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Maurice Herzog : la légende et ses failles

La sortie en septembre du livre "Un héros" de Félicité Herzog avait fait vaciller le mythe de l'homme politique et alpiniste Maurice Herzog, mort jeudi soir.

Par Bruno Lesprit

Publié le 13 septembre 2012 à 16h15, modifié le 14 décembre 2012 à 18h17

Temps de Lecture 9 min.

L'alpiniste Maurice Herzog, le 25 janvier 1950, quelques mois avant son ascension de l'Annapurna.

A l'occasion de la mort, annoncée vendredi 14 décembre, de l'alpiniste et ancien ministre Maurice Herzog, nous republions cet article paru dans le supplément Sport & Forme daté du 14 septembre.

Ce n'est certes pas la première fois que la statue de Maurice Herzog vacille sur ses cimes. Mais l'affaire prend aujourd'hui une ampleur de tragédie grecque en raison de l'identité de l'iconoclaste : sa fille, Félicité, auteure d'un premier roman, Un héros (Grasset, 304 p., 18 €), dont le vainqueur de l'Annapurna n'est pourtant pas le personnage principal. Ce serait plutôt un autre de ses enfants, Laurent, l'aîné schizophrène, victime sacrificielle d'un héritage si encombrant qu'il peut détruire la descendance : l'épopée du "premier 8 000", conquis le 3 juin 1950, cristallisée depuis autour du "Moloch de l'Himalaya", qui paya de ses doigts et orteils le prix de son exploit.

L'écho médiatique a insisté sur les passages que la morale réprouve : le donjuanisme d'un "cannibale du sexe", multipliant les conquêtes féminines après celles des sommets, libidineux envers sa propre fille, alors que le gaullisme avait érigé son "M. Sports" en modèle pour la jeunesse. L'essentiel est ailleurs. "Le drame de mon père est l'incommunicabilité de son expérience", écrit Félicité Herzog avant d'en préciser les raisons : "C'est un hémiplégique de la sensibilité, sauf à l'égard de ceux qui ont connu des amputations - les mêmes souffrances que lui. Pour sauver les apparences d'une ascension de légende, il a réécrit l'histoire, trahi et négligé son entourage sans jamais avoir le sentiment d'avoir fait mal puisque la société le jugeait si bien."

"PEUT-ON SOULEVER UNE TELLE MONTAGNE?"

Le coup est rude. Règlement de comptes intime ? "On ne peut pas basculer de mode héros à mode salaud", répond l'auteure. De fait, ce père est parfois évoqué avec une tendre admiration : "Les cheveux poivrés, la mèche peignée, le teint hâlé, la lèvre supérieure surlignée d'une fine moustache", il "incarnait pour nous un être fabuleux". Plus loin, est décrit "le jeu de ses mains belles, brunes et mutilées, tapotant impatiemment le coude du fauteuil d'un de ses doigts reprisé comme un bas de laine par les chirurgiens à son retour de l'Annapurna".

Ces images sont précisément celles qu'a longtemps contemplées la principale adversaire de Félicité Herzog, la mémoire collective. Depuis plus de soixante ans, celle-ci refuse obstinément que l'on ose égratigner le grand "Momo", en l'obligeant à se conformer à sa légende, quitte à l'embellir. "Peut-on soulever une telle montagne ?, s'interroge sa fille. On a l'impression de violer quelque chose de fondamental. Cette irréfutabilité me semble avoir été un élément déclencheur de la maladie de mon frère." Aujourd'hui âgé de 93 ans, Maurice Herzog n'est pas en mesure de réagir, "alité et incapable d'être interviewé", nous a affirmé son épouse, Elisabeth, qui ajoute qu'"il n'a pas percuté" à la lecture du livre.

FAITS DE RÉSISTANCE

Pourquoi un roman ? Parce que ce serait la forme la plus appropriée pour répondre à un best-seller publié par Arthaud en 1951 - avec l'exagération qui le caractérise, Herzog revendique 20 millions d'exemplaires -, Annapurna, premier 8 000. "Lui-même a accompli un travail de romancier, et c'est pour cela que ça a marché, constate sa fille. Les dialogues sont reconstitués, comme les explorateurs revenant de contrées lointaines le faisaient autrefois." La photo de couverture avec Herzog brandissant un fanion tricolore au bout de son piolet a fait le tour du monde en incarnant le sursaut national après l'Occupation. La France se découvrait des héros. Herzog, en majesté. Avec Louis Lachenal, il avait atteint le sommet, où lui était apparue sainte Thérèse d'Avila. Chef de l'expédition, il avait été choisi par son ami Lucien Devies, le tout-puissant patron de l'alpinisme français. Outre ses talents d'organisateur, il avait à son actif des faits de résistance dans le massif du Mont-Blanc. Et était employé de l'entreprise de pneumatiques Kléber-Colombes, qui contribua au financement.

