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Robert Misrahi : "L'essence de l'être humain est une sociabilité heureuse"

Sous le double et paradoxal parrainage de Spinoza et de Sartre, le philosophe a développé une pensée alliant liberté et éthique de la joie.

Propos recueillis par Roger-Pol Droit

Publié le 05 novembre 2009 à 11h20, modifié le 05 novembre 2009 à 11h20

Temps de Lecture 4 min.

Quand tout le monde ne parle que de malheurs, voilà un homme qui n'a en tête que la joie. Fait d'autant plus curieux qu'il s'agit d'un philosophe. Or, depuis quelques générations au moins, l'idée même de joie, parmi les penseurs, semble relever de l'archéologie plutôt que des évidences de l'heure. Cet homme serait-il un naïf ? Un huron ? Un esprit informé ? Nullement. Comme il l'a montré dans Le Travail et la liberté (Le Bord de l'eau, 2008), livre qui résume son trajet, Robert Misrahi, 84 ans, a eu tout le temps de prendre la mesure du pessimisme ambiant, d'éprouver les duretés de l'existence, de constater la noirceur de l'histoire. Malgré tout, il s'obstine.

Après Lumière, commencement, liberté (Plon, 1969, et Seuil 1996), les deux volumes de son Traité du bonheur (Seuil, 1981 et 1983) et Les Actes de la joie (PUF, 1987), ce professeur à la Sorbonne publie de nouveau, aujourd'hui, son livre théorique majeur, La Jouissance d'être. Incontestablement, la joie est son idée fixe, sa pratique constante.

Singularité : chez Misrahi, joie et système vont de pair, comme chez Spinoza, philosophe auquel il a consacré plusieurs ouvrages. Auteur d'une traduction de la correspondance de Spinoza, mais aussi d'une traduction de l'Ethique (PUF, 1990, L'Eclat, 2005) et de multiples études sur ce penseur qui fit de la béatitude du sage le but ultime de la vie sous la conduite de la raison, Robert Misrahi est entré en philosophie, il y a une soixantaine d'années, sous la direction de Sartre.

Cette configuration est, au premier abord, étrange. Comment donc peuvent se rejoindre l'absolue liberté de Sartre et l'implacable déterminisme de Spinoza ? Et qu'est-ce qui conduit un philosophe contemporain à soutenir, contre le spectacle constant du malheur, que le bonheur est possible et même naturel ? C'est sa trajectoire biographique, dit-il en substance, qui a fondé sa pensée : "Dans le fond, je crois qu'il y a une cohérence profonde de mon existence, mais elle s'est construite peu à peu, en passant du négatif (persécutions, maladies, chômage) à la plénitude des expériences que furent d'abord la rencontre, à 14 ans, avec une institutrice exceptionnelle, puis celle avec Sartre, en 1943. En lisant L'Etre et le Néant, je découvrais la place centrale de la liberté, en lisant Spinoza, je découvrais une éthique de la joie."

Trop beau pour être vrai ?

La difficulté, il faut le redire, c'est bien que ces deux pensées sont, au premier regard, incompatibles : entre la souveraineté du libre arbitre sartrien et le déterminisme radical de Spinoza, la contradiction semble totale. Tout le travail de Robert Misrahi va s'employer à surmonter cet antagonisme. De Spinoza, plus que le déterminisme strict, il retiendra la conception de l'homme comme être de désir, et l'éthique de la joie qui en découle. De Sartre, il conservera le rôle primordial de la liberté, mais en distinguant deux niveaux distincts de sa manifestation. Le premier niveau est celui de l'impulsivité et de l'incohérence : chacun fait n'importe quoi, et il s'ensuit conflits, violences et misères. Au contraire, au second niveau, l'action est contrôlée par la connaissance de soi-même et des autres, soumise au crible de la raison. Elle s'insère, finalement, dans une vision d'ensemble, où la plénitude de la satisfaction - la joie - l'emporte sur les affrontements.

N'est-ce pas trop beau pour être vrai ? Robert Misrahi récuse l'idée que le réel soit marqué au coin du malheur. Il refuse au pessimisme le monopole de la vérité. "La philosophie, dit-il, n'a pas pour seul but de rendre compte de la situation de malheur qui est la situation de fait. Elle doit aussi s'attacher à la description de ce qui est désiré, et à la description du passage de ce qui est à ce qui est meilleur. Contrairement à ce qu'on répète trop souvent, je soutiens que l'essence de l'être humain est une sociabilité heureuse. Il n'est pas certain du tout que l'essence du désir soit la violence et l'agression. L'essence du désir est la satisfaction, et c'est aussi le désir d'une joie sociale, humaine et intelligente."

Comment ne pas opposer à ces affirmations l'étendue des massacres, la persistance du malheur et de la barbarie ? "Si nous déplorons les famines, les tortures, les exclusions, c'est que nous considérons qu'il s'agit là de trahisons de l'essence même de l'être humain. Nous sommes scandalisés uniquement par référence implicite à la situation opposée, que nous avons toujours clairement en tête même sans la formuler : une condition humaine pacifiée, amicale et heureuse." C'est donc un changement radical de perspective qui est à ses yeux nécessaire, une "conversion philosophique", souligne Robert Misrahi.

Encore faut-il préciser qu'une telle conversion n'est pas simplement l'affaire d'un individu isolé. Des conditions politiques, culturelles, institutionnelles, éducatives interviennent - et de manière décisive, selon le philosophe. "Seules les institutions démocratiques, qui reposent sur l'égalité de tous les individus, rendent possible une éducation pour tous, aidant les individus à devenir eux-mêmes. L'histoire nous montre la profonde interaction, dans ce domaine, entre individus et institutions : au XVIIe siècle, quelques individus éclairés réinventent la démocratie, ce qui génère de nouvelles institutions qui vont à leur tour former de nouveaux individus..."

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Là encore, il semble bien que l'histoire présente contredise cette dialectique du progrès indéfini : retour des obscurantismes et déclin de la démocratie ne dominent-ils pas le monde aujourd'hui ? "Le risque existe que les esprits soient envahis par la violence et les conflits. Malgré tout, dans des lieux de catastrophe, on remarque aussi le désir que les jeunes filles aillent à l'école, que se mettent en place des microcrédits, que fonctionnent des coopératives. Personne, en fin de compte, ne désire un avenir malheureux. Voilà qui permet d'espérer, et qui justifie qu'on persiste à lutter."

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