » De Cannes, dont il a déjà à deux reprises pratiqué l'exercice, en 2008 et 2009, il n'est dupe de rien. « Quand je vois la montée des marches et son arrogance, avec des marques de mode qui présentent des mannequins, si c'est pour ne pas assister aux films ni comprendre qu'ils sont porteurs de l'émotion d'un pays, c'est insupportable. Ça me donne envie que ça brûle, tout ça. » Nul doute qu'Édouard Baer va mettre le feu, mais à sa façon.

    Bio Express

    1er décembre 1966 : naissance à Paris.

    1984 : s'inscrit au cours Florent.

    1993 : anime avec Ariel Wizman « la Grosse Boule » sur Radio Nova.

    1997 : anime sur Canal + « le Centre de visionnage ».

    2001 : Molière de la révélation théâtrale masculine pour « Cravate Club ».

    2002 : incarne le scribe Otis dans « Astérix et Obélix : Mission Cléopâtre », d'Alain Chabat.

    2004 : réalise « Akoibon », avec Jean Rochefort.

    2008 : maître de cérémonie du Festival de Cannes pour la première fois.

    2016 : revient à « Radio Nova » pour la matinale « le Grand Mix ».