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Ce séducteur, comparé à Clark Gable, éloquent, mondain, affole les coeurs. Les médias, à commencer par Paris Match, qui avait obtenu avec Arthaud l'exclusivité, le glorifient en "une" au détriment de ses compagnons, Louis Lachenal et Lionel Terray, pourtant la plus prestigieuse cordée de l'époque, ou Gaston Rébuffat. "Oubliant délibérément la notion trop abstraite de victoire d'équipe, afin de cristalliser l'intérêt des lecteurs sur le personnage traditionnellement fabuleux du chef, les journaux élevèrent Herzog au rang de héros national, les autres membres de l'expédition, Lachenal compris, étant relégués dans des rôles de simples comparses", notera Terray dans Les Conquérants de l'inutile (Gallimard, 1961).

FEUX DE LA RAMPE

L'expédition avait quitté Orly le 30 mars 1950 dans une grande discrétion, le jour de la mort de Léon Blum. A son retour déferle une vague spontanée d'"annapurnisme". Les 100 000 premiers exemplaires du livre, épuisés en un mois, ont été précédés par une série de conférences autour du documentaire de Marcel Ichac, un des cinq autres protagonistes avec les alpinistes Jean Couzy et Marcel Schatz, le médecin Jacques Oudot et le diplomate Francis de Noyelle. Trois étaient programmées initialement Salle Pleyel, à Paris. Il y en aura une trentaine et 600 dans toute la France. Le pays s'émeut du martyre d'Herzog et Lachenal à la descente, une course-poursuite pendant cinq semaines contre la mousson et les avalanches qui traversent la jungle et les rizières.

Pendant que ses compagnons retournent à leurs activités, Herzog ne quitte plus les feux de la rampe. Porté à la présidence du Club alpin français, bardé de distinctions, il peut rencontrer ses semblables, les grands de ce monde. Il entre dans la famille gaulliste en 1958 en étant nommé, sur la recommandation d'André Malraux, haut-commissaire (puis secrétaire d'Etat) à la jeunesse et aux sports, un poste qu'il occupera pendant huit ans, avant d'être maire de Chamonix de 1968 à 1977. Selon sa fille, son admiration pour le Général se reportera plus tard sur Jean-Marie Le Pen.

ASTICOTS MONSTRUEUX

"Je n'ai pas une très grande amitié pour Herzog, et ce sentiment est réciproque, prévient d'emblée l'ancien président du Conseil constitutionnel et alpiniste Pierre Mazeaud, qui dirigea l'expédition française victorieuse sur l'Everest en 1978. Il s'est souvent servi de sa souffrance, incontestable, pour sa carrière politique et pour entrer ensuite dans les conseils d'administration. Sa vie politique a été assez brève. Elu dans le Rhône en 1962, il a été battu. Avec le mythe, il aurait pu être député à vie. S'il avait fait son boulot."

Herzog ne ménage pourtant pas ses efforts pour entretenir son aura, ajoutant régulièrement à sa geste des éléments accueillis dans l'incrédulité. Au fil de ses Mémoires, on apprend que ce Prométhée a échappé lors du retour de l'Annapurna à un "aigle d'envergure colossale" puis à un tigre. Il y eut aussi l'anecdote des asticots monstrueux, libérés par le retrait de ses bandages, qui bondirent et attaquèrent le personnel soignant. Tout pêcheur niera que de telles bêtes puissent sauter...

Obsédé par le film Elephant Man, il rêve de convaincre David Lynch de porter sa vie à l'écran. La mythomanie se double logiquement d'une effarante mégalomanie : "D'égal à égal, dorénavant, je dialoguais avec les 8 000, ces géants qui m'entouraient", "Je me sentais l'élu de Dieu", etc. Le messie assure qu'Annapurna, premier 8000 s'est temporairement mieux vendu que la Bible dans le monde. "Mon père avait tendance à affabuler, raconte Félicité Herzog. Enfant, je sentais qu'il trichait. Il a joué son rôle et s'est enfermé dedans avec sa supériorité historique et sa tragédie personnelle, l'une alimentant l'autre." A-t-il pu mentir sur tout ? Un héros ose briser le tabou suprême - la réalité de la "victoire" - en imaginant "un pacte inavouable" entre Herzog et Lachenal. Cette hypothèse avait été soulevée en 2008 par l'écrivain et historien de l'alpinisme Yves Ballu dans un autre roman, La Conjuration du Namche Barwa (Glénat).

