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L’artiste plasticien Christian Boltanski est mort

Photographe, sculpteur et cinéaste, il a été rendu célèbre par ses installations où se mêlent angoisses, émotions et souvenirs. Reconnu comme l’un des principaux artistes contemporains français, il est mort mercredi 14 juillet à l’âge de 76 ans.

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Publié le 14 juillet 2021 à 15h40, modifié le 15 juillet 2021 à 10h43

Temps de Lecture 9 min.

Christian Boltanski lors d’une exposition qui lui était consacrée, au Centre Pompidou, à Paris, le 9 novembre 2019.

Christian Boltanski naît le 6 septembre 1944, à Paris, moins d’un mois après la Libération de la capitale. Son père, médecin d’ascendance juive, a passé la période de l’Occupation nazie dissimulé dans une cache aménagée dans l’appartement familial. Sa mère, née Marie-Elise Ilari-Guérin, est écrivaine, sous le pseudonyme d’Annie Lauran. Il a deux frères aînés, Jean-Elie, né en 1935, devenu linguiste, et Luc, né en 1940, devenu sociologue. Christian Boltanski est mort le 14 juillet, à l’âge de 76 ans, à Paris.

Son enfance et son adolescence se passent dans cet espace familial, dont il sort rarement et jamais seul, n’allant que très peu à l’école. C’est là aussi qu’il s’aventure dans une première activité artistique, la peinture, à l’huile ou à la gouache, sur des formats souvent très vastes et dans une manière expressionniste, tout en demeurant figurative, en dépit de la mode de l’abstraction gestuelle qui sévit alors à Paris.

Après l’abandon de la peinture, peu avant 1968, Boltanski se désintéresse, comme il l’a plusieurs fois raconté, de ses œuvres accumulées dans une chambre. Aussi n’en reste-t-il que peu, la plupart ayant été détruites.

Omniprésence de l’autobiographie

Sans doute cet abandon est-il alors la condition nécessaire de l’apparition d’une autre manière de s’exprimer : des installations, des poupées grandeur nature, un premier film, montrés ensemble dans sa première exposition personnelle, en mai 1968, au cinéma Le Ranelagh (dans le 16e arrondissement de Paris), sous le titre « La Vie impossible de C. B. ».

Ainsi est formulé, sans que peut-être l’artiste en ait eu clairement conscience, l’un des principes essentiels de son œuvre : l’omniprésence de l’autobiographie, mais d’une autobiographie qui procède par la fable, la fiction, les sous-entendus, l’ironie.

« La Vie de C. B. » (2010), dans le studio de Christian Boltanski à Paris.

Lui qui a peu d’images et de souvenirs de son enfance feint de s’approprier ceux d’un autre

La vie privée de l’artiste n’est pas en cause. Ce qui l’est, ce sont les faits, émotions, angoisses et souvenirs que cette vie, en elle-même banale, a en commun avec beaucoup d’autres – ce par quoi elle touche au collectif et à son époque.

Les films, dont son frère Jean-Elie est alors souvent l’acteur et Alain Fleischer le réalisateur, se nomment L’Homme qui tousse (1969), ou L’Homme qui lèche (1969). La toux de l’un est effrayante et macabre. L’attitude de l’autre trahit un appétit violent, quoique l’on ne sache s’il lèche le corps d’une femme ou celui d’une poupée.

Sur la fratrie Boltanski (en 2008) : Les Boltanski, le mythe de la caverne

Son premier livre, en 1969, se nomme Recherche et présentation de tout ce qui reste de mon enfance, 1944-1950 (livre d’artiste). Une quête évidemment vouée à l’échec, comme le montrent, en 1972, les Dix portraits photographiques de Christian Boltanski, 1946-1964 (Paris, Multiplicata), qui réunissent des images d’enfants inconnus rangées par ordre d’âge probable.

« La Roue de la chance », au Pavillon français de la Biennale de Venise, en 2011.

A rebours de ce que leur nom paraît affirmer, les Vitrines de référence qu’il commence à remplir alors n’accueillent que des imitations délibérément maladroites d’objets, de boulettes de terre, des photocopies d’images confuses et de menus débris. D’autres indices d’un passé ou d’un présent tout aussi incertains sont adressés par la poste ou présentés dans les expositions auxquelles il participe : à la Biennale de Paris, en 1969, avec Annette Messager, devenue peu après sa compagne, Gina Pane et Jean Le Gac pour une œuvre collective nommée La Concession à perpétuité, ou, avec Le Gac, à nouveau, à la galerie Daniel Templon en 1970.

A cette date, leurs travaux et ceux de Messager n’ont rien de commun avec les tendances dominantes : le pop dans sa version française la plus récente, la figuration narrative et le minimalisme géométrique qui inspirent les groupes BMPT et Supports/Surfaces.

