C’est un tout petit tableau, 83 x 73 cm, mais un monument de l’histoire de l’art tant il a fait couler d’encre, depuis presque un demi-millénaire. On l’appelle La Tempête (ou L’Orage), mais le premier à l’avoir mentionné dans une note de 1530, Marcantonio Michiel, ne lui donne pas de titre, se contentant d’une simple description : « le paysage avec l’orage, la gitane et le soldat (…) de la main de Zorzi de Castelfranco ». Autrement nommé Giorgione.
De sa vie, on sait peu, sinon ce qu’en a écrit Giorgio Vasari dans Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes publié en 1550. Il serait né vers 1478 et mort en 1510. La première mention d’un de ses travaux date de 1506. Leur nombre même reste incertain : au XVIIe siècle, le peintre et historien Carlo Ridolfi lui en attribuait une soixantaine ; dans la première moitié du XXe siècle, Louis Hourticq, historien de l’art, en dénombrait cinq ou six seulement, mais là tout le monde le trouve pingre, et même abusivement grincheux quand il qualifie La Tempête de « petite chose ». Il est vrai qu’Hourticq était spécialiste du Titien, que l’on a souvent opposé à son aîné et ami Giorgione. Jaynie Anderson, auteure de son dernier catalogue raisonné établi en 1996, en admet vingt-quatre.
« L’un des plus singuliers et des plus passionnants mystères de l’histoire de la peinture est le phénomène Giorgione » : ainsi André Chastel débutait-il en 1972 sa leçon inaugurale au Collège de France (elle a été publiée avec d’autres dans Giorgione l’insaisissable aux éditions Liana Levi en 2008). Et d’ajouter : « Il me paraît à peu près impossible de tracer un portrait satisfaisant de Giorgione ; à peu près impossible de reconstituer de façon claire et précise son parcours artistique ; à peu près impossible d’arriver sans encombre à un corpus acceptable ; à peu près impossible enfin de rendre compte de l’art de Giorgione ». Essayons tout de même.
Présupposés idéologiques
Cela en vaut d’autant plus la peine que, si – hélas – on n’apprendra sans doute rien de nouveau sur le tableau en question, on découvrira peut-être quelques petites choses amusantes sur les présupposés idéologiques avec lesquels s’est constituée l’histoire de l’art. Et commençons par la source, Giorgio Vasari : bien des artistes dont il a écrit la biographie, il ne les a connus que par ouï-dire. De Giorgione, mort un an avant sa propre naissance, il dit : « Il ne cessa de trouver son plaisir aux choses de l’amour. Il aimait jouer du luth et le faisait à merveille. »
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