"DÉPERSONNALISATION, LÉGÈRE NAZIFICATION"

"Herzog ne ment plus aujourd'hui. Il a fini par se persuader qu'il est ce qu'il croit qu'il est, constate Yves Ballu. Il est intouchable après avoir sacrifié ses mains et ses pieds à la France dans une expédition non seulement nationale, mais nationaliste. C'était l'apogée et la fin de l'alpinisme colonial. Le sommet signifiait la possession, la conquête. Herzog, parce qu'il était parisien et les autres chamoniards, avait mesuré cet enjeu." Cocardier, il n'était pourtant pas le seul. "Notre race si décriée avait donné au monde le plus bel exemple de ses vertus immortelles", s'enflammera ainsi Terray.

Il faudra attendre 1996 pour que deux livres écornent la légende. Gaston Rébuffat, la montagne pour amie (Hoëbeke), d'Yves Ballu, révèle le malaise du guide. "Ah, si Herzog, au lieu de perdre ses gants, avait perdu les drapeaux, comme j'aurais été heureux !", s'écrie Rébuffat, qui évoque une "dépersonnalisation, légère nazification" lors de la cérémonie d'allégeance au chef de l'expédition et dénonce la "censure" exercée par le Comité himalayen sur les écrits de l'Annapurna. Cette dernière accusation est étayée par une nouvelle version des Carnets du vertige, de Lachenal (Michel Guérin), publiés à l'origine en 1956, après la mort du guide dans la Vallée blanche. Celle-ci rétablit les coupes pratiquées par Herzog, par son frère Gérard - qui avait mis en forme Annapurna, premier 8 000 - et par Lucien Devies. L'opposition entre le conquérant et l'alpiniste de métier - qui y a perdu lui aussi ses pieds - prend une tournure dramatique, quand leurs extrémités commencent à geler. "J'estimais que s'il continuait seul, il ne reviendrait pas, écrit Lachenal. C'est pour lui et pour lui seul que je n'ai pas fait demi-tour. Cette marche au sommet n'était pas une affaire de prestige national. C'était une affaire de cordée."

"IL COMMANDAIT AU CHARME"

Le 13 novembre 1996, Herzog réagit dans une lettre au Monde. Il affirme que "tout a été dit dans le livre Annapurna, premier 8 000" et que ses "compagnons d'expédition, y compris Louis Lachenal, ont approuvé son contenu". Alors, "peu importent ces réécritures tardives et bien mesquines au regard de cette victoire historique. Les faits sont là. Personne ne les conteste".

La polémique reprend pourtant de plus belle en 2000, lors du cinquantenaire de l'expédition, avec la publication d'Annapurna, une affaire de cordée (Michel Guérin), une enquête du journaliste américain David Roberts, désastreuse pour Herzog. Pour la contre-offensive, le patriarche n'est guère aidé par son cercle d'idolâtres. Dernière adhérente en date, Catherine de Baecque, ancienne lanceuse de marteau, qui fut la première à dénoncer les agressions sexuelles dans le sport de haut niveau, vole à son secours avec Maurice Herzog, le survivant de l'Annapurna (Arthaud, 2011), une hagiographie digne de la collection Harlequin. Pour sa défense, mieux vaut interroger l'autre dernier survivant, Francis de Noyelle, 92 ans. "J'ai passé ma vie à être son faire-valoir, mais c'est un grand bonhomme, se souvient l'officier de liaison pour l'Annapurna. Il était l'âme de l'expédition. Comme Eisenhower, il commandait au charme. Je n'ai rien à lui reprocher. Enfin, il avait tout de même calculé la longueur des cordes pour que ce soit lui qui atteigne le sommet !"

"C'EST LUI QUI AVAIT LA FOI"

Sa filleule, Marie-Laure Tanon, fille de Lucien Devies, lui reconnaît "quantité de défauts", mais déplore que "démolir Herzog fasse vendre aujourd'hui". "Le point commun de ces critiques est de réécrire l'histoire de l'Annapurna à la lumière de ce qu'il est devenu ensuite, analyse-t-elle. C'est une erreur classique et complète. Herzog a été un remarquable chef d'expédition, il a maintenu l'unité de l'équipe alors que le pari était limite. Personne n'aurait été surpris s'ils avaient échoué. C'est lui qui avait la foi."

Lors du cinquantenaire de l'expédition, l'écrivain et alpiniste Pierre Chapoutot estimait pour sa part que "le récit de Maurice Herzog a lui-même désigné les vrais héros : ce sont Terray et Rébuffat, sans qui les vainqueurs du sommet n'auraient jamais survécu". Dans son roman, Félicité Herzog n'oublie pas les sherpas et porteurs népalais, "compatissants mais magnanimes devant cette punition somme toute divine", frappant "un homme qui s'était pris pour un dieu".

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