Cette singularité est remarquée : Boltanski expose au Musée d’art moderne de la Ville de Paris en 1970, dans la galerie d’Ileana Sonnabend en 1971, au Grand Palais en 1972, dans « Douze ans d’art contemporain en France », et, la même année, à la Documenta de Cassel, en Allemagne. Il y présente une œuvre devenue plus tard emblématique, L’Album des photographies de la famille D., 1944-1954, ensemble d’archives familiales empruntées à son ami Michel Durand-Dessert : à nouveau un jeu sur l’identité et sur l’histoire. Lui qui a peu d’images et de souvenirs de son enfance feint de s’approprier ceux d’un autre.

Partie d’échecs avec la mort

Dès ce moment, l’essentiel est en place. Pour les sujets : l’interrogation lancinante sur le « je », le présent et l’histoire, la présence et l’absence, la mémoire et l’oubli, le temps bref de l’individu et le temps sans fin de l’histoire.

L’invitation au Ranelagh en 1968, écrite par la poète Gisèle Prassinos, commence ainsi : « Christian Boltanski montre avec insistance la misère, la vieillesse, la solitude et la mort. » La phrase aurait pu être placée en exergue de la rétrospective du Centre Pompidou en 2019, qui s’appelait, de façon équivoque, « Faire son temps ».

Le plus flagrant est le travail des images photographiques. Prises dans des albums de famille, récupérées par accident, demandées à des archives, trouvées dans la presse, elles ont été son matériau principal

Constamment, obsessionnellement, oscillant entre le tragi-comique et le funèbre le plus noir, l’œuvre de Boltanski est tout entière une immense vanité – autrement dit une partie d’échecs avec la mort, dont l’issue était certaine, mais qu’il a jouée sans jamais penser à abandonner.

Artiste extrêmement fécond quoiqu’il ait aimé prétendre qu’il ne faisait rien – ou presque rien – de ses journées dans son atelier de Malakoff (Hauts-de-Seine), il a, durant un demi-siècle, accompli tant d’expositions partout dans le monde, participé à tant de biennales et autres manifestations collectives et réalisé tant d’interventions dans des endroits aussi variés que la Tasmanie, la Patagonie ou le désert chilien, qu’essayer d’en établir l’inventaire serait peine perdue.

Il est, avec Annette Messager, l’un des très rares artistes français de la seconde moitié du XXe siècle qui ait été très vite et depuis lors constamment présent sur la scène internationale et qui ait exercé une influence sur les artistes plus jeunes. Aussi, plutôt qu’une énumération nécessairement incomplète, est-il préférable de décrire quelques éléments constitutifs de son langage.

Le plus flagrant est le travail des images photographiques. Prises dans des albums de famille, récupérées par accident, demandées à des archives où elles étaient oubliées, trouvées dans la presse aux pages nécrologiques ou à celles des faits divers, elles ont été son matériau principal : des visages surtout – Les 62 membres du Club Mickey en 1955, en 1972, Les Enfants de Berlin, en 1975, Réserve des Suisses morts, en 1990, Les Fantômes de Varsovie, en 2001, etc.

Christian Boltanski les rehausse de pastel et y ajoute des légendes dans les Saynètes comiques, en 1974. Il en constitue des collections par types sociaux, dates ou lieux, et les accroche en longues séries serrées. Il les range dans des boîtes. Il les voile pour qu’elles soient invisibles, quand ce sont des images de faits divers atroces trouvées dans les magazines Détective ou El Caso. Il les projette sur des rideaux ou sur les murs, à un rythme si rapide parfois que les visages sont à peine visibles. Des mots reviennent dans les titres : monument, réserve, reliquaire.

En 1994, Boltanski rassemble dans Menschlich (« humain ») 1 200 photographies en noir et blanc – vingt ans de collecte. Des enfants de la fête de Pourim s’y trouvent à proximité d’officiers nazis leurs bébés dans les bras, les victimes avec les bourreaux : l’espèce humaine, autrement dit.

Dans ces compositions, la lumière a une fonction essentielle. De petites lampes changent les photos en icônes funèbres ou, à l’inverse, une clarté blanche et froide aggrave le côté clinique de la série. Pour cela, il faut à Boltanski des lieux sombres ou assombris, raison pour laquelle, quand il est invité sous la nef du Grand Palais pour la Monumenta en 2010, il demande que son œuvre, Personnes, soit présentée l’hiver, quand les jours sont plus courts et la lumière plus pauvre.

« Personnes » (2010), au Grand Palais, à Paris.

Un art qui mobilise les sens

Dans de tels espaces, il compose aussi avec des choses ordinaires : des vêtements usagés le plus souvent, des meubles récupérés parfois. Interviennent aussi, dans sa dernière décennie, des volumes géométriques drapés de noir ou de blanc. Les piles de vêtements ou les boîtes rouillées qu’il entasse en murs sont disposées de sorte qu’il faille marcher entre elles, longer les empilements ou les tas, ou avoir l’impression de ne pouvoir leur échapper, tant ils occupent l’espace et le rétrécissent.

Dans nombre de ces créations affleurent des allusions au désastre auquel le père de l’artiste échappa, la Shoah

Les plus vastes de ces dispositifs se déploient dans des lieux muséaux à Madrid, Boston ou Paris, dans des églises – Santo Domingo à Saint-Jacques-de-Compostelle, en 1995, ou la Oude Kerk d’Amsterdam, en 2018 –, et des bâtiments anciens, tel le château de Plieux (Gers), en 1997.

