« Carnet de notes (2016-2020) », de Pierre Bergounioux, Verdier, 944 pages, 35,50 €, numérique 25 €.
Nous confrontant à la matérialité du temps qui passe, le mystère Bergounioux s’épaissit à chaque nouvelle parution de son Carnet de notes, tenu depuis 1980, et dont ce volume est le cinquième. Si le tout premier, paru en 2006, était accidentellement tendu par une tragédie familiale (la chute puis le long coma du beau-frère), si l’avant-dernier l’était par la fin de vie de la mère, rien ne vient bousculer la vive monotonie de celui-ci, neuf cents pages durant : le temps y est à nu, et l’on ne se tient pas aisément quitte de la fascination que génère pourtant ce flot aussi continu que le cours d’un fleuve, qui jamais ne s’interrompt.
Chaque jour que la lumière fait s’accompagne d’au moins cinq ou six lignes, parfois de plusieurs pages, tantôt moroses sous le couvert d’une routine menacée par les problèmes cardiaques, tantôt traversées d’éclats vif-argent au soleil de la lucidité. Une fois notée l’heure du réveil s’égrainent les travaux et les jours au rythme des écritures, lectures, courses, promenades, lessives et, régulièrement, des déplacements en TGV ou en RER pour une rencontre, une émission radiophonique. Le retour des saisons accentue encore cette régularité : quatre fois l’an, l’auteur et sa femme, Cathy, migrent en voiture sur leurs terres d’enfance, en Corrèze, avant de regagner le domicile de Gif-sur-Yvette (Essonne). Et le lecteur, hypnotisé par le roulement d’une syntaxe infaillible sur les rails du temps, ne peut que le constater, renvoyé à ses propres questions : il est embarqué, sans plus de capacité à sortir du livre qu’il ne pourrait descendre d’un train fonçant dans un paysage immédiatement identifiable, en ces pages, puisqu’il nous est strictement contemporain.
Travailler
Désormais à la retraite, l’ancien professeur demeure plus que jamais un travailleur du texte acharné, malgré les graves menaces cardiaques qui le freinent en revanche dans son geste de sculpteur aimant à recycler « les ferrailles », les polir, les souder. Volontiers anachronique dans une société du loisir qu’il s’étonne, lors de ses passages à Paris, de voir remplir si aisément les terrasses de café de gens désœuvrés en fin de journée, il semble quant à lui ne jamais s’arrêter. Au fil des mois, on le suit pas à pas dans sa préparation d’émissions radiophoniques, de dossiers, de volumes collectifs ou d’un documentaire qui lui sont consacrés ; on est surpris du nombre de livres d’artistes qui lui arrivent déjà illustrés afin qu’il les « remplisse » ou « signe au colophon » par fournées ; on voit émerger un texte qui paraîtra peu après chez Gallimard, Hôtel du Brésil, sans dissimuler le découragement qui point parfois, alors qu’il s’agit de comprendre le rapport à la psychanalyse d’un homme né en Corrèze en 1949, avant que la modernité ne s’y invite : « Ce n’est pas dans la nuit intérieure que les ressortissants des provinces pauvres, périphériques, avaient quelque chance de trouver l’explication au mystère de leur condition mais dans la connaissance du dehors, du sol ingrat qui les portait, de l’absence de rente, de l’idiotie rurale qui s’ensuivait. Il va falloir reprendre au commencement à la faible lueur de la fin. »
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