La recherche du « monde que nous avons perdu », évoqué à l’orée de ce récit historique si singulier et étrange qu’est Montaillou, village occitan (Gallimard, 1975), justifie à lui seul un désir d’écriture, sinon une vocation d’écrivain, détournée et peut-être même entravée par l’appel et l’exigence savante des sources de l’histoire. Le Roy Ladurie fut donc d’abord, et par convention professionnelle, un grand laboureur de « sources » pour l’histoire, quitte à infléchir leur logique de constitution pour mieux les faire parler au service d’un projet scientifique, certes, mais indissociable d’une forme de nostalgie affective.
Car le travail de cet historien « moderniste », surdoué et précoce, nomadisant dès 1960 à travers les dépôts d’archives du Languedoc-Roussillon, à partir d’une base montpelliéraine, soutenant dès l’âge de 37 ans une monumentale thèse d’Etat sur les Paysans de Languedoc, franchissant sept ans plus tard à peine les portes du Collège de France, fut sans cesse déployé à l’ombre des traces documentaires qui permettent de rendre compte d’un horizon d’abord imaginaire : la société en apparence immobile de ce « monde d’avant », tout à la fois produit et image d’une ruralité immémoriale et qui forme le cœur et le sillon de l’œuvre d’Emmanuel Le Roy Ladurie. Et il est bien tard lorsque Le Siècle des Platter (Fayard, 1995-2006) détourne du paradis perdu le regard de l’historien-écrivain vers les villes et les dynasties marchandes de l’Europe moderne.
Les écrits de Le Roy Ladurie sont en effet hantés par l’ombre des archives de la société rurale, tour à tour disertes et silencieuses, omniprésentes et cruellement disparues. Entre la fin des années 1950 et les années 1990, l’historien a tenté de faire flèche de toute forme de documentation, parcourant de nombreux dépôts d’archives et de bibliothèques, avant de diriger la plus riche d’entre elles – la Bibliothèque nationale – en 1987, sans toujours discriminer les originaux des copies, ou encore les récits narratifs des documents administratifs. L’avidité de l’historien-laboureur le pousse à la convocation, parfois très libre, jusqu’à la contorsion, comme ont pu le montrer Christian Jouhaud, Dinah Ribard et Nicolas Schapira, de textes littéraires, y compris classiques (Mémoires du duc de Saint-Simon), ainsi qu’à l’analyse quantitative de documents, par définition inédits, au sein des dépôts d’archives (registres des mercuriales).
Moisson éditoriale fameuse
Ce précieux mélange, à l’image même du vaste réservoir dont il dut céder en 1994 la direction à un historien-archiviste (Jean Favier), garantit la symphonie apparente des sources, mais se heurte à la rugosité de la conservation différentielle des archives.
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