La lumière y est évidemment capitale : tresses d’ampoules au sol ou oscillant au bout d’un fil, éclairs de flashs ou néons. Des mots clignotent en capitales rouges ou bleues. Les voix, et la musique, sont de plus en plus présentes au fil du temps. Dans Prendre la parole (2005, repris en 2010 au MAC Val, dans le Val-de-Marne), quand le visiteur s’approche de l’un des cadres, sur lequel un manteau est posé, une voix l’interroge : « Et toi, quand vas-tu mourir ? »

Ce mouvement vers un art d’expression qui mobilise tous les sens et exige la marche culmine en 2020 dans Fosse, où, avec Jean Kalman et Franck Krawczyk, Boltanski déploie au sous-sol du Centre Pompidou une sorte d’oratorio pour soprano, violoncelle solo, chœur, douze violoncelles, six pianos, percussions et guitares électriques. Dispersés dans une pénombre trouée de phares, les voix et les instruments surgissent inopinément, en un point ou un autre, ou de plusieurs simultanément. Qui y a assisté ne saurait oublier ce moment. L’émotion y était aussi puissante que dans le bâtiment noir construit sur l’île de Teshima (Japon), où sont archivés les battements de cœur de plus de 70 000 personnes qui ont accepté, depuis 2005, de participer au projet Les Archives du cœur : une bibliothèque du vivant.

« Les Archives du cœur », sur l’île Teshima, au Japon, en 2005.

Dans nombre de ces créations affleurent des allusions au désastre auquel le père de l’artiste échappa, la Shoah. Nommer Canada (1988) ou Le Lac des morts (1990) des amas de vêtements suspendus ou répandus au sol, c’est renvoyer à la gestion des victimes par les nazis dans les camps d’extermination.

Le livre Sans-Souci (Portikus und Verlag der Buchhandlung Walther Konig, 1991) réunit des portraits de famille de nazis ordinaires et heureux. Autre livre, Signal (Dilecta, 2004) est fait de pages prises dans la publication du même nom, instrument de la propagande du IIIe Reich. Le mot Tot (« mort ») s’écrit en ampoules de couleurs cruellement gaies à Darmstadt (Allemagne) en 2006. Les Regards (2011) sont des photographies de victimes de la Shoah et, en janvier 2021, dans la galerie Goodman, à Paris, Subliminal se compose de quatre écrans, chacun occupé par une jolie image touristique avant que l’œil ne perçoive que sa projection est interrompue par le surgissement très bref d’autres images – de guerres et de massacres, celles-ci. « Ce qui est là et que l’on refuse de voir : l’inconscient des images. Il n’y a pas d’image innocente », disait-il alors.

« Subliminal » (2020), à la Galerie Marian Goodman, à Paris.
Lire l’entretien « je ne serais pas arrivé là » (2020) : Article réservé à nos abonnés Christian Boltanski : « Je ne crois pas beaucoup à la normalité »

A cet art du tragique et de la mémoire douloureuse, on ne saurait pour autant réduire son œuvre. Non seulement, il existe un Boltanski farceur et burlesque, celui des Saynètes comiques et des Théâtres d’ombres, mais il existe aussi un Boltanski presque élégiaque, qui quitte la pénombre pour le plein air, celui qui fait sonner des centaines de clochettes aux vents du désert d’Atacama (Chili), où il séjourne en 2014, avant de reprendre l’idée dans la neige au Québec, ou sur l’île de Teshima.

C’est celui qui, comme en hommage à Melville, dresse au bord de la mer, sur la côte de Patagonie, des sortes d’appeaux à baleines, grands sifflets dans lesquels le vent, en passant, imite le chant des cétacés. Il avait lu que, selon certains Indiens d’Amérique latine, les baleines sont les seuls êtres vivants ayant une claire conscience de la destinée. Cette légende lui avait plu, lui qui, dans ses dernières années, affirmait que l’artiste devait être un inventeur de fables. « J’aimerais que ma dernière exposition soit quelque chose de très joyeux », disait-il, il y a quelques mois.

Lire la critique de sa dernière exposition (en février 2021) : Article réservé à nos abonnés Christian Boltanski, à la galerie Marian Goodman : « Il n’y a pas d’image innocente »
Christian Boltanski en quelques dates

6 septembre 1944 Naissance à Paris

1968 « La Vie impossible de Christian Boltanski », premier film

1969 « L’homme qui tousse » et « L’homme qui lèche » (films)

1972 « Dix portraits photographiques de Christian Boltanski 1946-1964 » (livre)

1975 « Les Enfants de Berlin »

1988 « Canada »

1990 « Le Lac des morts »

1994 « Menschlich »

2019 Rétrospective au Centre Pompidou

2020 « Fosse »

2021 « Subliminal »

14 juillet 2021 Mort à l’âge de 76 ans, à Paris.

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