Madone, de Bertrand Visage, Seuil, 172 p., 17 €.
L’Italie du Sud donne son cadre et ses couleurs puissantes à l’œuvre de Bertrand Visage depuis son premier roman, Tous les soleils (Seuil, prix Femina 1984). Cette fois, la Sicile n’a jamais besoin d’être nommée pour être là, présente dès la première phrase déployant une architecture ancestrale : « La rue était bordée de grandes églises jésuites abandonnées, elle avait la largeur d’une avenue et la splendeur des siècles, mais elle appartenait aux herbes, au vent et aux chats. » Qu’une jeune madone à l’enfant apparaisse subitement dans ce paysage désert au grand soleil de midi, que, surgie de nulle part, la jeune femme aux longs cheveux noirs soit désormais assise sur les marches de l’église pour allaiter son enfant là où l’instant précédent il n’y avait rien n’étonnera personne puisque, « aurait-elle traversé les murs qu’il n’y avait, de toute façon, personne pour s’en étonner ».
Personne pour s’en étonner ? Nous ne sommes pas encore au bas de la page d’ouverture, et déjà l’ambivalence mène la danse du récit aux lisières d’un fantastique suffisamment discret pour faire vibrer le dessous des phrases : y aurait-il eu une vieille couturière sicilienne qu’elle ne se serait pas davantage étonnée qu’on puisse traverser les murs, dans ce pays de lumière et de chats noirs où l’on compte ses pas d’une flaque d’ombre à l’autre.
Le capitaine désœuvré
Pour l’heure, la vieille couturière est chez elle, tirant les fils, prête à rabibocher les histoires des uns et des autres au même rythme que leurs vêtements dans l’atelier surchargé où se succéderont les deux personnages principaux : sa voisine, la jeune mère isolée qu’elle surnomme affectueusement Madone, mais dont le lait va se tarir subitement comme sous l’effet d’un mauvais sort, et un géant venu du Nord noyé dans ses soucis, capitaine désœuvré d’un cargo bloqué à quai depuis des mois. Dans l’attente d’une réparation qui n’adviendra jamais, le commandant Hildir Hildirsson constate chaque matin que l’équipage du Rio Tagus se nourrit en entretenant un trafic de pièces détachées, escamotant nuit après nuit le superflu puis l’essentiel du navire.
L’armateur ne répond plus, le navire s’effiloche mais le commandant prétend continuer à faire bonne figure au pays des palais décatis, sanglé dans un uniforme d’hiver beaucoup trop chaud. En attendant d’être enfin rapatrié pour retrouver sa femme, il erre par la ville, luttant contre le désarroi et la honte qui le submergent et semblent bientôt se matérialiser par d’étranges poussées de sudation.
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